10. La recherche qualitative
p. 225-248
Résumé
1. Science et recherche qualitative
À la jonction du XIXe et du XXe siècle, les sciences du social ont cherché à affirmer leur scientificité en utilisant comme modèle la méthode expérimentale. Mais s’agit-il encore de science quand les chercheurs se servent de méthodes qualitatives et cherchent à répondre à un type de questionnement autre ? La nécessité d’une lecture différente du social s’impose en raison des limites mêmes de la science classique.
2. Recherche qualitative : nature et techniques de recherche
• La complexité de ce champ fait l’objet de nombreux débats sur sa nature : le définir constitue un premier problème.
• Quelques techniques d’analyse sont présentées de manière à faire voir les exigences qu'elles posent à l’investigateur.
3. Questions éthiques soulevées
• La particularité de la recherche qualitative pose la question de la pertinence de l’évaluation éthique et de la méthodologie à utiliser pour faire l’examen des projets en recherche qualitative.
• Une question centrale concerne la relation à établir entre l’investigateur et les populations de recherche ;
- le chercheur peut-il déguiser son identité ou doit-il jouer la franchise avec le milieu ?
- s’il prend le chemin de la franchise, jusqu’où doit-il aller ?
- jusqu’où le chercheur doit-il s'impliquer avec les personnes qui lui ouvrent leurs portes ?
• Les chercheurs doivent présenter leurs projets en utilisant une structure rigoureuse montrant le sérieux de leur recherche et leur souci de respecter les populations étudiées. Des exemples sont apportés.
Texte intégral
1Jusqu’à tout récemment, seuls les chercheurs en sciences de la santé et du comportement soumettaient leurs projets de recherche à l’évaluation d’un comité d’éthique. Ceux qui appartiennent à des secteurs comme l’administration de la santé ou la médecine sociale et préventive se considéraient comme dispensés de faire approuver leurs protocoles. Ces études s’apparentaient au domaine des sciences sociales.
2Depuis la mise en application de l’Énoncé de politique des trois Conseils, les exigences ont beaucoup changé à ce propos. Toute personne, qu’elle soit professeur, chercheur ou étudiant aux études supérieures, qui veut s’engager dans un projet de recherche avec des sujets humains, doit le soumettre à l’examen d’un CER. Face à certains projets qui relèvent des sciences sociales, en particulier ceux qui utilisent une méthodologie de type qualitatif, des CER expriment leur malaise. Celui-ci est particulièrement ressenti par les comités habitués à évaluer des protocoles biomédicaux. Comment faire l’examen de projets utilisant une méthodologie qualitative où le chercheur se présente comme un participant et où les sujets de recherche sont des acteurs participant à l’élaboration de l’hypothèse ? Cet accueil accentue la critique des chercheurs qualitatifs à l’égard de l’obligation qui leur est maintenant faite de se présenter devant des comités qui comprennent si mal leurs préoccupations scientifiques. La jugement des chercheurs s’explique d’autant mieux qu’ils s’interrogent sur la pertinence même de faire évaluer des recherches qui, selon eux, ne portent pas préjudice aux sujets de recherche.
3Est en jeu ici l’idée même de savoir scientifique. Quand on pense aux tensions qui ont existé et existent toujours entre recherche qualitative et recherche quantitative à l’intérieur même des sciences sociales, les difficultés entre biomédecine et recherche qualitative n’ont rien pour surprendre (Devers, 1999, 1154-1155). Le professeur Marc-Adélard Tremblay raconte que, à titre de président du CQRS (Conseil québécois de la recherche sociale) entre 1987 et 1991, il en est venu à la conclusion qu’il fallait que le Conseil « lance un “appel d’offres”, c’est-à-dire qu’il finance une étude sur la recherche qualitative en vue d’aider les jurys à mieux comprendre et à mieux apprécier l’ensemble des procédés de recherche et des instruments de travail auxquels ont recours les chercheurs qualitatifs » (Tremblay, 1997, XXXVII). Les jurys, note Tremblay, avaient pourtant une représentation équilibrée des deux courants ; c’est dire que les collègues engagés dans des recherches quantitatives appréciaient mal les projets de recherche qualitative.
4Ce chapitre vise d’abord à situer la recherche qualitative dans le cadre de la science, de manière à favoriser le dialogue entre les chercheurs et les CER. L’approche historique est ici privilégiée. La deuxième partie présente la recherche qualitative : sa nature et quelques approches et techniques de recherche qui préoccupent davantage les comités d’éthique ou demandent une attention particulière de la part des chercheurs. La troisième partie aborde les questions éthiques que pose ce type de recherche.
Science et recherche qualitative
5Au cours du dernier quart de siècle, la recherche qualitative a connu une formidable croissance dans les sciences sociales. Ses techniques sont de plus en plus utilisées dans le secteur des sciences de la santé, la médecine clinique n’occupant plus, à elle seule, tout le champ de la santé. Ces méthodes étant associées au domaine de l’intervention, on comprend l’intérêt qu’elles suscitent dans plusieurs milieux de la santé. Mieux cerner les interactions entre patients, familles et cliniciens, clarifier les valeurs et le langage des différents acteurs engagés dans les soins de santé ou donner une voix à ceux et celles qui ne sont habituellement pas entendus, comme les patients ou les employés qui sont à la fin de la chaîne du commandement, tout cela constitue un progrès considérable dans la connaissance des services de santé. Ce sont là quelques exemples du type d’études poursuivies en recherche qualitative (Sofaer, 1999, 1105). La connaissance contextuelle protège contre la tendance d’imposer d’en haut les choix sanitaires. Elle privilégie la participation des populations aux orientations à adopter en matière de soins de santé.
