7. Le satellite de télécommunications Hermès1
p. 243-271
Texte intégral
1Ce chapitre porte sur le développement et l’acquisition des technologies requises pour la réalisation d’un GP de télécommunications spatiales, le projet Hermès. L’étude comprend deux parties. La première, portant sur la dimension institutionnelle du projet, est au cœur de notre analyse. Elle expose les caractéristiques structurelles du GP, les motifs qui ont justifié son lancement, les traits distinctifs de l’agence publique responsable de sa réalisation et les multiples intervenants concernés. La deuxième partie porte sur la gestion des choix technologiques et la stratégie d’acquisition technologique, identifiant les choix majeurs et évaluant en même temps le poids relatif des facteurs techniques, économiques, politiques et institutionnels exercé sur eux.
2Le projet Hermès illustre une situation où le GP, en tant que mode d’intervention de l’État, constitue un outil dont l’efficacité est nettement conditionnée par la compétence institutionnelle de l’organisme responsable. Dans la mesure où cette condition fut respectée, la demande publique générée par le projet Hermès a pu engendrer un environnement favorable à l’innovation et à l’édification d’une capacité technologique nationale.
La dimension institutionnelle
Le projet Hermès
3Soumis à une vive concurrence internationale, le secteur industriel des télécommunications spatiales1 est un domaine de haute technologie où les innovations doivent se succéder à un rythme accéléré (Dalpé, 1985 : 15). Cette situation tend à susciter des efforts considérables de R&D et une forte demande d’aide gouvernementale. Au Canada, le soutien administratif, financier et technique de l’État s’est avéré indispensable au développement de cette industrie. Le haut risque technologique qui la caractérise, la conjonction de l’ampleur des investissements et du caractère distant des retours escomptés, la disproportion de volume entre les investissements nécessaires et le marché captif national ainsi que l’absence de structures institutionnelles appropriées ont tôt fait de révéler l’insuffisance des seules forces du marché. Ces caractéristiques fondamentales du secteur canadien des télécommunications spatiales ont fait de ce champ d’activités un lieu de prédilection pour la réalisation de GP. Cohendet et Lebeau ne manquent d’ailleurs pas de le souligner : « L’espace semble [...] le type même du secteur technique pour lequel l’usage du grand programme s’impose [...] » (Cohendet et Lebeau, 1987 : 15).
4Vu l’envergure, la lourdeur des investissements et l’effort soutenu en R&D des projets généralement associés à l’observation et à l’exploitation de l’espace, le mode d’intervention privilégié par l’État canadien, dans le secteur des télécommunications spatiales, a été historiquement la gestion dirigiste ou partagée de projets de satellites. Ces derniers ont eu un effet déterminant sur le développement technologique et industriel dans cette sphère d’activités. C’est d’ailleurs à travers la succession de ces projets que l’on observe l’évolution réelle de ce sous-secteur industriel (tableau 1).
Tableau 1 Les grands projets de satellites canadiens
NOM | NOMBRE DE SATELLITES | DATE DE MISE EN SERVICE | PRINCIPAL RESPONSABLE | MAITRE D’OEUVRE |
Alouette | 1 | 1962 | Défense nationale | RCA |
ISIS | 3 | 1970 | Défense nationale | RCA |
Anik A | 3 | 1973 | Télésat Canada | Hughes Aircraft |
Hermès | 1 | 1976 | MDCb | RCA-Spar |
Anik B | 1 | 1979 | Télésat Canada | RCA |
Sarsata | 3 | 1982 | Défense nationale | Collaboration |
Anik C | 2 | 1983 | Télésat Canada | Hughes Aircraft |
Anik D | 2 | 1987 | Télésat Canada | S par Aerospace |
Olympusa | 1 | 1989 | MDC | ASEb |
Anik E | 2 | 1991 | Télésat Canada | Spar Aerospace |
Msat | 1 | 1994 | Télésat Mobile | Spar Aerospace |
Radarsat | 1 | 1995 | EMRCb | Spar Aerospace |
5Le projet Hermès, qui s’inscrit sans conteste dans la catégorie des GP, visait la mise sur orbite du satellite de télécommunications le plus puissant jamais lancé à des fins non militaires. L’investissement initial prévu s’élevait à environ 30 millions de dollars pour finalement atteindre la somme de 60 millions, coût final officiel couvrant l’ensemble des opérations rattachées à la réalisation du projet2. Si ce montant paraît négligeable comparativement aux sommes investies dans certains GP, sommes excédant parfois les 4 milliards de dollars, il reste qu’à l’échelle du secteur canadien des télécommunications spatiales, un tel investissement paraissait colossal au début des années 1970.
6La complexité technique du projet en amplifiait l’envergure. Cette complexité se refléta notamment dans la longue période nécessaire à la réalisation du projet dont les travaux se répartirent sur une période de cinq ans, soit d’avril 1971 à janvier 1976. Pendant tout ce temps, plusieurs données économiques, technologiques et politiques étaient susceptibles de se transformer. Par conséquent, les objectifs, les prévisions et la justification à l’origine de la décision d’entreprendre le projet risquaient de subir des changements fondamentaux en cours de réalisation. La taille de l’investissement nécessaire et la longue durée des travaux allaient nécessairement marquer le projet d’une incertitude économique.
7Le projet Hermès partageait un autre trait distinctif des GP, à savoir son indivisibilité. En effet, pour la réalisation de ce projet, il fut indispensable de franchir un seuil d’investissement très élevé avant que le moindre résultat puisse être obtenu. Les activités de construction de la plate-forme, des multiples composants de la charge utile et des antennes de réception au sol durent être coordonnées en succession pour que soit achevé le projet et que le système de télécommunications puisse être opérationnel. Ce caractère indivisible ajoute bien sûr à l’incertitude économique rattachée au projet, mais aussi au risque technologique qu’il implique.
8Né d’une volonté de percée technologique, le projet Hermès revêtait deux formes de risque technologique : le risque résultant de la recherche d’une innovation et de son insertion dans un système technique et le risque entourant la fiabilité du projet. Puisque ce projet visait la construction d’un satellite de télécommunications — dont le signal pourrait être capté par de petites antennes portatives à coût modique, c’est-à-dire un engin spatial pouvant utiliser la bande de fréquence Ku (12-14 GHz) —, il impliquait la mise au point d’un nouveau type de matériau adapté aux fréquences supérieures du spectre électromagnétique. Malgré l’expertise dont disposait le ministère des Communications (MDC), grâce à son Centre de recherche sur les communications (CRC), ce mandat technologique impliquait la recherche d’innovations dont l’insertion dans le système technique serait indispensable à l’achèvement du projet. Un risque technologique considérable devait s’ensuivre. Par ailleurs, le risque entourant la sûreté du projet était et est toujours un facteur déterminant dans sa réalisation. À l’instar de la plupart des projets technologiques du domaine spatial, les considérations de fiabilité, de disponibilité et de sécurité étaient en effet omniprésentes dans la réalisation du projet Hermès.
9Outre le risque technologique, des risques de nature politique et organisationnelle ont caractérisé le projet. Hermès constituait le premier GP entrepris par le ministère canadien des Communications. Une restructuration institutionnelle majeure avait précédé de peu la décision de lancer le projet. Il importait donc que le MDC démontre l’étendue de ses compétences dans la gestion d’un tel projet et que soient justifiées les nouvelles structures étatiques de sa mise en œuvre. L’échec du projet Hermès risquait forcément de disqualifier les dirigeants politiques concernés et les institutions participant à sa réalisation.
10Enfin, le projet Hermès se conformait aux caractéristiques des GP par son exclusivité et son impact structurant notable sur le système de production. En raison de sa taille et de l’importance des ressources qu’il mobilisait, Hermès empêcha qu’un projet concurrent de même nature puisse être réalisé à courte échéance. Cette exclusivité caractéristique du projet le prédisposait à exercer une puissante influence sur l’orientation du secteur canadien des télécommunications spatiales. L’ensemble des choix technologiques contenus dans le projet Hermès eut un impact structurant sur les organismes gouvernementaux concernés et sur les fournisseurs retenus. Le projet était une occasion pour le MDC et son centre de recherche sur les Communications de faire leurs preuves et d’accroître leur prestige. Aussi, en garantissant un contenu technologique canadien de l’ordre de 80 %, Hermès s’assurait d’un impact considérable sur les fournisseurs invités à orienter leurs investissements et leurs activités de manière à répondre aux demandes du MDC. Au premier plan de ces fournisseurs figurent Spar Aerospace Products, RCA, et SED Systems, pour lesquelles le projet Hermès a été l’occasion de perfectionner leur savoir-faire et d’orienter leurs activités vers des domaines de spécialisation dont la fabrication de plate-formes, de sous-ensembles mécaniques, de sous-ensembles électriques et électroniques, de terminaux au sol, de logiciels pour les manœuvres orbitales et d’éléments électriques divers.
