11. Réformer le baccalauréat en le diversifiant
1952
p. 80-92
Résumé
Depuis plusieurs années, un débat est engagé sur la structure et le contenu du programme d’enseignement secondaire classique conduisant au baccalauréat ès arts qui donne accès à l’ensemble des facultés universitaires. Certains, des scientifiques surtout (voir texte 4), réclament que l’étude des sciences remplace celle du grec ancien. Au moment où les universités, dont les facultés des arts régissant le cours classique, entreprennent de reconnaître un baccalauréat latin-sciences, Richard Joly (1921-1996), spécialiste en orientation professionnelle, professeur aux universités Laval et de Sherbrooke, auteur et éditeur, se prononce résolument, en 1952, pour la diversification du programme secondaire conduisant au baccalauréat. Pour lui, une combinaison latin-sciences peut, tout aussi bien que le traditionnel couple latin-grec, fournir une formation secondaire d’une grande richesse culturelle.
Note de l’éditeur
Source : Vers une réforme du baccalauréat, Presses universitaires de Laval, Québec, 1951, p. 6-32 (extraits).
Texte intégral
1[...]
2Notre expérience et celle d’autres pays révèlent en effet à l’évidence que le baccalauréat présente sur ce plan académique un double potentiel d’une richesse inouïe : on peut le faire servir très efficacement soit à donner une « culture générale », soit à préparer l’accès aux institutions universitaires, soit aux deux fins simultanément. Et voilà le problème posé : selon que l’on inclura dans la formule plus d’ingrédient « culture » ou plus d’ingrédient « préparation professionnelle », on aura deux baccalauréats différents, ou mieux, un même baccalauréat où s’affronteront deux esprits différents. Comme je la comprends, c’est cette dernière situation qui est la nôtre.
3Peut-on concevoir un baccalauréat qui ne comporte pas ces deux ingrédients ? Je ne le pense pas : je crois même que dans les deux camps du débat latin-sciences, on en repousserait vigoureusement l’idée. Mettre au rancart l’élément culture, ce serait, de l’avis de tous, amoindrir fatalement les effectifs étudiants qui parviendraient au niveau universitaire, et réduire l’université elle-même à la triste condition d’un sanctuaire érigé au culte de la déesse Technique. D’autre part, placer le baccalauréat sous la dictature d’une conception exclusivement spirituelle et abstraite de la culture serait aller contre les données de l’évidence, ignorer impardonnablement les conditions concrètes de l’action future du bachelier, aussi bien sur le plan culturel, social et religieux que sur le plan économique et professionnel.
4[...]
5 Ce serait une erreur de sacrifier un enseignement de culture à un enseignement professionnel au niveau du secondaire. Sans reprendre la réfutation des implications inacceptables qui prétendraient justifier ce sacrifice, il faut penser (en nous appuyant sur des analyses philosophiques et historiques) qu’une telle modification se traduirait par un abaissement ultime du niveau des études universitaires, par un appauvrissement de l’activité globale du milieu social, et par une ultime décadence de ces aspirations qui, supérieures aux techniques particulières (littéraire, scientifique, politique, etc.) donnent à l’action humaine à la fois sa direction et sa noblesse véritable.
6Du reste, nous nous sommes déjà avancés assez loin sur la route qui mène à la technocratie pour voir nettement quels précipices y attendent le voyageur...
7 Un enseignement de culture ne peut se concevoir uniquement en fonction de valeurs de permanence. Il n’est pas d’éducateur, il n’est pas de penseur qui veuille voir dans cette nature humaine que le secondaire doit affirmer un simple assemblage d’énergies en évolution sans aucun élément de permanence. Par contre, il n’est pas plus juste de se représenter l’adolescent à éduquer comme la simple somme de ces éléments. L’adolescent deviendra un adulte dont l’action entière se situera dans le temps et dans un milieu aux caractéristiques nettement marquées, si marquées qu’elles imposeront à cette action des modalités individuées. Tous les problèmes se présentent différemment selon les époques et selon les milieux ; ils ne peuvent se résoudre sans un ensemble d’attitudes et de connaissances harmonisées à des conditions particulières. À mesure que l’humanité pousse sa course, elle accumule une expérience plus riche, des valeurs de signification nouvelle, des instruments au rendement plus sûr : éléments qui présentent un authentique contenu culturel, et qu’on ne peut refuser d’utiliser sans s’amoindrir.
