Préface
p. 7-11
Texte intégral
1Si les différents textes qui composent ce recueil ont été rédigés pour répondre à des commandes de nature différente, l’ensemble possède néanmoins une réelle unité et constitue un véritable essai d’éthique appliquée. En voyant l’expression « éthique appliquée » utilisée ici, certains, des philosophes entre autres, interpréteront son emploi comme une critique à peine voilée du travail de Jocelyne Saint-Arnaud, philosophe de formation et professeure d’éthique à la faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal. Si la philosophie doit aborder et approfondir les grands enjeux qui concernent l’humanité, elle n’a pas à s’immiscer dans la décision du médecin de débrancher ou non son malade. D’autres, au contraire, y compris des philosophes, se féliciteront des efforts de l’auteure pour inscrire la philosophie au coeur des questions pratiques auxquelles les sciences de la santé confrontent nos sociétés et renouer ainsi avec la grande tradition éthique qui a toujours cherché à éclairer l’agir humain dans son contexte vivant.
2L’expression « éthique appliquée » soulève la polémique particulièrement chez les philosophes. Le rapport qui servit au Conseil de recherche en sciences humaines du Canada pour mettre en place son programme de subventions stratégiques en éthique lui avait préféré la notion d’« éthique sectorielle ». Les uns critiquent une méthode qui discrédite l’éthique philosophique, alors que d’autres considèrent le concept comme relevant d’une vision philosophique peu adaptée aux besoins contemporains en matière d’éthique. Si ces deux écoles font la critique de la même expression, leurs raisons sont aux antipodes. D’autres encore sont plutôt favorables à l’expression qui représente une recherche intéressante d’insertion de la philosophie dans les débats contemporains et correspond bien à un besoin de société. Sa popularité, d’ailleurs, en témoigne amplement. Au colloque « Éthique : méthodes et interventions », portant sur l’éthique appliquée, lors du Congrès 1999 de l’ACFAS tenu à Ottawa, des protagonistes de l’un et l’autre camp se sont durement affrontés manifestant ainsi l’importance des enjeux en cause.
3Les débats autour de la notion d’éthique appliquée en bioéthique ne se limitent pas au Canada et au Québec. Ils sont d’abord apparus aux États-Unis. On peut parfois être tenté d’expliquer l’origine de l’expression comme signifiant l’application des quatre principes classiques de la bioéthique au processus de prise de décision. L’éthique appliquée serait ainsi la mise en oeuvre de l’approche par principes, maintenant connue sous le nom de principlism. La critique adressée, ces dernières années, à cette dernière approche et l’apparition de nombreux courants qui tentent de la contrer en feraient foi. Cette interprétation perd de vue le sens premier ou originel d’éthique appliquée en bioéthique.
4Pour comprendre le point de vue de Jocelyne Saint-Arnaud tout au long de ce recueil, il faut se référer aux débats qui ont cours aux États-Unis puisque la philosophie à la base de ses prises de position est nettement d’inspiration américaine. Non seulement la bioéthique est-elle née aux États-Unis mais, plus important encore, il faut reconnaître que le mouvement bioéthique s’inscrit initialement dans une dynamique culturelle caractéristique de ce pays. Et quand on en regarde l’histoire, on se rend rapidement compte que ce mouvement n’est pas, au premier chef, une entreprise philosophique mais plutôt, pour reprendre l’expression de la sociologue américaine Renée C. Fox, « un happening social, culturel tout autant qu’intellectuel ». Dans son acte de naissance, il n’est pas le fruit de la rencontre des scientifiques de la médecine avec la philosophie, mais plutôt de la volonté de certains d’entre eux de réfléchir à ce qu’il leur fallait faire pour pratiquer une science qui respecterait la personne humaine et le bien de l’humanité dans le contexte de notre époque. Dès le départ, l’orientation était pratique. Selon Stephen Toulmin, la bioéthique est née de l’échec de la philosophie morale américaine ; ce fait expliquant peut-être pourquoi, selon le même auteur, l’éthique serait devenue une would-be discipline. Et, lorsque en I97I, R. van Potter et André Hellegers, deux scientifiques de formation, commencent à utiliser le terme « bioéthique », ils ne cherchent pas à développer un nouveau courant philosophique mais à susciter un sens de la responsabilité chez les scientifiques qui, par leurs avancées, construisent un monde nouveau.
5Les propos précédents ne devraient pas conduire à conclure que la philosophie reste totalement absente de ce mouvement qui naît à la fin des années I960. S’il est vrai que l’entreprise est particulièrement pragmatique et, sous la poussée des événements, le deviendra de plus en plus, il n’en demeure pas moins que cela même la fait rejoindre une pensée philosophique qui représente bien l’Amérique, celle de John Dewey. Si, dans les textes de bioéthique, les positions de Kant et de Mill sont mieux représentées que celles de Dewey, ce dernier demeurant un grand absent, une analyse critique de la pensée bioéthique montrerait cependant que celle-ci est baignée de pragmatisme et de néopragmatisme.