La science du social
6L’une des objections que les scientifiques « purs et durs », entre autres les biomédicaux, adressent aux méthodologies qualitatives tient à la dimension subjective de celles-ci. Ces études iraient à l’encontre même de toute science dont le but est de viser à la réalité objective, ce que l’on nomme alors la vérité. Depuis le XVe siècle, la science est identifiée à la recherche des lois universelles de la nature qui restent vraies en tout temps et en tout lieu (Commission Gulbenkian, 1996, 9). D’une part, elle oblige le chercheur à se dégager de ses préjugés et à être neutre. D’autre part, la méthode scientifique exige que la matière de son étude soit envisagée comme un objet et non comme un sujet. N’est-ce pas ce qui a permis les formidables succès de la connaissance scientifique moderne, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique ? Cette manière d’appréhender la réalité, devenue le paradigme de toute connaissance, s’est imposée dans différents secteurs du savoir, dont celui du social. Tout comme la physique et la médecine s’étaient détachées du savoir vulgaire, ainsi en fut-il du social aux XIXe et XXe siècles. La science la plus exacte, inspirée de la physique newtonienne, est apparue comme l’instrument privilégié pour organiser un ordre social moderne (Commission Gulbenkian, 1996, 14).
7La science se caractérise par sa manière de raisonner. Comment mettre en œuvre la méthode expérimentale dans le domaine du social ? Emile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie moderne, décrit d’abord l’approche basée sur le sens commun :
Au lieu d’observer les choses, de les décrire, de les comparer, nous nous contentons alors de prendre conscience de nos idées, de les analyser, de les combiner.
Au lieu d’une science des réalités, nous ne faisons plus qu’une analyse idéologique. Sans doute, cette analyse n’exclut pas nécessairement toute observation. On peut faire appel aux faits pour confirmer ces notions ou les conclusions qu’on en tire. Mais les faits n’interviennent alors que secondairement, à titre d’exemples ou de preuves confirmatoires ; ils ne sont pas l’objet de la science. Celle-ci va des idées aux choses, non des choses aux idées (Durkheim, 1986, 15-16).
8Refusant cette manière de procéder qui ne peut donner des résultats objectifs, il propose de traiter les phénomènes comme des choses, « en qualité de data qui constituent le point de départ de la science » (Durkheim, 1986, 27) :
Il nous faut donc considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il faut les étudier du dehors comme des choses extérieures ; car c’est en cette qualité qu’ils se présentent à nous (Durkheim, 1986, 28).
9Pour y parvenir, le sociologue devra s’affranchir des fausses évidences qui dominent le sens commun et secouer le joug des catégories empiriques. Sans cette démarche, il ne pourra bien définir les choses, il s’établira sur du sable mouvant. Mais comment y parvenir quand on ne peut réduire la société à un laboratoire, c’est-à-dire quand « les phénomènes sociaux échappent, évidemment, à l’action de l’opérateur » (Durkheim, 1986, 124) ? Si la méthode expérimentale, au sens strict du terme, s’avère impossible, le raisonnement expérimental demeure possible. Il demeure cependant difficile à pratiquer en raison de la grande complexité des faits sociaux (Durkheim, 1986, 125).
10La position de Durkheim manifeste, de manière exemplaire, comment les sciences sociales, à la jonction du XIXe et du XXe siècles, cherchent à affirmer leur scientificité. Ainsi, aux sciences naturelles et aux sciences de la vie s’ajoutent les sciences sociales pour faire de la nature humaine tout entière un objet de la science :
La science de la nature humaine est du même genre. Elle est bien loin de l’exactitude de notre astronomie actuelle ; mais il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pas une science comme l’est celle des marées, ou même comme l’était l’astronomie lorsque ses calculs n’embrassaient encore que les phénomènes principaux, et non les perturbations (Mill, 1996, 18).
11Les sciences sociales qui se développent alors se divisent en diverses disciplines comme l’histoire, l’économie, la sociologie, la science politique et l’anthropologie. Toutes participent à « la tentative générale du XIXe siècle de garantir et de développer une connaissance “objective” de la “réalité” sur la base de découvertes empiriques (par opposition aux “spéculations”) » (Commission Gulbenkian, 1996, 19).
12Nouvel emprunt aux sciences naturelles, la connaissance mathématique constitue la forme alors privilégiée pour atteindre l’objectivité : « son adoption semblait être une condition sine qua non de l’approche scientifique » (Pires, 1997, 8). Grâce à la mathématisation, « les résultats sociaux peuvent être mesurés et ces mesures elles-mêmes peuvent être admises universellement ». L’objectivité des sciences sociales, à la manière de celle de toute science, représente une démarche inverse de celle des lettres, considérée comme relevant des préférences subjectives du chercheur (Commission Gulbenkian, 1996, 56).
13L’interprétation des sciences sociales qui vient d’être proposée n’a rien pour surprendre un chercheur travaillant en sciences naturelles ou biomédicales, car ce mode de recherche quantitative appartient à son univers de pensée. Le problème surgit lorsque les chercheurs en sciences sociales utilisent des méthodes qualitatives témoignant d’une autre philosophie de la science. Pour comprendre le malaise, il faut d’abord répondre à la question suivante : pourquoi un second modèle d’analyse en sciences sociales a-t-il pris place à côté du premier ?
De l’objectivité à la subjectivité
14Répondre correctement à la question exigerait de refaire toute l’histoire de la science au XXe siècle. La vision même de la science est ici en jeu. Il est cependant possible de suggérer quelques pistes montrant une ambivalence croissante à l’égard de la vision positiviste de la science. L’ambivalence est due au caractère réducteur de cette vision ; elle est un appel à ouvrir les sciences. Trois pistes sont ici suggérées : limite du modèle scientifique dans les sciences pures, limite dans les sciences biomédicales et, finalement, limite dans les sciences sociales.
Limite du modèle scientifique dans les sciences pures
15La pensée occidentale moderne est caractérisée par une approche positiviste de la réalité, ce qui fait d’ailleurs sa force. Malgré les progrès considérables accomplis, l’histoire du XXe siècle témoigne de sa limite. Les extraordinaires succès côtoient d’immenses échecs. Pensons seulement aux deux guerres mondiales, à la dévastation environnementale ou à la dégradation du tissu urbain. Les rêves qui habitaient les fondateurs de la science moderne n’ont tenu leur promesse que de façon partielle. D’où, tout au cours du XXe siècle, des mouvements de pensée mettant en cause la vision positiviste de la science, puisqu’elle exclut l’être humain de sa préoccupation ; elle est fondamentalement réductrice. Ainsi, l’Occident est animé d’un double sentiment à l’égard de la science ; admiration et crainte. Les débats actuels sur les développements de la génétique témoignent amplement de cette ambivalence.
