L’écrivain et le dictionnaire
p. 133-144
Texte intégral
1Dans le monde actuel, il apparaît de plus en plus clair que la tâche de l’écrivain, sa raison d’être parmi les autres artistes de notre époque, est de participer à la vie de la langue, de s’en mêler. Certes, cela a toujours été. Mais maintenant que l’art du roman est concurrencé par le cinéma sur le plan de l’histoire à raconter, de la capacité à faire ressentir les sentiments ou du regard porté sur le monde, ou que la poésie se mesure à l’art de la performance, ce qui reste spécifique de l’écrivain, c’est l’écriture, le travail personnel de et sur la langue. Une évidence sans doute, qu’il faut répéter cependant, parce que cette définition exclut un grand nombre d’auteurs qui se servent de la langue comme d’un outil de communication, pour raconter des histoires ou écrire des livres qui ne sont pas pour autant des écritures, parce qu’ils ne considèrent pas la langue en elle-même et pour elle-même. Au contraire de ces auteurs qui peuvent être de grands journalistes, des maîtres du suspense, d’excellents scénaristes, et cetera, l’écrivain, selon cette conception, est un gardien de la vie de la langue, celui qui se tient au plus près de sa source et de son jaillissement parce qu’il exerce le métier de faire naître une œuvre originale entièrement faite de mots. On a même avancé qu’il est le seul authentique habitant de ce que Heidegger appelle « la maison de l’être ». Je dirais donc que le poète est un gardien sacré du langage et que le prosateur en est le gardien profane. Concrètement, qu’est-ce à dire ? Que l’écrivain, dans l’ordre du poétique et du symbole comme dans l’ordre du concret et du prosaïque, repense, déconstruit et refonde sans cesse l’usage commun de la langue, suspecte sa naturalité et la réutilise selon ses propres besoins d’artiste, en rapport avec ce qu’il a à dire, sous la pression du sens. L’écrivain emploie la langue autrement, et, ce faisant, il en rappelle la nature et celle du langage comme lieux d’apparition du sens.
2Je pourrais développer davantage cette métaphysique de l’écriture, mais, une fois cette perspective ouverte, je veux en venir à l’un de ses aspects parmi bien d’autres : le rapport de l’écrivain avec le dictionnaire, qui contient et représente en quelque sorte la langue, en tout cas une grosse partie de la langue, son lexique, et à travers le lexique, son histoire et l’histoire du monde dans l’histoire des mots. L’écrivain se sert du mot en ayant en tête et en faisant entendre ses résonances étymologiques. Il lutte contre l’oubli de la diachronie du mot.
3Mais le dictionnaire n’est pas qu’une mémoire, il collige aussi les rapports d’une langue avec les autres langues ; rapports d’emprunt, luttes de pouvoir et de prestige issues du passé mais présentes dans le maelström de l’époque contemporaine. Le langage est polemos, a dit Héraclite. Cet état instable et mouvant de la langue, le dictionnaire peut le décrire, ou l’influencer en y intervenant ; ma préférence allant à la première attitude, puisque je considère que les écrivains ont droit à leur libre arbitre, qu’ils ont leur rôle à jouer parmi les spécialistes de la langue et leur mot à dire dans le choc des langues, des dialectes, des niveaux de la langue prise entre les exigences de l’unité du code et les néologismes et métissages qui l’enrichissent. Le dictionnaire décrit, l’écrivain choisit. Son choix autonome et souverain est une prise de position et une intervention politique, morale, esthétique dans la vie de la langue.
4Plus largement encore, le dictionnaire représente le découpage du monde que l’écrivain veut justement remettre en question ou tout au moins faire voir d’une nouvelle manière. Le mot mène l’écrivain au réel, et non l’inverse. Francis Ponge en particulier l’a magnifiquement montré. L’objet « table », selon lui, n’est pas distinct de l’étude de la notion de « table » dans la langue française et dans les dictionnaires du français.
5À partir du rapport créé entre la langue et le monde depuis des siècles, l’écrivain travaille donc le signifiant dans le bouillonnement et l’intensité du présent, les deux dimensions se conjuguant et modelant chaque jour l’avenir de la langue, modifiant le découpage du signifié et, donc, le regard sur le monde. Responsabilité que les écrivains partagent, je le répète, avec les autres spécialistes de la langue, comme la composition de l’Académie royale de Belgique, répartie entre grammairiens et écrivains de manière particulièrement évidente, nous en donne l’exemple. Les meilleurs écrivains contribuent à l’évolution du dictionnaire. Mais j’ajouterais que même les écrivains mineurs, s’ils ne réussissent pas à marquer leur langue, sont essentiels à celle-ci par leur travail obscur et pourtant noble, car il maintient vivant le souci de la langue, ce rapport émotif avec celle-ci et son représentant le dictionnaire, sans lequel celle-ci ne peut que mourir, quelles que soient les sommes d’argent que les instances politiques lui consacrent. Être un écrivain qui entre au dictionnaire est une ambition que peu assouvissent. Certains, comme Leiris dans son Glossaire, créent leur dictionnaire, refont la langue. Mais même les modestes poètes du dimanche maintiennent la langue en vie dans ce que Valéry appelle leur « art personnel ».