6L’expression « éthique appliquée » en bioéthique apparaît dans ce contexte. Elle a une fonction tout à fait philosophique. Dans la nouveauté que représente la bioéthique, des philosophes et autres penseurs cherchent à sauvegarder le caractère éthique, c’est-à-dire philosophique de l’entreprise. Ils le font à travers l’éthique appliquée. Celle-ci, selon Tom Beauchamp, consiste dans « l’utilisation d’une théorie et de méthodes philosophiques pour analyser d’une manière fondamentale les problèmes moraux qui se posent dans le monde des professions, de la technologie, des politiques publiques, etc. ». L’éthique philosophique demeure ainsi la discipline servant de fondement à la bioéthique.
7La démarche philosophique qui s’imposera pour mettre en place un cadre éthique adapté au contexte nouveau prendra plus tard, dans la bouche de ses détracteurs, le nom de principlism. Les principes mis de l’avant expriment le caractère philosophique de l’éthique. Ils sont d’abord apparus dans le Belmont Report, fruit du travail de la National Commission for the Protection of Human Subjects on Biomedical and Behavioral Research qui, suite aux révélations concernant l’utilisation des sujets humains dans la recherche, cherchait à établir des « principes éthiques fondamentaux » pour guider les scientifiques, les comités d’éthiques et les citoyens. En proposant trois principes — le respect de la personne, la bienfaisance et la justice —, la Commission se démarquait des codes et des déclarations déjà en vigueur dont le caractère lacunaire ne fournissait pas « une structure d’analyse qui puisse orienter la solution des problèmes d’éthique soulevés par la recherche faisant appel à des sujets humains ». Dans Principles of Biomedical Ethics, Tom Beauchamp et James Childress feront une étude systématique de ces principes, devenus quatre : autonomie, bienfaisance, non-malfaisance et justice. Leur travail deviendra le fondement incontournable de l’éthique appliquée en bioéthique. Elle représente, en particulier, une adaptation ou une version modernisée de la position de William D. Ross (I877-I971) exprimée, entre autres, dans The Right and the Good.
8Jocelyne Saint-Arnaud s’inscrit dans ce courant de pensée qui, en français, a pris le nom de principisme ou approche par principes. Les différents textes qu’elle nous livre ici représentent un bel exemple de la contribution que peut apporter cette démarche. Quel que soit le sujet abordé, on y retrouve le même cadre d’analyse et la même préoccupation, le respect de la personne dans son autonomie. Ce cadre ne laisse cependant pas l’individu seul, d’autres valeurs nourrissant les préoccupations de l’auteure. Les multiples dimensions d’une problématique sont prises en compte. En ce sens, les principes ne sont pas une fin en soi mais la manifestation de la diversité des valeurs dont il faut tenir compte pour que la complexité du réel soit reconnue. L’approche retenue manifeste un grand souci d’équilibre. L’apport est d’autant plus riche qu’existent peu d’écrits de langue française qui s’inscrivent dans ce courant ou qui le font d’une manière aussi cohérente. Sans doute, les principes auxquels se réfère Jocelyne Saint-Arnaud sont-ils largement utilisés dans différents documents de langue française, ils sont cependant rarement employés d’une façon aussi systématique.
9Le travail rigoureux que requiert l’approche par principes comme la pratique Jocelyne Saint-Arnaud demeure cependant proche des soucis du quotidien. Dans ce sens, l’auteure rejoint l’idéal originel des fondateurs de l’éthique appliquée en bioéthique. Les professionnels de la santé y trouveront, en effet, des instruments d’analyse de haute qualité pour fonder et orienter leurs prises de décision. Les membres des comités d’éthique auront, pour leur part, l’occasion d’approfondir le cadre de pensée qui leur sert de base dans leurs délibérations. Les spécialistes de la bioéthique, enfin, se réjouiront de cette contribution à la recherche et à l’élaboration d’un corpus théorique dans le champ de la bioéthique.
Auteur
Professeur aux facultés de médecine et de théologie de l’Université de Montréal, Directeur des programmes de bioéthique
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Enjeux éthiques et technologies biomédicales
Contribution à la recherche en bioéthique
Jocelyne Saint-Arnaud
1999
Histoire de l’éthique médicale et infirmière
Contexte socioculturel et scientifique
Guy Durand, Andrée Duplantie, Yvon Laroche et al.
2000
L’avènement de la médecine clinique moderne en Europe
1750-1815 : politiques, institutions et savoirs
Othmar Keel
2001
Les sciences infirmières
Genèse d’une discipline
Yolande Cohen, Jacinthe Pepin, Esther Lamontagne et al. (dir.)
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Partir du bas de l’échelle
Des pistes pour atteindre l’égalité sociale en matière de santé
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2005
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