Variation du français en francophonie et cohérence de la description lexicographique
p. 189-226
Remerciements
La recherche sur laquelle repose ce texte a été financée grâce à une subvention concertée reçue du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et de l’Université Laval, laquelle a permis la publication de la première édition du Dictionnaire historique du français québécois (1998). Le ministère de l’Éducation du Québec a participé de façon complémentaire au financement dans le passé et l’a pris entièrement à sa charge depuis 1998. Nous adressons nos remerciements à ces organismes ainsi qu’à nos collaborateurs, principalement à Steve Canac-Marquis, auteur de la plupart des articles du dictionnaire que nous exploitons ici. Nos remerciements s’adressent également à Nathalie Bacon, qui a effectué de nombreuses recherches et vérifications qui étaient indispensables à la préparation de ce texte.
Texte intégral
1L’intérêt pour la variation géographique du français était ainsi dire nul au début des années pour 1960, époque où le terme francophonie a fait son apparition. Il a d’ailleurs fallu que s’écoule une dizaine d’années avant que les lexicographes ne prennent acte de l’existence de ce terme dont on ne sait pas s’il a été repris d’un texte de 1880 du géographe Onézime Reclus ou s’il a été recréé1. L’entrée de francophonie dans les dictionnaires, au début des années 1970, coïncide avec l’émergence d’une curiosité nouvelle, chez les lexicographes parisiens, pour les mots caractérisant les français hors de France. Les dictionnaires antérieurs n’avaient pas complètement exclu ces mots, mais ils s’en tenaient à une courte liste d’emplois dépareillés, mal intégrés dans les nomenclatures.
2Les régionalismes de France avaient eux aussi été laissés pour compte, malgré l’ouverture manifestée par Littré, surtout dans son Supplément2, et quelques travaux fort intéressants publiés de façon sporadique depuis la fin du XIXe siècle par de fins observateurs comme Nizier du Puitspelu, Félix Boillot, Auguste Brun et Jean Séguy3. Quand nous avons fait nos études de doctorat à l’Université de Strasbourg, au milieu des années 1970, l’étude de la variation géographique de la langue demeurait l’affaire des dialectologues qui s’intéressaient d’ailleurs beaucoup plus à la tradition dialectale qu’à la tradition française. Il a fallu une nouvelle génération d’universitaires pour que se constitue un champ de recherches distinct consacré à l’étude de la variation géographique du français.
3L’essor des recherches a sans conteste été favorisé par l’ouverture de la lexicographie française aux mots de la francophonie hors de France. Cette discipline a d’ailleurs gagné des adeptes au sein des universités. Aujourd’hui, l’Agence universitaire de la Francophonie possède un réseau nommé « Étude du français en francophonie » consacré à la description lexicographique des variétés géographiques du français. Depuis le début des années 1990, ce réseau a publié plus d’une douzaine de dictionnaires concernant des français du Nord et du Sud4.
4Le mouvement d’inclusion des mots caractéristiques des français hors de France a gagné toutes les grandes maisons de dictionnaires. Dans la galerie des principaux acteurs de ce mouvement, deux figures paraissent en relief : celles d’Alain Rey et de Josette Rey-Debove, des dictionnaires Le Robert. En plus d’avoir permis à leurs ouvrages de se démarquer des autres dans ce domaine à partir de la fin des années 1970, ces deux lexicographes ont maintes fois rendu compte, dans des interventions publiques et dans des textes, de leur façon de faire et des interrogations qui les habitaient. Par ailleurs, on peut certainement dire que c’est la situation québécoise qui a suscité les débats les plus passionnés quant à la reconnaissance et au traitement des mots particuliers aux communautés francophones hors de France. C’est également au Québec que des lexicographes ont cherché à mettre en pratique des principes qu’Alain Rey et Josette Rey-Debove avaient contribué à dégager. On a ainsi vu paraître pour la première fois des dictionnaires de langue française portant sur une variété qui n’était pas celle de l’élite parisienne, ce qui a provoqué des remous. Aussi, à l’occasion de ce colloque soulignant le cinquantième anniversaire de la parution du premier volume du grand Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, s’imposait-il qu’on discute de la question du traitement de la variation du français en francophonie dans les dictionnaires Le Robert. On ne s’étonnera pas non plus que le cas du Québec occupe la place principale dans l’illustration de notre propos.
5Nous avons traité le sujet de façon à susciter la réflexion sur l’avenir de la lexicographie du français à partir d’observations sur la pratique des auteurs des dictionnaires Le Robert. Pour bien mesurer le changement qui s’est opéré dans les années 1970, nous commencerons par caractériser la pratique antérieure des lexicographes ; les exemples dont nous nous servirons sont des canadianismes qui ont été enregistrés anciennement dans les dictionnaires parisiens et dont nous avons fait l’étude au Trésor de la langue française au Québec (tlfq). Dans la deuxième partie, nous ferons un examen critique de l’expérience des dictionnaires Le Robert dans ce domaine en fonction de l’objectif que nous venons d’annoncer. La question que nous soumettrons à la discussion dans la partie suivante sera plus précisément de savoir s’il est possible d’inclure les mots des variétés géographiques de la langue dans un dictionnaire du français de référence tout en satisfaisant au principe de cohérence dont se réclament les linguistes depuis l’avènement du structuralisme.
les premiers canadianismes dans les dictionnaires de france
6La réalité qu’évoque le terme francophonie existe dans les faits depuis quelques siècles, même si les lexicographes viennent à peine de l’appréhender. Dès le XVIe siècle, les Français, concurrençant les Anglais qui avaient eux-mêmes suivi les traces des Portugais et des Espagnols, lancent des équipages à la découverte de l’Amérique. Au siècle suivant, la France établira des colonies et des comptoirs aux Antilles, au Canada, dans les îles de l’océan Indien, au Sénégal, etc. Aux XIXe et XXe siècles, les Français s’installent sur le continent africain (Maghreb, Afrique subsaharienne) et en Océanie et ils établissent leur influence au Moyen-Orient et en Asie. Véhiculée par les marins dès l’époque de Jacques Cartier et implantée un siècle plus tard sur le territoire par des cohortes de colons issus des régions de France, la langue française est devenue en Amérique du Nord une entité fortement caractérisée par rapport au modèle européen d’origine parisienne. Au Maghreb et en Afrique, où son usage est plus récent, le français s’écarte moins de ce modèle puisqu’il a été diffusé à travers l’administration et l’école et est le plus souvent l’apanage des classes supérieures.
7Ce tableau sommaire de l’expansion territoriale du français suffit pour faire prendre conscience que la francophonie, désignant la communauté des pays et régions où l’on parle le français, a commencé son existence il y a plus de quatre siècles, avec le peuplement du Canada, de l’Acadie et de la Louisiane et la fréquentation des Antilles par les Français. De nombreuses études ont montré que des façons de parler différentes de celles ayant cours à Paris circulaient en grand nombre déjà dans ces colonies à l’époque même où les premiers lexicographes du français publiaient leurs dictionnaires. Ces particularités de langage étaient connues des missionnaires, des militaires et des voyageurs qui les attestent régulièrement dans leurs relations, mais seuls quelques rares mots parviendront à pénétrer dans les nomenclatures des dictionnaires.
8Cette situation s’explique par le fait que les lexicographes du XVIIe siècle ont été enrôlés dans le projet royal de faire du français la langue de l’État. Cette langue qu’ils ont décrite, eux et leurs successeurs, n’était pas le français, mais un français : celui, issu de la tradition littéraire, qui a été codifié à Paris pour devenir le symbole de la nation et une langue de référence internationale. Ce choix a entraîné une certaine cohérence du contenu des dictionnaires, fondée sur la pratique du français en un seul lieu, aux dépens d’une autre, qui aurait pu découler de la prise en compte des façons de parler cette langue dans divers lieux.
Des mots canadiens qui deviennent français ?
9Des canadianismes ont été introduits dans les dictionnaires français à l’époque de la colonisation du Canada, par exemple orignal (Trévoux 1704) et caribou (Trévoux 1721)5. Il faudrait faire une étude d’ensemble de ce phénomène afin d’établir une liste complète de ces mots et de suivre leur évolution à travers les nomenclatures des dictionnaires. Le mouvement se poursuit au XIXe siècle. L’extension d’emploi que connaît le mot capelan dans la zone des bancs de Terre-Neuve est, par exemple, notée ainsi par Bescherelle (1847) : « Nom vulgaire de divers poissons de Terre-Neuve et autres parages, ressemblant plus ou moins au véritable caplan. » Le mot goberge, nom donné à des poissons apparentés à la morue, que l’on pêche également sur les bancs de Terre-Neuve, avait pour sa part été enregistré déjà au XVIIe siècle (Nicot 1606, puis Furetière 1727).
