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10. L’État doit accroître son effort financier

15 février 1952

p. 75-79

Résumé

De son retour d’Europe en 1936 à son décès, André Laurendeau (1912-1968) fut l’un des intellectuels majeurs du Québec. Appartenant à la mouvance nationaliste, impliqué dans le mouvement des Jeunes-Canada, il dirige L’Action nationale (1937-1943,1949-1953) ; il est chef provincial du parti du Bloc populaire et député à l’Assemblée législative du Québec (1944-1948), avant d’entrer au Devoir en 1947 où, après avoir été éditorialiste, il agit comme rédacteur en chef à compter de 1957. En 1963, à la demande du premier ministre du Canada, il devient co-président de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme ; son décès prématuré l’empêchera de conduire à leur terme les travaux de cette commission. Romancier et dramaturge, animateur de télévision, c’est à titre d’éditorialiste du Devoir qu’il commente quotidiennement l’actualité et exerce son influence sur la société. Adversaire résolu et critique implacable du gouvernement Duplessis dont il dénonce inlassablement les inconséquences, les carences et les vices, il s’intéresse de près à l’éducation et il multipliera les textes appelant à une réforme en profondeur de tout le système d’enseignement. Dans ce texte de 1952, il met en lumière les effets dramatiques du sous-financement de l’éducation et somme l’État d’assumer pleinement ses responsabilités.

Note de l’éditeur

Source : « Comment sortir de l’impasse ? », Le Devoir, 15 février 1952.


Texte intégral

1Comment les collèges classiques, pièce maîtresse de notre système d’enseignement, purent-ils être fondés et maintenus ? Grâce au dévouement tenace du clergé.

2Comment parviennent-ils à durer et même à se multiplier ? Par la vitesse acquise, et par la persistance du même dévouement.

3On peut résumer en ces termes la dernière partie de l’exposé fait par le R. P. Louis-Joseph Lefebvre, c.s.v., supérieur de l’Externat classique de Saint-Viateur d’Outremont, au déjeuner hebdomadaire de la Chambre de Commerce, mardi.

4Qui oserait contredire le P. Lefebvre ? Une grande partie des collèges classiques actuels sont dirigés par des religieux, qui reçoivent comme seul salaire leurs repas quotidiens, leurs vêtements et une petite chambre. Les autres, dirigés par des séculiers, distribuent des salaires annuels qui vont de 250 $ à 400 $. Si l’enseignement secondaire reste relativement peu coûteux dans le Québec, c’est grâce au clergé.

5Même administrés avec une parcimonieuse économie, les collèges sont-ils riches ? Sauf deux ou trois, ils arrivent tout juste à joindre les deux bouts. Ils reçoivent de l’État provincial un subside de 15 000 $, qui est tout entier mangé par le maintien des futurs professeurs dans des Universités d’Europe ou d’Amérique.

6Institutions privées, servent-ils exclusivement les fils d’une classe privilégiée ? Non : une enquête menée en 1941 montrait que 65 pour cent des élèves sont fils d’ouvriers, de cultivateurs, de petits commerçants et d’employés ; 17 pour cent ont des parents possédant la culture classique et 18 pour cent, des parents dont l’éducation dépasse la moyenne. — Ajoutons cependant que ces proportions ne répondent pas à l’objection courante : on savait que les collèges sont fréquentés surtout par des fils de familles à revenus moyens (tout ancien n’a, sur ce point, qu’à consulter ses souvenirs, même s’il a fréquenté un collège urbain). Il n’en reste pas moins que beaucoup de fils d’ouvriers, d’employés et même de cultivateurs sont écartés de l’enseignement secondaire par l’impitoyable loi de l’Argent. Mais ce n’est pas la faute de ceux qui dirigent les collèges classiques.

7Plusieurs de ces jeunes s’orientent vers l’École Primaire Supérieure1, dont on sait l’énorme développement depuis quinze ans. Mais cette solution n’en est une qu’à moitié, car l’École Primaire Supérieure ne conduit nulle part — du moins elle n’ouvre pas la plupart des facultés universitaires, et elle ne saurait y mener sans subir des transformations profondes.

***

8Que résulte-t-il des constatations formulées par le P. Lefebvre ? Au moins deux conséquences désastreuses.

9La première, c’est que le personnel doit demeurer à peu près exclusivement clérical. Or s’il est non seulement normal mais souhaitable et nécessaire que les clercs continuent de participer à l’enseignement secondaire, il est inacceptable que les laïcs en soient pratiquement exclus.

