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12. L'enseignement secondaire classique : stagnation intellectuelle et culturelle

Novembre 1953

p. 93-98

Résumé

Anthropologue et sociologue, Marcel Rioux (1919-1992) a été formé en France notamment et a longuement travaillé sur le terrain à titre de chercheur au Musée de l’Homme à Ottawa (1947-1959) avant de devenir professeur de sociologie à l’Université de Montréal en 1961. Il a présidé, de 1966 à 1968, la Commission royale d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec et dirigé la rédaction d’un rapport sur ce thème. Analyste critique de la société québécoise et de la civilisation industrielle, nationaliste progressiste, il a laissé une œuvre scientifique et polémique importante. Dans ce texte de 1953, il porte un regard très sévère sur l’enseignement secondaire classique du Québec, facteur important de stagnation intellectuelle et culturelle.

Note de l’éditeur

Source : « Remarques sur l’éducation et la culture canadienne-française », Cité libre, vol. III, no 8, novembre 1953, p. 37-42.


Texte intégral

1[…]

2Nos jeunes adolescents ont entre treize et quinze ans quand ils sont dirigés vers les collèges classiques ; comme nous le soulignions plus haut, déjà, à cet âge-là, ils ont acquis dans leur milieu familial et dans leur communauté une certaine attitude envers la vie. Bien qu’il y ait entre eux bien des différences physiques et intellectuelles, la culture canadienne-française les a déjà façonnés en profondeur ; ils communient dans le même idéal de sécurité. Ayant été élevés dans une culture relativement très homogène, ils ont acquis à peu près toutes les mêmes valeurs fondamentales, la même attitude devant la vie. Que vont-ils rencontrer dans ces collèges où leurs parents les dirigent ? Ce qu’ils y rencontreront, ce sont avant tout des produits du même milieu, d’autres Canadiens français qui, il y a quelques années encore, entraient eux-mêmes à titre d’étudiants dans ces mêmes collèges, qui ont depuis englouti ce cours classique et fait peut-être des études spécialisées, qui sont demeurés Canadiens français, produits de la culture canadienne-française. Ils ne se sont pas rebellés contre leur culture, ils l’ont, non pas assumée au sens sartrien, mais s’en sont accommodés comme ils l’avaient déjà fait dans leur milieu scolaire et paroissial, avant d’entrer eux-mêmes au collège. Ceux qui se sont rebellés contre leur milieu, qui ne l’ont pas accepté, qui n’en ont pas pris leur parti, ne sont pas là comme professeurs. Ils ont vitement été éliminés ; quelques-uns sont aux États-Unis, au Canada anglais, en France — de cœur et d’esprit, sinon physiquement. Le plus grand nombre a dit « Neveurmagne1 », comme le Survenant, et a croupi sur place. Qu’ont-ils à leur offrir à ces adolescents, ces éducateurs de bonne volonté, ces éducateur héroïques, ces éducateurs qui depuis deux siècles assurent la relève de l’instruction au Canada français ? Un bien curieux système dont il faudrait brosser l’histoire et relever les contradictions, au risque même de le caricaturer. Avant d’en voir le détail, on peut résumer ainsi ces contradictions : l’éducateur, mû lui-même par des valeurs et des idéaux propres au Canada français contemporain (idéal catholique d’avant la Renaissance, mâtiné d’intégrisme moderne), essaie de faire pénétrer dans de jeunes cerveaux déjà marqués de la culture globale canadienne-française (valeurs d’autorité, de sécurité, de traditionalisme, de confort matériel) un système qui lui-même est hétérogène et non unifié, fait à l’image de la culture occidentale.

3Notre système est à base d’humanités gréco-latines ; on l’a dit, on l’a répété avec fierté ; c’est le système qui devait sauver la civilisation française et catholique en Amérique. Du côté des classes de lettres, on y trouve les auteurs grecs et latins que de génération en génération on a traduits et retraduits sans cesse ; du côté des classes de philosophie, on trouve Aristote, revu par saint Thomas, augmenté des commentateurs et mis en petits pots par les faiseurs de manuels. D’où vient donc ce système d’éducation ? De la Renaissance. C’est d’ailleurs son introduction qui marque la fin du moyen âge et le début de la Renaissance. Tout Canadien français sait pourtant que le moyen âge n’est pas l’âge des ténèbres contre lequel les libertins du XVIIe siècle ont médit ; non, ce fut l’âge d’or du catholicisme, l’âge des cathédrales, l’âge de la foi ardente. Alors pourquoi adopter un système qui justement veut saper les fondements d’une époque si admirable ? Au début l’Église s’enthousiasma pour ce retour vers l’Antiquité ; elle ne sembla pas voir que bientôt un nouvel humanisme sortirait de ces traductions, de ces études ; se présentant d’abord comme une élucidation des sources de la civilisation européenne, comme un enracinement de cette culture, il devint vite un idéal devant la vie, une vision totale du monde où il n’y eut bientôt plus de place pour la religion ; on reconnut l’homme, non pas la religion, non pas Dieu comme valeur suprême de la vie ; il devint proprement anthropocentrique. Il n’est pas sûr que ce ne soit pas Luther qui ait d’abord percé le jeu des humanistes en voyant que Dieu et la religion n’auraient bientôt plus la première place dans ce système. Quand l’Église voulut réagir, il était déjà trop tard ; l’humanisme avait gagné la partie ; il avait conquis une importante portion de l’élite européenne. Il ne restait à l’Église que d’essayer de l’intégrer, de l’assimiler et de le christianiser. Bien vite, toutefois, un autre enfant de la Renaissance, la science, allait croître et menacer les positions mêmes de l’humanisme libéral. Depuis le XIXe siècle, l’humanisme scientifique a marqué des points sur ses adversaires ; nous vivons maintenant sous son empire. L’Église fit pour la science ce qu’elle avait fait pour l’humanisme gréco-latin ; elle essaya, elle essaie encore de l’intégrer, après l’avoir quelque peu boudée. On peut dire qu’en Occident ce fut là l’évolution des idées à partir du moyen âge.

