Le paysage, un projet collectif ?
p. 171-186
Texte intégral
1Au québec, un pour cent des budgets d’immobilisation est consacré, dans l’ensemble du secteur public, à la réalisation d’œuvres d’art intégrées à l’architecture et à l’espace public. Au nom de la diffusion de la culture, tous les secteurs de l’administration publique ont leur part de responsabilité en la matière. On pourrait discuter de la portée et des bénéfices de ce programme, mais il a au moins le mérite de concrétiser une prise de position fondamentale : la culture est un projet collectif. N’en est-il pas de même pour le paysage ? Si celui-ci reflète, comme on se plait généralement à le dire, les sensibilités, les valeurs, voire les aspirations que notre société projette sur son cadre de vie et sur les territoires qu’elle occupe, c’est effectivement que le paysage est de l’ordre du projet : il faut le construire. Comment envisager dès lors l’exercice des responsabilités publiques en matière de paysage sinon par l’entremise des actions coordonnées des organismes publics impliqués dans l’aménagement et le développement du territoire ? C’est la question que soulèvent les recherches menées par la Chaire en paysage et environnement pour le compte du ministère des Transports du Québec sur la requalification des paysages routiers et autoroutiers.
LE CAS DES PAYSAGES ROUTIERS
2Dès 1997, le ministère demandait à la Chaire d’étudier les paysages des entrées d’agglomérations et des entrées de pays. Cet axe de recherche visait deux choses : mettre au point une démarche paysagère adaptée à l’aménagement des corridors routiers et formuler des principes d’intervention en vue d’une requalification éventuelle de certains corridors. C’est sur cette toile de fond qu’a été élaborée l’étude du corridor Duplessis, pour le compte du ministère et de la Commission de la capitale nationale du Québec1. Les enjeux soulevés par cette étude permettent d’éclairer, d’une certaine manière, la portée du projet de paysage. Il s’avère, en effet, que les formes de développement urbain aux abords des autoroutes ne peuvent être écartées des visées de la requalification des autoroutes urbaines. C’est pourquoi certaines de nos propositions concernant le corridor Duplessis abordent spécifiquement la question de l’aménagement des méga-complexes commerciaux.
3L’étude reconnaît dès le début que le parcours en question est une voie d’entrée hautement symbolique : il relie l’aéroport international de Québec à la colline parlementaire, au cœur de la capitale. Les autorités publiques souhaiteraient bien y trouver tout le décorum civique et l’élégance qui sied à la situation. Ce qui importe, à un premier niveau de préoccupation, c’est donc l’image projetée par la capitale auprès des visiteurs le long de ses voies d’accès. Il faut néanmoins définir les enjeux de manière plus large puisque les entrées à la capitale et, en l’occurrence, le corridor Duplessis, sont également des parcours utilitaires empruntés quotidiennement par les résidants de l’agglomération. On sait bien que le rapport affectif que les citoyens entretiennent avec leur univers familier se construit au fil du temps à travers leurs pratiques individuelles et collectives de l’espace. Par conséquent, le souci des paysages autoroutiers concerne aussi les représentations que les habitants de la région se font de leur cadre de vie quotidien.
4L’importance attribuée à la qualité paysagère du parcours Duplessis repose ainsi sur deux considérations. La première est politique et économique : le parcours définit un seuil territorial qui doit avoir le décorum convenant à l’accueil des voyageurs et des dignitaires afin de projeter une image favorable du pays et de la région. La seconde est sociale et culturelle : comme le parcours est, au quotidien, le support des modes d’appropriation de l’agglomération, il doit pouvoir contribuer au sens d’appartenance des habitants à leur territoire.
5Cela dit, les opportunités de projet dépendent essentiellement de la manière dont le diagnostic posé sur les valeurs paysagères locales se mesure aux intentions qui sous-tendent ces considérations, soit :
- consolider et mettre en œuvre, le long du parcours routier, une expérience paysagère édifiante ;
- mettre en relief l’identité des espaces traversés et ouvrir la voie à leur reconnaissance comme paysages.