6Des oulipiens qui font du jeu avec le dictionnaire un outil et un matériau intégral de la création, aux écrivains qui l’évitent et cultivent le minimalisme lexical, il y a tout un spectre d’attitudes et de stratégies face au lexique. Opposons, par exemple, la célèbre description, dans La peau de chagrin de Balzac, de la boutique de l’antiquaire, et le laconique « Hier maman est morte », qui ouvre L’étranger d’Albert Camus. Ou encore, au Québec, la prose étayée de mots rares et savants d’Hubert Aquin, qui se servait manifestement du dictionnaire, et celle de Jacques Poulin, qui joue sur une gamme lexicale restreinte. Il y aurait d’une part des écrivains fascinés par le baroque et le multiple, par un usage énumératif et jubilatoire du vocabulaire, qui trouvent plaisir à nommer et à utiliser de manière encyclopédique l’inépuisable diversité du monde et de la langue contenue dans les dictionnaires, et, d’autre part, ceux qui s’attachent à enlever de leur lexique le mot savant, littéraire, pour produire cette écriture blanche issue des mots simples venus de l’enfance, partagés par tous les locuteurs, qui s’adressent au plus intime de la conscience du lecteur. Phénoménal bagage lexical de Balzac, culture du pauvre chez Camus. Quel usage faisait l’un ou l’autre du dictionnaire ?
7Faute d’être spécialiste de la génétique textuelle qui me donnerait accès au secret de leur création, je m’efforcerai de réfléchir sur ma propre expérience de romancière. Car j’imagine que, comme moi, les écrivains se situent entre les deux extrêmes et parfois touchent en même temps les deux pôles, quitte à s’électrocuter pour produire en eux-mêmes cette décharge, cette bousculade de mots qui est le début de ce qu’ils veulent faire, mais non pas la fin.
8Quand j’écris le premier jet d’un roman et que je brosse pour ainsi dire le fond de ma toile, je m’interdis de recourir au dictionnaire et je m’oblige à raconter mon histoire avec mon seul vocabulaire, qui s’avère nécessairement, en regard de celui dont jouissait un Balzac, pauvre, lacunaire et vague. Écrire, c’est éprouver ce manque de mots. Dans sa correspondance, Flaubert, qui n’en était pourtant pas dépourvu, dit qu’il va jusqu’à changer un détail faute de trouver le mot dont il aurait besoin. C’est dire quel peut être ce sentiment d’indigence, et combien rapidement l’écrivain fait face à l’indicible.
9Sans dictionnaire, je n’ai pour ma part à ma disposition que les mots du lexique québécois familier, des termes approximatifs, très loin de ce que je veux véritablement dire, parfois des mots anglais, des à-peu-près, des mots qui me viennent de mon enfance ou qui me sont imposés par ma culture, par mon contexte. Non pas que je provienne d’un milieu où les lettres ne comptaient pas. Mon père était un grand amateur de mots, de scrabble et de mots croisés. Chez moi, le dictionnaire n’était jamais loin de la salle à manger, et j’ai élevé mes enfants de la même manière. Pourtant, comme Kafka en avait le sentiment quand il écrivait à Prague en allemand, je suis aux prises avec une langue isolée, poreuse à l’anglais qui l’entoure, cette langue incertaine qu’est le français parlé à Montréal.
10De plus, ce que je brosse sur la toile vierge est non seulement brut, informe et décourageant, mais je dois me méfier de ces mots pauvres et inadéquats que je sors de ma cervelle. Je dois faire attention à leur pouvoir de me mener par le bout du nez, de me ramener dans leur sillon naturel, parce que les mots en entraînent facilement d’autres à leur suite et peuvent m’enlever en un rien de temps le filet de voix que je tente d’entendre et de traduire en lettres noir sur blanc. C’est ce que Julien Green appelle, dans son journal, le pouvoir des mots de mener l’écrivain comme le cheval du laitier. Je dois débusquer les phrases toutes faites, le fatras d’idéologies, de mythologies que véhiculent les mots enracinés dans la cité. Pour penser véritablement, car le roman est un instrument de pensée, il faut résister aux mots. En même temps que je ne trouve en moi que des mots rudimentaires et usuels, je débusque le cliché, la formule, la facilité présente au cœur du lexique quotidien.