16La critique à l’égard de la vision positiviste des sciences naturelles ne vient pas uniquement de l’extérieur ; elle vient aussi de l’intérieur. Les scientifiques eux-mêmes prennent conscience que les postulats newtoniens ne peuvent plus résoudre les phénomènes de plus en plus complexes auxquels ils se heurtent. Ces sciences, en effet, ont progressé « dans le sens d’une idée de l’univers comme instable et imprévisible » (Commission Gulbenkian, 1996, 83). Comme le note Ilya Prigogine, le monde est plus instable qu’on ne l’avait imaginé, les perturbations y jouant un grand rôle (Prigogine, 1994). Autre mise en cause du dogme sacro-saint de la science, les scientifiques reconnaissent qu’il n’est plus possible d’extraire le « mesureur » de ce qui est mesuré. L’univers est donc une réalité active et les humains ne sont pas situés en dehors de la nature.
Limite du modèle scientifique dans les sciences biomédicales
17Le progrès considérable qu’a connu la médecine aux XIXe et XXe siècles est attribuable à la méthode scientifique qui est devenue son outil de développement. La méthode expérimentale a transformé l’art de la médecine en science. En s’imposant comme unique, ce modèle a exclu de la médecine une vision systémique de la santé. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un autre modèle cherche à s’imposer. Le concept de santé mis de l’avant par l’OMS en représente une tentative, sans doute utopique, mais réelle : « La santé est un état de complet bien-être, physique, mental et social et pas seulement l’absence de maladies ou d’infirmités. » La perspective est globale et tient compte d’un ensemble de facteurs différents mais reliés entre eux. Jeanneret et Gutzwiller résument ainsi l’évolution notable qu’a connue la vision de la santé au cours des deux dernières décennies :
Dans une conception médico-sociale moderne, la santé procède davantage d’un processus dynamique caractérisé par un équilibre instable dans lequel l’individu tente de composer avec son environnement, en vue d’optimiser son bien-être (Jeanneret et Gutzwiller, 1996, 23).
18Le Rapport Lalonde avait mis en relief quatre déterminants de la santé s’influençant les uns les autres : la dimension biologique et génétique, l’environnement naturel et social, le style de vie et la prise en charge médicale (Lalonde, 1975). Le modèle biomédical est fondé sur la causalité unique et renvoie, de manière privilégiée, à une intervention sur des lésions organiques. Il est ainsi mis en cause par une autre vision beaucoup plus complexe, « la santé étant perçue comme une ressource de la vie quotidienne et non comme le but de la vie ; il s’agit d’un concept positif mettant en valeur les ressources sociales et individuelles ainsi que les capacités physiques » (Charte d’Ottawa, 1991). Le mouvement en faveur d’un élargissement de la vision de la santé n’a pas été sans effet sur la médecine clinique elle-même. De nouvelles interprétations sont apparues, dont le modèle bio-psycho-social. Dans un tel contexte en plein développement, on comprend la logique de dépasser les seules études quantitatives pour aller vers des recherches qualitatives.
Limite du modèle scientifique dans les sciences sociales
19Les sciences sociales allaient aussi être entraînées dans les débats concernant la scientificité du modèle positiviste. Sa remise en cause dans les sciences naturelles et biomédicales ne pouvait pas ne pas les toucher. Quelques points méritent d’être mentionnés :
- La complexité constitue une donnée incontournable à tous les niveaux de la connaissance. Isoler les causes des phénomènes sociaux n’est pas chose aussi facile que le croyaient les chercheurs de la fin du XIXe siècle. Les travaux d’Edgar Morin témoignent amplement de la complexité des phénomènes. Les sciences sociales sont ici particulièrement visées.
- L’universalité de la vérité à laquelle prétendent ou ont prétendu certains courants en sciences sociales représente une visée fortement contestée dans de nombreux milieux. Ainsi en est-il des féministes s’en prenant à l’orientation masculine de l’approche positiviste ou d’autres groupes contestant l’eurocentrisme à la base même de ces connaissances. Malgré toutes leurs prétentions inverses, les sciences sociales affirmeraient donc des points de vue provinciaux. La reconnaissance de cet état des lieux doit transformer certains fondements de ces sciences et élargir leurs différentes approches.
- Les chercheurs ne peuvent s’extraire de leurs racines : le sexe, la race, la classe constituent des déterminants qui fondent la différence dans l’analyse scientifique. La subjectivité est donc au cœur de l’entreprise de la recherche. La neutralité du chercheur, dogme central de la science moderne, est contestée.
20Ces éléments témoignent de la nécessité de remettre en cause de nombreuses vérités établies qui doivent être réinterprétées en raison des évolutions récentes. Sont à revoir les concepts de science, de vérité, d’objectivité, d’universalité. Ils sont à revoir, non pas pour les évacuer mais pour les renouveler de manière à intégrer de nouvelles facettes de la réalité complexe. C’est le défi que s’est donné, en sciences sociales, la recherche qualitative.
La recherche qualitative
21Les débats concernant la rigueur de la recherche qualitative sont en partie liés à la complexité même de ce champ d’étude. Une première difficulté concerne le concept lui-même. À lire les textes à ce propos, on en vient à découvrir une double utilisation du concept. Parfois, ce dernier est pris au sens d’une approche globale avec ses perspectives philosophiques et théoriques propres. À d’autres moments, il est utilisé pour décrire une diversité de méthodes qui permettent de répondre à un certain nombre de questions devant lesquelles les méthodes quantitatives sont sans voix. Une seconde difficulté tient au contexte du développement de la recherche qualitative qui place cette dernière en position défensive à l’égard de l’approche positiviste de la science.
22Mais qu’est-ce que la recherche qualitative ? Doit-on la définir par sa méthodologie ou par son encadrement théorique ?