8 Une tradition vaut dans la mesure où elle est source de progrès. L’opposition de certains milieux aux projets de diversification de l’enseignement secondaire se rattache plus ou moins consciemment à ce respect d’une tradition qui, chez nous, a toujours conçu l’enseignement de culture comme un ensemble unique d’esprit et de méthodes. Ce n’est ici ni le lieu ni le moment de bâtir une philosophie de la tradition, mais je trouve fort juste le mot de Thibon : « Notre pouvoir de conservation est rigoureusement proportionné à notre pouvoir de renouvellement et de création. » Si les adversaires de nos traditions pédagogiques ont le tort de n’en faire ressortir que des insuffisances assez évidentes, nous n’avons pas plus raison de les exprimer en termes de pur statisme, et de considérer comme attentats à la nature humaine même des mesures qui semblent promettre des gains immédiats, certes, mais surtout des enrichissements profonds et permanents.
9Conclure que nos modes traditionnels d’agir (en pédagogie comme ailleurs) ne peuvent s’accommoder de ce que présente d’humainement sain notre civilisation contemporaine, c’est insinuer que nous avons probablement permis à de simples routines de se camoufler sous ce noble terme de « traditions ».
10[...]
Faut-il diversifier notre baccalauréat ?
11Une fois établies ces positions que je considère essentielles à tout débat sur les problèmes de l’éducation au niveau secondaire, nous pouvons aborder l’examen d’une situation concrète dont l’initiative de la Chambre de Commerce de Québec vient de poser à nouveau les termes devant l’opinion publique : le baccalauréat latin-sciences.
12Une dernière mise au point s’impose : en étudiant ce projet, nous devrons faire abstraction de tous les intérêts particuliers qui peuvent venir obscurcir la discussion. Une question de cette nature ne peut s’aborder si l’on met au premier plan (consciemment ou non) des considérations personnelles à tel individu ou à telle institution : il répugne de faire servir à une cause particulière un débat assez grave pour mettre en jeu l’avenir d’une nation.
13Disons de plus, pour présenter immédiatement une observation que je crois assez importante pour y revenir longuement au chapitre suivant, que la solution latin-sciences ne peut constituer qu’une solution fragmentaire, et qu’elle ne prend sa pleine signification que dans le cadre d’une diversification intégrale de notre enseignement secondaire, en particulier à son second degré.
***
14Tel qu’on l’a présenté au public, le baccalauréat latin-sciences se distingue par une position nette sur une question longuement controversée : dans le nouveau programme (et de toute évidence au baccalauréat qui viendrait le sanctionner), le grec deviendrait matière facultative ou, en d’autres termes, on pourrait devenir bachelier sans avoir étudié le grec et, à ce titre, avoir accès à toutes les facultés universitaires.
15Cette situation entraînerait évidemment d’autres modifications. Les quelque mille heures que consacre en moyenne le collège classique à l’étude du grec seraient appliquées soit à l’étude de nouvelles matières, soit à l’approfondissement de celles qu’on trouve déjà inscrites aux programmes. Le cours secondaire serait de même durée que maintenant (huit ans), serait sanctionné par un baccalauréat universitaire auquel conduiraient des manuels, un enseignement et des examens périodiques adaptés. Le nouveau baccalauréat chercherait évidemment à recruter une population étudiante de qualité au moins égale à celle du cours classique actuel, un effort particulièrement intense d’orientation permettant de diriger les candidats vers le secteur le mieux indiqué en regard de leurs perspectives de succès et de leur activité professionnelle ultérieure.
