1. Le jeu et l’enfant
p. 15-37
Texte intégral
Le jeu et le jouet sont aussi nécessaires à l’enfant
que l’air ou la nourriture.
Vial, 1981
C’est sur la base du jeu que s’édifie
toute l’existence expérientielle de l’homme.
Winnicott, 1975
1Vouloir cerner en quelques pages le phénomène du jeu dans la vie de l’enfant serait une entreprise non dénuée de prétention et à l’avance vouée à l’échec, compte tenu de la complexité du sujet et de la quantité de recherches menées jusqu’à maintenant sur ce phénomène.
2Le jeu est en effet un phénomène complexe, holistique s’il en est, et par conséquent difficile à saisir. D’ailleurs, aucune définition du jeu ne fait encore l’unanimité chez les chercheurs. Cependant, « la généralisation du jeu et sa persistance dans le temps prouvent que ce phénomène soutient quelques rapports avec les forces profondes et permanentes de l’espèce humaine » (Vial, 1981, p. 20). Au cours des ans, le jeu a été abordé par différentes disciplines (psychologie, éthologie, anthropologie, sociologie...) et a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs. Ce sujet comporte donc une bibliographie des plus vastes et des plus diversifiées, car une multitude de cadres conceptuels en sous-tendent l’étude. Les thèmes mêmes des études menées sur ce sujet sont fort variés.
3Certains chercheurs ont développé des théories tentant d’expliquer le jeu chez l’enfant (Ellis, 1973 ; Rubin, 1982) ; d’autres se sont intéressés aux fonctions du jeu, donc à ses effets sur différents aspects du développement de l’enfant (Bruner, 1986 ; Heron et Sutton-Smith, 1983 ; Saunders, Sayer et Goodale, 1999 ; Smith et Simon, 1984 ; Wolfgang, 1983). Des taxonomies du comportement ludique ont également été proposées (Florey, 1971 ; Pomerleau et Malcuit, 1983 ; Rodger et Ziviani, 1999) de même que des méthodes d’évaluation du jeu (Bundy, 1997 ; Knox, 1997 ; Linder, 1993 ; Takata, 1974). Certains se sont interrogés sur les critères culturels ou environnementaux susceptibles d’influencer le jeu chez l’enfant (Caffari-Viallon, 1988 ; Roopnarine, Johnson et Hooper, 1994) et sur l’évolution du comportement ludique (Erikson, 1982 ; Freud, 1965 ; Piaget, 1976). Enfin, l’utilisation du jeu à des fins éducatives ou thérapeutiques a fait l’objet de nombreux débats (Bousquet, 1986 ; De Grandmont-Fortier, 1989 ; Ferland, 1992, 2002 ; Lewis, 1993).
4Tout en nous appuyant sur l’ensemble de ces recherches, nous nous en tiendrons dans ce chapitre aux deux objectifs suivants : cerner ce que le jeu est susceptible d’apporter au développement de l’enfant et étudier de quelle façon le jeu lui-même se développe1. Par la suite, l’analyse détaillée d’une activité de jeu nous permettra de saisir concrètement que le jeu est à la fois le reflet du développement de l’enfant et un stimulant sans pareil. Enfin, nous examinerons l’épineuse question de la définition du jeu.
Le développement de l’enfant à travers le jeu
5Pour tenter de clarifier ce que le jeu apporte à l’expérience de vie de l’enfant, nous analyserons ce qu’un enfant est susceptible d’expérimenter en jouant. Divers thèmes souvent associés au jeu seront successivement abordés : le plaisir, la découverte, la maîtrise, la créativité et l’expression de soi.
Jeu et plaisir
6Quand on pense « jeu », la première caractéristique qui nous vient à l’esprit est fort probablement l’aspect plaisant de cette activité. Avec raison d’ailleurs, puisque le plaisir est une composante essentielle du jeu. Sans le plaisir, le jeu n’existe pas. Cette caractéristique est l’une des seules qui fassent l’unanimité dans les différentes théories tentant de cerner le phénomène du jeu. Comme l’affirme Epstein-Zau (1996), le plaisir est le moteur de toute action ludique, alors que le déplaisir entraîne d’emblée une autocensure de l’exploration et freine l’activité de l’enfant. Parce que le plaisir est présent dans le jeu, l’enfant se trouve incité à poursuivre son activité et même à y mettre davantage d’effort.
7Selon Ellis (1973), ce plaisir associé au jeu tire sa source de certaines caractéristiques propres à la situation ludique : la nouveauté, l’incertitude et le défi, défi qui doit cependant être considéré comme surmontable par l’enfant. Attiré par la nouveauté, l’enfant découvre grâce au jeu le plaisir de braver l’incertitude et de relever le défi. Dans le jeu, tout peut arriver puisque rien n’est réglé à l’avance ; la curiosité est éveillée et entraîne l’enfant vers la découverte du plaisir intrinsèque du jeu.
Jeu et découverte
Le jeu n’est pas un rêve, il est apprentissage du monde, de l’autre et de la relation (...). C’est en jouant qu’il faut entrer dans la vie.
Caffari-Viallon, 1988
8En effet, quelle belle façon de découvrir le monde ! Dans le jeu, les objets dévoilent leurs particularités et l’expérience enseigne à l’enfant à les utiliser, à les combiner, à en comprendre le fonctionnement. L’enfant y apprend qu’un ballon roule, que le sable coule entre les doigts, que l’eau peut porter un bateau, qu’un crayon peut laisser une marque sur le papier ou... sur le mur ! Selon Vvgotsky (1976), le jeu permet à l’enfant de donner un sens à une situation et d’approfondir la compréhension qu’il en a.