LE PARCOURS DUPLESSIS
6Le parcours s’étale de l’aéroport, situé sur la terrasse de L’Ancienne-Lorette, jusqu’au boulevard Laurier qui est la voie d’accès principale à la colline parlementaire (Figure 1). De la terrasse (1)—où persistent les traits et l’échelle villageoise des agglomérations éloignées de la ville—au boulevard Laurier (5)—qui est l’exemple frappant d’un tissu commercial modelé en fonction de l’automobile—le parcours descend d’abord au cœur de la plaine alluviale (2) qui borde la colline de Québec. Il gravit ensuite l’escarpement qui mène au plateau de Sainte-Foy (3). Ce dernier se présente sous les traits typiques d’une banlieue née de l’étalement accéléré des années 1960, dont le boulevard Laurier est la principale artère commerciale. Bordé, sur un premier segment, de centres commerciaux et de tours à bureaux, le boulevard Laurier se prolonge vers la colline parlementaire en longeant au passage le campus de l’Université Laval et le quartier aisé de Sillery, tous deux largement végétalisés. En définitive, ces contextes recèlent des qualités latentes, mais présentent aussi des incohérences et des zones de conflits. Celles-ci relèvent principalement de l’absence de réciprocité—sur le plan spatial—entre l’infrastructure routière et ses flancs urbanisés ou en voie d’urbanisation. Les rapports d’échelle incompatibles (entre la trame résidentielle de Sainte-Foy et le ruban autoroutier, par exemple), la discontinuité excessive de l’expression architecturale, de la volumétrie et des alignements du bâti (notamment sur le segment commercial du boulevard Laurier), le caractère autonome et purement utilitaire des grands carrefours routiers (les échangeurs Charest-Duplessis et Laurier-Duplessis) sont autant de facteurs qui se traduisent par un état généralisé d’inconsistance paysagère.
7Face à cela, les scénarios d’intervention sont largement dictés par une attitude pragmatique. Plutôt que de viser la transformation radicale de situations urbaines en présence, les propositions visent à rétablir des rapports de contiguïté harmonieux. Il s’agit, en somme, de travailler les interfaces, le véritable défi étant de susciter de nouveaux regards sur ces lieux dépourvus en apparence de qualité.
L’ÉTABLISSEMENT D’UNE SÉQUENCE PAYSAGÈRE
8Nos propositions répondent à ces considérations en dégageant de l’état des lieux des éléments contextuels porteurs de sens qu’il s’agit de « mettre en relief ». Cette stratégie se traduit, le long des franges du parcours routier, par ce qu’il convient d’appeler des « dispositifs paysagers ». Ces dispositifs permettent d’instaurer des conditions de cohabitation plus favorables entre l’infrastructure routière et ses franges urbaines, notamment en atténuant certains conflits d’usage et d’échelle. Ils ont également pour effet de cadrer les voies de manière continue, ce qui n’est pas sans améliorer la « lisibilité » du parcours. Enfin, comme leurs formes font écho à leur contexte immédiat, les séries successives de dispositifs soulignent le défilement séquentiel des ensembles urbains. Le projet comporte donc une séquence paysagère en plusieurs tableaux (Figure 2).
- Sur la terrasse de L’Ancienne-Lorette (1), la forêt et la haie domestique sont les deux archétypes mis en jeu pour cadrer le parcours : d’un côté un espace boisé rappelle au visiteur qu’il entre dans un pays de nature, littéralement conquis sur le milieu forestier ; de l’autre, une enfilade de haies exemplifie la domesticité paisible des petites agglomérations locales qui marquent la limite du domaine rural autour de Québec.
- La figure familière de la haie est réinterprétée à nouveau sur le plateau de Sainte-Foy (3), cette fois sous l’apparence de parois végétales surdimensionnées, à l’échelle de l’autoroute. Les boîtiers en treillis métalliques recouverts de vignes renvoient à l’idée de la propriété individuelle—elles miment le rythme du parcellaire—et sur la domesticité qu’incarne le mode de vie de la banlieue. Mais encore, les haies sont conjuguées à des prés interstitiels qui sont autant de clins d’œil aux jardins de rue. Avec des systèmes d’éclairage insérés au creux des boîtiers, les « haies » se présentent la nuit venue comme des pans de lumière ; elles participent ainsi du pavoisement qui accompagne les événements festivaliers au cours de l’année.
