30. Avant que se vide le sablier
1987
p. 205-207
Note de l’éditeur
Source : Marcel Trudel, « Avant que se vide le sablier », dans Mémoires d’un autre siècle, Montréal, Boréal Express, 1987, p. 305-309.
Texte intégral
1Le succès d’une carrière, m’a-t-on souvent répété, est de réaliser ses rêves de jeunesse. La mienne serait donc un succès. Certes, j’avais d’abord rêvé d’une profession d’helléniste, que j’aurais pratiquée tout en devenant le Balzac du Canada français. La jeunesse a facilement de ces audaces. Je voulais, en somme, enseigner et écrire. Les circonstances m’ont amené du grec et du roman à l’histoire du Canada. Je comptais bien y remplir le lourd programme intellectuel auquel une adolescence austère m’avait exercé. En entrant dans la carrière d’historien, encore à l’âge des grands rêves, je me fixai pour objectif de produire une œuvre massive, faite de volumes à paraître tous les deux ou trois ans, et riches d’érudition. Bref, comme au collège, je visais la première place. Je ne me sens nullement coupable d’avoir ainsi rêvé.
2Je ne sais quelle place j’ai pu mériter ni la note finale qu’on voudra me donner, mais j’ai écrit les livres que je souhaitais : nombreux, épais, chaque page bâtie sur un sous-sol de notes et de références, des livres qui ne laissent plus rien à ajouter. Et le lecteur, lui ? Ah, le lecteur ! J’avoue que je l’ai plutôt oublié, comme l’acteur oublie son auditoire.
3Lorsque j’écris, c’est d’abord pour le plaisir que je me donne, pour me raconter une tranche d’histoire. S’il me plaît à moi de m’arrêter à ces menus détails du passé que je revisite, je m’y arrête tout heureux, et quand mon plaisir est satisfait, je reprends ma démonstration. Devant des collègues qui me demandaient si je m’achetais beaucoup de livres, j’avais répondu : « Non, assez peu, je m’en écris. » Ils avaient pris cela pour une bonne blague. Ce n’en était pas une : je m’écris des livres, comme on se parle à soi tout seul. N’est-ce pas là du raffinement ? Toutefois, je ne suis pas un dilettante qui remet ses écrits dans son tiroir pour n’y plus penser. Tout jeune, publier un livre me fascinait ; ce que j’écris, je tiens à ce qu’il paraisse. Suis-je le seul à étaler cette vanité ? D’ailleurs, en devenant historien de profession, j’avais le devoir de publier le résultat de mes recherches. Ce fut toujours pour moi le plus agréable des devoirs.
4Mais voilà, l’historien est-il heureux de sa profession ? Puisque l’histoire est une science, est-il satisfait des connaissances qu’elle lui apporte ? Après l’avoir pratiquée pendant quarante ans et comptant bien la pratiquer dix ou quinze ans encore, ai-je le même enthousiasme que dans mes premières années ? Je ne sais plus qui affirmait en fin de carrière : « J’ai trop écrit l’histoire pour y croire encore. » Peut-être l’avait-il mal écrite... En tout cas, je n’en suis pas là.
5Assurément, on a déjà tout dit contre l’histoire. Le jugement de Valéry est bien connu : « L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intelligence ait élaboré. » Plus récemment, Raymond Aron résumait le dossier avec moins de dureté : « L’histoire vise un objet qui, non seulement a passé, non seulement a disparu, mais qui n’atteint à l’être que dans les esprits et change avec eux. »
6L’historien, en effet, est mal placé pour reconstituer le passé d’une façon authentique. Cet homme qui se veut le témoin fidèle d’une société disparue, est né parfois deux ou trois siècles après ce qu’il veut décrire. Il a grandi dans un monde absolument différent. Il parle une langue dont les mots n’ont plus toujours le même sens. Sa mentalité n’a rien ou si peu de commun avec celle de jadis. Il participe à une économie dont les conditions, les lois et la pratique sont étrangères à l’ancienne qu’il prétend étudier. Il est d’un pays qui n’a plus les mêmes frontières, qui n’a plus avec ses voisins les mêmes relations ; la patrie elle-même n’a plus la même signification. Parce que l’homme agit selon la logique, l’historien essaie de trouver dans le cours de l’histoire un déroulement logique, quand on sait que les faits ne sont pas soumis à la règle de la raison.