9Cette découverte du monde par le jeu a des effets évidents sur l’évolution des habiletés de l’enfant. Comme le mentionne Reilly (1974), l’enfant y développe un savoir-faire expérientiel qu’il pourra utiliser dans la vie quotidienne. Il y découvre quels sont les objets, les personnes, les événements qui l’entourent quels rapports ils entretiennent entre eux. À partir de cette connaissance des règles qui régissent son inonde environnant, il pourra développer des stratégies d’action — les siennes — lui permettant de composer avec l’inconnu et avec les diverses situations de la vie. Il apprend alors à interagir avec les objets et les personnes.
10Sanders, Sayer et Goodale (1999) ont aussi démontré qu’en jouant l’enfant acquiert des habiletés qui l’aideront à composer avec les situations qui se présentent, jetant ainsi les bases d’un comportement adaptatif qui lui sera utile sa vie durant.
11Ainsi, par le jeu, l’enfant découvre le monde dans le plaisir et il développe ses stratégies d’action et d’adaptation.
Jeu et maîtrise de la réalité
12Jouer, c’est aussi maîtriser la réalité. En effet, dans son jeu l’enfant jette un pont entre le familier et l’inconnu : il apprivoise graduellement la réalité. Erikson écrit : « Le jeu de l’enfant est la forme infantile de la capacité humaine d’expérimenter en créant des situations-modèles et de maîtriser la réalité en expérimentant et en prévoyant » (1982, p. 149).
13En jouant, l’enfant comprend qu’il peut influer sur son environnement (Missuana et Pollock, 1991). Seul maître à bord, il a le pouvoir de décider : il est autosuffisant. L’enfant expérimente alors un sentiment de maîtrise (Bundy, 1993 ; Lewis, 1993).
14N’ayant pas de procédure propre ni de règles rigides à suivre, chacune de ses tentatives de jeu est valable. L’enfant peut décider de faire tomber la tour de cubes, de faire dormir la poupée, de recommencer sans fin le même casse-tête : il choisit lui-même le thème de sa conduite ludique et oriente le déroulement de son jeu. Il décide également du début et de la fin. Il est le maître d’œuvre de son jeu, dont il n’attend aucun résultat précis ; à vrai dire, ce qui fait le jeu, c’est le processus, non le résultat (Bundy, 1997 ; Wood, 1997).
15L’enfant peut prendre des initiatives hasardeuses, prendre même le risque d’échouer puisque ce n’est qu’un jeu. En jouant, l’enfant apprend également à solutionner les problèmes au fur et à mesure qu’ils surgissent.
16L’initiative de l’action étant laissée tout entière à l’enfant, le jeu influe sur son estime de soi (Lewis, 1993).
Jeu et créativité
C’est en jouant et seulement en jouant que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité tout entière.
Winnicott, 1975
17La créativité dont parle Winnicott émerge d’un fonctionnement informe et décousu, d’un jeu rudimentaire dans lequel l’individu aborde les réalités extérieures. Si cette créativité est réfléchie, elle s’intègre alors à la personnalité individuelle et organisée. D’ailleurs, pour Winnicott (1975) la mise en œuvre du jeu présuppose l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience dans laquelle les éléments de la réalité interne et externe sont imbriqués.
18Dans son jeu, l’enfant décide ce qu’est la réalité, il la transforme et l’adapte à ses désirs. La relation entre lui et le monde extérieur est aménagée selon sa fantaisie (Soulayrol et Catheline-Antipoff, 1984) : il crée son jeu en toute liberté et, ce faisant, il manifeste ses habiletés créatives (Berretta et Privette, 1990).
19La créativité chez l’enfant est associée au concept de pensée divergente, autrement dit à la forme de pensée qui recherche toutes les solutions possibles à un problème (Pepler, 1982). La créativité de l’enfant est, en quelque sorte, son imagination en action.
20Rieben (1982), pour sa part, entrevoit deux types d’imagination : l’imagination symbolique et l’imagination créatrice. Dans la première, l’enfant assimile la réalité de façon subjective à l’aide de transpositions : par conséquent, il peut donner vie à tous les objets, se créer un ami imaginaire, faire bouger l’inanimé, faire pleurer les végétaux, faire parler les animaux. Il peut être indifférent au temps et à l’espace et ainsi passer sans transition de l’époque de l’homme des cavernes à l’ère spatiale. Au cours du développement de l’enfant, ce type d’imagination s’estompe graduellement au profit de l’imagination créatrice ; les représentations sont alors plus adaptées à la réalité et les jeux de fiction sont dorénavant confrontés avec les matériaux du monde réel. L’enfant organise ces matériaux et les transforme en fonction de ses objectifs : il crée. La seule limite est l’imagination même du joueur et la possibilité de donner corps à ce qu’il imagine.
21Par ailleurs, l’humour, qui se rapporte à la créativité puisqu’il s’agit de jouer avec les mots de façon inattendue et amusante, est également sollicité dans le jeu symbolique de l’enfant. Selon Krogh (1985), il s’appuie sur les oppositions de concepts ; l’enfant découvre graduellement le plaisir d’imaginer des situations insolites : un éléphant assis sur une branche, une bicyclette aux roues carrées.