- La mise en scène paysagère de l’échangeur Laurier/Henri iv/Duplessis (4) se présente comme une célébration du socle rocheux de Québec. Des parois monumentales faites de plissements, d’intrusions et de soulèvements de roc brut dramatisent, par opposition, le profil élancé des bretelles de l’échangeur qui s’entrecroisent. Outre qu’ils renvoient aux particularités géomorphologiques qui font la signature paysagère de la capitale, ces ouvrages font écho aux richesses naturelles de la région qui, où l’on trouve des variétés de granite dont la réputation dépasse les frontières du pays.
- Sur le boulevard Laurier (5), la référence à la forêt reconduit le thème abordé sur la terrasse de L’Ancienne-Lorette, établissant du même coup une homologie entre les positions extrêmes du parcours. Bien qu’il s’inspire de l’archétype du boulevard urbain, le végétal qui dessine le boulevard Laurier n’est pas ici purement architectural (les alignements) ; il est plutôt l’évocation d’une nature qui croît dans les fissures de la ville (la friche). Les fragments se combinent les uns aux autres de diverses manières le long des terre-pleins et des bandes riveraines en débordant sur les propriétés privées. On y retrouve la prégnance du substrat naturel dans les sensibilités paysagères locales.
9Toutes ces propositions mettent en jeu une participation des riverains afin d’assurer un maximum de lisibilité aux dispositifs de cadrage : les haies et les bosquets se prolongent bien au-delà des emprises de la voie publique. L’idée d’arrimer le domaine privé au projet de paysage est néanmoins poussée à sa limite dans le cas de l’échangeur Charest/Duplessis qui siège au milieu de la plaine entre L’Ancienne-Lorette et Sainte-Foy. Au passage de l’échangeur, le contraste entre l’horizontalité et l’échelle presque démesurée de la plaine alluviale et les coteaux qui la bordent est tout à fait remarquable. Ce contraste doit être appuyé non seulement par l’intervention in situ aux abords de l’autoroute, mais également par la forme du tissu commercial projeté sur le flanc ouest du parcours Duplessis, qu’il faut, dès lors, subordonner à une « intention paysagère ». Celle-ci prend la forme d’une vaste prairie peuplée d’herbes hautes, une surface de textures souples et chatoyantes, caressées par les vents (Figure 2, photo 2). La mise en œuvre de ce « tableau » de textures comporte deux exigences. Premièrement, les voies de circulation et les parcs de stationnement du complexe commercial doivent être insérés au sein d’une topographie soigneusement étudiée afin de suggérer, en trompe-l’œil, la continuité de la prairie vers un horizon plus ou moins lointain à travers une série de plans successifs d’herbacées. Deuxièmement, l’implantation et la volumétrie des bâtiments doivent être réglées de manière à favoriser ce rapport constant à l’horizon.
10Un tel concept réfute les modèles que les chaînes commerciales propagent indifféremment d’un bout à l’autre du continent et qui sont devenus la signature du commerce à grande surface. Mais surtout, il s’écarte des processus de planification où les positions des promoteurs et des municipalités sont soigneusement délimitées. En promulguant l’intégration aussi étroite d’un plan d’ensemble à des visées paysagères précises, le projet rend caduc le régime habituel de négociations entre des « parties » se disputant la conformité ou non d’un projet commercial à des paramètres établis par règlement en vertu d’un plan de zonage. Le projet s’ouvre, au contraire, à un dialogue constructif entre des « partenaires » impliqués solidairement dans l’élaboration d’un paysage urbain défini concrètement au préalable.
PEUT-ON SUBORDONNER LE DÉVELOPPEMENT AU PAYSAGE ?