11La conjonction de l’impact structurant et de la taille imposante du projet Hermès, sa longue période de réalisation, son caractère indivisible, son risque élevé, et son caractère exclusif en font un GP en tout point conforme à l’objet de cette étude. Par ailleurs, son rôle dans l’évolution du sous-secteur des télécommunications spatiales au Canada renforce la pertinence d’en faire un cas d’étude. La conjoncture historique de sa réalisation et l’examen des motifs qui présidèrent à son démarrage montrent bien l’importance de ce rôle, attestant aussi la portée de la dimension institutionnelle sur son développement.
La conjoncture historique
12Un protocole d’entente, intervenu le 20 avril 1971 entre le MDC et l’Administration nationale américaine de l’aéronautique et de l’espace (NASA), a marqué le début du programme du satellite technologique de télécommunication, plus tard rebaptisé Hermès3. Cet événement constituait l’aboutissement d’un long processus de réflexion dont l’État canadien avait été le principal acteur. Les motifs à l’origine de la décision d’entreprendre ce GP ont eu un impact direct sur la définition de ses visées technologiques et de la stratégie qui devait guider sa réalisation. En effet, le projet devait sa naissance à un contexte technologique, économique, politique et institutionnel propice et dont l’évocation est indispensable pour comprendre la dynamique de son développement.
13Bien que, jusqu’au lancement du premier satellite canadien Alouette 1 en 1962, aucun véritable programme spatial n’ait été élaboré au Canada, une nette prédominance scientifique avait été accordée aux activités spatiales. Pris en charge par le Conseil de recherche pour la défense, les premiers satellites canadiens, Alouette et son successeur ISIS (satellites internationaux de recherches sur l’ionosphère), pourtant destinés à la recherche scientifique, ont contribué fortement à l’essor du savoir-faire canadien en matière de télécommunications spatiales. D’ailleurs, les scientifiques et les ingénieurs du Centre de recherches en télécommunications pour la défense (CRTD), versés dans les sciences de l’électronique, de la physique de l’électronique, de la physique radiophonique et des télécommunications, ont rapidement pressenti les possibilités d’application de leur programme de recherche destiné, entre autres, à l’étude des effets de l’ionosphère sur les télécommunications à haute fréquence (MDC, 1971).
14En mai 1966, le Secrétariat des sciences du Conseil privé a mis en œuvre la première étude complète des programmes canadiens sur la haute atmosphère et l’espace. À cette fin, un groupe d’études4, dirigé par John H. Chapman, a été formé pour présenter, le 16 janvier 1967, son rapport intitulé Programme d’études de la haute atmosphère et de l’espace au Canada, au secrétariat des Sciences. Désigné plus couramment comme le Rapport Chapman, ce document invitait à une réorientation des activités spatiales canadiennes. Le thème central du programme spatial canadien devait être désormais : les applications de la technologie spatiale aux besoins particuliers des Canadiens. Plus précisément, le premier objectif de la technologie spatiale serait dorénavant d’être appliquée aux problèmes de télécommunications qui préoccupent en principe la plupart des pays de vaste étendue (Chapman et al., 1967 : 109). En outre, le groupe d’études recommandait (1) la création d’un comité consultatif de l’espace sur la R&D, (2) la création d’une agence centrale de coordination et d’adjudication des activités de R&D, (3) l’établissement d’un système national de télécommunications par satellite sur orbite synchrone et (4) l’élaboration d’une politique gouvernementale sur l’usage des télécommunications par satellites pour les communications intérieures, afin d’en assurer le contrôle canadien et d’assurer également l’exploitation maximale des capacités canadiennes dans le développement et la fabrication des segments spatial et terrestre des divers systèmes (Chapman et al., 1967 : 109-113).
15Ces propositions trouvèrent un accueil favorable auprès du ministère de l’Industrie et des Transports qui, à la même époque, envisageait sérieusement l’exploitation de satellites de communications géosynchrones en vue d’étendre les services de télécommunications du Canada. La vaste étendue du Canada et la relative dispersion de sa population rendaient fort attrayant le développement d’une nouvelle technologie des communications. Ces considérations furent appuyées par une étude conjointe du ministère fédéral des Transports, de Northern Electric Co. et de Hughes Aircraft Company, amorcée en octobre 1966 et complétée en août 1967 (Almond et ai, 1976). De même, Niagara Television et Power Corporation of Canada avaient soumis en octobre 1966 une proposition au Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion — devenu aujourd’hui le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) — en faveur d’un système de satellites pour la télédiffusion de programmes sur un troisième réseau national de télévision. Trans-Canada Telephon System et Canadian National/Canadian Pacific Telecommunications ont par ailleurs soumis, en mars 1967, au ministère fédéral des Transports une proposition de système national de télécommunications par satellite (Almond et al., 1976).
16Pour faire suite à ces propositions, le gouvernement fédéral a formé, en juillet 1967, un Comité d’études qui devait examiner les communications par satellite et faire des recommandations sur la manière de les réaliser au Canada. Ce comité a remis en octobre 1967 son rapport endossé par le Conseil des sciences du Canada et intitulé Un programme spatial pour le Canada. Ce rapport recommandait la création d’un organisme central responsable d’un programme spatial d’ensemble pour le Canada et une politique d’achat préférentiel pour l’industrie canadienne5. À la suite de ces travaux, le gouvernement canadien déposa, en mars 1968, son Livre blanc sur un système national de télécommunications par satellite pour le Canada.
17Première esquisse officielle du programme spatial canadien, ce Livre blanc exposait les raisons qui amenèrent le gouvernement à conclure à l’« importance vitale pour le développement, la prospérité et l’unité du Canada » (ministère de l’Industrie, 1968 : 9) d’un système national de communications par satellite et à établir de quelle façon il allait mettre en œuvre une politique progressive dans ce nouveau domaine. Se basant sur des justifications économiques, des considérations de prestige et des soucis de sécurité nationale, le document affirmait la nécessité de se doter d’un système national de communications par satellite. Deux principes directeurs devaient toutefois, pour le gouvernement, guider l’entreprise :
- Les objectifs du Gouvernement, en établissant un système national de communications par satellite, ne pourront être atteints efficacement que si le Gouvernement participe à l’organisme administratif. Sa présence au niveau administratif lui rendrait plus facile la tâche d’assurer la participation de l’industrie canadienne et l’avancement de la science et de la technologie au Canada, la prise en considération des intérêts des différents gouvernements, et la tâche de servir au mieux les intérêts du pays (ministère de l’Industrie, 1968 : 57).
- Des pièces ou des sous-systèmes pourront être importés de l’étranger lorsque les quantités requises ne justifieront pas la mise sur pied d’une production canadienne. Toutefois, dans ce cas, il n’est possible de maintenir une direction efficace qu’en exerçant un contrôle de sélection et de spécification. La responsabilité du devis, du design et de la production peut et doit demeurer entre les mains des Canadiens (ministère de l’Industrie, 1968 : 51)6.
18Ce document devait constituer une référence de premier ordre pour les travaux futurs du gouvernement dans ce champ d’activités. Un Centre administratif a été créé pour instaurer et coordonner la planification du système de satellites et la constitution d’une société propriétaire et exploitante du nouveau système. Dans l’esprit des principes du rôle prépondérant de l’État et du contenu canadien, le Livre blanc avait prévu la proposition gouvernementale qui allait créer, par une loi du Parlement, la corporation propriétaire et exploitante des satellites et des stations au sol du nouveau système national de télécommunications spatiales. On y lit notamment que : « La législation proposée prévoirait non seulement la création de la corporation mais indiquerait aussi la nature et l’étendue de la réglementation de ce système, en tenant compte de la législation générale sur les télécommunications » (ministère de l’Industrie, 1968 : 71). De ce fait, l’abandon de l’agence centrale de coordination, recommandée dans le Rapport Chapman ainsi que dans le rapport du Conseil des sciences, était confirmé.
19Conformément à cette nouvelle orientation, était sanctionnée, le 27 juin 1969, la Loi créant une Société de télécommunications par satellite pour le Canada, plus couramment évoquée sous le titre de « Loi de Télésat Canada »7. Chargée de « [...] créer des systèmes de télécommunications par satellite pouvant fournir, sur une base commerciale, des services de télécommunications entre des endroits situés au Canada » (Parlement du Canada, 1968-1969 : 1159), Télésat Canada devait assumer la responsabilité du lancement et de l’exploitation des satellites de télécommunications commerciaux du Canada, de même que de la gestion intégrée du système canadien de télécommunications spatiales. Le nouvel organisme n’était ni une société de la Couronne ni un mandataire de Sa Majesté. Il s’agissait plutôt d’une société mixte, puisqu’en vertu de sa loi constitutive ses actions devaient obligatoirement être réparties entre le gouvernement du Canada, les entreprises agréées d’exploitation des télécommunications et les personnes répondant aux conditions statutaires, « [...] dans les proportions que le conseil d’administration peut, avec l’approbation du gouverneur en conseil, déterminer » (Parlement du Canada, 1968-1969 : 1163).