22Certaines études ont également mis en évidence les rapports possibles entre la créativité manifestée dans le jeu et la capacité future de la personne à solutionner les problèmes de façon originale (Cecil, Gray, Thornburg et Ipsa, 1985 ; Smith et Simon, 1984). De plus, selon l’étude de Paget (1980), créativité et santé mentale seraient deux concepts s’influençant mutuellement.
Jeu et expression
23Même sans utiliser les mots, l’enfant peut communiquer ses sentiments, tant positifs que négatifs. Jeter un objet par terre, sourire à un personnage, déchirer un dessin, présenter un objet à un partenaire, provoquer un accident, voilà autant de gestes que l’enfant peut utiliser pour communiquer ce qu’il ressent. Le jeu est en quelque sorte le langage primaire de l’enfant ou, comme le fait remarquer Herzog (1990), le langage de l’action. Si l’enfant, par son jeu, parle à l’autre et lui parle de lui (Soulayrol et Catheline-Antipoff, 1984), il nous parle aussi de l’autre.
En jouant, l’enfant expérimente des sentiments de plaisir et de maîtrise il découvre le monde qui l’entoure ; il crée et s’exprime.
24Nul besoin de surstimuler l’enfant normal, de l’inciter à faire des apprentissages précoces. Le jeu, voie royale de l’apprentissage de l’enfant, y pourvoira de la façon la plus naturelle qui soit. La figure 1 présente une synthèse des fonctions du jeu et de ses effets sur l’enfant.
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25On a vu quelles sont les grandes fonctions du jeu. Mais que stimule et sollicite le jeu chez l’enfant ? Pour répondre à cette question, nous utiliserons un outil de travail fondamental en ergothérapie, soit l’analyse d’activité.
26Imaginons deux enfants qui jouent avec une étable, des animaux, des personnages et un tracteur. Voyons ce qui se passe lorsque les enfants manipulent ces objets et leur donnent vie2.
Analyse d’une activité de jeu
27Composante sensorielle. Par leur seule présence, ces objets apportent à ces enfants une stimulation sensorielle : ces animaux et ces personnages, ils ont envie de les regarder, de les toucher et de les prendre en mains. En les manipulant, ils enregistrent les caractéristiques sensorielles des objets (formes, couleurs, taille, texture, douceur, etc.), ce qui contribue à développer leur perception. Ils voient bien que le métal du tracteur est froid et doux, alors que ses pneus sont rugueux et ronds. Grâce à leur perception des dimensions et des formes, ils sauront évaluer si tel ou tel personnage a la taille qu’il faut pour s’asseoir sur le tracteur ou si celui-ci peut pénétrer dans l’étable. Leur audition sera aussi stimulée si les enfants se parlent, s’ils racontent une histoire à partir du matériel de jeu ou si l’un d’entre eux reproduit le bruit du moteur du tracteur. De plus, ils s’apercevront que faire rouler le tracteur sur le plancher de bois produit un bruit, ce qui n’est pas le cas sur un tapis.
28Cette activité procure donc aux enfants une stimulation visuelle, tactile et auditive, qui leur permet, entre autres, de développer leur perception des formes et des dimensions et leur discrimination auditive.
29Composante motrice. En saisissant les objets, l’enfant utilise sa motricité fine. Il doit adapter sa façon de saisir les objets à leurs formes : préhension à pleine main d’un personnage (préhension palmaire), préhension du tracteur entre le pouce, l’index et le majeur (préhension tridigitale), saisie entre le pouce et l’index du loquet dont on se sert pour ouvrir la porte de l’étable (pince pouce-index). L’enfant doit aussi planifier ses gestes en séquence ; par exemple, saisir l’objet, le diriger vers tel endroit, puis le relâcher. Pour ce faire, la coordination œil-main est requise. Cette capacité à coordonner les gestes de la main et les mouvements des yeux permet à l’enfant non seulement de diriger les objets vers un endroit précis, mais aussi d’insérer un objet dans un espace restreint, par exemple d’asseoir un personnage sur le siège du tracteur.
30Le plus souvent, l’enfant joue avec ce matériel en position assise. S’il veut saisir un personnage placé loin devant lui ou sur le côté, il doit pouvoir se protéger des chutes, par exemple en tendant les bras vers l’avant ou les côtés : il utilise alors des réactions de protection. Parfois, un simple changement de posture lui permettra de garder son équilibre ; ainsi, en se penchant vers l’avant pour saisir l’objet, il pourra lever la tête pour compenser le déplacement du centre de gravité et éviter ainsi la chute.
31Donc, dans ce jeu, les enfants pratiquent divers modes de préhension, coordonnent des mouvements fins et développent leurs réactions de protection en position assise.