11Il faut signaler ici que ces propositions ont été formulées avant l’aménagement du complexe commercial en question. Comme il fallait s’y attendre, elles sont restées lettre morte. La portion nord-ouest de la plaine a été édifiée depuis en stricte conformité avec les formules commerciales de dernière génération que l’on connaît trop bien : un pavillonnaire racoleur distribué autour de vastes plages de stationnement qui sont autant d’espaces fuyants et rébarbatifs que l’on tente de racheter par de maigres terre-pleins garnis d’arbres. Il est vrai, rétrospectivement, que nos propositions débordaient largement de la juridiction et des prérogatives du ministère des Transports et de la Commission de la capitale nationale. Ce faisant, elles reposaient sur l’engagement volontaire d’un certain nombre d’acteurs du développement en faveur d’un bénéfice intangible (la qualité du paysage) et irréductible à des considérations économiques. En tant qu’instigatrice du projet de requalification paysagère du corridor Duplessis, la Commission de la capitale nationale devait rallier ses partenaires municipaux et, par ricochet, les promoteurs, à une vision collégiale du développement, dans l’intérêt de la capitale. Néanmoins, elle ne disposait pour ce faire que d’un pouvoir de persuasion. Or, on sait très bien que, dans de telles circonstances, les partenaires ont beau endosser en principe les vertus d’un projet collectif, ils ne sont pas nécessairement disposés à renoncer aux privilèges dont ils jouissent au niveau de leurs juridictions respectives. Il reste que le modèle d’intégration que suppose le projet de paysage entre tous les aspects du développement urbain, par exemple, ne peut se concrétiser que si chacun des partenaires prend en charge les aspects qui relèvent de ses propres compétences. En l’absence d’un tel engagement, l’idée d’assujettir les volontés de développement au paysage, à supposer qu’un tel pouvoir existe, relève peut-être, effectivement, de l’utopie. Néanmoins, la question mérite d’être posée : est-il possible d’infléchir le processus et les modes de développement sous les auspices d’un projet de paysage ? Cela ouvre quelques pistes de réflexion.
LE PARTENARIAT COMME CONDITION DU PROJET DE PAYSAGE
12Nous avons proposé que la requalification des paysages d’entrée à la capitale engage un projet plus vaste que le simple réaménagement des emprises des voies publiques. Le projet de paysage a une portée plus globale : il met en jeu toutes les fonctions et toutes les composantes de l’habitat et, surtout, les relations entre elles et avec leur substrat biophysique. La mise en œuvre du paysage urbain ne peut reposer seulement sur les approches de planification habituelles où les propriétés de l’espace urbain sont définies de manière générique par un cadre réglementaire établi en fonction du zonage, de la configuration du réseau viaire, de l’échelle du parcellaire, etc. Les approches normatives sont d’un maigre secours lorsqu’il s’agit d’aborder véritablement la forme de l’espace urbain sous un angle qualitatif. D’ailleurs, il faut constater qu’on s’en remet largement au marché, notamment dans les secteurs commerciaux, pour décider de la qualité du bâti et les relations qu’il entretient avec les voies publiques. Peut-on prescrire le paysage par règlement ? Il nous semble au contraire que toute tentative de codifier par des normes ou des règlements des qualités paysagères d’un ensemble urbain relève d’une approche du paysage qui ne peut être que réductrice (réduire le projet de paysage à une opération d’embellissement), défensive (prévenir les écarts de goût) ou figée (protéger des ressources dites paysagères). En réalité, il faut voir dans toute initiative de développement, peu importe sa nature, une « opportunité » paysagère. Une telle attitude nous paraît favoriser une approche de planification par projet. Tout projet relève nécessairement de circonstances délimitées dans l’espace et le temps et il dépend de la rencontre de multiples acteurs, fédérés autour d’un objectif bien défini. Rien n’interdit de penser que le paysage puisse être cet objectif fédérateur lorsque l’intérêt commun le justifie. Cela rend nécessairement caduc le cloisonnement horizontal et vertical des pouvoirs et des juridictions entre les acteurs du développement, qu’ils soient publics ou privés.
13Le véritable partenariat autour d’un projet de paysage est transversal. Il résulte de la réciprocité entre les intentions et les actions des partenaires. Cette réciprocité se manifeste par une adhésion partagée et circonstancielle à une vision qualitative du développement. Pour exister, le partenariat autour d’un projet de paysage doit ainsi remplir quatre conditions. Premièrement, le projet doit être endossé par l’ensemble des partenaires du développement, y compris les partenaires privés. Deuxièmement, chacun des partenaires doit veiller à la mise en œuvre des aspects du projet qui relèvent de sa propre juridiction ou de sa propre initiative. Troisièmement, les partenaires doivent se doter d’un lieu de coordination des actions de développement. Finalement, chacun des partenaires doit renoncer à une partie de la souveraineté qu’il exerce sur son propre champ d’intervention au profit du bien commun, en l’occurrence le paysage. Mais au nom de quoi ? Quels bénéfices les autorités locales, les entreprises et les individus peuvent-ils tirer d’un projet dont l’intérêt est régional ? Quels incitatifs justifieraient, par exemple, les municipalités d’encadrer étroitement leur développement à l’encontre des volontés des promoteurs au risque—réel ou imaginaire—de foire fuir les investissements ?