20Dans la Loi de Télésat Canada, le principe directeur de contenu canadien, tel qu’énoncé dans le Livre blanc de 1968, subissait un affaiblissement lourd de conséquences pour le développement futur du secteur canadien des télécommunications spatiales. Dorénavant soumis à l’impératif commercial, il se lira comme suit :
Dans la mesure où cela est possible et compatible avec son caractère commercial, la Société doit avoir recours, pour tout ce qui a trait à la recherche, à la mise au point, à la conception et à la construction de son système de télécommunications, à du personnel, à des techniques et à des installations canadiennes (Parlement du Canada, 1968-1969 : 1160).
21Cette relativisation de la politique d’achat préférentiel de technologies autochtones, privilégiée jusqu’alors au Canada au détriment de la commercialisation pressante des nouveaux services de télécommunications par satellite, eut des répercussions majeures sur la gestion des choix technologiques du premier projet de satellite de Télésat Canada, Anik A. Aussi fut-elle déterminante sur la décision du gouvernement canadien d’entreprendre le projet Hermès.
22« Il est souvent impossible d’appliquer de nouvelles politiques ou de modifier des mesures existantes sans changer de manière fondamentale les arrangements institutionnels en place », écrivent à juste titre Atkinson et Coleman (1989, 6). L’étude du cas Hermès rappelle toutefois que des réaménagements institutionnels radicaux peuvent aussi très bien précéder, voire provoquer, la conception de politiques nouvelles. Ex-directeur du projet Hermès, Colin Franklin soutient que :
Lorsque la décision fut prise de ne pas acquérir au Canada le satellite de communication de Télésat, ce qui nous a motivé à collaborer au projet Hermès, fut la réponse à la question : que va devenir, dans ce ministère des Communications (MDC), toute l’expertise concernant l’espace ? Nous avons alors décidé que la meilleure stratégie était, puisque nous n’étions pas compétitifs, de faire le saut à la prochaine génération de satellites de communications [,..]8.
23Le premier maître d’œuvre désigné pour la réalisation d’Anik A était, à l’origine, RCA Victor (Montréal), une filiale de RCA Corporation (New York), qui a présenté à Télésat Canada un devis de l’ordre de 42 millions de dollars pour la conception et la fabrication de deux satellites made in Canada9. Il s’en est suivi une année de pénibles négociations qui ont confronté, au premier plan, le ministère des Communications (MDC), Télésat Canada et RCA Victor. La confrontation a abouti au rejet irrévocable des propositions de RCA Victor qui, de l’avis des ingénieurs de Télésat, étaient inspirées par l’expérience des projets Alouette (1962) et ISIS (1970) et surtout largement dépassées sur le plan technologique.
24Malgré la nette préférence du gouvernement canadien pour le choix d’un maître d’œuvre canadien, en l’occurrence RCA Victor, Télésat Canada a opposé une forte résistance à cette option. Ancien sous-ministre au ministère de l’Industrie, le président de Télésat Canada, David Golden, était convaincu à l’époque que les visées commerciales de la société devaient primer sur les objectifs politiques du gouvernement canadien (Brooks, 1987 : 39). Selon la direction de Télésat Canada, la société, en vertu de sa loi constitutive, devait fonctionner avec un but lucratif, à la manière d’une entreprise privée. Par conséquent, le président David Golden n’a cessé d’insister pour que soit respecté le mandat premier de sa société qui, selon lui, se résumait à doter le Canada de satellites de télécommunications aux meilleurs prix (Brooks, 1987 : 48).
25C’est dans cet esprit que Télésat Canada a entrepris, au cours de l’été de 1970, de négocier avec la Hughes Aircraft Company un contrat sur la base des propositions présentées à l’improviste par cette dernière. Malgré le désaccord du gouvernement canadien10, le contrat final, d’une valeur approximative de 30 millions de dollars, a été signé le 30 septembre 1970. Celui-ci prévoyait la production de trois satellites, munis chacun de 12 canaux, qui seraient fabriqués aux États-Unis11. Motivé par les prix avantageux de la Hughes Aircraft, inférieurs de plus de dix millions de dollars à ceux de la RCA Victor, et ce, pour trois satellites plutôt que deux, ce choix ébranlait les perspectives d’avenir du secteur canadien des télécommunications spatiales laissé alors sans débouchés.
26Fourni principalement par Northern Electric Company (Lucerne) et Spar Aerospace Products (Toronto)12, le contenu canadien des satellites Anik A n’a été évalué qu’à environ 20 % seulement de leur prix d’achat (Brooks, 1987 : 48)13. Les contraintes relatives aux coûts et aux délais de la mise en opération de ce réseau national avaient fait opter les responsables de ce projet pour l’emprunt de la technologie « toute faite » américaine des satellites Intelsat IV (Hartz et al., 1982 : 21).
27L’impératif commercial de Télésat Canada a donc eu raison de la volonté de percée technologique et de l’objectif d’édification d’une capacité technologique canadienne qui, depuis la publication du Rapport Chapman, avait servi le discours du gouvernement canadien. Par conséquent, les réaménagements institutionnels réalisés d’abord à cette fin au sein de l’État se retrouvaient sans justification.
28La création, en 1969, de Télésat Canada avait été précédée, la même année, par celle d’un nouveau ministère fédéral : le ministère des Communications. Quatre secteurs devaient composer celui-ci : les secteurs Exploitation, Planification, Politiques et services, et Recherche (MDC, Rapport annuel 1972-1973 : 20). À ce dernier avait été transféré le Centre de recherche sur les télécommunications de la défense — anciennement du Conseil de recherche pour la défense — rebaptisé alors Centre de recherches sur les communications (CRC). Ce centre employait environ 500 personnes et concentrait en son sein une très forte proportion de l’expertise canadienne en matière de télécommunications par satellite (MDC, Rapport annuel 1970-1970-1971 : 6). Ce remodelage institutionnel avait puisé sa principale justification dans le soutien nécessaire des laboratoires du CRC aux travaux de R&D sur les premiers satellites canadiens de télécommunication Anik14. La signature du contrat Anik A avec la Hughes Aircraft devait forcément miner ces desseins. Ex-directeur du projet Hermès, Colin Franklin résume la situation :
À la suite de la décision de Télésat Canada d’acquérir son premier satellite chez Hughes Aircraft, cette décision servit à justifier le transfert du Centre de recherche sur les communications au ministère des Communications (MDC). Mais le MDC n’avait alors plus besoin de toute cette expertise sur les satellites15.
29Le ministre des Communications de l’époque, Eric Kierans, s’inquiétait alors de l’avenir de son nouveau centre :
Vous avez de nombreux problèmes. Vous disposez d’un grand nombre de savants et de gens qui souhaitent travailler à ces questions. Que faites-vous de ces personnes pendant ce temps ? (Brothers, 1979 : 240).
30C’est dans cette conjoncture qu’a été prise la décision d’aller de l’avant avec Hermès. Outre la justification des réaménagements institutionnels nécessités par le passage de l’expérimental à l’opérationnel et la sauvegarde des compétences canadiennes tentées de s’expatrier, Hermès devait permettre le développement d’une nouvelle génération technologique et favoriser l’édification d’une capacité technologique nationale, deux fins devant lesquelles Télésat Canada s’était révélée impuissante. On espérait que le marché public puisse corriger cette défaillance16. À cette fin, l’aménagement préalable des structures étatiques pour mettre en œuvre le GP et organiser les rapports entre les multiples acteurs touchés s’avérait de la plus haute importance.
La structure et les acteurs
31En vertu du protocole d’entente intervenu le 20 avril 1971 entre le ministère canadien des Communications et l’Administration nationale américaine de l’aéronautique et de l’espace (NASA), c’est le ministère canadien des Communications qui, par l’entremise surtout de contrats adjugés aux entreprises canadiennes, devait assumer la direction générale du projet Hermès. Ainsi, la conception globale du satellite, le montage et l’essai de ses sous-ensembles, de même que son inspection et son exploitation étaient du ressort du MDC et de son centre de recherches sur les communications. La NASA s’engageait pour sa part à fournir certains composants très perfectionnés de l’engin spatial, à prêter ses enceintes d’essai d’ambiance spatiale, ainsi qu’à lancer et à mettre le satellite sur orbite (Evans et al., 1976 : 13). Par ailleurs, le 18 mai 1972, le Conseil de l’Organisation européenne de recherches spatiales (CERS) — aujourd’hui l’Agence spatiale européenne (ASE) — a signé un protocole d’entente selon lequel des prototypes de certains composants qu’il se proposait d’utiliser dans les satellites des années 1980 allaient être placés à bord du satellite Hermès (tableau 2).
