48. Les entreprises et le financement de l’université
1968
p. 312-317
Résumé
En Amérique du Nord, ce qui inclut le Canada et le Québec, le financement des universités implique de multiples sources : frais de scolarité, ressources des Églises, philanthropie privée et fonds publics. Au Québec, McGill a bénéficié, à compter en particulier du mandat du principal William Dawson (1855-1893), de somptueux dons venant de dirigeants d’affaires et d’entreprises (par exemple, Donald A. Smith, William MacDonald, etc.). Le capitalisme canadien-français a aussi contribué à l’essor des universités Laval et de Montréal, mais à la mesure de ses moyens plus modestes et dans un contexte où l’Église catholique joue un rôle de soutien financier. Avec la Révolution tranquille, le gouvernement du Québec entreprend de financer de façon statutaire et plus substantielle les universités, emboîtant ainsi le pas au gouvernement fédéral qui accorde depuis 1951 des subventions aux établissements. Le mode de financement évolue et désormais l’État sera la principale source de financement des universités. En 1968, l’Association des diplômés de l’Université de Montréal organise un colloque sur le thème des investissements universitaires et de leur planification. Parmi les intervenants se trouve Jean de Grandpré, qui sera un grand dirigeant d’affaires de Montréal. Né en 1921, diplômé en droit de McGill et avocat, il devient en 1966 chef du contentieux de Bell Canada dont il sera président-directeur général de 1973 à 1976, président du conseil de 1976 à 1983, président-directeur général puis président du conseil de BCE Inc. de 1983 à 1989. De Grandpré sera aussi chancelier de McGill (1984-1991). Dans son intervention au colloque de 1968, il développe avec clarté et concision le discours du monde des affaires sur le financement des universités. D’une part, les entreprises ont contribué et continuent à contribuer au financement des universités parce qu’elles ont de bonnes raisons de le faire : assurer la formation d’une relève qualifiée pour l’entreprise, créer un « milieu de haut savoir », promouvoir la recherche scientifique, « créer un climat favorable à l’entreprise privée auprès du milieu universitaire », « raffermir les relations d’affaires ». Aussi, « cette attitude de l’industrie n’est pas désintéressée ». D’autre part, l’aide de l’entreprise au financement des universités est aussi motivée par le souci d’« aider à maintenir l’autonomie et l’indépendance des institutions ». Pour De Grandpré, il serait malsain que l’université ne dépende financièrement que de l’État ; ce serait mettre en péril l’autonomie et la liberté universitaires. Cette nécessité d’une diversité des sources de financement milite contre la gratuité scolaire à l’université ; les étudiants doivent fournir environ 25 % du coût de leur formation. Par ailleurs, De Grandpré s’irrite de l’attitude de certains universitaires dont l’hostilité envers l’entreprise ruine l’un des appuis essentiels à l’autonomie de l’institution. S’il n’est pas original, le propos de De Grandpré est un énoncé quasi classique du discours de l’entreprise privée sur le monde universitaire.
Note de l’éditeur
Source : Jean de Grandpré, « La participation des diplômés, de l’industrie, des étudiants et du public au financement des universités », in Association des diplômés de l’Université de Montréal, Les investissements universitaires. Planification et coordination, Montréal, Éditions du Jour, 1960, p. 103-104,105-106, 106-109.
Texte intégral
[...]
1La participation des diplômés, de l’industrie, des étudiants et du public au financement des universités, qui est le thème de discussion de notre groupe, est un euphémisme pour se demander si l’État doit seul financer l’enseignement universitaire et, par voie de conséquence, dans le système actuel, assujettir l’université à l’autorité du pouvoir politique. J’ai bien dit dans le système actuel car, tant que les budgets d’investissements et d’exploitation demeureront à la discrétion du gouvernement et des technocrates, parler d’autonomie ou de liberté universitaire c’est se bercer d’illusions. Celui qui contrôle les cordons de la bourse peut anémier l’institution à tel point que ses administrateurs seront forcés — pour éviter une situation pire — de se soumettre aux exigences ou aux caprices de celui qui contrôle les apports de subsides.
2Il n’est cependant pas nécessaire qu’il en soit ainsi.
3Nous pourrions à profit examiner des possibilités de relier les subventions aux universités à un indice reconnu comme le produit national ou provincial brut, ou le total des dépenses personnelles pour les biens de consommation et les services, ou encore aux revenus de la province. Ce ne sont que des exemples. Il y a sûrement d’autres indices valables qui pourraient servir d’étalon pour déterminer de 5 ans en 5 ans, ou pour de plus longues périodes, si possible, quels seraient les cadres financiers dans lesquels les institutions universitaires devraient fonctionner tant pour les besoins d’exploitation que de construction.