Le terme « méthodes qualitatives » n’a pas de sens précis en sciences sociales. Au mieux, ce vocable général désigne une variété de techniques interprétatives ayant pour objet de décrire, décoder, traduire certains phénomènes sociaux qui se produisent plus ou moins naturellement. Ces techniques portent attention à la signification de ces phénomènes plutôt qu’à leur fréquence (Van Maanen, 1983, 9).
23Plutôt que de la définir, Alvaro Pires s’occupe de la présenter à partir d’un certain nombre de caractéristiques (voir encadré).
CARACTÉRISTIQUES DE LA RECHERCHE QUALITATIVE
1. Souplesse d'ajustement pendant son déroulement, y compris souplesse dans la construction progressive de l’objet même de l’enquête ;
2. Capacité de s’occuper d’objets complexes, comme les institutions sociales, les groupes stables, ou encore d’objets cachés, furtifs, difficiles à saisir ou perdus dans le passé ;
3. Capacité d’englober les données hétérogènes ou de combiner différentes techniques de collectes de données ;
4. Capacité de décrire en profondeur plusieurs aspects importants de la vie sociale relevant de la culture et de l’expérience vécue, étant donné, justement, sa capacité de permettre au chercheur de rendre compte (d’une façon ou d’une autre) du point de vue de l’intérieur ou du bas ;
5. Enfin, ouverture au monde empirique, qui s’exprime souvent par une valorisation de l’exploration inductive du terrain d’observation et par son ouverture à la découverte de « faits inconvénients » (Weber) ou de « cas négatifs ». Elle tend à valoriser la créativité et la solution de problèmes théoriques posés par les faits inconvénients.
PIRES, 1996, 51-52
Un ensemble de techniques
24Un ensemble de techniques est utilisé en recherche qualitative, particulièrement dans le champ des services de santé. Quelques-unes sont ici présentées : observation participante, étude de cas, entretien, focus group, analyse documentaire.
L’observation participante
25Comment comprendre l’expérience de vie dans un hôpital psychiatrique ou dans un centre d’accueil sans être soi-même soumis aux mêmes contraintes et routines ? Cet exemple est sans doute extrême, mais il aide à comprendre comment la réelle participation à la vie d’un groupe peut être enrichissante pour bien saisir sa réalité profonde. C’est le sens de l’observation participante ou observation en situation.
OBSERVATION PARTICIPANTE
L’activité d’un chercheur qui observe personnellement et de manière prolongée des situations et des comportements auxquels il s’intéresse, sans être réduit à ne connaître ceux-ci que par le biais des catégories utilisées par ceux qui vivent ces situations.
Jaccoud et Mayer, 1997, 212
26L’origine de cette technique vient de l’anthropologie, plus spécifiquement de la recherche ethnographique. Des explorateurs, des voyageurs et des fonctionnaires des services coloniaux des puissances européennes observèrent les peuples et certains se mirent à le faire de manière systématique. Ce nouveau contexte poussa les anthropologues à devenir les ethnographes de peuples particuliers :
Ceci impliqua, presque inévitablement, la création d’une méthodologie assez particulière, construite autour des travaux sur le terrain (et donc correspondant aux exigences de l’esprit scientifique de la recherche empirique) et de l’observation participante d’une zone particulière (correspondant aux exigences de réalisation d’une connaissance en profondeur de la culture requise pour la compréhension, et si difficile à acquérir s’agissant d’une culture si étrangère au scientifique) (Commission Gulbenkian, 1996, 27).
27Par son observation, le chercheur ne vise pas à dénombrer la fréquence des comportements (recherche quantitative) mais à comprendre une situation (recherche qualitative). D’où un certain nombre d’exigences précises :
- le contact avec les informateurs doit se faire sans intermédiaire ;
- le chercheur ne doit pas intervenir dans la situation observée ;
- le chercheur utilise des notes détaillées pour documenter son compte rendu.
28Même si les caractéristiques du travail sur le terrain sont assez précises, on relève plusieurs traditions de recherche dans l’usage de la méthode.
Modèle empirico-naturaliste ou objectif | Modèle interprétatif ou subjectif |
La visée de l’observation est a) explicative : par exemple, observer des faits pour ensuite formuler des hypothèses ; b) descriptive : par exemple, décrire de façon exhaustive les composantes objectives d’une situation sociale donnée pour en extraire des typologies. | La visée de l’observation est d’appréhender les significations que les acteurs sociaux donnent à leurs actes. Il s’agit d’interpréter plutôt que d'expliquer. |
L’observation est une technique qui | L’observation met au premier plan la dimension subjective de l’individu en société. |
Jaccoud et Mayer, 1997, 217-218 |
29Quel que soit le modèle de référence, l’observation en situation soulève un problème de taille pour le scientifique, la distanciation de l’observateur par rapport à la réalité observée. À ce propos, plusieurs écoles existent. Les unes privilégient un modèle de retrait, cherchant à neutraliser les particularités socioculturelles du chercheur. D’autres proposent un modèle d’imprégnation : favoriser une intégration maximale au milieu de manière à accéder aux perspectives que vivent les acteurs. Enfin, troisième modèle, celui de l’interaction : favoriser l’émergence d’une perspective d’ethnocentrisme critique. Ici le chercheur prend conscience de ses propres préjugés culturels (Jaccoud et Mayer, 1997, 219-220).
30En pratique, comment le chercheur doit-il se comporter sur le terrain ? Doit-il cacher sa qualité de chercheur de manière à accéder à des informations privilégiées ? Doit-il se faire pleinement participant ou demeurer observateur ? Ces questions ont des implications importantes tant sur le plan de la qualité de la recherche que sur le plan éthique. Cela dépendra du type d’observation envisagé. Ainsi, l’observation structurée de réunions pose des questions bien différentes de celles soulevées dans le cas de l’observation en milieu naturel. L’Énoncé de politique des trois conseils aborde ces questions lorsqu’il discute de l’observation en milieu naturel. Les positions de l’Énoncé de politique ont trait à une forme d’observation. Elles peuvent cependant servir de guide dans l’évaluation éthique des autres formes d’observation (Énoncé de politique, 1998, 2.5-2.6).