32Créé le Ier avril 1969, le ministère des Communications résultait de la fusion de diverses unités administratives et de recherches détachées principalement du ministère des Transports et du ministère de la Défense nationale qui avaient été jusqu’alors les principaux dépositaires de la capacité technologique canadienne dans les domaines des télécommunications et de l’espace, acquise notamment avec la réalisation des satellites Alouette et ISIS. Le principal établissement de recherche du ministère était le Centre de recherches sur les communications (CRC), issu du Centre de recherches sur les télécommunications de la défense, lequel avait été créé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par le Conseil de recherche pour la défense. Ses programmes de recherches axés sur les objectifs du MDC portaient à l’époque sur quatre domaines principaux : les télécommunications, l’informatique, l’environnement radioélectrique et la technique des satellites.
33Dirigé par G. W. Holbrook, le CRC concentrait en son sein une forte proportion des travaux de recherche et de développement rattachés au projet Hermès. Deux directions du Centre étaient plus particulièrement intéressés à ces travaux : la Direction des systèmes de télécommunications par satellite (J. N. Barry, directeur) et la Direction du projet du satellite technologique de télécommunications (C. A. Franklin, directeur). Ces deux directions relevaient du responsable du programme Hermès au CRC, I. Paghis, qui relevait directement du sous-ministre adjoint à la recherche du MDC, J. H. Chapman, homme de confiance du ministre des Communications de l’époque, Eric Kierans (CRC, Rapport annuel 1973-1974 : 2).
Tableau 2 Principaux participants au programme Hermès
intervenants publics | intervenants privés | |
Canada | • Ministère des Communications (Direction du programme canadien) | • Spar Aerospace Products Ltd. (Structure de l’engin spatial, sous- ensembles mécaniques) |
• Centre de recherche sur les communications (Maître d’œuvre) | • RCA Ltd. (Sous-ensembles électriques et électroniques, terminaux au sol) | |
• Ministère des Approvisionnements et Services (Gestion des contrats et marchés) | • SED Systems Ltd. (Terminaux au sol, logiciel pour les manœuvres orbitales) | |
• Ministère de la Défense nationale (Expert-conseil relativement aux accumulateurs, vérification et surveillance) | • Bristol Aerospace (Éléments électriques) | |
États-Unis | • Administration nationale américaine de l’aéronautique et de l’espace (NASA) | • TRW and Litton Industries (Tube à ondes progressives de 200 watts) |
• Centre de recherche Lewis (Direction du programme américain) | • Hamilton Standard (Sous-ensembles de commande par réaction) | |
• Centre Goddard des vols spatiaux (Lancement) | • Thiokol (Moteur d’apogée) | |
Europe | • Organisation européenne de recherches spatiales (OERS) (Direction du programme européen) | • Thompson/CSF (France) (Tube de 20 watts, excitateurs émetteurs) |
• AEG Telefunken (Allemagne fédérale) (Piles et panneaux solaires flexibles) | ||
• Fiar (Italie) (Processeur d’énergie) |
34La prise en charge du GP Hermès par le MDC comportait maints avantages institutionnels. La forte concentration de matière grise qui logeait dans le Centre de recherche sur les communications et l’exemption des contraintes financières propres au secteur privé assuraient au MDC une position de force dont ne disposait pas Télésat Canada, cette dernière s’étant d’ailleurs désintéressée du projet Hermès parce qu’elle considérait que les investissements y étaient démesurés17. Selon Robert W. Breithaupt, ex-directeur de l’électronique spatiale du CRC pour le projet Hermès :
Les gars de la vente vont toujours faire ce qu’il y a de plus conservateur. Ils ne peuvent pas prendre de risque. Quand ils le font, ils ont besoin d’avoir un marché à leur portée, le risque technique est alors éliminé, sinon ce sont les actionnaires qui ne les laisseront plus rien faire. [...] De par sa nature, le programme CTS était très différent d’un programme commercial : il devait y avoir du risque18.
35Ainsi, la force du projet Hermès sous la direction du MDC était, contrairement à Télésat Canada, de ne pas avoir à accumuler de profits ou à atteindre un quelconque niveau de rentabilité. Ces dispositions ont favorisé l’adoption de devis techniques ambitieux et la production d’audacieuses innovations technologiques.
36Dans ce contexte, le MDC a exercé, grâce à sa compétence technique et à sa responsabilité très étendue, un monopole de fait sur les relations de l’État avec l’industrie dans le sous-secteur canadien des télécommunications spatiales, tout au long de la réalisation du projet Hermès. Utilisateur unique de la technologie développée19, le MDC jouit, dans la gestion de l’incertitude, d’une autonomie considérable facilitée par le relâchement des exigences de rentabilité à court terme. Contrairement à Télésat Canada qui avait été chargée d’instaurer un système commercial de télécommunications par satellite, le MDC devait développer un satellite expérimental dispensé de toute contrainte liée à sa commercialisation.
37Le projet Hermès a été réalisé en collaboration avec l’industrie aérospatiale canadienne en ce qui touche la gestion du projet et la conception du véhicule spatial. Deux firmes canadiennes ont été retenues pour participer étroitement au programme : Spar Aerospace Products, fournisseur de la structure du satellite, et RCA de Montréal, fournisseur des sous-systèmes électriques et électroniques. D’autres firmes canadiennes ont contribué au projet à titre de fournisseurs. Parmi elles figurent notamment SED Systems et Bristol Aerospace qui ont été respectivement responsables de la conception de terminaux au sol et d’éléments électriques du satellite (voir le tableau 2).
38Au début du projet Hermès, l’organisation des intérêts économiques dans l’industrie spatiale était encore à un stade embryonnaire. La majorité des sociétés importantes étaient membres de l’Association des industries aérospatiales du Canada (AIAC), créée en 1961, et avaient droit de parole au Comité sur l’espace de cette association. Les fonctionnaires du MDC ont eu maintes fois recours à ce comité pour sonder l’opinion de l’industrie sur divers sujets (Atkinson et Colman, 1989 : 108). Néanmoins ce comité était loin de constituer une véritable organisation. Par ailleurs, l’AIAC s’était pourvue d’un forum État-entreprises et de l’appui nécessaire pour jouer un rôle politique, même s’il ne jouait, à l’époque, aucun rôle actif dans la structure politique. La plupart des contrats transigés entre les sociétés exploitantes et l’industrie des télécommunications spatiales ont continué d’impliquer les firmes privées plutôt que le Comité sur l’espace (Atkinson et Coleman, 1989 : 108). De plus, l’interaction entre l’État et l’industrie se jouait à travers des négociations entre sociétés et ministères responsables.
39Outre le lancement et la mise sur orbite du satellite, le rôle de la NASA et de son Centre de recherche Lewis, était de gérer la participation américaine au projet. Les fournisseurs américains tels TRW and Litton Industries, Hamilton Standard et Thiokol relevaient directement de la NASA qui partageait avec le MDC la responsabilité de coordonner les travaux américains avec le programme canadien. De façon similaire, le rôle de l’Organisation européenne de recherches spatiales (OERS) consistait en la gestion de la contribution européenne au GR Les fournisseurs européens tels Thompson/CBS (France), AEG Telefunken (Allemagne fédérale) et Fiar (Italie) relevaient directement de l’OERS qui, comme la NASA, était responsable, avec le MDC, de la coordination des travaux européens avec le programme canadien. Orchestrée par le MDC, cette coopération internationale visait, outre le développement de collaborations scientifiques et technologiques entre les différents pays, l’acquisition de sous-systèmes introuvables au Canada à l’époque tels que le moteur d’apogée (MDC, rapport annuel, 71-72 : 5).
La gestion des choix technologiques
40Dans la réalisation du projet Hermès, les principaux objectifs du ministère des Communications étaient : (1) l’amélioration de la capacité technologique canadienne dans la conception et la fabrication de sous-systèmes spatiaux pour un usage national et pour l’exportation, (2) le maintien d’une capacité canadienne de définir, d’évaluer et de construire des systèmes d’application spatiale pour un usage canadien, (3) le développement et l’essai de sous-systèmes et de composants spatiaux pour l’exploitation des futurs satellites de communications, (4) la réalisation de travaux expérimentaux en vue d’explorer les usages possibles des futurs satellites de communications de haute puissance opérant dans la bande Ku (12-14 GHz) et capables d’émettre des signaux à de petites stations au sol à prix modique20 et (5) l’étude des impacts sociaux, culturels et économiques de l’introduction éventuelle des services de communications subséquents (Almond et al., 1976).
41Conçu autour de l’innovation, le projet Hermès visait, sur le plan technologique, la réalisation de trois sous-ensembles de haute technologie représentant les trois principaux éléments innovateurs de l’engin spatial exposés ci-dessous.