4La répartition entre chaque université du budget total qui leur est destiné ainsi établie à long terme, se ferait également selon des normes fixes reliées aux nombres d’étudiants dans les diverses disciplines de chacune des universités tout en respectant certains différentiels de rattrapage pour des institutions qui seraient en mesure de démontrer un plus grand besoin.
5Une fois ces cadres financiers établis, il appartiendrait aux institutions de planifier leurs budgets pour produire au maximum à l’intérieur de ces données.
6Mais hélas ! nous n’en sommes pas encore là. La période de quémandage est malheureusement trop souvent le lot des institutions universitaires ; l’antichambre est encore de rigueur. D’où le besoin encore plus pressant de solliciter la participation de l’extérieur au financement des universités pour les aider dans une faible mesure à garder une certaine indépendance. Il ne faudrait pas conclure cependant que dans ce contexte amélioré l’aide de l’industrie, des diplômés, des étudiants et du public soit exclue. Leur présence dans la vie universitaire s’impose et elle doit demeurer quelle que soit la formule de base adoptée par le gouvernement.
La participation de l’industrie
7Nous sommes trop souvent enclins à prendre pour acquis que l’industrie doit participer au financement des universités. L’attitude sympathique des entreprises nous conduit à cette conclusion. Ainsi, en 1965, 81 des grandes compagnies canadiennes avaient versé plus de 11 000 000 $ aux institutions de haut savoir. Il faut cependant se rendre compte qu’une proportion assez importante de l’opinion publique déplore ce genre de paternalisme des grandes entreprises. Ces adversaires de la participation de l’industrie au financement de l’éducation soutiennent qu’une compagnie en faisant de tels dons ne fait que distribuer à des tiers les bénéfices qui normalement devraient revenir aux actionnaires. Les administrateurs ne devraient pas substituer leur préférence à celle des actionnaires quant à la distribution de cette partie des bénéfices qui leur appartient. Pourquoi, disent-ils, une institution financière qui, par exemple, ne peut aider une œuvre à caractère confessionnel refusera-t-elle une demande de cette dernière alors que les actionnaires pris individuellement ou par groupes auraient préféré participer à une campagne de souscription à tel caractère confessionnel ? Ils concluent que la compagnie contribue directement à l’éducation par le truchement des taxes versées à l’État. Là s’arrêterait, selon ces objecteurs, l’obligation de la compagnie.
[...]
8Quels sont donc les profits qui poussent l’entreprise à participer au financement des universités ? Je veux énumérer quelques-uns des objectifs qui animent cette attitude. Rarement trouvons-nous toutes ces raisons chez une même industrie, mais partout plus d’une s’y rencontre :
aider les autorités universitaires à faire face aux besoins changeants de la communauté ;
créer un climat favorable à l’entreprise auprès du milieu universitaire ;
augmenter les chances et la capacité de l’entreprise d’embaucher un personnel plus qualifié ;
créer un milieu de haut savoir dans la région où les employés vivent ou améliorer les institutions existantes ;
promouvoir la recherche scientifique ;
préserver l’autonomie universitaire ;
augmenter les rapports directs entre le milieu universitaire et celui des affaires et ainsi éviter l’autogénération.
9Cette participation directe de l’industrie ne constitue pas la seule aide apportée aux universités. Plusieurs grandes entreprises participent financièrement à des projets de recherches et offrent des bourses à des étudiants qui veulent poursuivre leurs études. De ce fait l’industrie allège le fardeau des institutions
[...]
10À cette aide financière, soit au moyen de subventions ou de bourses, nous pouvons ajouter les contributions en personnel que l’industrie offre aux universités par le truchement de cours ou conférences donnés sans frais par des techniciens ou gérants de l’entreprise.
[...]
11Comme vous l’avez sans doute constaté, cette attitude de l’industrie n’est pas toutefois désintéressée. L’entreprise tout en aidant l’université investit dans l’avenir. Elle veut avoir un plus grand choix de candidats plus compétents pour prendre la relève. Voilà donc ce que l’industrie attend de l’université : des gradués plus compétents qui ne sont pas seulement d’excellents ingénieurs, des chimistes plus au fait de récentes découvertes, des mathématiciens plus profonds. Mais ils doivent surtout et peut-être avant tout être des humanistes dont l’esprit est souvent aux nouvelles tendances et aux aspirations légitimes d’un monde qui évolue à un rythme rapide et qui deviendront par le fait même de meilleurs gérants de l’entreprise. Car de stricts techniciens de l’industrie, nous pouvons en rencontrer un assez grand nombre. Ce qui est beaucoup plus rare, ce sont des techniciens doublés de cette connaissance des hommes qui en font des meneurs. Cet aspect de la formation me paraît plus important aujourd’hui qu’hier puisque l’évolution technologique se fait si rapidement que dans dix ans le brillant diplômé d’aujourd’hui ne sera plus au diapason de ces nouveaux confrères s’il n’a pas progressé de pair avec eux.