4Qu’advenait-il du Canada français pendant ces siècles ? Coupé des sources de sa culture dès le XVIIe siècle, il s’adaptait à son nouveau milieu et aux autres cultures environnantes. Quoique l’éthos de cette culture ne semble pas avoir beaucoup varié, il n’est pas sûr que pendant le XVIIe et le XVIIIe siècles et même une partie du XIXe siècle, la culture canadienne-française n’ait pas été plus libre, moins autoritaire, moins orientée vers les valeurs de sécurité. Vus à distance, les disputes, les mouvements tangentiels, les divergences d’idées, peuvent peut-être nous sembler plus importants et plus nombreux qu’ils n’ont vraiment été, mais il semble que l’autoritarisme était moins fort et que les courants libres d’idées s’y faisaient jour et perçaient en surface. Si cette supposition est vraie, il me semble y avoir une raison principale à cette différence de climat intellectuel : la fuite vers d’autres cultures, d’autres idéologies, n’était pas possible alors ou, à tout le moins, peu praticable dans ces périodes d’isolement quasi total. Il fallait que les abcès d’indépendance, de révolte et de rébellion aboutissent sur place. Le « neveurmagne » était moins possible ; l’appartenance à sa nation était plus sentie ; il fallait se sauver ou se perdre avec sa nation ; il fallait communier à l’idéal de sa nation ou le combattre.

5Les communications rapides entre nations, les disciplines artistiques et scientifiques qui se sont développées sur des plans internationaux ont vite abaissé les barrières entre les nations ; le national n’a plus besoin de se sentir appuyé par son groupe. Le Canadien français cultivé qui rejette les valeurs de sa nation ira chercher à New York ou à Paris l’appui qu’il lui faut. Les abcès n’éclateront plus. Le « neveurmagne » deviendra le mot de passe de ceux qui n’ont plus le goût, ni les moyens de s’élever contre leur propre culture. Celui qui se rebiffera contre l’autoritarisme et l’irréalisme de sa culture, celui-là à qui l’on prêchera la résignation et à qui l’on promettra « des whiskys éternels2 » pour l’empêcher de boire trop ici-bas, celui-là qui découvrira qu’il n’y a pas place pour lui dans sa culture dite « neveurmagne », cherchera et trouvera ailleurs de quoi se nourrir et se préoccupera plus des valeurs de la culture canadienne-française ; la plupart garderont la religion catholique comme système de sécurité et vivront à l’américaine, confortablement et sans trop d’angoisse. Actuellement, notre culture présente donc une très grande homogénéité de surface ; ceux qui s’en sont retranchés ne se donnent pas la peine de la combattre. En auraient-ils d’ailleurs les moyens ? Ceux qui y sont encore accordés vivent une vie feutrée, en marge de tout ce qui pourrait les distraire du monde moderne. Cet anachronisme est même devenu panache, motto, gloriole ; c’est le pays où rien ne change, où l’on se souvient. On ignore les contradictions et les changements ; on les nie et ils n’existent plus.