10Dans le cas de ce dernier exemple, on sait que le mot a été retenu parce qu’il figurait sous la plume d’un naturaliste du XVIe siècle (Guillaume Rondelet), qui a laissé de nombreux écrits (Furetière fait d’ailleurs mention de son nom). Comme ce savant avait donné une explication du mot, les lexicographes ont été en mesure d’en rendre compte de façon satisfaisante. Nous verrons plus loin que beaucoup d’autres mots n’ont pas connu un sort aussi enviable. De façon générale, on peut dire que les canadianismes qui ont pénétré anciennement dans les dictionnaires s’étaient fait remarquer dans des textes écrits par des missionnaires, des voyageurs et des scientifiques français ou travaillant en collaboration avec des Français. Ils se rapportaient à des réalités nouvelles qui suscitaient la curiosité au sein de l’élite intellectuelle de France. En somme, c’est à ces réalités qu’on s’intéressait, bien plus qu’aux mots qui servaient à les nommer6. Par la suite, certains auteurs, tel Chateaubriand, évoqueront le contexte nord-américain et la langue dans laquelle ils s’exprimaient à travers des récits dont l’action se situe sur le Nouveau Continent7.
11Certains considéreront que ces mots sont devenus « français » du fait de leur introduction dans les dictionnaires, mais, comme nous le verrons maintenant, en raison des réalités qu’ils désignaient et de la façon dont ils ont été traités par les lexicographes parisiens, il y avait peu de chances qu’ils pussent être réutilisés en France.
Des mots traités à distance
12Les textes écrits par les premiers Français à avoir parcouru le continent américain présentent un grand nombre de mots qui étaient particuliers au français qui y était employé, du moins par comparaison avec l’usage de Paris. On en trouve dans presque tous les documents réunis sous l’appellation Relations des jésuites, qui ont été écrits depuis le début du XVIIe siècle jusque vers la fin du XVIIIe siècle. Or, seulement quelques-uns de ces mots franchiront le seuil des dictionnaires. Pourquoi ? Il n’est pas possible pour l’instant de donner une réponse claire à cette question. Les recherches qui ont été faites au tlfq indiquent que les textes portant sur les Antilles et la Louisiane ont été mieux exploités par les lexicographes que ceux relatifs au Canada. Ainsi, le mot maringouin est enregistré par Corneille (1694) qui définit le mot par « sorte de moucheron qui se trouve dans les isles de l’Amerique » (comprendre : les Antilles). Aucune mention n’est faite de son existence au Canada avant Larousse (1928). Pourtant, le mot est attesté au Canada dans la première moitié du XVIIe siècle, chez Lescarbot et dans les Relations des jésuites. On trouve même chez Pierre Boucher (1664) un paragraphe complet sur cette « incommodité » qu’il trouve au Canada ; ce livre avait pourtant été publié à Paris même.
13On peut s’étonner aussi que les mots les plus courants ne soient pas ceux qui ont été retenus par les lexicographes de France. L’explication qu’on peut avancer est que les mots des Canadiens ne pouvaient être pris en compte que dans la mesure où ils gagnaient la faveur des Français de passage dans la colonie ou, du moins, qu’ils figuraient sous leur plume. Le cas de pruche est patent à cet égard. Le mot est attesté depuis Cartier (1536) et est bien établi dans l’usage des Canadiens dès le XVIIe siècle, mais pas dans celui de l’élite française qui allait et venait entre le Canada et la France ; il faudra attendre la parution du Nouveau dictionnaire pratique Quillet (1974) pour le voir figurer dans un dictionnaire parisien. Et l’on se rend compte que le mot épinette, créé par les Canadiens, a été pris en compte dans l’Encyclopédie (1765) parce qu’il avait retenu l’intérêt des sociétés savantes. On l’y trouve, non pas en vedette, mais sous le mot sapin et dans la locution épinette de Canada, nécessairement créée par des Français. Les données de l’Encyclopédie reposaient sur les écrits de scientifiques qui sont mentionnés dans l’article sapinette (Pehr Kalm, un Suédois, et Duhamel du Monceau). Dans la sélection et le traitement des mots canadiens à l’époque ancienne, les lexicographes n’ont pas toujours pu compter sur des sources aussi bien informées.
14On ne compte plus, en effet, les erreurs dans les dictionnaires de France, surtout au XIXe siècle, concernant le traitement des canadianismes, erreurs qui sont, dans certains cas, encore reprises dans des ouvrages publiés après les années 1950. Un cas a particulièrement choqué les Canadiens, celui du mot orignal, noté original dans des dictionnaires depuis Littré (encore dans le Nouveau dictionnaire pratique Quillet de 1974 !). Cette forme résulte d’une faute typographique qui s’est glissée dans des relations de voyages et sur des cartes anciennes, mais qui n’a jamais eu d’existence réelle. Dans son Glossaire franco-canadien (1880), Oscar Dunn s’était senti obligé d’écrire : « N’en croyez pas l’Acad[émie] lorsqu’elle dit qu’on appelle ainsi l’Elan [sic] du Canada, notre magnifique Orignal. » A propos du mot portage, le même auteur souligne avec humour l’incompétence du Dictionnaire de l’Académie qui avait illustré l’emploi du mot par le commentaire suivant : « Depuis Québec jusqu’à Montréal, il y a tant de portages. » Dunn écrit à ce propos : « Tout en remerciant l’Académie d’avoir pensé à nous, il est bon de faire remarquer que s’il y avait des portages entre Québec et Montréal, il faudrait portager (le mot est usité) des steamers transatlantiques, ce qui ne laisserait pas de présenter certaines difficultés. »
15Les définitions sont souvent malhabiles, quand elles ne sont pas carrément inexactes. Pour illustrer le premier cas, on peut rappeler l’exemple du mot raquette, enregistré dans les dictionnaires depuis celui de l’Académie (1694) et qui était encore défini ainsi au XIXe siècle : « Certaine machine que les sauvages du Nord attachent à leurs pieds pour marcher plus commodément sur la neige, et qui est faite à peu près en forme de raquette » (Bescherelle 1847). Cette façon de traiter les canadianismes a poussé Benjamin Suite (1898) à écrire, contre toute bienséance : « Les quarante membres de l’Académie sont des bonshommes usés qui n’ont guère quitté la ville où ils gagnent leur pain et, par conséquent, sont d’une ignorance modèle sur tout le reste de l’univers. Et ce sont de semblables maîtres d’école qui nous enseigneraient comment appeler un portage, des raquettes, un aviron, toutes choses dont ils ne connaissent rien » (p. 76).
16Pour ce qui est des erreurs de définitions, nous nous limiterons au cas du mot carcajou, qui désigne au Canada le glouton, mammifère carnivore des régions nordiques appartenant à la famille des mustélidés (Gulo gulo). Depuis le XIXe siècle, ce mot est associé par erreur par les lexicographes de France8 à un autre mustélidé, le blaireau d’Amérique (Taxidea taxus, anciennement appelé blaireau du Labrador) dont l’habitat se situe plus au sud, principalement dans le centre et l’ouest des États-Unis. Cette méprise s’explique sans doute par le fait que, au XIXe siècle, les Français se sont tournés vers les ouvrages de référence américains. Or, le mot canadien carcajou était passé à l’anglais américain où il avait pris une signification nouvelle (« blaireau »). Les lexicographes de France rendent donc compte d’un emploi du mot qui n’existe qu’en anglais. Ces définitions lacunaires et ces erreurs s’expliquent, on s’en doute, par le fait que le traitement des mots a été fait à distance, sans qu’on ait jugé bon de demander l’avis des Canadiens.