- Un premier élément innovateur était un tube de transmission à ondes progressives d’un nouveau genre, plus puissant que tous ceux montés jusqu’alors sur les autres satellites déjà lancés. Son débit devait être de 200 watts d’énergie à 45 % d’efficacité comparativement à environ 6 watts et 30 % d’efficacité dans le cas des tubes montés sur les satellites antérieurs.
- Pour produire l’électricité nécessaire à l’émetteur, le satellite devait disposer de panneaux solaires légers et déployables : deux structures en forme d’ailes, munies de photopiles. Ces panneaux devaient fournir une puissance primaire de 1300 watts pour l’opération des divers systèmes du satellite.
- Comme ces panneaux devaient nécessairement pivoter pour constamment faire face au soleil et qu’au contraire, les antennes devaient impérativement être orientées vers la terre, il fallait concevoir un système de stabilisation sur trois axes. Ce principe différait considérablement de la stabilisation par rotation utilisée pour la plupart des satellites de télécommunication jusqu’alors.
42Il était entendu que le projet Hermès devait repousser les frontières de la technologie des satellites de télécommunications afin que puisse être amorcée la « prochaine étape » en télécommunications spatiales. Cette prochaine étape, les experts du CRC l’avaient associée à l’époque à la télédiffusion directe par satellite (MDC, 1973 : 7). Ce choix technologique de première importance avait fait l’objet de maintes discussions alors qu’on avait prévu, à l’origine du projet, d’inclure à bord du satellite deux charges utiles plutôt qu’une seule : une charge de télédiffusion directe, opérant dans la bande de fréquences Ku, et une autre de communications mobiles opérant dans la bande de fréquences L21.
43Les plans de conception terminés, la combinaison des deux charges s’est avérée toutefois trop lourde pour les capacités de la fusée de type Delta 1914 fournie par la NASA, qui était responsable du lancement du satellite. De là ont surgi des divergences de vues fondamentales. Bien que le ministre des Communications de l’époque, Eric Kierans, et son influent sous-ministre adjoint à la recherche, John Chapman, n’aient pas été contre l’idée d’inclure deux charges utiles22 — qui devait nécessiter une fusée plus grosse et plus puissante de même qu’une majoration des coûts de lancement de l’ordre de 12 millions de dollars —, les responsables de la NASA se sont opposés au projet, privilégiant plutôt le développement de sous-systèmes plus légers (Hartz et Paghis, 1982 : III). Dicté principalement par les limites de la technologie de lancement américaine, le souci de réduire le poids est demeuré un critère de première importance et constant durant tous les travaux de conception et de construction du satellite, et a incité le gouvernement canadien à renoncer à la charge utile de communications mobiles23.
44Cette situation mettait en évidence les limites de l’autonomie du secteur canadien des télécommunications spatiales dues à l’absence d’une capacité de lancement canadienne. Conformément aux recommandations du Rapport Chapman (1967 : 103), le gouvernement n’avait pas jugé bon d’investir dans une telle technologie, car l’état de la demande ne le justifiait pas. Or, ainsi que le soulignent Cohendet et Lebeau, l’édification d’une capacité de lancement constitue le symbole et le point de passage obligé de la construction d’une capacité technologique autonome dans le domaine de l’espace (1987 : 148). Les considérations de poids et de taille imposées par la technologie de lancement sont déterminantes sur la conception des satellites. Les choix technologiques faits dans le cadre du projet Hermès s’avéraient donc dépendants d’une technologie de lancement sur laquelle les responsables canadiens au MDC et au CRC n’avaient aucune emprise.
45L’abandon de la charge utile de communications mobiles recentrait le projet sur la charge utile de télédiffusion directe que Chapman avait vue comme une « technologie spatiale du futur24 ». Les motifs de ce choix tenaient aux limites mêmes de la technologie déjà utilisée dans le satellite Anik A de Télésat Canada. Anik A fonctionnait dans les bandes de fréquences 4-6 GHz qui étaient astreintes aux partages de fréquences et aux limites de la densité du flux de puissance imposées par l’accord international sur ces mêmes fréquences. Le satellite a accompli son rôle de distributeur de signaux de télévision, mais sa couverture ultime s’est buté aux coûts d’installation et d’opération des stations terriennes. Pour des raisons économiques, maintes communautés n’ont pu y être rattachées ni par réseau terrestre de microondes, ni par système de diffusion par satellite.
[...] Même après que l’extension maximale des réseaux de télédiffusion terrestre traditionnels ait été obtenue en utilisant les moyens fournis par Anik aux fréquences de 4 et de 6 Ghz, fournir le service de manière efficace pour ceux qui restent sans service demeure un problème,
46résumaient à l’époque Blevis et Card (1972 : 2), du ministère des Communications.
47Quelques années après la conception des systèmes de satellites opérant dans la bande des fréquences 4-6 GHz, la technologie avait évolué considérablement. Il avait été reconnu lors de la World Administrative Radio Conference for Space Telecommunications (WARCST), tenue à Genève en 1971, que de nouvelles bandes de fréquences seraient prochainement allouées à la diffusion par satellites dont la bande des fréquences 14-16 GHz (bande de fréquences Ku). Or, la technologie nouvelle associée à ces bandes devait non seulement améliorer la capacité de la télédiffusion, mais encore permettre à des centaines de communautés éloignées d’accéder à la télévision par le moyen de petites installations réceptrices de prix abordables. Aussi devait-elle rendre possible l’introduction d’une programmation locale et le développement de communications dites « sociales » (Blevis et Card, 1972 : 2). Cette initiative internationale a fait que le MDC a opté pour le développement d’une charge utile de télédiffusion directe opérationnelle dans la nouvelle bande de fréquences Ku. Par ailleurs, la bande de fréquences L, dans laquelle aurait dû fonctionner la technologie des communications mobiles, n’avait encore fait l’objet d’aucune distribution (Blevis et Card, 1972 : 2).
48Le projet Hermès devait donc relever le défi technologique de construire un satellite opérationnel dans la bande Ku, combinant une puissance de 200 watts et un rendement efficace en liaison avec des stations terrestres de petites dimensions et peu chères avec un maximum de fiabilité et un minimum de circuits électroniques de secours (Roscoe, 1970 : 41-44). Plusieurs des innovations découlant du GP n’avaient pas été prévues, dont l’une d’entre elles qui s’est imposée en cours de réalisation à l’occasion de difficultés imprévues. Il s’agit du sous-système thermique, conçu par la NASA, qui devait corriger la trop forte chaleur dégagée par les tubes du satellite. Car, en raison des contraintes de poids, cette chaleur excessive ne pouvait être dissipée par des moyens traditionnels comme la conduction par des bandes de cuivre à l’extérieur de l’engin spatial (Hartz et Paghis, 1982 : 115)25.
49Toutes ces tâches posaient, sur le plan technique, de réelles difficultés et il était hors de question, vu le coût du projet, de prévoir un satellite de réserve en cas de défectuosité lors du lancement, d’une mauvaise stabilisation ou du dérèglement d’un des sous-systèmes de pointe non éprouvés. Sans garantie institutionnelle pour contrebalancer cette situation de haut risque technologique, il est probable que le projet n’aurait jamais vu le jour.
50Exempté des exigences de rentabilité à court terme et bénéficiant de l’expertise de son Centre de recherches sur les communications, le ministère des Communications bénéficiait d’une latitude élargie dans la gestion de l’incertitude. Ainsi, il a pu prévoir, de concert avec Télésat Canada, le lancement à la fin de 1978 d’un satellite hybride à la fois expérimental et commercial, dont la partie du système de télécommunications fonctionnant dans la bande Ku offrait essentiellement les mêmes possibilités que la partie à puissance réduite (20 watts) du transpondeur d’Hermès fourni par l’ASE (Hatrz et Paghis, 1982 : 129). Il s’agit du satellite Anik B dont la location des services fonctionnant sur la bande Ku avait été garantie par le MDC. En procédant ainsi, le MDC s’assurait de minimiser les pertes qu’aurait provoquées l’échec d’Hermès sur le programme spatial canadien. En effet, en se servant du satellite Anik B, le MDC pourrait effectuer un grand nombre des expériences prévues pour Hermès, même si cela allait imposer nécessairement un retard de deux ans. Le MDC a donc pu influencer les prévisions techniques et économiques rattachées au projet et ainsi contribuer à surmonter les obstacles à l’innovation.