32Composante cognitive. Malgré des muscles qui fonctionneraient très bien, nos deux enfants auraient peu de plaisir à jouer avec ce matériel s’ils ne mettaient pas à profit leurs habiletés cognitives, soit les habiletés qui leur permettent de comprendre leur environnement et de développer leur pensée. Il y a bien sûr la connaissance même des pièces de jeu : ainsi, grâce à son camarade ou à un adulte, l’enfant apprend ce que c’est qu’un cochon ou un mouton et à les différencier l’un de l’autre, que l’étable est la maison des animaux et quel cri est propre à chaque animal. Il se rend compte qu’il y a des animaux à quatre pattes et d’autres à deux pattes, comme la poule. Sa compréhension du fonctionnement des objets lui permet aussi de les utiliser adéquatement ; ainsi, le tracteur peut rouler puisqu’il a des roues et on peut fermer la porte de l’étable grâce au loquet. Dans ce jeu, l’enfant expérimente le concept de la relation de cause à effet, anticipant ce que ses gestes peuvent provoquer. Par exemple, il verra que le petit mouton déposé sur le toit de l’étable qui est en pente ne pourra rester en place et que vraisemblablement il tombera. Il peut également « jouer » avec le concept de permanence de l’objet, à savoir qu’un objet continue à exister même s’il ne le voit plus. Ainsi, quand l’enfant s’amuse à faire disparaître le petit chien dans l’étable puis à aller le chercher, il expérimente ce concept. Il aura aussi l’occasion de résoudre des problèmes : par exemple, comment fait-on tenir plusieurs animaux sur le tracteur ? Les enfants s’amuseront à faire semblant, entre autres en prêtant vie aux objets : la vache se promène dans le champ et le chien la suit. Ils en arriveront à imaginer un véritable scénario. Ils peuvent aussi faire preuve d’humour, prêtant des intentions farfelues aux animaux : la vache veut faire un tour de tracteur...
33Dans ce jeu, les enfants acquièrent diverses connaissances, ils donnent vie aux objets et laissent libre cours à leur imagination.
34Composante affective. Comme ce sont les enfants qui décident du scénario et qui attribuent des rôles aux personnages, leur spontanéité et leur sens de l’initiative sont mis à contribution : ils peuvent en éprouver un sentiment de maîtrise. Ils expérimentent aussi le plaisir d’agir ; si ce n’est pas le cas, ils abandonneront rapidement ce jeu qui n’en serait plus un pour eux. Le fait de partager l’activité avec un camarade peut toutefois comporter quelques frustrations, par exemple si l’un des deux s’empare de l’animal convoité par l’autre. Ils apprendront alors à composer avec la frustration. Non seulement les enfants décident-ils ce que veulent faire les personnages, mais ils peuvent aussi leur prêter des sentiments et, ce faisant, exprimer des émotions : le fermier est en colère, le mouton est triste. Avec un tel matériel de jeu, les enfants peuvent interrompre leur activité quand ils le désirent. Ils ne sont pas tenus de la poursuivre pendant une durée déterminée, comme quand il s’agit de terminer un casse-tête ou de construire quelque chose. Ils n’ont pas non plus à attendre longtemps pour voir le résultat de ce qu’ils font. Sitôt décidé, le geste est posé et les enfants peuvent en retirer une satisfaction immédiate.
35Initiative, expression de soi, réaction à la frustration et plaisir immédiat sont quelques-unes des dimensions affectives de cette activité.
36Composante sociale. L’enfant pourrait s’amuser seul avec ce matériel de jeu. Toutefois, le fait d’être deux donnera aux enfants l’occasion de partager le matériel de jeu, de communiquer leurs idées, de tenir compte de l’opinion de l’autre, d’attendre leur tour pour manipuler l’unique tracteur. Ils devront donc développer leurs habiletés de relation à l’autre pour que le jeu soit agréable. Ensemble, ils pourront aussi collaborer à l’élaboration d’une histoire ou d’un scénario de jeu où chacun tiendra un rôle précis.
37Cette activité de jeu permet donc aussi à l’enfant d’entrer en rapport avec les autres.
38Cette analyse démontre clairement qu’observer un enfant au jeu permet de savoir quelles sont ses habiletés dans les différentes sphères de son développement. De fait, le jeu témoigne de ce qu’est l’enfant. L’enfant qui joue a recours à ses habiletés et attributs propres, qui influent sur sa façon de jouer et qui sont, à leur tour, stimulés et modifiés par l’expérience de jeu. Voilà pourquoi plus l’enfant joue, plus il devient habile.
39Voyons maintenant comment se développe le jeu chez l’enfant. Quelles sont les conditions préalables à l’apparition du jeu, les grandes étapes et caractéristiques du comportement ludique en cours de développement ?
le développement du jeu chez l’enfant
40Pour que l’enfant puisse jouer, certaines conditions doivent être remplies ; entre autres, il faut que ses besoins fondamentaux soient satisfaits. En effet, il est peu probable qu’un enfant soit disposé à jouer s’il n’a pas mangé ou dormi, ou encore s’il se sent anxieux ou craintif. Si l’on se réfère à la hiérarchie des besoins de Maslow (1979), les besoins physiologiques, de sécurité et d’amour doivent d’abord être satisfaits pour que l’enfant ait envie de découvrir et d’explorer et qu’il soit en mesure de satisfaire ses besoins d’estime et ses besoins cognitifs.
41Par ailleurs, il convient de distinguer l’activité exploratoire du comportement ludique, tel que l’illustre le tableau 1.
Préalables à l’activité ludique
42Selon Pomerleau et Malcuit (1983), dans un premier temps l’enfant diminue son activité motrice, puis tourne son regard vers le stimulus. Cette réponse d’orientation l’amène à une attention sélective. Dans un deuxième temps, l’enfant entre en contact avec l’objet et le manipule ; selon ces auteurs, cette exploration tactile permet à l’enfant de découvrir les caractéristiques des objets (mou, dur, bruyant, doux, rugueux). Ultérieurement, il pourra se servir de ces connaissances pour développer un répertoire de jeu qui lui soit propre. L’attention sélective, le contact et la manipulation représentent donc des étapes préalables au développement d’un comportement ludique.