Étude de cas
31L’étude de cas est une technique largement utilisée dans certains domaines des sciences sociales. Il peut s’agir d’étudier un seul cas ou plusieurs. Bien que l’étude puisse s’étendre sur une durée assez longue, l’observateur n’est pas continuellement engagé dans le groupe ou dans la situation. Les rencontres se font de façon intensive avec un ou quelques observateurs. Habituellement, les investigateurs savent ce qu’ils cherchent et où ils doivent aller pour le trouver. L’étude de cas est inspirée de l’observation en situation, mais s’en distingue en ce que la collecte des données est beaucoup plus structurée. En effet, d’autres techniques complètent habituellement la démarche de recherche : entrevues avec quelques personnes clés, observation structurée d’événements et d’interactions, collecte et analyse de documents pertinents (Sofaer, 1999, 1110).
32Cette approche de recherche est largement utilisée pour évaluer la qualité des services offerts par une institution. En tant que méthode de recherche, elle pose les mêmes questions que les autres techniques de recherche qualitative et doit être évaluée de la même façon. Mais en tant qu’étude d’évaluation, est-elle soumise aux mêmes exigences ? La réponse de l’Énoncé de politique est claire : des études comme celles concernant l’assurance de la qualité ou les évaluations de rendement n’ont pas à être évaluées par un CER. Si ces études incluent un élément de recherche, elles peuvent cependant exiger une évaluation éthique (Énoncé de politique, 1998, 1.1-1.2).
L’entretien
33L’entretien représente un des moyens privilégiés en recherche qualitative. Il met en relief l’objet propre des sciences sociales : l’être humain doué de parole. Il joue un rôle essentiel dans ce champ du savoir et demeure l’un des instruments les plus fréquemment utilisés. Son intérêt tient à ce qu’il constitue « une porte d’accès aux réalités sociales en misant sur la capacité d’entrer en relation avec les autres » (Poupart, 1997, 173). Il est particulièrement approprié en recherche qualitative : laisser la parole aux acteurs sociaux facilite l’accès à leur expérience et favorise ainsi une meilleure compréhension des enjeux auxquels ils font face. Le consensus sur l’importance de l’approche n’exclut cependant pas la diversité des fondements épistémologiques.
L’ENTRETIEN
Il existe finalement une opinion largement répandue dans la plupart des traditions sociologiques selon laquelle le recours aux entretiens demeure, en dépit de leurs limites, l’un des meilleurs moyens pour saisir le sens que les acteurs donnent à leurs conduites (les comportements ne parlant pas d’eux-mêmes), la façon dont ils se représentent le monde et la façon dont ils vivent leur situation, les acteurs étant vus comme les mieux placés pour en parler.
Poupart, 1997, 175
34Qu’apporte l’entretien au chercheur ? Il lui permet de recueillir des informations. Son défi est de réussir à faire dire à quelqu’un ce qu’il pense et à bien le raconter. Jean Poupart présente ainsi quelques-unes des stratégies qui ont été élaborées pour y parvenir :
- Obtenir la collaboration de l’interviewé. Celle-ci n’est pas toujours facile à obtenir, la qualité des motifs d’acceptation pouvant compromettre sa coopération. C’est ainsi que les chercheurs trouvent différentes stratégies, les unes reposant sur la nature de l’étude, les autres faisant appel à des motifs extérieurs. D’où surgit un certain nombre de questions éthiques.
- Mettre l’interviewé à l’aise par des éléments de mise en scène. Il s’agit de lui faire oublier ce qui peut faire obstacle, dans le cours de l’entretien, à l’énonciation de son discours. Ainsi en est-il du moment ou du lieu de l’entrevue. Il en va de même de ses attitudes à adopter durant la rencontre.
- Gagner la confiance de l’interviewé de manière à ce qu’il se sente assez en confiance pour accepter de vraiment parler. Il a peut-être besoin d’être rassuré sur l’usage qui sera fait de ses paroles. Le chercheur doit aussi accepter de se plier aux règles élémentaires de sociabilité, comme celle de prendre le temps de bavarder.
- Amener l’interviewé à prendre l’initiative du récit. Il s’agit de favoriser la spontanéité du discours. Parmi les stratégies possibles, on mentionne la non-interruption de l’interviewé pendant qu’il parle et le respect de ses temps de silence.
- Amener l’interviewé à s’engager, en d’autres termes, à faire le plus possible état de son propre vécu (d’après Poupart, 1997, 186-192).
Le focus group
35Cette technique est utilisée en vue d’explorer des questions spécifiques. Elle consiste à réunir un groupe d’individus qui ont un profil précis correspondant aux objectifs de la recherche. Dans ce sens, elle se distingue de l’entretien. Elle s’en rapproche cependant dans la mesure où elle laisse une plus large place à la parole des participants. L’interaction entre les différents participants est considérée, dans certaines circonstances, comme supérieure à l’entretien individuel. Définir les objectifs d’une telle démarche, informer les participants des attentes que les chercheurs ont à leur égard, animer ces rencontres soulèvent diverses questions d’ordre scientifique et éthique. Elles sont du même ordre que celles qui sont présentes dans l’entretien.
L’analyse documentaire
36Le chercheur, qui voudrait cerner ce que vivent les parents appelés à prendre la décision de poursuivre ou d’arrêter certains traitements pour leur enfant prématuré d’un poids inférieur à 1000 grammes, pourrait construire une recherche fort intéressante à partir de divers documents écrits. Il pourrait faire l’analyse de documents provenant de sources variées et manifestant de multiples points de vue : dossiers des patients, comptes rendus des réunions de l’équipe de soins, politiques écrites de l’hôpital, prises de positions publiées par des associations reconnues, lettres des parents envoyés à la direction de l’unité de soins, journaux privés des parents. L’analyse documentaire permettrait ainsi d’appréhender la signification que les acteurs que sont les parents donnent aux décisions qu’ils sont appelés à prendre en pareilles situations.