7Pour atteindre ce passé, l’historien ne dépend que du document. Passe encore s’il s’applique à l’étude d’un passé récent : le document abonde, mais justement, la richesse de l’information risque de cacher l’essentiel à retenir. L’historien doit donc faire un choix : de quelle autorité peut-il décider que l’on conserve ceci plutôt que cela ? Ne va-t-il pas retenir inconsciemment ce qu’il cherche à démontrer et non ce qui mènerait à la vérité ? Et si l’information n’est que rare et fragmentaire, ne risque-t-il pas, en essayant d’en tirer une utilité maximale, de lui donner une importance qu’elle n’avait pas en réalité ?
8C’est pourquoi je demeure inquiet devant ce que j’ai écrit, entre autres, sur la Nouvelle-France du XVIIe siècle. Pour les deux premiers tiers de cette période, il y a dans les archives un vide désespérant. Des vingt premières années, que j’ai appelées Le comptoir, nous n’avons guère qu’un seul témoin, Champlain, qui ne raconte (ce qui est normal) que ce qu’il a fait et ce qu’il juge digne d’intéresser le lecteur de son temps. Pour les trente années suivantes, moment de la véritable fondation de la Nouvelle-France, même pauvreté dans l’information : de la Compagnie des Cent Associés, responsable du développement du pays, nous n’avons plus les papiers d’administration. Comment dans ces conditions suivre le travail et évaluer le rôle de cet organisme ? Disparues aussi les lettres que les particuliers échangeaient entre eux, de France au Canada et du Canada en France. Disparus bien des actes de notaires, bien des registres, bien des livres de compte. Et nous prétendons reconstituer cette Nouvelle-France du XVIIe siècle ? En parler comme si nous y étions ? Certes, nous arrivons par certains documents à rétablir quelques événements, mais qu’est-ce que tout cela, sinon de brefs instants dans un siècle de vie en société ?
9Devant cette Nouvelle-France du XVIIe siècle, je suis comme un spectateur qu’un mur sépare de la scène. Au travers de ce mur, grâce à quelques fissures, je puis voir des bribes de ce qui se passe. Je vais donc, le long de cet obstacle, je reviens, je m’attarde à telle ou telle ouverture qui se prête mieux à mon observation, mais je n’arrive nulle part à voir l’ensemble de l’action. Je ne perçois toujours que des bouts de spectacle, sans liens les uns avec les autres. Il y a là, de l’autre côté, beaucoup de monde, mais comment en faire le compte ? Comment décrire des personnages dont je n’aperçois que des fragments ? J’entends des voix, mais les mots n’ont pas de suite. Je voudrais poser des questions, mais ils ne m’entendent pas, ils ne savent même pas que je suis là, à tenter de faire leur connaissance. Et je prétendrais connaître cette société ?
10Faut-il pour autant que l’historien abandonne, qu’il n’accorde plus de crédibilité à sa profession ? Il doit aborder sa carrière en faisant acte de profonde humilité, il doit reconnaître que ses ressources sont bien faibles, se refuser à ne rien affirmer au delà de ce que lui apporte le document, laisser tomber tout système préconçu, se garder de toute idéologie s’il le peut... Sinon, le passé qu’il prétend reconstituer ne sera que son présent à lui.
11Historiens diplômés ou historiens autodidactes, nous apportons ce que nous pouvons, que cette contribution soit réussie ou de pauvre qualité. Une fois leur carrière accomplie à rétablir le lien avec ce qui a été, les historiens disparaissent, les uns après les autres, ils deviennent à leur tour matière à histoire. Cependant que la société continue de chercher à savoir ce qu’elle était hier, naguère et jadis. Les historiens passent, le besoin de connaître le passé demeure.
Auteur
Diplômé de l’Université Laval (1941), il enseigne les lettres au Collège Bourget avant de poursuivre ses études à l’Université Harvard (1945-1947). À son retour, il est nommé professeur à l’Université Laval mais termine sa carrière à l’Université d’Ottawa. Spécialiste du Régime français, il publie une Histoire de la Nouvelle-France (1963) qui fait encore autorité aujourd’hui. Récemment, il a publié Mythes et réalités dans l’histoire du Québec en deux volumes (2001 et 2004).
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