51Évidemment, l’avantage institutionnel dont disposait le MDC s’était déjà manifesté au stade de conception du projet. Télésat Canada, assujettie aux impératifs commerciaux et devant privilégier l’emploi de technologies éprouvées, n’avait donc pu qu’être effrayée par l’envergure du projet. C’est au stade de la conception qu’est intervenu le facteur politique, présent surtout dans la définition du mandat technologique du GP. La décision de miser sur une technologie de diffusion directe a été le seul choix qui a provoqué un réel débat entre les multiples intervenants. En dehors de ce choix, le jeu politique s’était surtout exprimé au moment de la décision du gouvernement canadien de s’engager dans la réalisation du GP. À ce moment, en effet, Hermès s’est heurté à la critique, notamment exprimée par le Nouveau Parti démocratique (NPD), qui s’opposait à l’instauration du nouveau système spatial opérant dans la bande 12-14 GHz en raison de son coût jugé exorbitant26. Le budget prévu pour la réalisation du projet s’élevait à environ 30 millions de dollars, alors que les dépenses ont atteint la somme de 60 millions, coût final officiel couvrant l’ensemble des opérations (Brothers, 1979 : 288). Cette contestation ne s’est toutefois accompagnée d’aucune mobilisation significative, même après que le gouvernement eut décidé d’aller de l’avant. L’emballement populaire pour l’aventure spatiale, encore glorifiée à l’époque, a rapidement eu raison de ces attaques27. En outre, le projet profitait de la légitimité admise au Canada, au début des années 1970, de l’intervention de l’État dans le développement économique et industriel. La décision de joindre à Hermès un programme expérimental d’applications sociales du satellite dans son potentiel d’expansion de la télédiffusion et d’autres services sociaux aux régions éloignées du Canada a aussi pu servir sa justification28. Roy Dohoo percevait dans cette démarche une intention ferme du gouvernement fédéral de vendre l’aventure technologique aux sceptiques de l’époque :
Celui-ci fut ajouté à cause des critiques : pourquoi dépensez-vous tout cet argent à construire un satellite à grande puissance avec toutes ces utilisations possibles alors que vous ne vous en servez pas29 ?
52Ce programme d’expériences sociales en télémédecine, en interaction communautaire, en télé-enseignement et en services administratifs (Blevis, 1979 : 45-48), pris en charge par le CRC, a garanti au projet une visibilité sociale que les expériences scientifiques et techniques n’auraient pu assurer à elles seules30.
53L’appréciation de la gestion des choix technologiques et de ses facteurs déterminants présidant à la réalisation du GP ne saurait bien sûr être complète sans la considération de la stratégie d’acquisition technologique qui lui fut très étroitement rattachée.
La stratégie d’acquisition technologique
54Dès le départ, le projet Hermès avait été conçu autour de l’innovation. Celle-ci devait constituer, avec l’acquisition de technologies externes, la voie d’accès technologique privilégiée. Robert W. Breithaupt résume ainsi la stratégie d’acquisition technologique qui guidait le MDC dans l’attribution des contrats pour la réalisation de Hermès :
L’industrie canadienne était le premier choix. Le second choix était de confier la réalisation à quelqu’un d’autre dans le domaine ; et troisièmement : si on ne pouvait pas l’obtenir à aucun de ces endroits, et que l’on en avait réellement besoin, alors il fallait le développer nous-mêmes31.
55À titre de maître d’œuvre, le MDC a sous-traité la plupart des travaux de développement à l’industrie canadienne, conformément à l’objectif du gouvernement canadien d’édifier une capacité technologique nationale dans le sous-secteur des télécommunications spatiales. Par conséquent, on n’envisageait qu’en dernière instance le développement au sein des laboratoires du CRC, qui ne devait en aucun temps se substituer à l’industrie, tant que cela était possible. Ainsi, A. R. Mollozi soutient que le développement de l’amplificateur à transistor à effet de champ (TEC) — l’un des composants les plus innovateurs conçus au CRC — avait été précédé par la vaine tentative d’acheter à l’industrie une technologie pour laquelle elle fut incapable de garantir le rendement, le coût et le calendrier des travaux32. Bien que la priorité ait été accordée aux fournisseurs canadiens33, le respect des objectifs de développement industriel, indissociables du projet Hermès, a incité le gouvernement canadien à octroyer d’importants contrats à des entreprises étrangères mieux aptes à rencontrer les critères de fiabilité imposés par le risque inhérent au projet. La sélection de nombreux fournisseurs étrangers s’inscrivait par ailleurs dans une stratégie de financement d’usage fréquent chez les technocrates de l’époque :
Quand vous travaillez avec des entreprises de l’étranger et que vous disposez de quelques ressources, alors vous obtenez un engagement ferme de vos partenaires. Puis vous faites valoir auprès de votre propre ministre que l’on ne peut pas revenir sur un engagement international. C’est le jeu34.
56En outre, la coopération internationale, déjà amorcée avec les Américains pour les projets Alouette et ISIS, devait contribuer à l’épanouissement futur du secteur canadien des télécommunications spatiales sur la scène internationale et permettre au Canada de préserver son prestige en matière spatiale. Cet enjeu était et demeure de taille pour son industrie aérospatiale, caractérisée par son haut taux d’exportations (Dalpé, 1989).
57Dans le cas du projet Hermès, cette coopération internationale se refléta notamment dans la forte dispersion des contrats de conception et de construction parmi les nombreux sous-traitants (tableau 2). Ex-ingénieur en chef du projet, Don Buchanan rappelle un motif déterminant à l’origine de cette façon de faire :
Nous signions des contrats avec un très grand nombre de sociétés, rendant la tâche de l’intégration très difficile et les coûts des composants et des pièces beaucoup plus élevés à cause des besoins de compatibilité. Le gouvernement ne procédera jamais plus ainsi. La stratégie est maintenant la suivante : nous avons besoin de quelque chose, achetons le du maître d’œuvre. Et là réside la principale différence : au moment de la réalisation du projet Hermès, nous ne disposions d’aucun maître d’œuvre canadien35.
58Ne disposant d’aucun maître d’œuvre canadien et devant composer avec un risque très élevé, le MDC avait avantage à mettre à profit les contacts déjà établis à l’étranger lors des précédents projets de satellites Alouette et ISIS — surtout avec la NASA — et de mettre à contribution l’expérience d’autres pays dans les domaines où le Canada n’affichait aucune compétence particulière. La collaboration de la NASA et de l’Organisation européenne de recherches spatiales avec le MDC allaient dans ce sens.
59Si elle présentait une compensation attrayante pour les lacunes industrielles de l’époque, cette tactique devait toutefois, pour contribuer à l’édification d’une capacité technologique canadienne, être assortie de dispositions efficaces pour l’acquisition des connaissances diverses nécessaires à la réalisation du GP. Comme le signalent Amendola et Gaffard (1988 : 13), en raison de la spécificité et du caractère cumulatif du processus de développement technologique, ce sont seulement ceux qui ont effectivement conduit le processus d’innovation en l’articulant concrètement, suivant leurs propres exigences, qui peuvent s’approprier les résultats obtenus. C’est pourquoi le MDC avait misé sur la constitution, au sein de son Centre de recherches sur les communications, d’une équipe de quelque 100 experts dont le tiers environ émanait de l’industrie36. La conjonction des travaux des experts du CRC et des experts de l’industrie devait favoriser le transfert du savoir-faire, acquis dans les laboratoires du CRC durant la réalisation du projet, vers l’industrie. Cependant, au terme du projet Hermès, le morcellement des équipes techniques qui y étaient associées réduisit l’étendue de l’apprentissage. En effet, une fois le satellite lancé, les experts se sont dispersés vers d’autres projets, provoquant la diffusion des connaissances nouvellement acquises, mais aussi leur morcellement et, par conséquent, leur dégradation37. Aucune disposition n’avait été prise pour éviter ce phénomène.
60Sur le plan international, la participation des experts du CRC à diverses conférences et les protocoles d’ententes avec la NASA et l’OERS présentaient les principales occasions d’échange de connaissances entre les divers participants au projet, au Canada et à l’étranger. On note toutefois que pour la plupart des technologies étrangères intégrées, tels les tubes transmetteurs de haute et de moyenne puissance fournis respectivement par la NASA et l’OERS, les connaissances canadiennes demeurèrent très limitées. Par exemple, la NASA s’était dotée à l’époque d’une réglementation très stricte en matière de transfert technologique, de sorte qu’il s’est avéré très difficile au CRC de connaître la composition précise de son tube de transmission à ondes progressives de haute puissance qui, pourtant, constituait un élément technique central du projet38.
61Malgré ses faiblesses, la stratégie d’acquisition technologique du ministère des Communications a favorisé le développement de la capacité technologique canadienne en télécommunications spatiales en privilégiant d’abord l’innovation et l’octroi de contrats à des entreprises canadiennes. L’aboutissement du projet Hermès en est la meilleure illustration.
L’aboutissement et les retombées du projet Hermès
62Le lancement du satellite Hermès a eu lieu le 17 janvier 1976 au Centre spatial Kennedy, en Floride. Considérant que tous les systèmes placés à bord du satellite fonctionnaient tel que prévu et que les expériences de télécommunication allaient bon train, le gouvernement canadien a déclaré, le 21 octobre 1976, que le projet Hermès répondait à tous les critères fixés avant le lancement et que la mission était un succès (Hartz et Paghis, 1982 : 112).