11Dans cette première étape de la création qui consiste à poser le canevas d’un roman sur la page blanche, il s’agit donc d’une lutte avec le langage, d’une épreuve d’indigence, de privation de mots, épreuve pourtant nécessaire pour que ce canevas sorte véritablement de moi et de moi seule. Je ne crois pas cependant à une virginité ou à une originalité utopiques. J’écris dans la conscience que l’on imite des modèles 2t qu’on ne crée jamais ex nibilo. C’est pourquoi je sais que, même sorti de ma cervelle, ce premier jet ne m’appartient pas parce que les mots ne m’appartiennent pas et que ceux que j’ai employés, familiers, proches, sont à la fois trop clairs et insuffisamment précis, que je ne les ai pas encore déplacés, recomposés, substitués, je n’ai pas encore accompli ce travail du potier, cette poïésis de l’écriture. Comme le dit Philip Roth, l’écrivain doit sans cesse surveiller sa propension à se tromper lui-même. Il doit se rappeler à l’ordre, se dire : non, cette phrase n’est pas de toi, ce n’est pas entièrement forgé par toi, cela ne t’appartient pas, tu l’as volée à un autre, jusqu’à ce qu’il ait le sentiment inaltérable que les mots sont siens. De ce travail, le dictionnaire est évidemment le premier et presque le seul instrument.
12C’est lui qui m’aide à trouver ma propre formulation, c’est lui qui me fait découvrir ce que je voulais vraiment dire. Si le premier jet, porteur du geste, du mouvement intime et fragile de l’artiste, peut être comparé au canevas en noir et blanc, le dictionnaire est la palette de l’écrivain. Aucun des mots que j’ai employés n’est juste. Il est un germe. Ce que contient le germe, c’est le dictionnaire qui me le révèle. Il est le chemin qui me mène à ce que je cherche, qui va me permettre d’approcher graduellement de ce que je veux dire, d’approfondir la ligne simpliste et pauvre de mon épure, de lui donner du volume, et parfois d’ouvrir un deuxième, un troisième plan contenus dans le premier.
13Posé au plus près de ma main droite, le dictionnaire est donc, sans cliché, mon ami le plus proche, mon compagnon, mon sauveur. Dans un geste défaillant, j’y trouve un viatique qui me relance quand je suis à sec ou quand rien ne va plus. J’y cherche ce que je connais déjà : les pauvres verbes du récit élémentaire. Entrer, sortir, arriver, pleurer, mer, aimer. Je cherche leur antonyme. Je vais et je viens entre les exemples littéraires. Des images se forment. Le noir et blanc s’anime et se colore. Les citations d’auteurs me rebranchent à la littérature, à tel roman, à tel personnage. Je ne suis plus seule avec moi-même, avec la pauvreté de ma vie, de mon expérience, de ma langue personnelle, de ma culture. Loin de m’accabler par sa richesse, le dictionnaire me ressource, il me dynamise en me réalimentant. Il me remet en connexion avec moi-même mais aussi avec toute l'intertextualité. Le dictionnaire est l’oasis dans le désert, un puits sans fond à ma disposition. C’est cette source qu’ignorent trop souvent les apprentis écrivains que l’on retrouve dans les ateliers de création, qui pensent que leur moi est tout et que leur premier jet est sacré. Le dictionnaire contient la chair et la vie. Il fait fleurir la branche nue. Il est le printemps de la création. Avec lui, je deviens capable d’imaginer, de voir et de sentir. Le mot me conduit à un autre mot et je vois davantage, j’entends et sens davantage. De quelle couleur est cette robe ? Quelle est la mimique de ce personnage ? Le goût de cette pomme ? Comment faire voir un nez, un regard ? Je ne trouve pas la réponse uniquement dans ma capacité à me concentrer et à imaginer, mais dans le vocabulaire des odeurs, des goûts, des bruits, des couleurs, des sons, de la musique, et dans leurs correspondances.
14Le dictionnaire permet donc de vérifier une intuition, de l’approfondir, de la confirmer, de la développer, de découvrir, à travers les usages du mot et les citations d’auteur, le potentiel du premier jet, sa signification réelle. Il relance, il donne des idées. C’est un instrument de rigueur, de finesse, qui permet de ciseler le grossier et le brut. Les analogies qu’il met en réseau dynamisent et saturent la prose. Par la technique qu’on appelle le champ lexical, l’écrivain suggère, insiste, influence le lecteur.