17Cette partie suffit à montrer que la façon dont les mots des français d’Amérique ont été présentés dans les dictionnaires parisiens entraîne une vision inadéquate de l’histoire de la vraie langue française, dans sa totalité, laquelle est à reprendre complètement, sur des bases autres que celles de la seule variété de prestige. En somme, on n’a retenu de la langue française que l’histoire de sa variété codifiée. La formule des dictionnaires actuels est, pour cette raison, ancrée dans une tradition qu’il paraît difficile d’infléchir.
les québécismes dans les dictionnaires le robert
18Dans le Dictionnaire des dictionnaires (1884-1890), Paul Guérin expérimenta une méthode qui représentait un changement notable par rapport à la pratique traditionnelle des lexicographes parisiens en ce qui a trait aux mots des français hors de France. Dans le cadre d’un projet de dictionnaire de type universel, issu d’une tradition qui remonte au XVIIIe siècle, Guérin s’était donné pour objectif de réaliser un ouvrage qui fasse le bilan de l’ensemble des connaissances et des productions artistiques et qui dresse « l’inventaire le plus riche, le plus varié des emplois de la langue française ». Guérin enregistre un bon nombre d’emplois appartenant à différents parlers régionaux de France ainsi que des mots du français de la Suisse romande, de la Belgique et du Canada. Il fait preuve d’une ouverture particulièrement grande à l’égard des canadianismes, surtout dans son Supplément de 1895 a bénéficié de la contribution d’un Canadien (l’abbé Napoléon Caron) et qui contient quelque 350 emplois particuliers au Canada. Ces emplois ont trait, dans une large part, à des réalités locales, mais la consultation de la liste des canadianismes fait voir qu’on s’occupe aussi de la langue, telle qu’elle est parlée, ce qui représente un changement notable par rapport aux relevés antérieurs. Ces mots seront repris dans l’Encyclopédie universelle du XXe siècle (1904), mais Guérin ne fera pas école9.
19Il faudra attendre le début des années 1970 pour qu’on s’intéresse de nouveau, à Paris, à des mots caractéristiques de pays francophones autres que la France. Il ne s’agira plus d’initiatives isolées, comme avait été celle de Guérin, mais bien d’un mouvement mettant à contribution les grandes maisons d’édition de dictionnaires. Parmi celles-ci, la maison Robert fera preuve d’une plus grande audace à la fois quant au nombre des mots de la Belgique, de la Suisse, du Canada et de l’Afrique qu’elle intégrera et quant au traitement qu’elle leur réservera.
20Contrairement aux emplois des autres pays, les mots du Canada se présentent actuellement sous une étiquette variable dans les dictionnaires Le Robert, le plus souvent avec la marque « Canada » — ou « au Canada » quand la précision fait partie de la définition —, mais dans de nombreux cas aussi avec la mention « Québec ». Si l’on examine les choses de plus près, on trouve des exemples de ce flottement depuis l’édition de 1977 du Petit Robert-, par exemple, le sens d’« immeuble d’habitation » du mot conciergerie porte la marque « Québec » (voir aussi intergouvernemental), alors que, dans la plupart des cas, on a recours à « Canada » dans cette édition. La marque « Québec » s’imposera presque sans exception dans les emplois qui s’ajouteront à partir de l’édition de 1993. S’agit-il d’une transition planifiée, ou inconsciente ? Toujours est-il qu’elle se fait sans heurt, contrairement à ce qui s’est produit dans Le Petit Larousse où le remplacement (trop) systématique de la marque « Canada » par la marque « Québec », dans l’édition de 2000, a déclenché une polémique10.
Les dictionnaires Le Robert et les autres
21La reprise du mouvement d’inclusion des mots propres aux français hors de France dans les dictionnaires parisiens est lancée par Davau, Cohen et Lallemand qui, dans leur Dictionnaire du français vivant (1972), ajoutent des listes de belgicismes, de canadianismes et d’helvétismes à la fin de leur ouvrage. On peut toutefois porter au mérite d’Alain Rey d’avoir le premier, dans la présentation du Supplément de 1970 du Grand Robert, fait allusion aux besoins particuliers des francophones à l’extérieur de la France (voir Galarneau et Verreault, à paraître).
22Si on y regarde de plus près encore, on se rendra compte que le Petit Robert de 1967 comprenait déjà un bon nombre de canadianismes, qui avaient été signalés par d’autres auparavant, comme canot, carcajou, caribou, coureur de bois. Et on y trouve également — ce qui n’avait pas échappé à la vigilance du bouillant critique Pierre Beaudry (1973) — magasinage, plancher au sens d’« étage », vivoir, et déjà le fameux char, défini par « voiture, wagon11. » La présence de ce dernier dans l’édition de 1967, qui comportait tout de même peu de canadianismes, a, en rétrospective, figure de symbole, quand on considère le cheminement laborieux qui a été le sien dans les dictionnaires Le Robert jusqu’à récemment. Défini en 1967 par « voiture, wagon », sans marque évaluative, cet emploi était étiqueté « populaire » dans l’édition de 1977 pour être retiré de l’ouvrage dès la mise à jour de 1978. Dans la refonte de 1993, on n’avait pas osé le réintroduire, en dépit du fait qu’il s’était entre-temps réfugié dans le Grand Robert de 1985, où il était déclaré vieilli ou rural au sens de « voiture automobile » et suivi d’un commentaire par lequel on espérait sans doute désarmer la critique12. Il vient de réapparaître dans la mise à jour de 2000 du Petit Robert, avec la marque « familier » cette fois et protégé par une citation de Réjean Ducharme (« aller en vacances à Miami, avoir le char de l’année »). Les péripéties de ce québécisme13 ne s’arrêtent pas là. Dans le dictionnaire bilingue Robert-Collins, il avait été intégré en 1978, l’année même où on le supprimait du Petit Robert-, la marque « très familier » qui y était attachée a été remplacée par « familier » en 1998. Cet exemple montre bien à quel point les lexicographes parisiens ont dû, à partir des années 1970, composer avec les réactions contradictoires des Québécois et les sorties tonitruantes de certains critiques (voir encore, sur ce point, Rey [1986, p. 40], à propos du mot fun qu’il souhaitait enregistrer). La saute d’humeur de Benjamin Suite concernant le travail des académiciens, rapportée plus haut, est probablement de la douce musique au jugement d’Alain Rey par comparaison avec les dénonciations dont ses initiatives ont fait l’objet chez certains puristes québécois14.
23Les dictionnaires Le Robert ont pris une avance considérable en ce qui a trait à l’inclusion et au traitement des mots de la francophonie hors de France à partir de l’édition de 1977 du Petit Robert. Pour se limiter aux québécismes, Dugas (1979) en a relevé 241 dans ce dictionnaire. Par comparaison, les dictionnaires Larousse se sont longtemps limités à la liste des quelque 60 canadianismes de bon aloi publiée par l’Office de la langue française en 1969. La maison Hachette suivra plus tard (1988) en insérant en annexe de son Dictionnaire de notre temps des listes de mots d’Afrique, de Belgique, du Canada et de Suisse. Pour être juste envers ces maisons d’édition, il faut cependant reconnaître qu’elles ont maintenant largement comblé leur retard et qu’elles ont même dépassé les dictionnaires Le Robert dans ce domaine, du moins pour ce qui est de la nomenclature. Hachette a publié en 1997 le Dictionnaire universel francophone, qui traite de plusieurs milliers d’emplois de la francophonie hors de France, et Le Petit Larousse illustré inclut environ 250 emplois québécois dans son édition de 2003 (près de 470 sont prévus dans l’édition de 2005).
24Ce rapide tour d’horizon permet de prendre conscience que les lexicographes ont hésité entre deux formules dans le traitement des mots des français hors de France, l’une consistant à établir des listes de mots séparées de la nomenclature de l’ouvrage, l’autre à intégrer pleinement ces éléments au dictionnaire. Dans les deux cas se posait la question de la compatibilité de ces ajouts avec le contenu principal du dictionnaire. Josette Rey-Debove n’a jamais paru très favorable à une intégration pure et simple ; d’après elle, cette façon de frire péchait par manque de cohérence avec les exigences de la description fonctionnelle (nous y reviendrons). D’autres paraissent avoir éprouvé des réticences à incorporer ces éléments pour une autre raison : ils cadraient mal avec le portrait que vise à donner de la norme du français le dictionnaire parisien. Certains indices montrent que cette perception a pu jouer dans le cas du Dictionnaire du français vivant (1972). Dans le texte de présentation des listes de belgicismes, de canadianismes et d’helvétismes, on parle, par exemple, de « mots français détournés de leur sens ». De plus, à propos de certaines tournures et locutions belges (moi bien, assez bien de, c’est chaud assez, du papier pour moi écrire), les auteurs ont cette remarque révélatrice : « [I]l est bien évident qu’elles ne font pas partie du français général ; la forme française que nous donnons comme équivalent permet de substituer l’usage général à l’usage local15. »
Rey versus Rey-Debove
25Ce qui distingue au premier chef la contribution des dictionnaires Le Robert à la description des mots des français hors de France, c’est le fait que les deux grands responsables de ces ouvrages, Alain Rey et Josette Rey-Debove, ont marié la pratique et la théorie, au risque de voir contredire leurs avancées théoriques par leurs propres réalisations dictionnairiques, puisque les lexicographes n’ont pas toute la liberté qu’on pourrait penser. Ils ne se sont donc pas contentés d’introduire dans leurs dictionnaires des données concernant ces français, mais ils ont commenté leur travail et affronté régulièrement la critique dans des écrits et dans des colloques. L’avantage des dictionnaires Le Robert est d’avoir été conçus par des lexicographes qui étaient également d’excellents linguistes.