37Les avantages d’une telle technique sont doubles. En utilisant le document, le chercheur intègre la dimension du temps à son analyse. Il pourra mieux discerner comment la question était abordée quelques années plus tôt, comme la manière dont les médecins considéraient le rôle des parents dans la prise de décision ou l’évolution qu’a connue sur ce sujet l’unité de soins. Il sera aussi en mesure de dégager l’évolution qui a eu lieu, son sens et ses difficultés. Le second avantage tient dans la nature du document. Le fait qu’il soit écrit élimine la réaction du sujet face à la collecte de l’information et celle du chercheur sur le sujet. Des membres de l’équipe peuvent, en effet, être sur la défensive à propos de telles études. Des parents peuvent, au contraire, utiliser l’entretien pour se vider le cœur. L’objectivité serait ainsi mieux assurée. Les avantages n’éliminent cependant pas toutes les difficultés. Une première a trait aux démarches de localisation. Une seconde tient au travail d’interprétation pour réussir à dégager correctement le sens du message (Cellard, 1997, 251-252).
38L’analyse documentaire demeure un travail exigeant. L’investigateur doit d’abord évaluer les documents à sa disposition, ce qui implique une connaissance du contexte dans lequel ils ont été écrits. Même le compte rendu de réunion d’une équipe de soins n’est pas neutre et son ton dépendra souvent du motif de la rencontre et de la position hiérarchique de la personne qui l’a rédigé. L’investigateur doit aussi dégager les éléments pertinents des documents de diverses natures. Différents éléments entrent en ligne de compte, qu’André Cellard résume ainsi :
La qualité et la validité d’une recherche tiennent, quant à elles, en bonne partie aux précautions d’ordre critique prises par le chercheur. Mais surtout, c’est la qualité de l’information, la diversité des sources utilisées, des confirmations, des recoupements qui donnent sa profondeur, sa richesse et sa finesse à une analyse (Cellard, 1997, 261).
39Si un tel projet ne consistait qu’à utiliser des documents écrits, le chercheur devrait-il faire évaluer son projet par un comité d’éthique de la recherche ? Si les documents utilisés sont de nature publique, comme le sont des articles de journaux, des jugements de cour ou du matériel d’archives publiques, on voit mal comment un tel projet nécessiterait l’approbation d’un comité d’éthique de la recherche. Comme, dans l’exemple proposé, le chercheur devra faire une lecture rétrospective des dossiers des patients et devra contacter les parents pour faire appel à leurs papiers privés, l’évaluation par un CER s’avérera nécessaire.
Questions éthiques
40Le malaise que suscite l’éthique de la recherche dans plusieurs milieux des sciences sociales provient, en grande partie, du fait que les règles imposées sont considérées comme inadaptées aux réalités de ce champ, du fait qu’elles sont empruntées à celui de la médecine expérimentale. Les chercheurs considèrent que les approches qu’ils valorisent, qu’elles soient de nature qualitative ou quantitative, ne peuvent qu’élargir notre compréhension de la réalité humaine. Ils comprennent mal la réglementation imposée par l’éthique de la recherche, née dans un tout autre contexte. D’un autre côté, en ce qui concerne la recherche qualitative en particulier, de nombreux comités d’éthique s’inquiètent, non pas du caractère immoral des recherches poursuivies par cette approche mais de son absence de rigueur scientifique. Si l’un des éléments clés de l’analyse éthique réside dans le sérieux scientifique du protocole proposé, ils se demandent s’ils ont le droit d’approuver une étude qui ne répond pas à ces exigences de base. Ces positions adverses peuvent-elles être conciliées ?
41Il faut d’abord reconnaître que toute recherche avec des sujets humains appelle une éthique. En effet, le rapport qui s’établit entre le chercheur et son sujet, individuel ou collectif, ne peut nier ses dimensions morales : quelqu’un fait appel à d’autres personnes pour atteindre ses fins. On se pose alors le même type de questions que dans l’expérimentation médicale. Les images inquiétantes que renvoient certaines recherches biomédicales sont peut-être plus fortes que celles qui proviennent de l’observation participante ou de l’entretien de nature qualitative. Il n’en demeure pas moins que les études sociales peuvent avoir des conséquences négatives pour les sujets participants, qu’ils soient des individus ou des groupes. Ainsi, en est-il des entretiens qui font remonter à la mémoire des souvenirs douloureux et troublants ou des études qui, de façon imprévue, mettent le chercheur devant des situations de maltraitance ou d’abus sexuels. Dans ce sens, on comprend l’intérêt d’assujettir ces études à l’examen des CER.
42L’évaluation doit-elle être faite de la même façon ? La question peut être envisagée de deux façons. Y avait-il nécessité de ne faire qu’un seul Énoncé de politique regroupant toutes les disciplines scientifiques ? Sans prendre parti sur cette question qui dépasse l’objet de ce volume, il faut cependant ajouter que l’élargissement de la vision de la santé rend incontournables les recherches de nature sociale. Dans ce contexte, les CER des hôpitaux et des facultés de médecine ne peuvent plus éviter d’étudier des projets en sciences sociales. Ils doivent donc développer une compétence dans ce domaine. La question peut aussi posséder un autre sens : les comités d’éthique doivent-ils utiliser les mêmes principes et normes pour évaluer les projets issus du champ des sciences sociales que ceux qui proviennent des sciences biomédicales ? Les principes devraient être les mêmes : il s’agit du respect des êtres humains. Les normes devraient cependant s’appliquer en fonction de la nature du projet. L’Énoncé de politique privilégie cette perspective en proposant une méthode proportionnelle d’évaluation éthique.
43Si les chercheurs en sciences sociales ne peuvent faire fi d’un contrôle public sur leurs recherches, ils ont aussi la responsabilité de sensibiliser les comités d’éthique de la recherche à la nature de la recherche sociale, en particulier à la recherche qualitative. Ces derniers doivent accueillir une autre scientificité que celle à laquelle ils sont habitués. La recherche qualitative s’intéresse à la signification des phénomènes plutôt qu’à leur fréquence, elle cherche à interpréter plutôt qu’à expliquer. Son objectif consiste à nous faire accéder aux phénomènes complexes de l’expérience humaine. Une fois cette visée reconnue, la recherche qualitative apparaît avec toute sa richesse aussi bien qu’avec ses limites : « la réalité est dynamique, contextuelle et socialement construite » (Devers, 1999, 1159).