63Les trois éléments innovateurs au cœur du projet, à savoir le tube de transmission à ondes progressive de haute puissance, les panneaux solaires déployables et le mécanisme de stabilisation sur trois axes, n’ont montré aucun signe de défaillance, ni d’ailleurs l’amplificateur TEC, le système d’accès multiple par répartition dans le temps, le sous-système thermique et les stations au sol. Tous ces éléments, à divers degrés, ont constitué des innovations ou des adaptations majeures dérivées du projet. Toutefois, le succès technologique de Hermès allait résider davantage dans ses composants passifs tels les filtres, les commutateurs, les multiplexeurs et les relais qui ont été davantage exploités ultérieurement par des firmes canadiennes telles RCA Victor (aujourd’hui Spar Aerospace) et COM DEV39. La plupart des composants actifs, tels les tubes transmetteurs de haute et de moyenne puissance, étaient des technologies étrangères pour lesquelles les connaissances canadiennes sont restées limitées et dont les applications se sont avérées restreintes par la suite. Le mécanisme de déploiement des panneaux solaires et le tube de transmission à ondes progressives de haute puissance, deux sous-systèmes au centre des visées technologiques du projet Hermès, n’ont donné lieu à aucune application commerciale. Par contre, l’amplificateur TEC, développé par le CRC, est couramment utilisé aujourd’hui à bord des satellites.
64Le principal gain associé au projet réside en un accroissement de la capacité technologique canadienne. Hermès a été une occasion pour les scientifiques et les ingénieurs d’apprendre à concevoir des technologies complexes et d’acquérir de nouvelles qualités de gestion. Ainsi, Hermès a pu contribuer à accroître le contenu canadien dans les satellites de télécommunications canadiens qui lui ont succédé40. Les principaux bénéficiaires de ces développements ont été sans contredit Spar Aerospace, promue dès 1979 au rang de maître d’œuvre canadien dans la réalisation de la série de satellites Anik D de Télésat Canada, et COM DEV dont le fondateur, Harold Branigan, après avoir travaillé à la réalisation du projet Hermès, a entrepris d’exploiter commercialement les compétences ainsi acquises41.
65Colin Franklin, ex-directeur du projet Hermès et aujourd’hui à l’emploi de Spar Aerospace, souligne l’importance du rôle joué par Hermès dans l’édification d’un maître d’œuvre canadien dans le domaine spatial :
Grâce à Hermès, l’industrie canadienne s’orienta vers des travaux significatifs dans le domaine des satellites de communications. Nous avons acquis l’ensemble de la technologie d’arrière-plan pour les opérations en cours de mission, par exemple, au moment du lancement du satellite... il y a toute une série d’opérations qui doivent être réalisées tel que déployer les capteurs solaires, orienter le satellite.... Si vous avez l’ambition de devenir un contracteur de premier ordre, ce que Spar évidemment est aujourd’hui, toutes ces connaissances sont indispensables42.
66Enfin, le MDC a vanté au premier plan les expériences sociales de télédiffusion réalisées dans le cadre du projet Hermès qui a réussi à « faire des satellites les serviteurs de la population canadienne43 ». Un prix Emmy lui a d’ailleurs été décerné en septembre 1987 pour le récompenser de son travail de pionnier dans ces expériences sociales en télémédecine, en interaction communautaire, en télé-enseignement et en services administratifs, lesquelles avaient demandé la participation de représentants de l’industrie, des gouvernements, des radiodiffuseurs, des universités et de diverses associations. Grâce à ces expériences portant sur les possibilités de nouveaux services de télécommunications créés par la technologie de Hermès, la voie a été ouverte à la télédiffusion directe par satellite.
67Bref, tous les objectifs associés au GP Hermès ont été atteints. La construction du satellite a été menée à bonne fin dans les limites du budget et dans les délais prévus, à la seule exception du lancement qui a été retardé de plusieurs semaines.
***
68L’étude du projet Hermès montre que la prise en charge gouvernementale de GP de services publics peut faciliter la gestion de l’incertitude et, par le fait même, collaborer à l’édification d’une capacité technologique nationale. Grâce à la réalisation du projet, le sous-secteur canadien des télécommunications spatiales a pu acquérir une compétence technologique que ses activités courantes ne lui permettaient pas de développer.
69L’examen de la conjoncture historique à l’origine du projet suggère toutefois que la volonté de percée technologique de ce GP, bien qu’au centre de ses objectifs, n’a pas été sa première motivation. En effet, cette volonté a été subordonnée à deux fins précises, mettant en évidence les dimensions politique et institutionnelle du projet : (1) suppléer aux handicaps structurels de Télésat Canada en matière de développement industriel et technologique laissé pour compte par le projet Anik A, et (2.) justifier les réaménagements institutionnels opérés au sein du gouvernement canadien, dont la légitimité avait été mise en doute quand il avait octroyé le contrat de maître d’œuvre à la société américaine Hughes Aircraft pour réaliser la série de satellites Anik A.
70Il ne fait aucun doute qu’en agissant sur la demande de nouvelles technologies et qu’en privilégiant l’usage de techniques plus avancées dans l’octroi des contrats aux fournisseurs canadiens et étrangers, le gouvernement canadien a contribué à stimuler le changement technologique, boudé à l’époque par Télésat Canada. La demande publique conjuguée avec les structures étatiques de la mise en œuvre d’Hermès a favorisé l’innovation et servi l’objectif d’édifier une capacité technologique nationale. La conjoncture historique à l’origine de la décision d’entreprendre Hermès, le processus de gestion de ses choix technologiques et la stratégie d’acquisition technologique révèlent que les percées technologiques ont été le résultat d’un ensemble inextricable de considérations d’ordre technique, scientifique, économique, social, politique et institutionnel. Aussi est-il permis de croire que le ministère des Communications, en se faisant à la fois acheteur et utilisateur du nouveau système de télécommunications opérationnel dans la bande Ku, a donné à celui-ci l’assurance d’un marché et, par le fait même, contribué à stimuler le changement technologique et à renforcer le savoir-faire de l’industrie canadienne.
71Le facteur institutionnel, déterminant dans l’élaboration des choix technologiques, exerce une lourde influence sur l’innovation. L’avantage financier dont disposait le MDC en constitue la principale manifestation. C’est cet avantage qui a permis surtout de placer l’innovation au cœur du GP en rendant possible la gestion de l’incertitude et la prise en charge du haut niveau de risque technologique qui rebutait Télésat Canada. Il appert donc que l’innovation ne dépend pas que de la demande du marché et de l’offre de technologies ; le facteur institutionnel, omniprésent dans la réalisation du projet, influe sur elle tout autant.
72Le projet Hermès illustre une situation où le GP, en tant que mode d’intervention de l’État, constitue un puissant outil dont l’efficacité est nettement conditionnée par la compétence institutionnelle de son organisme responsable. Dans la mesure où cette condition a été respectée, la demande publique générée a pu engendrer un environnement favorable à l’innovation et à l’édification d’une capacité technologique nationale.
73Ces observations incitent à croire au fort potentiel des GP comme mode d’intervention visant à inciter le développement technologique lorsque les compétences institutionnelles de leurs organismes responsables suffisent pour permettre la gestion de l’incertitude et la prise en charge de leur risque inhérent.
Glossaire
Apogée | Point d’une orbite autour de la Terre où un satellite se trouve le plus éloigné de la Terre. Voir périgée. |
ASE | Agence spatiale européenne. |
Charge utile | Ensemble de tous les composants techniques contenus à bord de l’engin spatial qui permettent au satellite d’accomplir ses fonctions. |
CRC | Centre de recherche sur les communications. |
EMRC | Ministère de l’Énergie, des Mines et Ressources Canada. |
GHz | Gigahertz, unité de fréquence du spectre radioélectrique, I GHz équivaut à I milliard (109) de hertz. |
Hertz | Unité de fréquence du spectre radioélectrique appelée autrefois cycle par seconde. |
Haute fréquence | Désigne une partie du spectre radioélectrique employée pour les télécommunications par réflexion ionosphérique ; s’applique en général à la bande radio allant de 3 à 30 MHz. |
Ionosphère | Région de la haute atmosphère présentant de fortes concentrations d’électrons libres et d’ions positifs. |
Ku | Bande de fréquence se situant entre 12 et 14 GHz. |
Orbite | Courbe décrite par un satellite autour de sa planète. |
Orbite stationnaire ou géostationnaire | Orbite à la fois circulaire, synchrone et équatoriale. Un satellite placé sur cette orbite apparaît stationnaire à un observateur situé en n’importe quel point sur la Terre, même si sa vitesse est d’environ 6 900 milles à l’heure. |
MDC | Ministère des Communications |
MHz | Mégahertz, unité de fréquence du spectre radioélectrique ; vaut un million (106) de hertz. |
NASA | Administration nationale américaine de l’aéronautique et de l’espace. |
Périgée | Point d’une orbite autour de la Terre où un satellite se trouve à sa plus faible distance de la Terre. |
Plate-forme | Regroupe tous les composants techniques du satellite autres que la charge utile. |
Notes de bas de page
1 L’analyse sectorielle des télécommunications spatiales au Canada impose un découpage délicat entre les activités rattachées tantôt au secteur de l’aérospatiale, tantôt aux secteurs de l’électronique et des semi-conducteurs, mais convergeant toutes vers une même fin : la mise au point d’une technologie des télécommunications opérationnelle dans un environnement particulièrement exigeant, l’espace. Dans cette étude, ces activités sont regroupées dans un sous-secteur des télécommunications spatiales (ou télécommunications par satellites), proche cousin des secteurs de l’aérospatiale et des équipements de télécommunications, mais riche de particularités techniques, économiques et institutionnelles.