43Pour d’autres auteurs, c’est la curiosité qui pousse l’enfant à explorer les objets et l’environnement (Cecil, Gray, Thornburg et Ipsa, 1985). La curiosité, c’est-à-dire l’état d’éveil, l’intérêt initial, incite l’enfant à scruter activement les objets et à en découvrir les possibilités. Par la suite, fort de ces connaissances, il peut mettre en place son jeu et créer divers scénarios.
44Ellis (1973), quant à lui, a présenté le jeu comme une réponse de l’organisme à son besoin de maintenir cet éveil et cet intérêt, et de les porter à un niveau optimal. Cependant, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, la nouveauté, l’incertitude et le défi que représente une situation ou un objet doivent être présents pour véritablement stimuler cet état d’éveil. Sans ces éléments, l’intérêt ne saurait être suscité et encore moins maintenu.
45Il semble donc que l’attention, la curiosité, l’exploration sont des conditions essentielles à l’apparition de comportements de jeu et que des éléments tels que nouveauté, incertitude et défi sont indispensables au maintien de ces comportements.
Le développement séquentiel du jeu
46Le développement séquentiel du jeu a été étudié par de nombreux auteurs et placé dans diverses perspectives théoriques ; le tableau 2 offre un bref aperçu de ces travaux.
47Les étapes énumérées dans ce tableau sont aisément observables à travers les intérêts de jeu et le type d’activités auxquelles s’adonne l’enfant (voir le tableau 3).
48De la naissance à dix-huit mois : à la découverte de son corps et de son environnement. Pendant les trois premiers mois, le bébé s’intéresse à son propre corps (jeu autocosmique). Il découvre visuellement ses mains, porte le poing à la bouche, mordille ses orteils. Le visage présente un attrait particulier pour lui : il plonge avec ravissement son regard dans celui de sa mère. Lorsqu’il joue avec sa mère, le bébé s’aperçoit qu’il est bel et bien distinct d’elle, tandis que pendant neuf mois il n’avait fait qu’un avec elle. Cet intérêt visuel se transformera, au cours des mois subséquents, en une exploration active du visage de sa mère : il examinera sa bouche, son nez, ses oreilles, ses yeux. C’est, selon Erikson, « la première géographie de l’enfant » (1982, p. 149), qui jettera les bases de la première orientation du moi dans le monde. Il est également fasciné par les représentations graphiques d’un visage.
tableau 3. Comportements de jeu observables chez l’enfant d’âge préscolaire
âge | intérêt et comportements de jeu | types de jeu/jouets |
0-18 mois à la découverte de son corps et de son environnement | Toucher, regarder, sentir, goûter, écouter, se déplacer (en rampant, à quatre pattes, en marchant), manipuler, répéter, explorer, imiter | Mobile, hochet, tableau d’activités, jouets musicaux, jouets qui flottent, jouets à mordre, à faire rouler, à manipuler, à empiler, à tirer, jeu de coucou, livre cartonné, jeu avec un adulte |
18 mois - 3 ans le grand explorateur | Répéter, explorer+*, imiter+, acquérir le sens de la propriété, faire semblant, être avec d’autres enfants, commencer à partager, à s’affirmer | Jeu de cubes, ballon, tricycle, jeu d’encastrement, instrument de musique, papier et crayons de cire, pâte à modeler, casse-tête, tableau noir, jouets à chevaucher, jeux extérieurs (balançoire, glissoire), matériel servant à imiter et à faire semblant (téléphone, poupée, camion, établi de menuisier) |
3- 6 ans l’âge du jeu par excellence | Imaginer+, se déguiser, dessiner, socialiser, collaborer | Tricycle, papiers, crayons, ciseaux, livres d’histoires, marionnettes, déguisements, maison de poupée, jouets miniatures (trousse médicale, autos, service de vaisselle), magnétophone, jeu de quilles, comptines, jeux de société simples (serpents et échelles, jeu de dames) |
49Diverses stimulations, apportées tant par les objets que par les personnes, suscitent son intérêt : stimulations auditives (jouets musicaux, conversations, musique, chansons), visuelles (mobiles, mouvements des personnes autour de lui), tactiles (eau, jouets en bois, en matière plastique, en peluche), vestibulaires (bercement, déplacement dans les bras de l’adulte).
50Son premier contact avec les objets est d’abord visuel : il les regarde. Puis l’enfant développe suffisamment de coordination œil-main pour pouvoir, vers quatre mois, se saisir volontairement des objets. Au cours des mois subséquents, le raffinement de sa préhension lui permet de saisir des objets de différentes formes : carrée, ronde, cylindrique. En plus de la vue et des mains, l’enfant utilise également la bouche pour découvrir les propriétés des objets ; en effet, vers six mois, l’enfant porte fréquemment les objets à sa bouche. À travers ses tentatives pour mordre les objets, il découvre s’ils sont résistants ou non, doux ou rugueux. Cette exploration active des objets lui apprend quelles en sont les propriétés.
51Tout au long de sa première année, ses habiletés de motricité fine se raffinent pour l’amener, vers l’âge d’un an, à pouvoir saisir de tout petits objets entre le pouce et l’index, une bille par exemple. Il pourra également tourner les pages d’un livre cartonné.
52Pendant ses dix-huit premiers mois, on verra l’enfant répéter souvent les mêmes activités ; chaque répétition lui permet de découvrir de nouvelles caractéristiques aux objets et de nouvelles possibilités d’action. C’est le jeu d’exercice par lequel il apprend comment fonctionnent les objets. Cet apprentissage se fait par essais et erreurs et il faut compter avec des initiatives moins heureuses à l’occasion.