26Si l’on voulait distinguer l’apport personnel d’Alain Rey et de Josette Rey-Debove, on pourrait dire que le nom de l’un est davantage associé à la discussion des enjeux sociolinguistiques et celui de l’autre à l’analyse systématique du lexique. C’est ce qui peut expliquer qu’Alain Rey ait été souvent mêlé à des controverses, du moins dans les débats sur le français du Québec, et que les ouvrages de Josette Rey-Debove aient figuré parmi les références les mieux cotées pour la formation en lexicologie française. Les engagements personnels de chacun confirment ces orientations. Alain Rey s’est investi dans l’expérience du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992) alors que Josette Rey-Debove a concrétisé son approche dans Le Robert méthodique (1982) qui vise à donner une explication du vocabulaire en vue de sa maîtrise par l’étudiant (Rey-Debove 1998, p. 251-258).
27Cette différence de perspectives les a conduits à envisager d’un point de vue différent la question de l’insertion des mots des français hors de France dans les dictionnaires du français. Ainsi, Alain Rey (1983) écrivait que « le dictionnaire de langue, après avoir contribué à l’édification d’une norme en partie fictive, [...] peut se permettre aujourd’hui d’accepter la pluralité des usages ; la norme projective s’en trouvera modifiée, enrichie, élargie, à l’usage d’une communauté humaine élargie, mais elle ne disparaîtra pas, si le français doit subsister » (p. 567). Pour sa part, Josette Rey-Debove, dans une entrevue donnée à un journaliste québécois, se disait au contraire « gênée par la présence des termes québécois [...] dans le Petit Robert »-, elle avait eu l’impression, continuait-elle, d’avoir introduit dans l’ouvrage « des corps étrangers », d’avoir fait « une entorse à ses principes lexicographiques » (Morisset 1983). Dans son étude sémiotique du langage (1998, p. 278), elle revenait en quelque sorte sur la question en l’examinant d’un autre angle. Elle qualifiait d’« utopie » le projet de décrire « dans un même dictionnaire » toutes les particularités du français, d’abord parce que cela n’était « d’aucune utilité pour les usagers », et ensuite parce qu’on ne pouvait pas considérer que ces éléments font partie d’une langue commune puisqu’il n’y a pas de communication entre les variétés géographiques du français (par exemple, entre le français du Sénégal et le français du Québec).
Le traitement des québécismes
28Deux études viennent d’être consacrées à la nomenclature et au traitement des québécismes dans les dictionnaires Le Robert. Annie Galarneau (2000) s’est intéressée au Petit Robert, dans la version électronique diffusée en 1997. Avec Claude Verreault, elle a par la suite présenté une communication à la Journée des dictionnaires (Paris, 2002) dans laquelle est examinée plus particulièrement le sort réservé à ces mots dans le Grand Robert (prise en compte des trois éditions). Nous renvoyons le lecteur à ces études minutieuses qui approfondissent la question sous de multiples aspects. Dans le Petit Robert, par exemple, Galarneau a relevé 323 articles contenant des emplois particuliers aux français d’Amérique du Nord ou dans lesquels on prend en compte la réalité nord-américaine ; compte tenu des répétitions, c’est de 312 emplois différents qu’il faut parler. Dans l’édition de 1977, Dugas (1979) avait, nous l’avons dit, repéré 241 québécismes. Puisque, dans un cas, il est question d’« emplois » et, dans l’autre, de « termes », on ne peut établir de comparaison stricte, mais il est certain que la nomenclature québécoise du Petit Robert a été augmentée depuis 1977 et que de nombreux textes ont été retouchés. Pour la Belgique et la Suisse, Galarneau a recensé respectivement 229 et 191 articles, ce qui montre que le français du Québec a eu droit à une part plus qu’équitable.
29Nous nous limiterons ici à quelques généralités concernant le traitement des québécismes dans les dictionnaires Le Robert, qui pourront compléter sur quelques points les études que nous venons de mentionner et qu’il sera utile de garder en tête pour la suite de cet article. Commençons par les aspects positifs. Nous en dégageons cinq principaux.
- Avec la publication de l’édition de 1977 du Petit Robert, Alain Rey et Josette Rey-Debove ont été les premiers, depuis l’émergence de la notion de « francophonie », à donner une place significative aux mots des français hors de France dans un dictionnaire parisien. Leur ouvrage est demeuré le plus complet à cet égard jusqu’à récemment. Concernant plus particulièrement les québécismes, on peut certainement dire que ces lexicographes ont mieux compris la situation québécoise que les auteurs des autres dictionnaires usuels.
- Dans les dictionnaires Le Robert, on a établi des définitions complètes pour ces mots qui sont souvent glosés ailleurs par de simples équivalents. Cette approche était commandée par la méthode même des Robert qui sont de véritables dictionnaires de langue, par comparaison avec Le Petit Larousse, par exemple, dont les visées sont largement encyclopédiques et qui s’adresse à un public moins exigeant pour ce qui est de la description linguistique.
- Les auteurs des dictionnaires Le Robert ont fait un effort évident pour intégrer des québécismes au lexique du français de référence. Le système de renvois du Robert, qu’on a parfois critiqué pour son manque de précision du fait qu’il exploite aussi bien l’analogie que la synonymie, s’est avéré efficace à cet égard, facilitant la circulation des québécismes dans le dictionnaire. Ainsi, dans l’édition de 1977, de shopping on renvoie à magasiner (dès 1967, on frisait mention des mots canadiens magasinage sous shopping et vivoir sous living-room, sans cependant utiliser le système des renvois en gras). Dans le Grand Robert de 1985, on a même ajouté une remarque sous le mot magasiner, encourageant l’adoption générale du mot québécois16. Certains mots ont été incorporés sans marque, comme si on leur reconnaissait d’emblée un statut international, comme autoneige et motoneige (en 1977)17, ou encore covoiturage, intégré de la même façon en 199918. Dans le cas de motoneige, il faut souligner que, dès 1977, on fait un renvoi à ce mot à partir de scooter des neiges, ce qui dénote de l’audace puisque, dans les années 1970, des puristes québécois dénonçaient encore ce néologisme qu’ils voulaient remplacer par... scooter des neiges (Poirier 1995a, p. 245).
- Les lexicographes du Robert ont entretenu un dialogue suivi avec les Québécois et sont sortis de la tour d’ivoire dans laquelle se retranchaient les lexicographes parisiens d’antan. La critique sévère mais fondée que leur a servie Dugas (1979) à la suite de la parution de la deuxième édition du Petit Robert aurait pu les rebuter. N’avaient-ils pas frit un effort considérable pour faire avancer la cause des français hors de France, notamment celle du Québec ? À travers le style effervescent du critique et, surtout, la multitude de ses annotations et compléments, ils ont perçu la passion et apprécié les ressources d’une nouvelle élite québécoise portée par une volonté de promouvoir le statut du français du Québec. À partir de l’édition de 1981, la contribution de Jean-Yves Dugas est officiellement soulignée, à la suite de celle de Gilberte Gagnon, le texte précisant que ses suggestions avaient « été retenues dans une large mesure ». Depuis l’édition de 1993, le nom de Dugas figure parmi les auteurs, sous la rubrique « francophonie ». Le Petit Robert a apporté un bon nombre de corrections à ses textes sur les québécismes encore par la suite19.
- L’inclusion de québécismes dans les dictionnaires Le Robert et la façon dont on les a traités ont été des facteurs importants de reconnaissance de ces mots et, par là, de la culture québécoise, au Québec et à l’étranger. La compétence incontestée d’Alain Rey et de Josette Rey-Debove a contribué à faire progresser les discussions sur l’évaluation des québécismes et la nécessité d’en rendre compte dans des dictionnaires qui seraient conçus au Québec même. Le Petit Robert a ainsi, en quelque sorte, ouvert la voie au Dictionnaire du français Plus (1988) et a servi d’incubateur au Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992). La réflexion des linguistes québécois a été alimentée par des colloques auxquels les responsables scientifiques du Robert ont participé activement. Ainsi, à l’occasion de celui qui a été consacré à la lexicographie québécoise à l’Université Laval, en 1985, Alain Rey a fait réfléchir les participants à la question de la variation linguistique dans l’espace et les dictionnaires et a, dans ses réponses aux questions, exposé la difficulté pour le lexicographe de tracer sa ligne de conduite entre sa mission de décrire l’usage réel et l’incontournable problème de la norme.