10C’est inacceptable sur le plan individuel : de jeunes hommes peuvent avoir la vocation d’enseigner sans avoir celle d’entrer en religion ; aujourd’hui, pour vivre, nos licenciés en lettres et en philosophie, quand ils sont laïques, doivent s’exiler de leur pays ou de leur profession ; combien d’étudiants se dirigent d’un autre côté, parce qu’ils ne veulent pas s’engager dans une voie sans issue.

11C’est inacceptable sur le plan social : nous ne vivons plus dans un monde où telle ou telle catégorie sociale peut exercer un monopole. Il en résulte de l’aigreur, de l’amertume ; et un jour l’Église risque d’être la première à souffrir d’une situation dont elle ne veut plus mais que les circonstances lui imposent.

12C’est inacceptable sur le plan de la culture : la constitution d’élites intellectuelles, laïques aussi bien que cléricales, exige que des hommes de plus en plus nombreux se livrent aux carrières de l’enseignement secondaire. C’est dans cet enseignement que se recrutent à peu près partout (je veux dire ailleurs qu’au Canada français) les professeurs d’université, dans les facultés à caractère désintéressé : il en résulte une saine concurrence qui stimule la recherche et renouvelle à la longue les milieux universitaires.

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13La seconde conséquence est plus frappante, et atteint beaucoup de monde.

14Si le collège classique exige des frais de scolarité — et comment pourrait-il vivre autrement, puisque l’État l’abandonne à ses propres ressources ? — il écarte de lui nombre de jeunes gens. Nous avons vu qu’une partie de ces jeunes se dirigent vers l’École Primaire Supérieure. Une fois ces études terminées, ils sont condamnés, ou bien à gagner leur vie tout de suite, ou bien à chercher un débouché dans les institutions anglo-protestantes de Montréal, qui les accueillent mieux que nos propres institutions.

15On nous affirme que 2000 étudiants canadiens-français fréquentent aujourd’hui McGill et Sir George Williams College2. Parmi ceux-ci, à Sir George Williams en particulier, on compterait un grand nombre de diplômés du Primaire Supérieur.

16D’autres parents prévoient d’ailleurs l’impasse. Puisque mon garçon, se disent-ils, aboutira à des universités anglaises, autant le faire pénétrer tout de suite dans le système anglais : 40 pour cent des élèves du Montreal Catholic High, Z5 pour cent du Newman High School et 20 pour cent du D’Arcy McGee seraient des Canadiens français.

17Ces statistiques n’ont rien d’officiel. Elles ont été compulsées par des éducateurs ; des jeunes gens de classe moyenne qui collaborent à l’Action catholique et qui ont récemment étudié leur milieu m’affirment qu’elles sont pour le moins plausibles.

18Il faudrait aller plus loin. Car des parents canadiens-français se montrent encore plus « prévoyants ». Ils inscrivent leurs enfants à l’école primaire anglaise de quartier.

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19Ici nous rencontrons un autre problème. Les familles qui dirigent leur progéniture vers les institutions anglaises d’enseignement le font pour plusieurs raisons. On les a convaincues, notamment, que la connaissance de la langue anglaise prime tout. Même en résolvant le problème que nous étudions en ce moment, on ne récupérerait pas tous les transfuges, tant s’en faut.

20Mais ce qui est invraisemblable dans la situation actuelle, c’est que notre régime pousse vers l’institution anglaise (et souvent protestante) des gens qui n’auraient jamais pensé y recourir.

21Cela constitue un jugement terrible porté par les faits contre l’incoordination de notre système d’enseignement.

***

22Les collèges classiques sont impuissants à résoudre le problème. On sait qu’un comité poursuit là-dessus une enquête — trop discrète à notre gré.

23Mais à quelque solution que l’on parvienne, on aboutira nécessairement à des demandes d’octrois gouvernementaux.

24« Les collèges classiques, a dit le P. Lefebvre, sont de première importance : ils font face présentement à des problèmes qui paraissent insolubles et qui se réduisent presque tous à des problèmes financiers. »

25Il avait déclaré auparavant : « Si ceux qui critiquent se mettaient de la partie pour réclamer de qui de droit les subsides nécessaires... »

26 Qui de droit, en éducation, cela ne saurait être que l’Etat provincial.

27Ainsi se trouve posée une fois de plus, et avec éclat, la question de l’aide provinciale à l’enseignement secondaire.

28Apprendrons-nous d’ici l’élection quelle attitude les chefs de parti entretiennent là-dessus ?

Notes de bas de page

1 École Primaire Supérieure : bel exemple du flou de la terminologie de l’époque ; il s’agit en fait du cours secondaire donné dans les écoles publiques. (N.d.É.)

2 Sir George Williams College : établissement d’enseignement anglophone, fondé en 1926, qui décernait des diplômes universitaires depuis 1937, devenu en 1974 l’Université Concordia. (N.d.É)

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