12L’industrie est donc amenée à aider les universités pour deux raisons ou pour deux motifs qui sont opposés mais qui sont loin d’être contradictoires : tout d’abord, pour aider à maintenir l’autonomie et l’indépendance des institutions et ensuite pour participer à la formation de son personnel de demain.
13J’ai touché succinctement au deuxième aspect de cet énoncé. Permettez-moi de revenir sur le premier à savoir : la liberté académique liée à celle de l’université elle-même. En voulant sauver cette liberté, l’industrie ne doit pas verser dans le même excès et tenter par sa contribution financière de contrôler ou d’influencer l’enseignement universitaire. Mais je ne crois pas que ce soit là le réel danger. Il y a une trop grande disproportion entre la contribution de l’industrie et celle de l’État. D’ailleurs l’État dispose des moyens de coercition qui pourraient vite mettre un frein à toute tentative d’ingérence par l’industrie dans les affaires universitaires si l’industrie démontrait quelque tendance vers une telle attitude.
14Je suis donc certain que l’écueil n’est pas l’asservissement des institutions par l’industrie. Il est à mon sens dans cette attitude parfois irritante pour l’homme d’affaires de certains universitaires et de certaines institutions qui, se couvrant du manteau de la liberté académique, croient démontrer leur indépendance en voulant détruire ceux-là mêmes qui ont en quelque sorte préservé ou participé à la préservation de cette liberté académique. L’industrie ne demande pas la reconnaissance de ceux qu’elle peut avoir aidés. Elle demande tout simplement que la présentation des données soit juste. Il ne faudrait pas que systématiquement les notions de propriété privée, de profits, de libre entreprise, soient piétinées du haut d’une chaire qui a été soutenue par ceux qui croyaient et qui croient encore que ces principes sont valables puisqu’ils nous ont donné un standard de vie incomparable et une liberté insoupçonnée chez ceux qui ont déjà tenté l’expérience contraire. Le proverbe dit que nous ne devons pas mordre la main qui nous nourrit car, comme dit l’histoire, c’est malheureusement un manque de délicatesse.
15Il ne faudrait pas croire par là que l’industrie a la peau tellement fine que les universitaires ne doivent pas la critiquer afin de lui faire prendre connaissance de ses erreurs. Qu’on démontre à l’entreprise privée qu’elle peut s’améliorer en adoptant telle mesure ou telle attitude, voilà qui me semble juste et raisonnable. C’est le rôle des intellectuels qui se consacrent à l’enseignement. Il leur faut améliorer le système dans lequel nous vivons ; il ne faut pas le détruire.
16Les professeurs, en raison même de l’autorité avec laquelle ils s’adressent aux élèves du milieu universitaire, doivent être d’une très grande prudence surtout lorsqu’ils se servent de cette influence pour faire passer des notions qui peut-être leur sont chères mais qui ont parfois peu de relation avec la matière. Si d’aventure il leur apparaissait nécessaire d’exprimer de telles opinions, que la plus grande pondération préside toujours à telles présentations ! Ils pourraient même songer à inviter les tenants de l’opinion contraire à présenter leur point de vue dans le cadre des heures de cours mises à leur disposition.
17En somme, ce que l’industrie demande c’est que le souffle de liberté qui doit envelopper l’université soit accompagné d’un vent de justice d’une égale intensité.
[...]
18Enfin quel est donc le rôle de l’étudiant dans le financement de l’université ? Je sais que les programmes de la plupart des partis politiques, les slogans de certains groupes de pression et les objectifs des associations d’étudiants sont la gratuité scolaire à tous les niveaux, y compris l’université. J’ai toutefois de très sérieuses réserves à ce sujet. J’ai toujours craint les routes trop faciles. Ce qui ne coûte rien ou si peu n’est pas souvent apprécié. Il faut qu’à un certain moment on se serre la ceinture pour tremper les caractères et rendre encore plus désirable le diplôme recherché. Que l’université fixe donc les frais de scolarité et que chaque étudiant soit appelé à verser 20 %, 25 % ou 30 % de ces frais. S’il est incapable de le faire comptant, qu’il lui soit fait crédit ou qu’on lui fasse un prêt, mais que la règle générale soit toujours le remboursement de sa quote-part au cours de sa période de gain. De cette façon le coût actuel immédiat sera plus proportionné à nos ressources et le fonds ainsi créé aidera les générations futures.
19Je sais que ce n’est pas là un langage qu’on aime entendre. Mais j’ai la ferme conviction que c’est à ce seul prix qu’on garde son indépendance et sa liberté. C’est à ce seul prix qu’on demeure des hommes dignes de ce nom.
Auteur
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