16[…]
17 Le baccalauréat latin-sciences peut conduire aussi bien que tout autre à la culture humaine de l’adolescent. Si nous tenons à notre position que le problème fondamental de l’enseignement secondaire est celui de l’acquisition de cette « perspective » dont nous parlions plus haut, il semble impossible de refuser d’en donner crédit au baccalauréat latin-sciences. Repassons les conditions favorables à l’épanouissement de cette culture : personnel enseignant, locaux, instruments de travail (laboratoires, bibliothèques, ateliers de travaux manuels, etc.), programmes, examens : nous n’en trouvons aucun d’accessible au gréco-latin qui ne le soit pas au latin-sciences. Tout au contraire, on pourrait soutenir que pour un nombre indéterminé de cas, une motivation plus intense dans les études et une compréhension plus active de leur signification vitale, accentuerait singulièrement l’efficacité de toutes ces conditions.
18Le mot-clef du paragraphe qui précède est évidemment le mot de « programmes » : est-il exact de soutenir que les programmes au latin-sciences pourraient être aussi authentiquement culturels que ceux de nos humanités actuelles ? Je le crois, et pour plusieurs raisons.
19La principale est qu’un programme d’études ne prend pas sa valeur culturelle première des matières que l’on y fait tenir mais de l’esprit dont le professeur l’enseigne et dont l’élève le reçoit. Certaines restrictions s’appliquent évidemment à cette affirmation. En effet, il est vraisemblable de penser que si nous voulons développer la sensibilité d’un adolescent, nous réussirons mieux en le mettant en contact avec la littérature plutôt qu’avec la géométrie analytique. De même, nous avons plus de chances de faire sentir la grandeur de l’évolution de l’humanité au cours de leçons d’histoire qu’à l’aide de considérations linguistiques. Il serait encore étonnant que la poésie soit le terrain par excellence pour s’entraîner à la déduction logique, ou que l’on utilise la méditation spirituelle pour exercer l’aptitude au travail d’équipe. Une fois acquises ces correspondances, j’estime que le complexe latin-sciences comme nous pouvons le modeler pourrait tout aussi bien que le complexe latin-grec affirmer chez l’adolescent ses pouvoirs proprement humains, et lui présenter avec authenticité, chacun des moments de la conquête qu’a faite l’homme de lui-même et de la nature.
20De la richesse d’un bon nombre de disciplines rien ne serait touché : enseignement religieux, histoire et géographie, philosophie, Beaux-Arts, langue maternelle, anglais, sciences et mathématiques, les nouveaux programmes devraient accepter tout ce tronc commun, pourraient même l’amplifier. En élargissant l’étude de plusieurs de ces matières, en libérant du temps pour des travaux personnels et pour des synthèses d’interprétation, mais surtout en réaffirmant une intention culturelle, la nouvelle formule pourrait constituer un progrès sensible sur le contenu actuel de nos programmes traditionnels.
21Les langues anciennes seraient évidemment réduites, mais dans quelle mesure la perte serait-elle vraiment sérieuse ? L’étude du latin, — autour de laquelle on pourrait grouper tant de défenseurs qu’il ne resterait plus d’assaillants ! — peut non seulement replacer le bachelier aux sources de sa propre civilisation (et de tant d’autres), mais assurer cette « gymnastique » mentale dont on fait un avantage important, du contact avec une langue synthétique. L’étude des racines grecques fournirait les données étymologiques nécessaires à étoffer l’intelligence et l’usage du français, tandis que des traductions commentées ouvriraient le répertoire des grandes œuvres. Il n’y aurait rien d’utopique à attendre de leçons d’institutions comparées au moins l’équivalent de ce que retirent actuellement nos bacheliers en matière de compréhension de la civilisation hellénique de leurs tâtonnantes études ; de morphologie et de ces versions dont la sèche difficulté grammaticale constitue souvent la seule norme d’appréciation.