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DU PAYSAGE
14Le frein au projet de paysage est-il économique ? Si oui, nous voyons là l’urgente nécessité de chiffrer les bénéfices imputables à la qualité du paysage. Dans notre société, tout se mesure en espèces sonnantes ; la culture elle-même n’y échappe pas dès lors qu’elle est considérée comme une industrie. On sait très bien que la motivation paysagère s’émousse dès qu’elle requiert une transformation des manières de foire, à plus forte raison lorsqu’elle affecte en apparence la rentabilité des opérations de développement. Les municipalités sont notoirement réfractaires à l’idée d’imposer des balises aux modèles propagés uniformément, par exemple, par les chaînes commerciales. Le prix à payer pour le paysage peut apparaître injustifié pour les promoteurs privés s’ils n’ont pas eux-mêmes la conviction d’en retirer quelque bénéfice.
15Or, la valeur économique du paysage n’est jamais mise dans la balance. On commence à peine à faire valoir ce qui est pourtant une évidence, soit la relation directe entre le paysage et la vitalité de l’industrie touristique. On sait pourtant que le touriste est grand consommateur de paysages ! Mais plus fondamentalement, comment la qualité du cadre de vie influe-t-elle sur la valeur foncière ? Qu’en est-il de l’impact de la qualité du paysage sur le pouvoir d’attraction des villes et des régions, sur la viabilité des artères commerciales ? Comment chiffrer les retombées d’un attachement véritable des citoyens à leur environnement quotidien ? On n’aura guère avancé dans le sens d’un engagement envers le paysage, un engagement qui serait partagé par le secteur public et le secteur privé, tant qu’on n’aura pas de réponse, semble-t-il, à ces questions. On aura beau invoquer que le paysage est un ferment de l’identité culturelle et de l’appartenance des habitants à leur région ou à leur ville, l’actualité récente au Québec en matière d’architecture publique démontre que ces considérations ont peu de poids face à l’argument économique. Dans ces circonstances, comment s’étonner que le projet de paysage soit perçu comme un envahissement des juridictions et des privilèges de tout un chacun ? Pointant, la nécessité du paysage ne représente pas en soi une contrainte. Le projet de paysage est au contraire un cadre conceptuel et décisionnel ouvert qui n’impose pas a priori de charge supplémentaire aux municipalités, aux institutions, aux promoteurs, aux commerçants et aux petits propriétaires. L’exigence qu’il pose serait plutôt du côté d’une mise en œuvre intelligente et sensible.
PAYSAGE ET RESPONSABILITÉ PUBLIQUE
16Chaque initiative publique de développement représente la possibilité d’enrichir, par sa valeur d’exemple, le savoir-faire collectif en matière de paysage, à condition d’être motivée de manière décisive par un souci du paysage. Sur une double articulation du public au privé et du collectif à l’individuel, la circulation des modèles, des valeurs et des précédents représente le moteur même de la transformation du pays en paysage. De ce point de vue, la commande publique porte en elle une vaste entreprise de construction des motivations paysagères et ce, à la mesure de son immense champ d’action.