30Nous ferions injure au sens critique d’Alain Rey et de Josette Rey-Debove si nous leur donnions l’impression que les Québécois sont tout à fait satisfaits du traitement des québécismes dans les dictionnaires Le Robert. Les lexicographes des dictionnaires Le Robert sont certainement conscients que quelques erreurs tenaces agacent encore leurs lecteurs québécois. Diverses améliorations pourraient en outre être apportées avant même de songer à enrichir la nomenclature des québécismes. Sur ce point encore, Galarneau (2000) et Galarneau et Verreault (à paraître) sont les principales sources à consulter. Leur travail nous dispense d’entrer dans les détails.
31La première chose à faire serait peut-être d’harmoniser les marques topolectales « Canada » et « Québec » et de foire disparaître l’ambiguïté de la mention « régional » dont on ne sait pas si elle qualifie un emploi par rapport à l’usage québécois (ou canadien), ou par rapport à l’usage de France (nous avons souligné cette ambiguïté déjà en 1986, dans une critique de la seconde édition du Grand Robert). Le travail de révision devrait porter en deuxième lieu sur la redéfinition de quelques mots. Celle, par exemple, qui est donnée de l’appellation Assemblée nationale dans le Grand Robert (1985) (texte repris en 2001) est erronée et nous en réclamions la correction dans le même compte rendu ; cette Assemblée est une institution du Québec, et non du Canada, et n’est donc pas la Chambre des communes. Autre cas : les Québécois reconnaissent mal leur chaloupe dans l’explication qu’en donne encore le Petit Robert (2002) : « Petit bateau à rames. » Un bon nombre de datations pourraient être améliorées à la lumière du Dictionnaire historique du français québécois dont le Grand Robert de 2001 ne fait pas état, bien qu’il renvoie, et avec raison, au Dictionnaire suisse romand et au Dictionnaire des régionalismes de France, publiés respectivement un peu avant et un peu après celui du tlfq (Thibault 1997 ; Rézeau 2001). Certains jugements sont encore véhiculés à tort dans le Petit Robert (2002), par exemple, quant à l’emploi du mot sou, qui relèverait du style familier, ce qui est inexact (sauf pour la locution trente sous, signifiant « vingt-cinq cents »). Il faut reconnaître tout de même que des erreurs d’appréciation de ce genre, qui étaient reprises d’une édition à l’autre, ont été corrigées récemment20.
32De ce qui précède, on retiendra que les auteurs des dictionnaires Le Robert ont amélioré leur traitement des québécismes, mais qu’il reste encore du travail à faire. On remarquera en outre que les autres maisons d’édition de dictionnaires accordent de plus en plus d’attention à cette question, au point où les Robert pourraient bientôt être à la traîne. Cela n’enlève rien au mérite irremplaçable des auteurs de ces ouvrages qui ont contribué puissamment à la promotion du Québec. La question qu’on doit se poser maintenant est de savoir si, après avoir corrigé les erreurs qui subsistent, les lexicographes des dictionnaires Le Robert devraient continuer dans la même voie, en ajoutant d’autres emplois, ou s’il conviendrait de réexaminer la façon dont on doit rendre compte de la variation du français en francophonie dans les dictionnaires parisiens.
dictionnaires et francophonie
33Nous avons déjà souligné que la lexicographie française s’est traditionnellement limitée à la variété codifiée qui a été diffusée à partir de Paris. Depuis les années 1980, on a vu paraître quelques rares dictionnaires réalisés — du moins en partie — ailleurs que dans la capitale française et on a assisté à la multiplication de répertoires différentiels portant sur des variétés de français hors de France (voir un bilan dans Poirier 2001). Ces productions d’un genre nouveau n’ont pas manqué de faire naître des interrogations à propos de ce qu’on doit dorénavant considérer comme « français ». Sur ce plan, les conceptions traditionnelles sont bousculées par de nouvelles perceptions, au point où la discussion devient parfois embrouillée21.
34Dans ce collectif qui dresse le bilan d’un des dictionnaires de référence les plus prestigieux, il nous a paru qu’il y avait place pour une réflexion sur l’avenir de la lexicographie du français. Nous nous interrogerons ici essentiellement sur le modèle du dictionnaire de référence, c’est-à-dire de l’ouvrage qui a traditionnellement servi de guide pour l’apprentissage et la diffusion de la langue française partout dans le monde. Laissant de côté la question de savoir si des communautés peuvent se doter de dictionnaires spécifiques, option qui est certes légitime et valable, nous essayons de voir comment faire en sorte que les locuteurs du français à travers le monde puissent continuer, dans l’avenir, à s’appuyer sur un dictionnaire de référence commun. Pour bien faire comprendre notre point de vue, nous invitons le lecteur à partager d’abord avec nous quelques constatations et à nous suivre dans l’examen de quelques concepts opératoires.
Le public visé par le dictionnaire de référence
35Le mouvement d’inclusion des mots des français hors de France dans les dictionnaires parisiens n’a pas manqué de susciter la curiosité des francophones qui pratiquent ces variétés à propos de la place qui leur était faite désormais dans ces ouvrages. Ils ont pris conscience d’une réalité qui existe pourtant depuis le début de la lexicographie française : le dictionnaire parisien s’adresse aux Français de France. C’est-à-dire que le discours qui est tenu ne peut avoir de signification pour les autres que dans la mesure où ils acceptent d’oublier une partie de leur identité et de leurs références communautaires et d’adopter le point de vue hexagonal. En réponse aux questions que lui adressait Louis-Paul Béguin (1977), qui était réticent à voir figurer certains canadianismes dans le Petit Robert, Alain Rey faisait, par exemple, valoir les besoins du public de France22. Quelques années plus tard, dans une entrevue à un journaliste montréalais, Josette Rey-Debove se trouvait à entériner les propos d’Alain Rey par le fait qu’elle se montrait réticente à inclure des québécismes dans le Petit Robert. Elle estimait en effet qu’il n’y avait pas qu’une seule langue française, le québécois lui apparaissant comme un ensemble fonctionnel distinct de celui que constitue le français de France. Il fallait donc conclure de ses propos, comme l’a fait le journaliste (Morisset 1983), que son dictionnaire avait été conçu pour le public de France.
36Une fois prise la décision d’inclure des mots des français hors de France, se pose le problème de leur traitement. C’est en effet tout un défi pour le lexicographe que de parler de l’identité de l’autre dans sa langue à lui (le lexicographe) à la satisfaction des deux parties. Comment, par exemple, rendre compte de l’emploi québécois de muffin dans un dictionnaire parisien ? Galarneau (2000, p. 41) a bien raison d’écrire que le mot cake qui sert à le définir dans le Petit Robert « n’a pas de valeur référentielle pour les francophones nord-américains23 ». Elle aurait pu ajouter que ce recours au mot anglais a en plus le don d’indisposer les Québécois. Il faudrait investir des efforts considérables pour contourner toutes les difficultés qui sont susceptibles de se présenter. Nous nous sommes heurté à des cas de ce type dans la rédaction du Dictionnaire universel francophone (1997) où la mise en rapport de nombreuses variantes de la francophonie invitait à adopter, dans les définitions, une formule d’équivalence à laquelle nous avons souvent cherché à échapper. Pour celle du mot bâton de hockey, par exemple, il nous était impossible d’accepter que la définition se lise « crosse »... Ces quelques constatations sont loin d’épuiser le sujet. Il faudrait parler encore du système de marques des dictionnaires parisiens, qui ne convient pas parfaitement à la situation québécoise en raison de différences sociales notables. Il nous suffira ici d’avoir souligné que le public du dictionnaire de référence, tel qu’il est rédigé depuis des siècles, est bel et bien le public de l’Hexagone. La chose était certes normale autrefois, mais cette conception ne devrait-elle pas être remise en cause dans le contexte de la francophonie d’aujourd’hui ?
Les concepts opératoires
37La compréhension des orientations que nous proposons plus loin pour la lexicographie française suppose qu’on s’entende au départ sur quelques concepts dont les contours ne sont pas toujours clairs. On risquerait sinon de retourner à une argumentation traditionnelle qui ne résiste plus à la critique ou de se retrancher dans des positions théoriques qui ne sont peut-être pas, dans le fond, incompatibles avec notre point de vue. Du moins sera-t-on en mesure de mettre le doigt sur les points de divergence qui pourraient expliquer le rejet des orientations que nous privilégions.