44Cette approche témoigne d’une sensibilité morale différente de celle d’une science positiviste. Mettant l’accent sur l’exploration en profondeur de ce que vivent les acteurs, elle permet de mieux dégager leurs difficultés, leur sentiment d’exclusion, voire leur expérience de victime. La reconnaissance de la complexité du vécu des acteurs ouvre aux chercheurs de nouveaux horizons et conduit à développer des hypothèses non planifiées. Elle donne aussi la parole à ceux qui, habituellement, ne l’ont pas : dans les hôpitaux, on peut penser aux patients, à leurs familles ou aux employés subalternes. Cette sensibilité morale, pour être équitable, ne devrait cependant pas exclure les groupes qui sont en situation de pouvoir. De plus, elle doit être attentive à ne pas induire à une plus grande dépendance des groupes ou des individus étudiés. Cette approche différente en sciences sociales constitue un complément à la quête de compréhension de la réalité humaine. Pour réussir à bien l’apprécier, les CER devraient inclure au moins un membre spécialisé dans ce type de recherche. La règle 1.3 de l’Énoncé de politique va d’ailleurs dans ce sens (Énoncé de politique, 1998, 1.3).
45À l’égard des protocoles de recherche qualitative, les chercheurs et les CER doivent montrer une rigueur semblable à celle qu’on utilise en recherche quantitative. D’une part, ces études soulèvent leur lot de problèmes éthiques. D’autre part, des critères sérieux existent pour élaborer ou évaluer ce type de recherche.
Problèmes éthiques particuliers
46Comme ces recherches se font sur le terrain avec des individus ou des communautés, se pose particulièrement la question de la relation qui va s’établir entre l’investigateur et les sujets de recherche. Trois questions peuvent être mentionnées. Le chercheur peut-il déguiser son identité ou doit-il jouer la franchise avec le milieu ? S’il prend le chemin de la franchise, jusqu’où doit-il aller ? Jusqu’où le chercheur doit-il s’impliquer avec les personnes qui lui ouvrent leur porte ?
471. Le chercheur peut-il déguiser son identité ou doit-il jouer la franchise avec le milieu ?
48• Le respect des Chartes des droits et des normes réglementaires offre un premier type de réponse.
D’une façon générale, les CER devront approuver les projets entraînant une observation en milieu naturel. Toutefois, ils ne devraient généralement pas évaluer les projets d’observation s’appliquant, par exemple, à des réunions politiques, à des manifestations ou à des réunions publiques, les participants à de tels projets pouvant plutôt chercher à se faire remarquer. (Énoncé de politique)
Dans son commentaire à cette règle 2.3, l’Énoncé ajoute que « lorsque l’observation en milieu naturel ne permet pas d’identifier des sujets et ne fait pas l’objet d’une mise en scène, la recherche devrait être considérée comme ne comportant qu’un risque minimal » (Énoncé de politique, 1998, 2.5). La règle tient à protéger le respect de la vie privée et de la confidentialité.
49• Les discussions concernant l’intérêt scientifique pour le chercheur de déguiser son identité permettent d’élargir la question et d’ouvrir la voie à une deuxième réponse. Si, dans une circonstance comme celle d’une réunion politique, il est préférable que le chercheur ne dévoile pas son identité, il n’en va pas toujours ainsi. Dans certaines situations, c’est le travail du chercheur lui-même qui sera entravé par le silence qu’il garde sur sa présence. Les débats dans la communauté scientifique sont nombreux à ce propos (Jaccoud et Mayer, 1997, 235-239). Le chercheur qui considère comme nécessaire de cacher son identité à la population étudiée a avantage à bien faire voir au comité d’éthique le bien-fondé de sa position. Loin d’être un obstacle, le comité peut devenir ici le garant social de la pertinence de cette manière d’agir.
502. S’il prend le chemin de la franchise, jusqu’où doit-il aller ? La manière qu’a le chercheur de se présenter à la population concernée soulève certains problèmes d’ordre éthique. Que doit-il dire ? Au moment où il décide de ne pas déguiser sa présence, la meilleure option éthique est la transparence.
51• Il doit se définir clairement : affiliation, organismes subventionnaires, but et durée de l’étude, méthodes utilisées.
52• Il doit indiquer avec précision ce qu’il attend de la population observée et comment il entend la respecter, d’où, entre autres, le respect de la confidentialité et de l’anonymat.
53• Par moments, une telle vérité peut être source de difficultés, aucun milieu n’acceptant facilement de se faire observer :
La résistance des personnes ou des groupes qui seront étudiés, le choix des informateurs, les réactions psychologiques à certaines situations et les rôles que peut jouer le chercheur sur le terrain sont perçus comme autant de réalités avec lesquelles il faut composer. Cette négociation in situ fait partie des stratégies de recherche permettant une collecte de données plus large, plus honnête, plus approfondie (Deslauriers et Kérisit, 1997, 98).
543 Jusqu’où doit aller l’implication du chercheur avec les personnes qui lui ouvrent leurs portes ?
55• Différentes écoles de pensée existent à ce propos. Les unes sont d’inspiration positiviste. L’insistance porte sur le chercheur en tant qu’observateur, en correspondance avec le modèle classique de la science. Les autres mettent l’accent sur l’interaction entre le chercheur et le groupe étudié ; on parle alors du modèle de l’imprégnation, qui peut connaître différents niveaux dont celui de la participation militante (Jaccoud et Mayer, 1997, 223). Ces débats concernent d’abord la qualité des techniques de recherche. Ils témoignent aussi d’enjeux éthiques. Les comités ne peuvent sans doute pas se prononcer sur le sérieux de ces écoles de pensée. Ils ne peuvent cependant demeurer indifférents aux conséquences que les choix méthodologiques des chercheurs ont sur les populations étudiées. S’impose ici la rigueur tant dans la présentation par les chercheurs que dans l’évaluation par les CER.