53Son exploration progressive de l’espace au cours de la première année est également notable ; après avoir fait l’extraordinaire découverte de son corps pendant les premiers mois et compte tenu de la maturation progressive de son organisme, l’enfant s’intéresse de plus en plus aux changements de position (il passe du ventre au dos et vice versa, il se couche puis il s’assoit) ; enfin, il se déplace (en rampant, à quatre pattes, debout). Ses activités de motricité globale l’amènent à découvrir tant son environnement sous différents angles (sur le dos, sur le ventre, en position assise, debout) que le plaisir procuré par son corps en action. Cette expérience de l’espace, et surtout de son corps en mouvement, lui permet de découvrir des possibilités jusque-là insoupçonnées. Dorénavant, il ne dépend plus exclusivement de son entourage pour satisfaire sa curiosité ou ses désirs ; il a des capacités motrices qui, ajoutées à sa nouvelle connaissance du monde, lui permettent de se déplacer et de se mouvoir dans son environnement. Ces nouvelles habiletés exigent une surveillance étroite du « terrain de jeu » de l’enfant.
54Parmi ses importantes découvertes se retrouve celle de pouvoir agir sur son environnement, d’influer sur son environnement : au cours de sa première année, en effet, l’enfant peut par exemple produire un son en frappant un objet, maintenir les objets ensemble (poser un cube sur un autre), faire apparaître la lumière en poussant l’interrupteur ou... faire apparaître sa mère, en criant. Il découvre aussi qu’il peut faire disparaître les objets, comme par magie ; assis dans sa chaise haute, il ouvre la main qui tient un objet et celui-ci semble disparaître. Quelques mois plus tard, il aura intégré le concept de permanence de l’objet, sachant alors que l’objet ne disparaît pas et qu’il continue à exister, même s’il ne le voit plus. L’intégration de ce concept, qui se fait au cours de la deuxième année, le rassurera quant à l’absence de sa mère. Elle pourra ne pas être là, mais il saura dorénavant qu’elle existe toujours. Les jeux de coucou et de recherche d’objets sous les couvertures contribuent à l’intégration de ce concept.
55À partir de l’âge de quatre ou cinq mois, l’énergie de l’enfant semble monopolisée par l’exploration des objets qui l’entourent. Son univers de jeu atteint la microsphère, soit le petit monde des jouets. Son intérêt pour les humains s’en tient à sa famille immédiate. Durant cette période, les enfants de son âge n’attirent pas vraiment son attention : il joue en solitaire. Le « jouet » le plus riche en découvertes pour le jeune enfant est sans conteste un adulte couché par terre et qui se prête à ses fantaisies. Il devient une montagne à escalader, un mystère à explorer en passant par la bouche, les yeux et les oreilles, un géant qui dort mais risque de se réveiller à tout moment et d’agripper l’enfant, la mer qui se déchaîne et s’agite sous l’enfant, le cheval qui le fait galoper.
56De dix-huit mois à trois ans : le grand explorateur. L’enfant de cet âge est curieux d’aller à la découverte de son environnement et d’y tenter des expériences. Il manifeste un désir d’indépendance dont témoigne l’utilisation fréquente du « non » et du « je suis capable ». Cette période, celle de ses deux ans, est d’ailleurs comparée par Dodson (1972) à une première adolescence.
57Sa connaissance du monde s’élargit et il s’intéresse à son environnement immédiat (parents, fratrie). Conscient de la présence d’un autre enfant, il l’observe, mais au début de cette période il n’est pas prêt à véritablement partager une activité de jeu avec lui ni à collaborer à un projet commun ; c’est l’époque du jeu parallèle. Ce jeu mené à côté de l’autre lui permet d’observer ce que font les autres enfants, comment ils jouent, comment les adultes réagissent et ainsi il apprend graduellement à se comporter de manière à pouvoir, quelques mois plus tard, participer à leurs activités. Par ailleurs, avant d’accepter de partager ses jouets, il devra d’abord découvrir le sens de la propriété : tel objet est bel et bien à lui et tel autre, non. Il sera alors disposé à prêter et à emprunter.
58Tout matériel de jeu permettant de mettre en œuvre une expérience motrice globale et fine l’attire : petit tricycle, ballon, balançoire, pyramide d’anneaux, casse-tête simple, crayons de cire. Il est immergé dans la microsphère, vivement intéressé par le monde des jouets. Ses stratégies d’action s’améliorent et il acquiert graduellement une certaine compétence dans son action. L’enfant prête vie aux objets et fait appel à l’imaginaire : il entre dans le jeu symbolique. Sa capacité à utiliser les symboles est facilement observable dans son jeu : un bâton devient successivement un micro, un cheval ou une baguette magique. Cet usage inhabituel des objets marque le début du développement de l’humour chez l’enfant (Krogh, 1985). Il s’amuse aussi à imiter les comportements qu’il observe autour de lui : téléphoner, coucher le bébé, préparer un gâteau (imitation immédiate).
59L’enfant de cet âge s’intéresse au langage et les mots le captivent : à preuve, son attirance pour les histoires et les comptines. Il aime bien reproduire les gestes des personnes de son entourage et il s’intéresse tout particulièrement à des objets tels que poupée, téléphone, établi de menuisier, instrument de musique, camion.