6Bornons-nous à regarder notre cours secondaire. Cours classique ou cours scientifique ? Humanités ou science, disons-nous ? Est-ce bien ce qu’il y a d’abord à réconcilier dans notre cours secondaire ? Regardons bien encore une fois l’étudiant et l’éducateur qui se rencontrent au collège. Ils sont tous deux des produits du même milieu, ils se ressemblent étrangement au niveau profond de la structure de leur personnalité, de leurs attitudes devant la vie et de leur échelle des valeurs. L’éducateur, en général un religieux, a évidemment certains avantages sur l’étudiant : religion plus étoffée, plus nourrie, connaissances beaucoup plus vastes, personnalité plus équilibrée. Le système d’éducation qu’il a à offrir à l’étudiant représente un amalgame d’attitudes et de valeurs qui diffère des siennes et de celles de l’étudiant. Pour l’étudiant et l’éducateur, c’est la religion catholique, telle qu’elle est inconsciemment réadaptée par le Canada français, qui répond ultimement à toutes leurs questions et fournit une solution à tous leurs problèmes. Les humanités gréco-latines ne sont plus pour l’éducateur un humanisme, une attitude devant la vie ; elles sont devenues une gymnastique intellectuelle ou, au mieux, un enracinement dans la civilisation occidentale. L’éducateur ne se fera pas faute de corriger les païens gréco-latins ; d’ailleurs, pour éviter les rectifications nécessaires, on soumettra le plus souvent à l’élève des textes qui ne présentent aucun danger pour ses convictions religieuses et morales. Au lieu de montrer à l’élève comment la nature, la vie, l’homme, apparaissent à ces auteurs et de le faire communier à cet idéal, on lui montrera là où ils ont erré et comment le catholicisme les a corrigés. Traduisant, commentant et expliquant des auteurs qu’il sait ne pas être porteurs de la vérité, l’étudiant — si tant est que son éducation pré-collégiale lui ait laissé quelque désir de chercher la vérité — se désintéressera assez vite de ces auteurs ; ils ne seront pas pour lui source d’enrichissement et de vie parce que sa quête n’aura pas été totale ; il n’aura pas suivi l’avertissement que donne Valéry à ceux qui franchissent le Musée de l’Homme de Paris : « Il dépend de toi que je sois tombe ou trésor. Que je parle ou me taise, ceci ne tient qu’à toi. Ami n’entre pas sans désir. » Où donc notre adolescent aurait-il puisé ce désir de vérité et de beauté ? S’étonnera-t-il du monde, de la nature, de l’homme avec les poètes ? S’émerveillera-t-il avec eux ? Non, son monde est tissé de toutes les certitudes ; il est immunisé contre toutes les surprises. L’éducateur cherche-t-il, s’interroge-t-il, s’étonne-t-il ? Non, il croirait déchoir et perdre son prestige. Sa mission est d’enseigner la vérité du Canada français.

7L’éducateur canadien-français se croit tout de même humaniste ; en réaction contre la science et la civilisation technique environnante, il vantera la sagesse des auteurs gréco-latins, pour mieux les assassiner ensuite. Il défendra la dignité humaine bafouée et s’évadera du monde contemporain. Qu’offrira-t-il à l’étudiant comme sagesse, comme réponse ultime ? Une religion qui trop souvent est restée le système de sécurité qu’étudiants et éducateurs ont absorbé dans leur jeunesse. S’il y a présentement dans le monde occidental trois façons d’être homme, trois attitudes principales devant la vie, trois principes intégrateurs de la personnalité et de la culture, humanisme, science ou religion, ce ne sera aucune de ces possibilités que l’étudiant aura actualisée en lui à la fin de son cours secondaire. On parlera bien de fusion de ces idéals, de synthèse enrichissante et d’intégration de toutes les valeurs de la culture occidentale. Cette synthèse existe-t-elle vraiment ? Ensemble éducateurs et étudiants ont brassé bien des idées, bien des auteurs. Ils ont essayé de s’enthousiasmer pour Virgile, pour Aristote, pour Veuillot, pour Poincaré et pour Claudel. Ils n’y sont point arrivés ; la plupart du temps, c’est la substance des livres de Veuillot qu’ils auront sentie la plus proche d’eux-mêmes. La culture globale de leur milieu pèse trop lourdement sur eux pour qu’ils s’en échappent avec des douches dirigées d’humanisme, d’art ou de science.

8Regardons notre bachelier à la fin de son cours secondaire. Qui est-il ? Un homme qui possède la faculté d’étonnement et d’émerveillement ? Un artiste, un poète ? Il est bien rare que ceux qui le sont chez nous viennent du secondaire. Est-ce un homme doué d’esprit critique, qui a le sens du dépassement ? A-t-il le sens du problème ? Veut-il connaître la vérité ? Peut-il seulement s’exprimer en français ? Est-ce un homme de Dieu ? Sera-t-il le sel de la terre ? Sa religion lui servira-t-elle de levier pour secouer le monde ? Regardez-le devenu avocat, curé, médecin ou ingénieur. Reconnaissez-vous en lui tout ce que le cours secondaire devait lui apporter ? Qu’est-il devenu ? Avons-nous bien le droit de parler du cours secondaire comme s’il existait en dehors d’un milieu donné ? Avons-nous le droit de nous désintéresser de la culture globale du Canada français sous prétexte qu’on repêchera une élite au cours secondaire et qu’on en fera des hommes. Les problèmes d’éducation formelle sont en étroite relation avec le milieu total ; que nous sert d’élaborer et d’emprunter les plus beaux programmes, si nous les recréons à notre image aussitôt que nous les mettons à l’essai.

Notes de bas de page

1 Neveurmagne : déformation de l’anglais Never mind, « ça ne fait rien, on s’en fout », juron du héros du roman Le Survenant de Germaine Guèvremont (1945), adapté en feuilleton par l’auteur, pour la radio de 1952 à 1955, puis pour la télévision de 1954 à 1957. (N.d.É.)

2 Prône d’un curé d’Ottawa, le Ier janvier 1953. (N.d.A.)

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