22Approfondir le contenu des programmes actuels serait déjà un avantage appréciable : l’enrichir dans le contexte des mêmes préoccupations humanistes peut-il nous laisser indifférent ? Qu’on pense seulement aux progrès que pourraient (que devraient) faire nos bacheliers en histoire de l’Église, en apologétique, en sociologie, en psychologie appliquée, en appréciation esthétique, et en combien d’autres domaines encore ! C’est bien peu que mille heures dans une vie humaine, mais entre les mains d’un éducateur qui sait où il va et comment s’y rendre, quelle bonne fortune que de pouvoir compter sur l’équivalent de tous les cours d’une année scolaire complète !
23Le second argument capital en faveur d’une diversification au second degré du baccalauréat me paraît résider dans l’observation suivante : une diversification vers la fin de l’adolescence s’accorde psychologiquement avec la maturation progressive de la personnalité. Si cette « fin de l’adolescence » que j’introduis ici prend une signification différente selon les pays et selon les individus, ces décalages chronologiques ne doivent pas nous faire oublier les caractéristiques que voici.
24À ce stade de son développement, l’enfant a déjà trouvé en lui-même et dans son milieu des conditions qui ont graduellement fixé les lignes dominantes de son affectivité en tant qu’elle se porte sur les secteurs de l’agir humain. L’indifférenciation du comportement enfantin est résolue depuis longtemps, et l’adolescent sait désormais avec de plus en plus de netteté que certaines activités lui plaisent tandis que d’autres lui déplaisent. Dans l’occupation de ses loisirs, dans le choix de ses compagnons dans les lectures qui l’absorbent et dans les matières scolaires où il s’applique apparaissent des préférences caractérisées qui influencent les manifestations des ressources mentales de base. Cette affirmation n’est pas assez nette pour déterminer une orientation professionnelle inflexible, mais l’est sûrement assez pour indiquer le sens général des aptitudes et de la motivation.
25Ce serait fausser le sens de ces constatations que d’y voir une capitulation devant des attitudes que l’on saurait dommageables, une reprise pédagogique d’un « suivez donc la nature » résigné. Ce n’est pas capituler devant la nature que de donner au bambin dont la dentition s’achève une alimentation différente de celle du bébé au berceau ; ce n’est pas du laisser-faire que de prévoir des méthodes et des disciplines différentes pour l’enfant et pour l’adolescent. Parlons plutôt de réalisme dans cette docilité à l’évidence : l’adolescent manifeste des préférences diversifiées, des affinités que nous appelons tantôt « goûts » et tantôt « aptitudes ».
26Ce ne serait plus du réalisme, par contre, que d’affirmer comment « Jacques aime tant la botanique qu’il en oublierait qu’il est homme, et, à ce titre, participant à la magnifique aventure de l’humanité en route vers son destin ». Si Jacques affiche une telle conviction dans son comportement scolaire, deux réactions s’imposent : en premier lieu, analyser rigoureusement les antécédents d’une telle déformation ; ensuite, amorcer un sérieux travail de redressement qui redonne à l’adolescent une notion juste des perspectives. Dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas question, on le voit, de nier que Jacques aime la botanique, ni que ce phénomène puisse revêtir une signification de culture humaine d’abord, et ensuite de préparation professionnelle.
27Les termes « d’abord » et « ensuite » introduisent une ambiguïté : impossible de diviser sèchement un cours secondaire en deux époques, l’une de formation humaine et l’autre de préparation à l’acquisition d’une formation professionnelle. Il faut de toute nécessité concevoir programmes et méthodes selon une gradation nuancée où la progression descendante des matières à buts uniquement culturels rencontrerait — peut-être vers le milieu du second cycle du secondaire : affirmation que je sens fort arbitraire ! — la progression ascendante des matières conformes aux aspirations profondes de l’adolescent et dont le contenu professionnel serait de mieux en mieux accusé.