38Le premier concept, celui d’une langue française variable, ne paraît plus faire problème pour personne. Les nombreuses études et descriptions qui ont paru depuis les années 1970 ont fait prendre conscience que la langue française est très variable, aussi bien sur le plan social que sur le plan géographique. Cette variation concerne non seulement les pratiques effectives, mais aussi la conscience linguistique des communautés francophones, facteur qui peut avoir un effet de rétroaction sur ces pratiques. Nous avons montré ailleurs (Poirier, à paraître) que le sentiment linguistique n’est pas le même dans les divers pays où le français est langue maternelle. Au sein d’un même pays, nommément la Belgique, ce sentiment peut même différer selon qu’on est Bruxellois ou Wallon. On ne s’étonnera pas non plus que la perception de l’emprunt ne soit pas fondée sur les mêmes critères au Québec et dans les pays du Maghreb et d’Afrique noire. Dans le premier cas, on répugne aux emprunts (à l’anglais), parce qu’ils sont des symboles d’un statut d’infériorité pour les francophones, alors que, dans le second, on trouve naturel d’incorporer à une langue de culture qu’on a adoptée des mots de sa propre langue vernaculaire (voir sur ce point les contributions réunies dans Latin et Poirier, 2000). S’ils voulaient donner une juste description des mots de la francophonie hors de France, les lexicographes parisiens devraient, pour cette raison, modifier sensiblement leur approche.
39Quant à l’argument de la cohérence du dictionnaire de langue, il est invoqué régulièrement pour justifier telle ou telle approche lexicographique. On parle le plus souvent de la nécessité d’une « description fonctionnelle ». Il nous semble toutefois que la question n’a pas été examinée sous tous ses aspects. Qu’on vise à décrire les mots en tenant compte du rôle qui leur est dévolu dans un réseau lexical est une chose, mais qu’on réussisse à produire une description du lexique qui permette de dégager une structure d’ensemble en est une autre. Josette Rey-Debove a conduit, avec le Robert méthodique (1982), une expérience remarquable en construisant une méthode lexicographique sur la base des régularités morphologiques du lexique. L’ouvrage est certes cohérent sur ce plan, ce qui ne veut pas dire que ce dictionnaire ait réussi à donner une représentation structurée de tous les éléments du lexique et des ramifications sémantiques du français.
40Il nous faut donc distinguer ici deux composantes essentielles dans la démarche du lexicographe : la nomenclature et la méthode de description. Quand Josette Rey-Debove exprime sa réserve à inclure des mots particuliers aux français hors de France, elle parle de nomenclature. Car on peut très bien appliquer à ces unités qui s’ajoutent les mêmes critères de description qu’aux autres. À l’inverse, sur le plan de la nomenclature, aucun dictionnaire ne peut prétendre à la cohérence. Celui qui a répondu le mieux à cet idéal est, d’une certaine façon, le Dictionnaire de l’Académie française de 1694. Décrivant un sous-ensemble du lexique relevé dans la pratique d’un petit groupe de locuteurs, les auteurs de cet ouvrage sont demeurés à l’intérieur d’un cadre étroit, qui favorisait une meilleure homogénéité de la description. Depuis cette époque, les dictionnaires se sont progressivement ouverts à toutes sortes de nomenclatures : vocabulaires des spécialités et des techniques, mots d’argot (qui est en soi un code distinct de celui du français usuel), mots du français populaire, mots des régions de France, etc. Il y a belle lurette que les lexicographes ont renoncé à la cohérence de la nomenclature de leurs ouvrages.
41En ajoutant des mots des français hors de France, ils ont poussé plus loin une tendance qui s’était amorcée clairement dès le XVIIIe siècle. Inclure des mots du Canada, de la Belgique, de la Suisse, du Maghreb ou de l’Afrique noire n’était pas un changement fondamental, surtout que les unités qui ont été introduites correspondent dans bien des cas à des usages de France. Les Québécois se sont ainsi rendu compte, en consultant le Dictionnaire des régionalismes de France (Rézeau 2001), que « leurs » mots, qu’ils auraient juré avoir inventés eux-mêmes, étaient dans bien des cas utilisés sur le territoire de France, comme achaler, barrer (la porte), déparler, échapper (un objet), malin (en parlant d’un chien dangereux), mouillasser, piler (dans une flaque d’eau). Les Acadiens reconnaissent en outre dans ce dictionnaire : bouillée au sens de « groupe serré de fleurs, d’arbres », bouchure « clôture », goule « bouche » et verne (ou vergne) en parlant de l’aulne. Ces mots sont en usage en France dans de grandes aires pouvant, à l’occasion, regrouper des dizaines de départements. Il y a donc des rapports, en synchronie, entre les français hexagonaux et ceux qui sont parlés ailleurs. Le Dictionnaire universel francophone a expérimenté une nouvelle façon d’embrasser le lexique du français, en établissant justement des liens entre les usages des divers pays francophones. En le consultant, on se rendra compte que le mot marier au sens d’« épouser » est un emploi usuel dans une partie de la France, en Belgique, en Suisse, au Québec (et plus largement en Amérique du Nord), au Maghreb et en Afrique noire... Ces données invitent à s’interroger sur ce qui constitue, dans la réalité, le français « commun ».
42Il nous faut conclure qu’on a pu atteindre, en lexicographie française, une certaine cohérence quant à la méthode, mais sûrement pas pour ce qui est de la nomenclature. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons, depuis une vingtaine d’années, insisté sur le fait que le dictionnaire différentiel pouvait, si l’on adopte une approche scientifique, répondre tout aussi bien aux exigences de la cohérence que le dictionnaire complet. En somme, le dictionnaire ne traite toujours que d’une partie du lexique. Il nous paraît donc que la prise en compte des mots des français hors de France ne menace pas la cohérence du dictionnaire davantage que les mots des faubourgs de Paris ou que les termes des savants. Ce qui lie tous les éléments de ce vocabulaire, c’est la morphologie de la langue et le fait qu’ils sont véhiculés au moyen d’une même syntaxe.
43On peut enfin se demander si, en dehors du monde des spécialistes, on s’intéresse beaucoup à la cohérence de la nomenclature. Il ne faut pas oublier en effet que le dictionnaire n’est pas un traité de lexicologie. Il s’adresse à un lecteur qui espère y trouver tous les mots sur lesquels il pourrait achopper ou qu’il souhaiterait incorporer à son répertoire. « Pour un grand nombre de ses lecteurs, le dictionnaire livre un modèle à suivre bien plus qu’un témoignage scientifique sur un état déterminé de la langue », écrit Wauthion (2001, p. 77). Si l’on adopte ce point de vue, la question de l’incorporation des mots particuliers aux français hors de France se situe dans une perspective autre que celle évoquée par Rey-Debove : la question n’est plus de savoir si ces imités sont des corps étrangers dans le dictionnaire, mais bien de se demander, encore avec Wauthion, si le modèle actuel du dictionnaire est encore valide « à l’intérieur d’un modèle de société démocratique, qui dispose d’un savoir complexe sur son propre fonctionnement ». Ce point de vue ouvre la discussion en somme sur la définition qu’on devrait désormais donner à français.
44Pour sa part, la réalité à laquelle réfère le terme de francophonie demeure variable. Pour les Français, et même au sein d’un organisme aussi bien informé que l’Agence universitaire de la Francophonie, on continue souvent, dans les discours quotidiens, d’opposer la France et la francophonie. Pour les Nord-Américains, au contraire, il est évident que francophonie doit renvoyer à l’ensemble des pays ou régions où le français est en usage, y compris la France, qui en est le centre naturel. Revoir la définition de français, comme nous venons de le suggérer, c’est évidemment s’entendre d’abord sur celle de francophonie, puisqu’une langue est l’expression d’une communauté.
45Que la France fasse partie de la francophonie n’empêche pas qu’on puisse envisager celle-ci de points de vue différents. On peut, comme l’a fait Robert Chaudenson (2000, p. 173-233), par exemple, l’étudier en partant d’une grille d’analyse des situations francophones en vue de la mise en œuvre de politiques linguistiques. Il existe bien d’autres approches qu’il n’est pas nécessaire de passer en revue ici. Qu’il suffise de faire remarquer que ces diverses explications de la francophonie sont susceptibles d’orienter la réflexion vers des formules particulières de dictionnaires.
46À la lumière des recherches effectuées au Trésor de la langue française au Québec, il nous paraît qu’il y aurait avantage, dans la redéfinition du français et la recherche de formules lexicographiques susceptibles de répondre aux besoins actuels des francophones, à adopter un cadre d’analyse qui repose sur la reconnaissance des deux grandes traditions qui sont à l’origine de toutes les variétés actuelles de la langue. Cette voie est, à notre avis, celle qui s’impose si l’on a le projet de rendre compte, dans des dictionnaires, de la vraie langue française.