56• Sur le plan éthique, le niveau d’implication sera jugé en fonction de la nature du projet et du respect des populations qui font partie de l’étude. En un sens, il importe davantage que le dialogue continu avec les populations directement concernées par les recherches soit maintenu. Le souci constant du retour auprès des personnes concernées doit animer le chercheur. Cette perspective s’inscrit naturellement dans l’esprit de la recherche qualitative (Bariteau, 1985, 279).
57• Quel que soit le niveau d’implication du chercheur, le projet, en se réalisant, va établir des liens entre les populations et les chercheurs. Les rapports sociaux risquent de se trouver modifiés. D’où l’importance d’une pratique axée sur les valeurs de liberté, d’égalité et de respect mutuel. Le souci du chercheur pour ces valeurs constitue un excellent instrument pour l’aider à discerner le type d’implication qu’il devrait retenir.
Présentation d’un projet de recherche
58Si le secteur médical a acquis une plus longue expérience dans la façon d’élaborer des protocoles de recherche en vue de leur évaluation éthique, le champ de la recherche qualitative n’est pas, lui, complètement démuni. Deux instruments peuvent être particulièrement utiles. Les devis de recherche qualitative représentent le premier ; ils proposent une démarche générale de recherche qui rejoint la manière de faire de toute recherche :
Le chercheur se pose une question et recueille des informations pour y répondre ; il traite les données, les analyse et essaie de démontrer comment elles permettent de répondre à sa question initiale. En fait, on trouve dans un devis de recherche qualitative les éléments communs à tout projet de recherche (Deslauriers et Kérisit, 1997, 86).
59Jean-Pierre Deslauriers et Michèle Kérisit ont présenté les éléments importants que devait contenir un devis de recherche et l’esprit qui devait animer les chercheurs lorsqu’ils le préparent (Deslauriers et Kérisit, 1997, 85-111). À lire leur article, il m’a semblé que tout chercheur qui s’en inspirerait et tiendrait compte de leurs remarques, présenterait un projet qui serait en mesure de répondre aux attentes les plus exigeantes d’un CER.
LE DEVIS DE RECHERCHE
1. L’objet de recherche ;
2. la recension des écrits et la construction de l'objet de recherche ;
3. la théorie et les propositions en recherche qualitative ;
4. la collecte des données ;
5. l’analyse des données ;
6. le rapport.
Deslauriers et Kérisit, 1997, 90-105
60À côté des devis de recherche, on retrouve les critères que les journaux spécialisés ont établis pour évaluer les recherches qui leur sont soumises pour publication. Les critères servant à l’élaboration d’un projet ne peuvent être utilisés qu’en tenant compte de la différence de situation. Il faut, entre autres, tenir compte du fait que la question et le devis peuvent changer en cours de projet. Kelly Devers mentionne six points généraux qui sont pris en considération dans l’évaluation d’un manuscrit (voir encadré Critères d’évaluation en recherche qualitative). Bien que ces derniers puissent être évalués différemment selon quelques grandes écoles de pensée, il n’en demeure pas moins qu’ils sont des guides qui peuvent orienter le chercheur dans la présentation de son projet et diriger le CER dans son évaluation. Je ne retiens du tableau de Devers (page suivante) que les points communs aux différents courants.
Conclusion
61Les chercheurs qualitatifs enrichissent la réflexion commune et élargissent l’aire de questionnement à propos de la santé et des services socio-sanitaires que nos collectivités veulent mettre en œuvre. Dans le contexte de l’organisation des soins de santé, ces chercheurs apparaissent souvent comme des trouble-fête. Les questions qui les intéressent, les stratégies qu’ils utilisent, les acteurs sociaux qu’ils valorisent, leur conception du chercheur constituent quelques-uns des points qui créent des tensions avec d’autres secteurs de la recherche en santé. Ces tensions sont sans doute salutaires pour améliorer la qualité des services de santé. Le chercheur en recherche qualitative ne peut cependant les éviter, un comité d’éthique hospitalier voyant parfois arriver d’un œil critique certains projets utilisant de telles techniques. Le contexte l’invite à bien préparer son projet en tenant compte des difficultés qu’il pourra éprouver. Le chercheur participe ainsi à l’éducation de son comité d’éthique.
CRITÈRES D’ÉVALUATION EN RECHERCHE QUALITATIVE
1. Question de recherche :
• établir clairement la question ;
• articuler les idées et les hypothèses qui guident les chercheurs.
2. Description du contexte dans lequel s’effectue la recherche :
• décrire de façon claire et détaillée le contexte physique où l’étude se dé roule ;
• décrire de façon claire et détaillée le rôle du chercheur dans le contexte ;
• préciser de façon claire en quoi le contexte peut influencer la réponse des populations à la question originale de recherche.
3. Devis de la recherche qualitative :
• décrire avec clarté l’échantillon retenu en fonction de l’étude poursuivie ;
• détailler les critères utilisés pour la collecte des données et pour leur analyse.
4. Stratégies et techniques pour favoriser la rigueur :
• triangulation des diverses sources de données et des diverses perspectives ;
• quête du cas négatif ou contre-exemple ;
• retour auprès des participants pour vérifier la crédibilité des interprétations et des découvertes ;
• archivage des documents et présentation claire des codes leur donnant accès ;
• évaluation par des pairs sceptiques jouant le rôle d’avocats du diable ;
• journal de bord du chercheur dans lequel il indique comment ses perspectives personnelles, ses sentiments et ses préjugés peuvent influencer la recherche.
5. Présentation et évaluation des manuscrits et des résultats ;
• langage clair et sans jargon ;
• résultats suffisamment incontestables pour convaincre un lecteur sceptique ;
• résultats crédibles compte tenu de la question, du devis et de la stratégie utilisée ;
• cohérence et intégrité de la recherche tant sur le plan interne que dans le contexte de travaux antérieurs ;
• nouvelles perspectives ouvertes et pistes pour l’avenir.
6. Valeurs et objectifs qui guident la recherche :
• non explicitement présentés ;
• différence de ces critères selon l’école de pensée du chercheur.
emprunté à Devers, 1999, 1168
Bibliographie
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RÉFÉRENCES
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