28On sera probablement surpris de voir reparaître, comme notre troisième argument, cet impératif économique apparemment assez malmené plus haut. Et pourtant, on ne peut pas ne pas l’envisager comme l’une des données de base de notre problème. Pourvu qu’on le situe dans la bonne lumière, il présente une forte valeur de conviction en faveur d’une diversification du baccalauréat. Sa valeur d’argument tient au fait qu’il vient appuyer les deux autres, et s’appuie sur eux : à lui seul, — sans une préoccupation de culture humaine et de conformité aux lois du développement de l’adolescent, — il prend plutôt figure d’une débandade devant des forces irrésistibles, d’une servilité inadmissible.
29Il serait en effet étrangement brutal que nous refusions de considérer l’évolution de notre pays, son incroyable développement industriel et les promesses que les conditions présentes de notre vie économique formulent à la jeunesse. Devant les générations futures, pourrions-nous attendre un jugement favorable sur notre attitude si nous devions présenter notre cause ainsi : « Au nom des mérites de l’uniformisation, nous avons négligé les mérites égaux de la diversification, et par le fait même, entravé et retardé l’accès de générations à une supériorité professionnelle qui ne se fût pas produite au détriment de la supériorité humaine » ?
30L’infériorité numérique de notre élément ethnique dans les carrières scientifiques est un fait solidement établi ; la faiblesse de notre influence dans la vie industrielle et commerciale du Canada n’est plus un sujet de recherches, mais d’affirmations. Nous avons toute raison de croire qu’une formule comme celle d’un baccalauréat latin-sciences pourrait remédier à ces lacunes dont les répercussions débordent évidemment du domaine de l’économique dans celui du social, de l’humain : faut-il donc encore hésiter à agir ?
31[...]
« Corruptio optimi pessima1 »
32Ce n’est pas à des éducateurs, initiés comme ils le sont à tous les secrets de la nature humaine, qu’il faut rappeler l’écart souvent ahurissant qui sépare la théorie de la pratique dans l’agir humain. Si séduisante que soit la formule latin-sciences, elle n’est pas sans dangers ; ou, plus exactement, elle se présente à nous dans des circonstances et avec des modalités qui nous exposent sans cesse à la faire dévier de son orientation première. Des déviations comme celles que je voudrais signaler ici n’aboutiraient à rien de moins qu’à stériliser irrémédiablement ses promesses de fécondité.
***
33Une première erreur serait de croire que la formule latin-sciences règle définitivement le problème de la diversification du baccalauréat. Tout au contraire, il faudrait plutôt la concevoir comme la première d’une série d’étapes d’inspiration identique et conduisant finalement, soit à des baccalauréats de désignations différentes, soit à un système d’options à l’intérieur d’un même baccalauréat. Ainsi, — et je reconnais que toutes ces considérations ont pour l’instant une justification insuffisante parce qu’uniquement théorique, — j’imagine fort bien qu’on pourra un jour trouver, parallèles à la formule latin-sciences, d’autres formules : latin-arts (l’équivalent de notre gréco-latin contemporain), latin-sociologie et peut-être latin-médecine.
34[...]
35Une seconde erreur aux méfaits incalculables serait de venir à concevoir les dernières années du baccalauréat diversifié comme une séquence d’années pré-universitaires plus ou moins camouflées, dont la préoccupation dominante serait de transporter au secondaire des enseignements dont se trouveraient allégés (au profit de nouvelles additions) les programmes universitaires eux-mêmes.
36Les considérations faites aux chapitres précédents me dispensent de souligner à nouveau la perversion que constituerait une telle déviation. Sans mentionner le danger de provoquer des retards, des reculs et ultimement des gaspillages de capital humain, une pareille usurpation saboterait l’atmosphère de culture qui donne son sens premier aux études secondaires, en ferait tout au mieux le parvis du temple de l’idole Technique. Il sera déjà très difficile de redresser chez l’étudiant la tendance à juger que le baccalauréat diversifié constitue effectivement l’entrée à l’Université, et en quelque sorte le premier versement d’une transaction à tempérament dont le gagne-pain est l’objet : pour aucune considération faudrait-il que l’éducateur lui-même en vienne à vouloir encourager cette course à la décadence, à vouloir accélérer l’acquisition d’une spécialisation prématurée.