Un nouveau cadre d’explication de la langue française
47Selon un préjugé qu’il est difficile de déloger, les français non parisiens résulteraient d’une déviance par rapport à l’usage standard tel que décrit par les lexicographes. Les français nord-américains, plus particulièrement, ont été stigmatisés pour s’être éloignés de ce modèle en maintenant des emplois archaïques, en créant des mots nouveaux et en empruntant à la langue anglaise. La vérité, c’est que ces français ont connu une évolution parallèle à partir du même réservoir d’usages dont est issue la variété codifiée que les chercheurs désignent souvent aujourd’hui par l’appellation français de référence.
48On doit donc se représenter l’histoire de la langue française à travers deux grands courants issus de la même source. Le premier, le plus naturel, est celui qui a évolué sans contrainte, en France d’abord, et qui est à l’origine des français qui se sont formés à l’époque coloniale en Amérique du Nord, aux Antilles et à la Réunion. Le second a suivi une trajectoire planifiée, la langue ayant dans ce cas été prise en charge par une élite au service d’un projet politique. Sur le territoire de France et dans des portions des pays voisins (la Belgique, la Suisse, le Luxembourg), ce français codifié a été surimposé aux patois qui s’y parlaient encore et aux variétés populaires de français. Des restes de ces usages ont été conservés dans les régions. C’est ce qui explique que les français de Belgique, de Suisse et d’Amérique du Nord partagent aujourd’hui un bon nombre de traits qui sont inconnus dans le français de référence d’origine parisienne, mais qui se retrouvent souvent dans les français régionaux de France. Le Dictionnaire suisse romand (1997), le Dictionnaire des régionalismes de France (2001) et le Dictionnaire historique du français québécois (1998) rappellent, par leur contenu, qu’un même courant a nourri les français qui y sont décrits. Une tradition savante et une tradition populaire continuent donc de se côtoyer au sein de la francophonie, d’un pays à l’autre ou au sein d’un même pays.
49Les français d’Afrique présentent également des différences avec le modèle de référence. Ces écarts sont plus récents et représentent surtout des innovations et des emprunts par rapport à la variété qui a été diffusée dans ces pays. Au Rwanda et au Burundi, on reconnaît en outre des emplois hérités de Belgique, d’où sont venus les colonisateurs. Le français régional de la Réunion a, pour sa part, subi un sort semblable à celui des régions de France, par suite de la force d’imposition du modèle métropolitain. Cependant, on y conserve des façons de dire qui correspondent à celles du Canada et qui remontent à l’époque de la colonisation24.
50À mesure qu’on approfondit la connaissance des variétés de français, on voit apparaître un réseau complexe de liens qui les unit. L’étude du lexique est particulièrement révélatrice sur ce plan, comme nous l’avons montré plus haut au moyen de quelques exemples. On pourrait, en généralisant l’exercice de comparaison, dégager une structure du français à l’échelle internationale dans laquelle prendrait place, naturellement, l’ensemble des usages communs de la langue. Une nouvelle cohérence, fondée sur la pratique réelle de la langue, serait ainsi mise en lumière. On verrait se détacher de très nombreux emplois qui sont perçus comme limités géographiquement, mais qui sont en fait d’usage plus répandu que leurs équivalents du français de référence tel qu’il a été défini jusqu’à présent. Sans rejeter le modèle normatif actuel, qui est certainement valide dans une large part puisqu’il a été répandu par l’enseignement partout dans le monde, on pourrait donc imaginer une formule de dictionnaire fondée sur la genèse du français dans toutes ses variétés géographiques. Dans cette perspective, on trouverait la motivation d’écrire enfin la véritable histoire de la langue française, laquelle s’est réalisée à travers deux traditions complémentaires.
vers un nouveau dictionnaire de référence
51Le projet que nous venons d’esquisser est-il réalisable ? Nous le croyons. Il reste à en préciser les modalités. Pour ce qui est de la nomenclature de ce nouveau dictionnaire de référence, on peut déjà s’entendre sur le fait qu’elle comprendrait les emplois communs aux diverses communautés francophones (il s’agit de la plupart des unités du français de référence actuel) ainsi que les mots particuliers qui sont valorisés au sein des communautés de langue française. Cette formule n’empêcherait pas les pays ou régions qui le souhaitent de se doter de dictionnaires propres, plus ouverts encore aux variantes locales. Les dictionnaires différentiels réalisés depuis les années 1980 fourniraient une première base pour la sélection des unités à faire entrer dans le dictionnaire de référence.
52Dans la conception d’un tel dictionnaire de référence, le Petit Robert est sans doute, parmi les usuels, celui qui pourrait le plus facilement subir la métamorphose envisagée. Ses articles reposent en effet sur un modèle de description dont l’histoire et la genèse des emplois constituent la charpente. D’importantes modifications devraient tout de même y être apportées pour faire en sorte que le discours s’adresse à l’ensemble des francophones, et non pas aux seuls Français. Le botaniste et érudit Jacques Rousseau (1969) a soumis à cet égard des propositions qui demeurent largement valables. Il faudrait, en définitive, que les lexicographes de France arrivent à frire la distinction entre le français de référence et le français de France, entités qui sont confondues dans les dictionnaires parisiens actuels.
53Dans la mise au point de la formule lexicographique, on pourrait tirer parti de l’expérience du Trésor de la langue française (1971-1994). Les auteurs de ce dictionnaire ont en effet dû faire face à la difficulté de procéder à une description incorporant des unités lexicales appartenant à des ensembles divers, dans l’espace et le temps. Le lexique s’y trouve expliqué dans le cadre d’une analyse qui met en évidence la dynamique sémantique du français dont certaines virtualités se manifestent dans tel état de langue, dans telle communauté, chez tel auteur.
54Le nouveau dictionnaire de référence ne devrait pas être confondu avec un Trésor du français. C’est-à-dire que la sélection des unités devrait être effectuée en fonction des objectifs d’apprentissage de la langue et d’ouverture à tout l’espace francophone, ce qui ne signifie pas qu’on rendrait compte de toutes les formes actualisées de la langue française. L’idée d’un Trésor ne doit pas être écartée pour autant, mais c’est autre chose. Un tel projet a été lancé par Bernard Quemada dans les années 1980 et un premier aperçu en a été donné par son promoteur quelques années plus tard (Quemada 1990b).
55Ce projet était difficilement réalisable sous la forme d’un ouvrage papier. C’est pourquoi il a été convenu de le concrétiser sous la forme d’une base de données, dans le cadre des activités du réseau « Étude du français francophonie », de l’Agence universitaire de la Francophonie. Une dizaine de pays ou régions francophones participent actuellement à ce projet intitulé Base de données lexicographiques panfrancophone (mieux connu sous le sigle BDLP), qui vise à donner une représentation du français de chacun des pays et de chacune des régions de la francophonie25. Le système d’interrogation donne accès à des renseignements concernant une variété de français en particulier ou, par une recherche transversale, permet d’obtenir réponse à des questions complexes portant sur plusieurs ou toutes les variétés. Comme cette base est destinée à être couplée au Trésor informatisé de la langue française, implanté au Centre Analyses et traitements informatiques du lexique français de Nancy, les utilisateurs du français disposeraient d’un outil incomparable pour la connaissance et l’approfondissement de leur langue, dans sa richesse et sa diversité.
56La bdlp est peut-être, en définitive, la première étape à franchir en vue d’un nouveau dictionnaire du français de référence, qui serait l’aboutissement de multiples travaux et d’expériences lexicographiques diverses. Dans ce cheminement, les apports de Josette Rey-Debove et d’Alain Rey auront contribué à concilier deux exigences qui peuvent, à première vue, paraître contradictoires, soit la cohérence de la description lexicographique et l’ouverture à toutes les communautés qui expriment leur culture à travers le français comme langue maternelle ou qui ont choisi de le faire en l’adoptant comme langue seconde. En vue d’atteindre cet objectif, nous avons proposé ici un cadre général qui repose sur la reconnaissance des deux grandes traditions du français. Ce cadre nous paraît propice à favoriser la convergence des efforts à l’échelle internationale.
Notes de bas de page
1 Voir Boulanger (1985b) qui fait l’historique du terme et en examine l’évolution sémantique ainsi que le traitement dans les dictionnaires.
2 Voir Matoré (1968), qui cite ce passage tiré de la préface du Supplément : « [U]n mot provincial fournit quelquefois des attaches, des intermédiaires, et complète quelque série. D’autres fois, c’est avec l’ancienne langue que se fait le raccord. Des termes du français des XIIe et XIIIe siècles ont disparu, qui vivent encore sous des formes de patois... » (p. 208).