2 Cette évaluation est couramment contestée. James A. R. Brothers (1979 : 288) expose l’étendue des montants généralement associés aux coûts du projet selon les sources, du plus bas au plus élevé : 60 millions de dollars, 100 millions de dollars, 112 millions de dollars, 121 millions de dollars, 150 millions de dollars.
3 Alors qu’il était déjà en service, le satellite fut baptisé Hermès le 21 mai 1976 par la ministre des Communications, Jeanne Sauvé, lors d’une cérémonie d’inauguration.
4 Ce groupe était alors constitué de : J. H. Chapman (président du Conseil de recherches pour la défense), P. A. Forsyth (Université de Werstern Ontario), P. A. Lapp (de Havilland Aircraft of Canada Ltd.) et G. N. Patterson (Université de Toronto).
5 Le Conseil des sciences du Canada (1967 : 7-18) recommandait en effet « [...] la création d’un organisme central dont la responsabilité auprès du gouvernement du Canada porterait sur (a) les progrès de l’effort canadien dans le domaine de la science et de la technologie de la haute atmosphère et de l’espace, (b) l’encouragement au développement de l’industrie canadienne en ce qui a trait à l’utilisation de la haute atmosphère et de l’espace, et (c) l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme spatial d’ensemble pour le Canada ».
6 À l’instar du Rapport Chapman, le Livre blanc concluait à l’incapacité technique du Canada de produire les véhicules de lancement de la taille requise pour la mise sur orbite synchronique des satellites de communications. Malgré le « nationalisme technologique » privilégié, on reconnaissait que « [...] le Canada devra négocier avec d’autres pays l’achat des services de lancement pour le système initial (ministère de l’Industrie, 1968 : 77). » Ironiquement, cette position stratégique, jamais abandonnée depuis, minera fortement la volonté de contrôle technologique et industriel canadienne dans le sous-secteur des télécommunications spatiales. En effet, la dépendance à une technologie de lancement étrangère sera lourde de conséquences sur la conception et sur la réalisation du projet Hermès.
7 Pour un excellent exposé des débats et des raisons qui ont entouré cette création, voir James Alexander Roy Brothers (1979 : 25-40).
8 Entrevue avec Colin Franklin. Don C. Buchanan abonde dans ce sens : « La raison véritable pour laquelle le ministre a lancé [Hermès], c’est à cause de la perte du premier contrat d’Anik. »
9 Canada, Chambre des communes, Débats, Ire session, 28'législature (1968-1969), p. 682.
10 Le gouvernement canadien n’avait jamais cessé de manifester sa préférence pour les offres de la RCA Victor. Néanmoins, le ministre des Communications de l’époque, Eric Kierans, n’appliqua pas son droit de veto tel que la Loi de Télésat Canada lui permettait. La seule concession accordée par Télésat Canada au gouvernement canadien, quant au contenu canadien de son projet, fut la négociation d’une valeur accrue des travaux réalisés par les fournisseurs canadiens (Brooks, 1987 : 48).
11 Télésat Canada, Rapport annuel 1970, p. 2.
12 Northern Electric fournit les dispositifs électroniques de la charge utile et les équipements de communications alors que Spar Aerospace Products, fournit la plate-forme. Ces entreprises avaient accompli des tâches similaires pour la fabrication de satellites de conception identique pour les systèmes nationaux américain et indonésien Intelsat IV.
13 Le contenu canadien des offres de RCA Victor était évaluée à environ 65 % (Brooks, 1987 : 48).
14 Entrevue avec Colin Franklin.
15 Ibid.
16 Entrevue avec A. R. Mollozi.
17 « Télésat considérait que le gouvernement dépensait beaucoup d’argent avec le programme CTS alors qu’il ne voyait pas la raison pour ces dépenses [...]. » (Entrevue avec Colin Franklin)
18 Entrevue avec Robert W. Breithaupt (CTS : satellite technologique de communication).
19 Le protocole d’entente canado-américain prévoyait un partage égal de l’utilisation du satellite Hermès pour des expériences technologiques et de télécommunications. Ce partage était la condition d’une participation américaine n’impliquant aucun débours canadien. En effet, la coopération canado-américaine se fit sans aucun échange d’argent.
20 En utilisant la bande Ku, Hermès devait éliminer le parasitage avec les transmissions au sol et, par conséquent, être capable d’émettre des signaux à des stations terriennes munies d’antennes paraboliques mesurant moins d’un mètre de diamètre, c’est-à-dire moins du quart du diamètre des antennes alors utilisées, situées au cœur des agglomérations urbaines. Chaque antenne devait coûter moins de 500 dollars à son utilisateur (Secrétariat d’État aux Affaires extérieures, s.d., 4).
21 Entrevue avec Colin Franklin.
22 Ibid.
23 Hartz et Paghis évaluent à 12 millions de dollars les dépenses supplémentaires imputables au souci de réduction du poids du satellite qui retardèrent son lancement prévu pour 1975 d’une année entière.
24 Entrevue avec Bert C. Blevis.
25 Ce nouveau sous-système thermique obligea d’ailleurs le CRC à modifier tous les calculs de la structure et de la charge utile du satellite, retardant les travaux de près d’un an. Entrevue avec Irvine Paghis.
26 Entrevue avec Don C. Buchanan.
27 Entrevue avec Robert W. Breithaupt.
28 Entrevue avec Bert C. Blevis.
29 Entrevue avec Roy M. Dohoo.
30 Entrevue avec Colin Franklin. Irvine Paghis explique qu’il fut néanmoins contraint d’accepter la direction du programme, vu son expertise unique, acquise lors de la réalisation des projets Alouette et ISIS au Centre de recherche sur les télécommunications de la défense.
31 Entrevue avec Robert W. Breithaupt.
32 Entrevue avec A. R. Mollozi.
33 On évalue à environ 80 % la valeur des contrats octroyés à l’industrie canadienne sur la valeur totale des contrats.
34 Entrevue avec Robert W. Breithaupt.
35 Entrevue avec Don C. Buchanan.
36 Ibid.
37 Entrevue avec Colin Franklin.
38 Entrevue avec Don C. Buchanan.
39 Ibid.
40 Le contenu technologique passa à environ 20 % avec la génération de satellites Anik A (1973) à environ 50 % avec la génération Anik D (1987).
41 Entrevue avec Robert W. Breithaupt. La COM DEV créa un marché international pour ses services de conception et de fabrication de composants et de sous-systèmes UHF et hyperfréquences destinés à diverses applications spatiales ainsi qu’à la technologie des stations terrestres (Hartz et Paghis, 1982 : 177).
42 Entrevue avec Colin Franklin.
43 Allocution de Jeanne Sauvé, ministre des Communications, « Hermès, serviteur des citoyens » (La Société Royale du Canada, 1977 : 9).
Notes de fin
1 Ce texte reproduit de larges extraits du mémoire de maîtrise « GP et développement technologique : le cas du satellite de télécommunications Hermès », présenté au département de science politique de l’Université de Montréal en 1993.
On trouvera à la fin du chapitre, un glossaire des principaux termes techniques utilisés.
Auteur
Analyste en politiques au Bureau du Conseil privé. De 1995 à 1997, il a travaillé à titre d’agent de recherche à l’Institut de recherche en politiques publiques. Titulaire d’un diplôme de maîtrise en science politique de l’Université de Montréal, il a complété une scolarité de doctorat dans le même domaine, à l’Université McGill.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le système de santé québécois. Un modèle en transformation
Clermont Bégin, Pierre Bergeron, Pierre-Gerlier Forest et al. (dir.)
1999
Les raisons fortes
Nature et signification de l'appui à la souveraineté du Québec
Gilles Gagné et Simon Langlois
2002
Démocratie médiatique et représentation politique
Analyse comparative de quatre journaux télévisés : Radio-Canada, France 2, RTBF (Belgique) et TSR (Suisse)
Denis Monière
1999
L'aide au conditionnel
La contrepartie dans les mesures envers les personnes sans emploi en Europe et en Amérique du Nord
Gérard Boismenu, Pascale Dufour et Alain Noël
2003