60Les déguisements, après avoir suscité des craintes, vers l’âge de deux ans, commencent à l’attirer. Dans ses activités de dessin, il nomme ses productions une fois qu’elles sont terminées ; ses réalisations ne sont pas planifiées à l’avance et sont largement tributaires du hasard des lignes.
61Vers la fin de cette période, l’enfant aime la compagnie des autres enfants ; son jeu atteint la macrosphère, soit le monde partagé avec les autres. Il commence à participer à des jeux à plusieurs... pendant quelques minutes. Sa curiosité englobe désormais la réalité extérieure à son environnement immédiat : parc, famille élargie, garderie.
62De trois à six ans : l’âge du jeu par excellence. Les habiletés motrices de l’enfant s’améliorent ; son geste devient plus sûr et plus précis, et son corps, mieux maîtrisé. C’est alors qu’il apprend à se servir d’un tricycle, puis d’une bicyclette et qu’il commence à découper avec des ciseaux. Également, des notions de temps sont graduellement intégrées : demain, hier, ce soir, bientôt. Après avoir découvert à la période précédente comment fonctionnent les objets (ce qui est rond roule : ballon, roues d’auto), il commence à utiliser le matériel de façon inventive : faire glisser un ballon sur une pente, amener l’auto à suivre un parcours précis.
63Il sait dorénavant imiter les activités qu’il aura observées auparavant : c’est l’imitation différée qui indique que l’enfant a intériorisé des images mentales qu’il utilise dans ses reproductions de situations. L’imagination est très présente dans les activités de jeu de l’enfant. À partir de livres d’histoires ou de matériel de jeu tel des marionnettes, des déguisements, une maison de poupée, il crée des scénarios simples. Sa maîtrise progressive des symboles l’amène à apprécier les incongruités conceptuelles : ainsi, il trouvera amusant de changer les noms des objets (il appellera un chat un chien) ou d’imaginer des situations insolites (des poissons volant dans le ciel, des autos voguant sur les mers). Vers cinq ans, il imaginera des jeux dans lesquels il aura des rôles et il posera des règles arbitraires. Ces règles qu’il invente lui-même l’amèneront tout doucement vers les jeux qui comportent des règles préétablies, lesquels prévaudront après six ans.
64À partir de quatre ans, ses productions graphiques sont plus aisément reconnaissables, mais elles contiennent des erreurs de perspective et de proportion : il dessine ce à quoi il pense et non ce qu’il voit. Ainsi, une auto ayant quatre roues, son dessin en fait voir quatre, quelle que soit la position de l’auto.
65Son jeu témoigne du développement de sa compétence et, tout fier, il montrera qu’il sait utiliser un tricycle ou même un vélo, il présentera ses productions graphiques ou il répétera, pour le bénéfice de l’adulte, les comptines ou chansons apprises. L’enfant de cet âge développe des habiletés à jouer avec les autres enfants et ses capacités lui permettent dorénavant d’alimenter l’activité de jeu ; les amis deviennent, avec le temps, très importants. Il joue avec les autres (jeu associatif) et, progressivement, il saura collaborer avec eux à un projet de jeu commun (jeu coopératif)
66Son intérêt pour le monde environnant englobe graduellement celui des adultes, son jeu s’inscrit dans la macrosphère. Les jouets miniatures permettant de reproduire les activités des adultes l’intéressent : une trousse médicale, un service de vaisselle, de petites autos... De même, il sera attiré par les héros et les personnes portant un uniforme : infirmière, pompier, soldat, hôtesse de l’air.
67Vers la fin de cette période, il prend plaisir à reproduire dans ses jeux des règles semblables à celles qui régissent le monde adulte : jeux de société, jeu de cachette avec règles précises. L’intérêt pour l’action en soi diminue alors ; il s’intéresse de plus en plus au résultat de son activité et la réussite lui apporte de la satisfaction. Il peut dorénavant mettre ses compétences à contribution pour accomplir des tâches avec succès.
« jouer, c’est magique »
68Comme le jeu occupe une si grande place dans la vie de l’enfant et qu’il influe à ce point sur son développement, il n’est pas étonnant que le ministère de la Famille et de l’Enfance du Québec ait retenu pour les centres de la petite enfance un programme éducatif favorisant le développement global des enfants, programme appelé « Jouer, c’est magique ». On y considère que le jeu « constitue un moyen privilégié d’interaction et d’évolution pour l’enfant. Il est un puissant levier d’apprentissage avec lequel l’enfant acquiert des connaissances tout en développant ses capacités à raisonner, créer et résoudre les problèmes. [...] Jouer, c’est une expérience essentiellement agréable à travers laquelle l’enfant se développe globalement » (Gariépy, 1998, p. 6).
69« Jouer, c’est magique » s’inspire d’un programme américain qui a fait l’objet d’une étude longitudinale rigoureuse. Cette étude a démontré que les enfants qui avaient participé à ce projet ont obtenu par la suite de meilleurs résultats scolaires durant les premières années du primaire et qu’ils ont bénéficié d’un développement plus positif de l’estime de soi. L’évaluation en sol québécois est actuellement en cours et les données préliminaires laissent présager des résultats tout aussi prometteurs.
vers une définition du jeu
70Il peut paraître étonnant qu’en dépit des nombreuses recherches sur le jeu la définition même de ce phénomène n’ait pas encore fait l’unanimité chez les chercheurs. Conceptualiser le jeu à travers une définition qui le délimite et le concrétise s’avère périlleux. Universel, ce phénomène est connu de tous, mais dès qu’on tente de le cerner avec des mots ou d’en donner une explication théorique, on le dénature : ce qu’on arrive à expliquer n’est déjà plus le jeu. Chance écrit : « Le jeu, c’est comme l’amour ; tout le monde sait ce que c’est, mais personne ne peut le définir » (1979, p. 1).