15Mais chaque mot choisi doit être une note qui résonne clairement comme dans une pièce de Bach jouée par Glenn Gould. Le dictionnaire doit être tenu en laisse. En multipliant le nombre des mots appartenant au thème ou à la notion qu’il veut développer, l’écrivain peut, s’il ne fait pas attention, se laisser aller à son amour pour les mots, en mettre trop. Personnellement, je n’aime pas la prose qui cherche trop l’effet. Je n’aime pas, chez un écrivain, la recherche excessive du mot précis quand elle mène au mot rare, à la préciosité, à l’accumulation. Je ne suis pas non plus parmi les écrivains qui transforment le mot, le forgent, comme le fait, par exemple, mon collègue Gaétan Soucy dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes avec le mot figette, ou secrétarien, participant ainsi de manière forte à la vie du langage. Jusqu’à maintenant, j’ai eu comme règle de trouver dans le dictionnaire « les mots pour le dire » et mon travail s’appuie sur la prémisse que la langue française contient tout ce dont j’ai besoin pour m’exprimer.
16Il m’importe plutôt de faire rendre au mot tout son sens. Les sens seconds, connotés, peuvent devenir point de départ d’un sentiment indécis, caché, informulé. Ce sont ces nuances, ces variantes, qui introduisent l’inconscient et la vie dans l’œuvre et, par-delà le texte, communiquent avec le lecteur. Par le dictionnaire, l’écrivain peut faire chanter pleinement la langue, et la faire chanter comme il le veut, juste, ou faux si c’est son intention.
17Personnellement je conçois le style et l’art comme une recherche du naturel. Pour qu’une phrase soit réussie, il faut que je l’entende intérieurement. Si elle est trop écrite, je ne l’entends plus, je ne fais que la lire, la voir en noir sur blanc. Dans ce cas, je la rature. Je dois pouvoir la dire à haute voix, sinon la gueuler comme Flaubert. Il faut qu’il subsiste une certaine oralité dans la prose pour qu’elle me plaise. Cette oralité, si l’écrivain est grand, va mystérieusement passer à travers la traduction. Au moment où j’écris cet article, je lis une traduction du roman Les années avec Laura Dίaz de Carlos Fuentes. Le roman utilise un narrateur externe mais il est constitué en grande partie de dialogues, de longs récits fais par les personnages à la première personne, de langue parlée, donc. Ce qui passe à la traduction, c’est la voix, le rythme, la succession des phrases sous la pulsion du sens, parfois même l’accent. L’intimité de la parole, son flux. Cette voix vive doit être préservée. En ce sens encore on pourrait penser que le dictionnaire est un danger. Le danger consisterait à s’éloigner de la langue naturelle de l’écrivain. C’est pourtant une illusion de penser que c’est en préservant le premier mot venu à l’esprit que cet effet d’oralité serait automatiquement obtenu. Les choses ne sont pas si simples. Monsieur Jourdain fait peut-être de la prose, mais sa prose n’est pas littérature. Là encore le dictionnaire intervient pour aider l’écrivain, je dirais, à placer son accent, un peu comme le fait un acteur. Le placer, c’est le maîtriser. Particulièrement dans le cas de l’écrivain du Québec, le dictionnaire permet de sortir du particulier de sa langue pour épouser la langue au complet, quitte à conserver la couleur locale s’il le désire. Le plus grand exemple qui me vient à l’esprit est celui de Joyce en anglais, qui non seulement invente des mots et fait usage de tout le registre de sa langue, mais laisse ironiquement entendre, à travers la parole rapportée de ses personnages, son propre rapport à la langue de l’Irlande, à l’Irlande même. Quand on dit ironie, on dit maîtrise et distanciation. Le dictionnaire est ce qui permet cette distanciation, qui est aussi une capacité d’écouter le langage de la tribu comme un étranger, comme une partie de la musique de la langue tout entière. S’il le veut, l’écrivain peut aller jusqu’à l’hermétisme pour préserver sa liberté et son autonomie.
18Le dictionnaire est cependant, plus généralement, ce que l’auteur a en commun avec le lecteur. C’est l’instrument de cette communication qui est aussi une communion. En jouant de la richesse de la polysémie, l’auteur laisse à son lecteur la latitude d’interpréter et de faire sien son texte. En choisissant le mot qui résonne le plus richement, je fais confiance. Cette confiance est aussi un risque, celui d’être mal compris. L’auteur donne de la corde au lecteur. Une corde qui peut toujours servir à le pendre. Car on peut toujours faire dire à ses mots autre chose que ce qu’on avait l’intention de leur faire dire. C’est de ce risque inhérent au langage, de cette limite même du langage que naît le littéraire, l’indécidable du style, qui va au-delà de l’explication, même pour l’écrivain. La présence, l’existence du dictionnaire distingue, sépare et protège l’incontrôlé de toute véritable écriture littéraire de la folie et de l’aberration.