3 Voir à ce propos l’introduction du Dictionnaire des régionalismes de l’Ouest, entre Loire et Gironde, de Pierre Rézeau (1984).
4 Voir Poirier (2001) : « Le réseau eff est devenu en moins de dix ans un creuset où la lexicographie du français connaît une véritable mutation » (p. 20).
5 Pour tous les exemples présentés dans cette partie, voir le Dictionnaire historique du français québécois, 1998 (qui explicite les références des dictionnaires anciens, non reprises ici).
6 Cela explique qu’on ait enregistré des noms de tribus amérindiennes, comme d’ailleurs ceux d’autres peuplades à travers le monde. Trévoux (1721) consacre des articles à Abnaquis (aujourd’hui Abénaquis), Algonquin, Esquimau, Huron, Iroquois et Souriquois. L’Encyclopédie (1765) accueillera en outre Christinaux (s.v. Kilistinons) et Mohawk. Larousse complétera le relevé avec Micmac (1866) et Cri (1897).
7 Voici quelques autres exemples de canadianismes ayant pénétré dans les dictionnaires de France aux XVIIe et XVIIIe siècles : carcajou (Trévoux 1721), coureur de bois et huard (Furetière 1727), moyac (Trévoux 1752), suisse (Encyclopédie 1768, dans le Recueil de planches).
8 Voir, par exemple, Dupiney de Vorepierre (1856), Littré ; encore dans tlf ainsi que dans le Grand Robert (1953-2001) et le Petit Robert (2002) [voir le dossier complet dans le Dictionnaire historique du français québécois, 1998]. Cette erreur vient d’être corrigée dans le Petit Larousse (2003), à l’initiative du Trésor de la langue française au Québec.
9 Pour une étude des canadianismes dans le dictionnaire de Paul Guérin, voir Giroux (1991).
10 Voir le dossier publié dans Cité libre par Nemni (2000).
11 Beaudry (1973) accusait d’ailleurs Paul Robert d’avoir cédé à ses « amis québécois » : « Rien donc de plus naturel pour ces Québécois que d’abuser de la gentillesse de M. Robert pour l’amener à entériner dans son dictionnaire des termes qui leur sont chers mais dont le mieux qu’on peut dire c’est qu’ils sont de bonnes “traductions” d’un anglais souverainement installé jusque dans les cœurs » (p. C7).
12 La remarque se lisait comme suit : « Ces valeurs du mot, dénoncées comme anglicismes, tendent à disparaître au Québec, au moins dans les milieux cultivés. »
13 Pour éviter un flottement dans la terminologie, nous utiliserons désormais québécisme pour dénommer un fait de langue particulier au français du Québec, tout en conservant, le cas échéant, le terme canadianisme si nous faisons référence à des textes écrits par d’autres chercheurs.
14 Voir notamment ce commentaire de Beaudry (1977) dans La Presse : « Ce qui m’avait cependant le plus étonné [à propos de l’édition de 1967], c’était la caution qu’apportait le Petit Robert à des fautes aussi épouvantables que char pour désigner une voiture et plancher pour désigner un étage, en les faisant précéder de la mention “au Canada”. [...] Mais le comble [en parlant de l’édition de 1977], c’est de voir figurer dans un dictionnaire que les Québécois achèteront en toute bonne foi pour améliorer leur fiançais, non seulement char mais d’autres fautes encore, aussi flagrantes que atoca, blé dinde, banc de neige., câblodistribution, comté, drave, magasinage, centre d’achat, échevin, piastre et vivoir [...]. » L’auteur continue en s’attaquant à Alain Rey dont il dénonce la « démagogie », le « chauvinisme » et le « laxisme »...
15 Ce texte a été entièrement repris dans le tirage de 1975 de ce dictionnaire. Les passages cités ici n’y figurent plus.
16 « Ce verbe, usité au Canada, remplacerait avantageusement en français central la locution verbale faire du shopping. »
17 On ajoutera dès 1978 la mention « mot canadien » dans la rubrique historique de ces deux mots.
18 Rézeau (2000, p. 134-135) montre par de nombreux exemples (tirés notamment du journal Le Monde) que ce mot d’origine québécoise a été intégré au français de France.
19 Voici quelques exemples de québécismes qui ont été ajoutés depuis l’édition de 1977 (l’année indiquée correspond à l’édition ou à la mise à jour dans laquelle nous avons relevé l’emploi pour la première fois) : boîte à lunch (1993, s.v. boîte), briser « casser, mettre en pièces » (1993), chicaner « ennuyer, tracastracasser » (1993, emploi que nous ne connaissons cependant pas), chiropratique (1993, s.v. chiropraxie), diététiste (1988), fun (1993) goûter (1993, « avoir le goût de », et ajout d’une citation de Réjean Ducharme en 2000 ; le sens de « plaire par le goût », déclaré belge et canadien, n’est pas connu au Canada), maudits Français ! (1994, s.v. maudit ; injure dont l’usage réel n’est cependant pas précisé), niaiseux (1993 ; et ajout d’une citation de Ducharme en 2000), patente « objet quelconque » (1993), place « endroit, localité » (1993), possiblement (1993), révolution tranquille (1993, s.v. révolution). Nous avons noté également en 1993 un certain nombre d’interventions dans des textes antérieurs, par exemple, dans les articles ambassadeur (clin d’œil au Québec par l’ajout d’un exemple illustrant un nouveau sens : Un ambassadeur de la chanson québécoise), carré (texte reformulé et ajout d’une mention du québécisme à l’article square), catalogne (remplacement de la mention « Au Canada » par la marque « Québec » ; suppression de la marque « Artisanat » et de la citation d’Anne Hébert), case postale (ajout de la mention « Québec » et d’une définition), cent (article profondément remanié, notamment ajout d’une citation de Michel Tremblay et suppression de quinze-cents et de cinq-dix-quinze), conciergerie (définition précisée et ajout de l’exemple Conciergeries et condominiums). Après 1993, on a en outre éliminé diverses données relatives au Québec qui étaient devenues désuètes, par exemple, à l’article régie (Régie de la langue française du Québec ne figure plus en 1999).
20 Ainsi, le Petit Robert (2000) n’écrit plus que traîne sauvage est un emploi abusif (ce jugement figurait encore dans l’édition de 1999, s.v. toboggan).
21 Ainsi, par la réponse qu’il adresse à ceux qui ont critiqué son dictionnaire, Meney (2002) révèle qu’il n’a pas compris les réticences profondes des linguistes québécois à propos de sa formule de dictionnaire bilingue (voir à ce sujet Mercier et Verreault 2002). Dans le billet qu’il a publié dans Le français dans le mande en mars-avril 2003, Louis-Jean Calvet, qui prend son parti, fait preuve de la même incapacité d’envisager le point de vue des Québécois, à moins qu’il ne s’agisse d’insécurité linguistique (on sait que la parution des nouveaux dictionnaires québécois, le Dictionnaire du français Plus (1988) et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992) a suscité des inquiétudes plus ou moins avouées chez des linguistes européens).
22 Extraits de l’entrevue (Béguin 1977, chronique du 12 novembre) : « Il est pour nous souhaitable que les Français comprennent ce qui se dit au Québec. [...] Dans la mesure où la littérature québécoise est une réalité culturelle francophone de première importance, je souhaite que, dans les écoles de France, on fasse connaître des textes régionaux concernant les réalités québécoises. »
23 Définition du mot muffin dans le Petit Robert (2002) : « Au Canada, Petit cake rond très léger. »
24 La question de la genèse des variétés de français, traitée rapidement ici, a fait l’objet d’une explication plus approfondie dans Poirier (2001) et Poirier (à paraître).
25 Voici l’adresse de la page d’accueil de la BDLP : <http://www.tlfq.ulaval.ca/bdlp/>.
Auteur
Professeur titulaire de linguistique française à l’Université Laval. Il est l’un des fondateurs de l’équipe du Trésor de la langue française au Québec (tlfq) dont il est le directeur depuis 1983. Sous son impulsion, le tlfq a acquis une réputation internationale et attire de nombreux stagiaires qui viennent se former en lexicographie et tirer parti de son fonds documentaire spécialisé dans l’histoire du lexique français en Amérique du Nord. Il a collaboré à la préparation d’une dizaine de dictionnaires, en France et au Québec. Son nom est attaché principalement au Dictionnaire historique du français québécois dont il dirige la rédaction. Il est responsable, au sein du réseau « Étude du français en francophonie » de l’Agence universitaire de la Francophonie, du projet de Base de données lexicographiques panfrancophone qui vise à diffuser et à mettre en relation sur le réseau Internet des répertoires lexicaux représentatifs de la francophonie.
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