71Prenons le cas de deux enfants engagés dans une même activité de jeu, par exemple dans un carré de sable. Ils posent tous deux les mêmes gestes, remplissant de sable un seau, traçant des chemins avec une petite auto, faisant disparaître leurs mains dans le sable pour les faire réapparaître. À l’observation, on pourrait conclure que ces deux enfants jouent puisqu’ils s’adonnent librement à une activité, sans but imposé, utilisant du matériel de jeu. Pourtant, il est possible que l’un de ces enfants n’ait pas du tout l’impression de jouer, qu’il n’éprouve aucun plaisir. L’action seule ne saurait par conséquent définir le jeu, pas plus d’ailleurs que la seule présence de matériel de jeu.
72« Il n’y a pas de matériel qui soit en lui-même et par lui-même ludique... ce qui fait le “jouet”, c’est le jeu du joueur » (Henriot, 1989, p. 100). Jouer implique, au-delà des gestes et du matériel, un état d’esprit particulier, une prédisposition interne. On se rapproche alors de l’essence du jeu qui procède, selon Chandler (1997), du cœur, du corps et de l’esprit du joueur. Le jeu ne se ramène donc pas à un comportement, mais bien davantage à une attitude subjective (Henriot, 1976). Cette conception est d’ailleurs celle de Parham et Fazio, qui définissent le jeu comme « une attitude ou un mode d’expérience qui implique une motivation intrinsèque » (Parham et Fazio, 1997, p. 251). Pour Bundy (1993), sans attitude ludique (playfulness), toute activité, même de jeu, devient travail.
73Ainsi, l’observateur, n’étant témoin que de ce que fait l’enfant et de la présence du matériel de jeu, ne peut que présumer qu’il joue puisque le seul à le savoir, c’est l’enfant lui-même.
74On peut alors imaginer, à l’inverse de l’exemple précédent, un enfant qui s’adonne à une activité paraissant à un observateur répétitive et ennuyeuse ; l’expression faciale de l’enfant peut témoigner davantage d’un effort déployé que d’un plaisir ressenti. On en conclurait que ce n’est pas du jeu, alors que l’enfant, lui, pourrait parler de cette activité comme d’un jeu.
75Jouer ne saurait donc être défini exclusivement par le faire, mais doit aussi englober l’être, soit l’attitude qui sous-tend l’action. Mais qu’est-ce qu’une attitude ludique ? Différents éléments la caractérisent. Selon Lieberman (1977), on retrouve dans le concept de playfulness la spontanéité physique, sociale et cognitive, un certain sens de l’humour et du plaisir. Ces divers éléments, Barnett (1990) les associe à une attitude de jeu. Bundy (1997) retient, quant à elle, le sentiment de maîtrise, l’habileté à suspendre la réalité et la motivation intrinsèque comme critères pour déterminer s’il y a attitude de jeu ; elle y ajoute le framing, soit l’habileté de l’enfant à donner des indices sociaux à ses partenaires et à lire les leurs pour rester dans le cadre du jeu.
76Henriot (1976), pour sa part, caractérise cette attitude subjective par l’incertitude, l’indétermination, l’imprévisibilité et l’illusion. Ces éléments sont susceptibles de susciter chez l’enfant la curiosité, une sensation de plaisir, un sentiment de liberté d’action et l’envie d’agir, ce qui peut l’inciter à explorer, à faire des tentatives, à prendre des risques, à laisser émerger son imagination et à utiliser son sens de l’humour.
77Avoir une attitude ludique, c’est en quelque sorte ne pas se prendre au sérieux et ne pas prendre au sérieux la situation. Selon Lieberman (1977), l’attitude ludique peut devenir un trait de personnalité qui se manifestera dans la vie adulte, ce que confirme l’étude de Barnett (1990). On peut concevoir alors qu’un adulte, témoignant d’une pensée positive prônant l’importance de relativiser les événements, de toujours tenter de dégager les éléments positifs de toute situation problématique, visant en somme à développer une appréhension positive de la vie, aurait un état d’esprit proche d’une attitude ludique. D’ailleurs, Étienne (1982), dans sa réflexion sur le jeu et ses recommencements à l’âge adulte, associe à l’esprit ludique la capacité de dédramatiser les situations difficiles et de se distancier des problèmes.
78On peut donc définir le jeu de la façon suivante :
Le jeu est une attitude subjective où plaisir, curiosité, sens de l’humour et spontanéité se côtoient ; cette attitude se traduit par une conduite choisie librement et dont on n’attend aucun rendement spécifique.
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références
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Notes de bas de page
1 Pour des informations plus complètes sur le jeu chez l’enfant normal, le lecteur est invité à lire Ferland, F. (2002). Et si on jouait ? Le jeu de la naissance à six ans. Montréal : Éditions de l’Hôpital Sainte-Justine.
2 L’analyse de cette activité est tirée de Ferland, F. (2002). Et si on jouait ? Le jeu de la naissance à six ans. Montréal : Éditions de l’Hôpital Sainte-Justine. p. 27-31.
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