17Considérons par exemple les infrastructures et les utilités publiques. Prises collectivement, nos infrastructures ont probablement plus d’impact sur le paysage que tous les autres champs d’activités du secteur public. La longueur du réseau de transport d’électricité d’Hydro-Québec équivaut à cinq fois la largeur du continent. Le seul coût de maintien de ce réseau oscille entre 125 millions et 200 millions de dollars annuellement. Au chapitre du renforcement du réseau, c’est-à-dire de la construction de boucles additionnelles pour sécuriser l’approvisionnement, Hydro-Québec prévoit dépenser 1 milliard de dollars dans les prochaines années. Du côté du ministère des Transports du Québec, les chiffres sont aussi astronomiques. Le ministère gère plus de 33 000 kilomètres de routes et d’autoroutes. La valeur à neuf des infrastructures qui sont sous la responsabilité du ministère dans l’ensemble de la province est estimée à 65 milliards de dollars. Si l’on faisait le compte de l’ensemble des utilités publiques de la province, y compris les routes municipales, les gazoducs, les oléoducs, les infrastructures de transport et de traitement des eaux usées de même que les réseaux de distribution électrique et téléphonique, le portrait deviendrait vertigineux. D’où l’importance des enjeux de paysage reliés aux infrastructures.
18Notre société se dit préoccupée de la qualité de ses paysages dont elle a pu constater la dérive, notamment en raison de la croissance des réseaux de toutes sortes. Il serait temps qu’elle passe de la parole à l’acte. Les programmes de reconstruction du réseau de routes ne donnent-ils pas l’opportunité sinon l’obligation de réinvestir massivement dans le paysage ? Quels sont les enjeux de ces investissements ? Doivent-ils être entièrement affectés, du côté du ministère des Transports, à « l’embellissement » du réseau routier ? Peut-on envisager que les projets routiers donnent lieu, comme en France, à des retombées financières visant des initiatives paysagères sur les territoires traversés ? Autant de questions qui concernent l’ensemble des ministères et organismes qui gèrent des budgets d’immobilisation et qui, par rapport au bien commun (le paysage), sont investis d’une double responsabilité. D’abord, celle de reconnaître le projet de paysage comme projet culturel et économique. Ensuite, celle de mettre en œuvre le paysage dans la limite de leurs champs d’action respectifs. Faut-il pour cela une politique nationale du paysage ? Pas forcément, mais il faut certainement que le projet de paysage prenne la forme d’un projet politique au plus haut niveau.
Bibliographie
SOURCES DES FIGURES
1-2. Jacobs, P., P. Poullaouec-Gonidec, B. St-Denis, C. Bélanger, D. Hadj-Hamou et L. Lévesque, Étude de caractérisation et de requalification des paysages d’entrée de la capitale du Québec : le corridor Duplessis, rapport déposé à la Commission de la capitale nationale du Québec, au ministère des Transports du Québec, à la Ville de Sainte-Foy et à la Ville de L’Ancienne-Lorette, Chaire en paysage et environnement, Université de Montréal, octobre 1998, p. 18-26.
Notes de bas de page
1 Jacobs, P., P. Poullaouec-Gonidec, B. St-Denis, C. Bélanger, D. Hadj-Hamou et L. Lévesque, Étude de caractérisation et de requalification des paysages d'entrée de la capitale du Québec : le corridor Duplessis, rapport déposé à la Commission de la capitale nationale du Québec, au ministère des Transports du Québec, à la Ville de Sainte-Foy et à la Ville de L’Ancienne-Lorette, Chaire en paysage et environnement, Université de Montréal, octobre 1998.
Auteurs
Professeur adjoint à l’École d’architecture de paysage de l’Université de Montréal. Il a œuvré comme architecte paysagiste au sein du Service des parcs et espaces verts de la ville de Montréal, dirigeant sa propre agence de 1994 à 1999. Il a été membre de la Commission Jacques-Viger de la ville de Montréal. Pour le compte de la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal, il a participé à plusieurs recherches sur la requalification paysagère des entrées de pays et des entrées de la capitale nationale du Québec. Lors de la première édition du Festival international des jardins de Métis, Bernard St-Denis a réalisé un jardin expérimental intitulé « Living-room ».
Professeur titulaire à l’École d’architecture de paysage de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. Il a été président de la Commission du développement viable au sein de l’Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (iucn) et préside actuellement la Commission de la qualité de l’environnement Kativik (keqc), mandatée d’évaluer les projets de conservation et de développement de Nunavik (Nouveau-Québec). Il est membre de plusieurs comités de rédaction de revues scientifiques et professionnelles et agit comme président du collège des Senior Fellows au sein du programme d’études sur les jardins et le paysage à Dumbarton Oaks, à Washington, D.C.
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