19Par sa disposition ordonnée, le dictionnaire permet encore à l’écrivain de voir et de faire ressortir le sens lié à la matérialité graphique ou à la sonorité du mot. Il permet alors d’aller de côté, de sortir du texte et du projet conscient pour déjouer le sens et la raison par les effets de la contiguïté, du hasard, de la surprise et du ludisme. Ce bonheur de la fantaisie, de la parenté des mots ou du hasard objectif de la consultation du dictionnaire se communique à la lecture. Par ce décloisonnement, les mots se mettront à s’accoupler et à se regrouper selon une autre logique, plus proche de celle du rêve, plus propice à faire décoller l’auteur et le lecteur du monde restreint de la réalité et de la rationalité. Technique particulièrement appropriée dans la recherche du titre, par exemple.
20Dans l’histoire de la littérature d’avant-garde du XXe siècle, le potentiel créateur de ce livre outil a été exploité de bien d’autres manières que celles qu’autorise l’art du roman tel que je le pratique. On se rappelle comment Raymond Roussel, par exemple, utilisait les mots. Prenant des mots presque semblables, comme billard et pillard, il les mettait dans des phrases contenant des mots pareils mais pris dans des sens différents. Cela donnait quelque chose comme : « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard. » Et « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard. » La première phrase formait le début du récit, la seconde en était la fin. Ou encore il prenait un mot comme palmier, au sens de gâteau, et au sens d’arbre, et selon certaines règles le mariait avec d’autres mots semblables, etc. On sait ce que l’écrivain québécois Rober Racine a investi de passion dans le découpage et le remodelage de la matérialité de la langue incarnée dans le dictionnaire Robert.
21Cette matérialité du dictionnaire, son format, la texture de ses pages, leur blancheur, le caractère employé, accompagnent le travail quotidien et participent à la nécessaire dérive à travers la richesse sémantique de la langue. Chaque écrivain a son usage personnel du livre. Il y a des pages que l’on connaît davantage. Des mots dont on sait par cœur la place dans la page. D’autres qu’on a surlignés. Des pages usées et trouées. Je change de dictionnaire assez souvent, mais je les conserve tous, parce qu’ils sont annotés. J’y colle des listes de mes synonymes personnels. Je n’ai pas encore fait l’expérience du dictionnaire intégré au traitement de texte, mais nul doute qu’à l’avenir le dictionnaire électronique deviendra un outil majeur pour l’écriture comme il l’est déjà pour la lecture et l’apprentissage des langues.
22Un des plus grands plaisirs du dictionnaire n’est autre que celui du livre et de la lecture : sortir de chez soi, sortir de soi. Lorsque l’écrivain écrit, il ne lit pas. Ce sont deux côtés du miroir, deux opérations inverses. Le dictionnaire est par là le complément nécessaire de l’écriture et un indispensable outil cognitif.
23C’est pourquoi, si je n’avais qu’un livre à apporter sur une île déserte, ce serait mon petit dictionnaire Robert de la langue française, celui que j’utilise tous les jours de ma vie et dont je ne pourrais me passer, parce qu’à partir de lui je pourrais retrouver tous les livres que j’ai lus, toute ma langue, toute l’histoire, toute la diversité du monde et que l’éternité ne me suffirait pas à en faire le tour.
Auteur
Monique LaRue détient une maîtrise en philosophie de l’Université de Paris IV-Sorbonne et un doctorat en littérature sous la direction de Roland Barthes de l’École pratique des hautes études de Paris. Elle a écrit cinq romans : La cohorte fictive (1979), Les faux fuyants (1982), Copies conformes (1990 — Grand prix du livre de Montréal), La démarche du crabe (1996 — Prix du Journal de Montréal), et La gloire de Cassiodore (2002 — Prix du Gouverneur général du Canada), ainsi qu’une étude, Promenades littéraires à Montréal (1990) en collaboration avec Jean-François Chassay. Monique LaRue a collaboré à plusieurs collectifs de nouvelles, dont Plages (1986), L’Aventure, la mésaventure (1987). Elle a fait de la critique littéraire à Spirale, au Devoir, et participé à de nombreux comités de lecture. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec et secrétaire de rédaction de la revue Les Écrits. Elle enseigne le français et la littérature au collège Édouard-Montpetit.
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