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37Je l’ai signalé trop rapidement plus haut, nous avons tous la tendance à considérer qu’un système d’éducation se réforme quand il modifie ses programmes : la structure administrative de matières scolaires comporterait de soi, dirait-on, une valeur pédagogique, authentique, et il suffirait de mettre l’élève en contact avec des disciplines à potentiel culturel pour assurer en lui l’élaboration de cette culture.
38Ce qui fait la valeur d’une formule pédagogique, ce sont certes les conditions de vie de l’étudiant (règlements, distribution du travail, emploi des loisirs, etc.) et les programmes, mais surtout l’esprit que le maître insuffle dans ceux-ci. D’où l’urgence d’assurer à ce dernier une solide culture personnelle, de même qu’une formation professionnelle aussi rigoureusement équilibrée que celle de collègues d’autres professions.
39Cette formation professionnelle devra comporter un double aspect : le maître doit connaître le contenu de l’enseignement qu’il sera appelé à communiquer, mais aussi le « comment » de cette communication. Il ne suffit pas de connaître très bien sa grammaire grecque pour devenir professeur de grec, ni très bien la chimie analytique pour enseigner aux périodes de laboratoire dans une institution secondaire. Tout au contraire, une compétence technique trop poussée en quelque matière que ce soit peut facilement expliquer des échecs retentissants dans un milieu à préoccupations culturelles.
40La formation des maîtres d’un enseignement secondaire diversifié doit donc apporter une insistance particulièrement vigoureuse à la préparation pédagogique de ce magistère. Concrètement, le principe implique qu’il ne suffit pas de séjourner un certain temps dans une faculté universitaire si ce séjour ne comporte pas à titre obligatoire une solide initiation à la pédagogie du secondaire, initiation sanctionnée au même titre que l’acquisition des connaissances techniques. Qu’il soit désirable, pour devenir professeur de Lettres, d’avoir réussi de difficiles versions ou de solides dissertations, personne ne le voudrait nier : versions et dissertations ne seront pourtant fructueuses que si elles ont été situées dans un esprit qui en facilite l’utilisation au service du public étudiant du baccalauréat. Qu’il soit avantageux d’avoir reçu une formation d’ingénieur pour enseigner sciences et mathématiques au secondaire, l’affirmation décrit de réels avantages : par contre, n’oublions pas que le maître ne sera pas ingénieur dans ses fonctions mais éducateur, et qu’en négligeant de considérer cette formalité en lui, nous négligeons l’essentiel.
***
41Je veux souligner en terminant que le succès d’un baccalauréat diversifié, comme de tout baccalauréat, ne dépend pas uniquement des éducateurs du secondaire, mais aussi bien de ceux des niveaux primaire et universitaire. Étape de transition, les études du baccalauréat font appel à des connaissances et à des attitudes que le primaire doit avoir fournies, et conduisent à l’aboutissement de la culture universitaire. Aucun isolement possible, qui fasse abstraction des antécédents et du terme.
42[...]
Conclusion
43Il ne faut pas nous cacher que la formule d’un baccalauréat latin-sciences, — disons plutôt d’un baccalauréat diversifié, puisque le latin-sciences se présente comme une seule étape du processus complet, — il ne faut pas nous cacher que la diversification du baccalauréat comporterait dans nos milieux des difficultés sérieuses, dont les moindres ne sont pas celles du plan administratif. Sans nous attacher aux résistances affectives que le projet pourrait rencontrer, sans détailler l’imprécision de laquelle s’informera cette nouvelle conception du secondaire, nous avons raison de penser qu’une longue période sera nécessaire à la maturation du projet et à l’invention des moyens de sa mise à exécution.
44Comme toutes les innovations, celle du baccalauréat diversifié souffrira un certain temps — qu’on me pardonne cette lapalissade apparente — d’une inexpérience dont on pourrait tenter de le discréditer. Incertitude des méthodes, déficiences des instruments, lenteur dans la formation de certains maîtres, voilà qui représentera sûrement quelques-unes de nos difficultés de croissance. Consulter l’expérience d’autrui permettra de remédier partiellement à cette condition, mais nous ne pourrons sûrement pas trouver ailleurs des solutions qui nous permettent d’accéder d’emblée à l’idéal que nous nous serons proposé.
45Cette préoccupation d’affermir nos méthodes doit se traduire par la création de services de recherches pédagogiques. Il est facile d’énumérer immédiatement, — même avant l’inventaire systématique de nos besoins, — plusieurs directions où devront s’appliquer ces efforts : évaluation des manuels, élaboration des programmes de formation des professeurs, constitution de bibliothèques et de laboratoires, mise au point d’instruments psychométriques, diffusion des connaissances déjà acquises en matière de psychologie de l’adolescent, d’hygiène du travail scolaire, de sélection académique, de documentation professionnelle, etc.
46La signification économique de ces constatations n’échappe à personne. Une entreprise de diversification comporte des frais souvent considérables et fait appel à des ressources qu’il nous faudra trouver. Seule une analyse détaillée permettra de suggérer des mesures concrètes, mais on peut se demander si nous ne pourrions trouver une solution partielle dans une centralisation qui grouperait dans certaines institutions ces élèves qui se destinent à un même groupe d’activités professionnelles. Une telle décision serait probablement au détriment du service local ou régional qu’assurent présentement les collèges classiques — ici encore cependant nous sommes en face d’un problème de choix, où la question centrale est de comparer des mérites respectifs. Or, les mérites d’une pareille procédure sont incontestables : économies considérables d’énergies et de ressources financières, meilleures garanties d’approfondissement des programmes, création d’un esprit caractérisé, etc. En outre, il se pourrait que nous fassions dans l’administration pédagogique des découvertes comparables à celle que l’administration industrielle ou financière a faites depuis longtemps : en regroupant certaines forces, en utilisant de manière différente un personnel ou un outillage, en affectant plus logiquement certains locaux à certains besoins, en insufflant de nouveaux éléments dans l’esprit d’une institution, il se pourrait que nous constations un accroissement de rendement de la part de ressources qui, en elles-mêmes, ne seraient pas augmentées.
47Disons enfin, — et je m’excuse du vague de la suggestion, — que nous devrons pouvoir compter sur la contribution de Mercure et de Vulcain à l’édification de l’éducation secondaire diversifiée. En tant que bénéficiaires immédiats de cette réforme, l’industrie et le commerce se doivent de mettre des ressources adéquates à la disposition des institutions enseignantes qui leur fourniront leur élite de demain. Comment s’établira cette contribution ? Je ne sais vraiment pas, mais j’estime qu’il serait odieux d’ajouter encore aux sacrifices que nos collèges classiques acceptent depuis un siècle, et de les surcharger de nouvelles obligations qui, dans l’hypothèse d’un refus de participation, ne viendraient plus servir une noble cause mais asservir des institutions héroïques à des égoïsmes indéfendables.
48Entreprise immense que celle où nous devons nous engager, entreprise qui met en question plus que l’avenir immédiat d’une société, l’avenir des valeurs mêmes sur lesquelles se fonde notre société. Au nom de ces valeurs, je ne crois pas que l’on puisse retarder la réalisation d’un projet dont la fécondité ne peut manquer de faire de nos milieux un monde où il soit meilleur de vivre parce qu’il s’édifiera sur des citoyens dont la formation aura été plus riche.
Notes de bas de page
1 Corruptio optimi pessima : La corruption des meilleurs est la pire. (N.d.É.)
Auteur
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