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Chapitre 5. La conquête du pouvoir national par les régions et les localités

p. 167-191


Texte intégral

L’Afrique du Sud s’est réveillée comme un nouveau pays le 4 août [2016]. Le 11 août, Patricia de Lille a été réélue comme mairesse du Cap grâce à notre victoire dans cette métropole avec 66,61 % des voix. Le jeudi [18 août], notre ancien leader dans ce Parlement, Athol Trollip, a été réélu sans conteste comme maire de Nelson Mandela Bay. Le lendemain, Solly Msimanga a prêté serment comme maire de notre capitale, Tshwane. Et je viens de Johannesburg où j’ai assisté à l’élection de Herman Mashaba comme maire de la grande métropole. Ceci couronne notre ascension à la tête de plusieurs villes et municipalités à travers le pays. Je remercie les Sud-Africains ayant opté pour le changement dans ces élections.
Mmusi Maimane, leader du principal parti d’opposition sud-africain (DA) devant l’Assemblée nationale, le 23 août 2016.

1Descendons ici d’un étage pour aborder la conquête du pouvoir exécutif par les partis politiques de l’opposition à l’échelle régionale ou provinciale dans les pays fortement décentralisés. Nous porterons d’abord un regard sur l’état et les formes de décentralisation poussée sur le continent, puis nous pourrons nous attarder à deux des trois pays (Nigeria, Afrique du Sud et Éthiopie) représentant les véritables cas de système fédéral en Afrique, le fédéralisme étant considéré comme la forme la plus poussée de décentralisation. Pour se limiter aux aspects systémiques du fédéralisme nécessaires et utiles pour la compréhension de notre problématique, nous présenterons, pour chacun des pays retenus(le Nigeria et l’Afrique du Sud) : a) la structure globale du système fédéral ; et b) l’historique des tentatives des partis politiques de l’opposition pour conquérir le pouvoir exécutif à l’échelle régionale ou provinciale, et l’éventuel effet de ces tentatives sur les stratégies de conquête du pouvoir exécutif à l’échelle fédérale ou nationale.

La décentralisation administrative en Afrique au XXIe siècle

2Pour différentes raisons, bon nombre de pays du monde ont tenté de décentraliser leur système politique en accordant davantage d’autonomie et de ressources aux autorités régionales et locales. Selon Poulin, « la décentralisation est à l’ordre du jour de toutes les réformes du secteur public dans le monde en développement » (2004, p. 2), dont l’Afrique. En effet, au moment où le multipartisme a été rétabli sur le continent africain à la fin des années 1980 et au début de la décennie 1990, plusieurs leaders africains ont entrepris des processus de décentralisation dans leurs pays respectifs, en raison des demandes pour une participation accrue de l’échelon local dans la prise de décisions (Ouédraogo, 2003). Cela illustre bien le lien étroit entre décentralisation et démocratisation, d’où ces constats d’Otayek lors du congrès de l’Association française de science politique de 2005 :

Entraînée dans la « troisième vague » de démocratisation au début des années 1990, l’Afrique subsaharienne n’échappe pas à la règle qui veut que démocratisation se conjugue invariablement avec décentralisation. Rarissimes y sont en effet les États qui n’ont pas entrepris de décentraliser, selon des rythmes et des modalités contrastés mais au nom des mêmes objectifs de promotion de la démocratie locale, du développement, de l’efficacité administrative, d’une meilleure gouvernance et de la rationalisation des choix économiques et budgétaires (Otayek, 2005).

3Que signifie le terme ou le phénomène de la « décentralisation », et quel est le lien entre cet idéal et la conquête du pouvoir par les partis politiques de l’opposition en Afrique ? Avant de répondre à ces questions, il sied de constater, avec Smoke (2003), que le concept de décentralisation n’a pas la même signification selon le domaine disciplinaire de l’auteur ou l’intérêt spécifique du praticien qui le définit, voire, comme argue Ouédraogo (2003), selon qu’on est en Afrique anglo-saxonne ou francophone. Par exemple, alors que les économistes se focalisent dans leur définition sur son lien avec le développement fiscal et économique et que les experts de l’administration publique se préoccupent du fonctionnement des structures institutionnelles et des procédures, les politistes ou politologues s’intéressent plutôt aux relations entre les différents échelons de l’État, aux élections dans ces sphères décentralisées et, avec presque tous les autres, aux mécanismes d’imputabilité et de transparence dans le transfert des ressources de l’État central aux autorités décentralisées et à leur gestion à ce dernier échelon.

4De ce qui précède, l’on dégage qu’il n’existe aucune définition universelle de la décentralisation. Ainsi, nous nous contenterons de la définition opérationnelle proposée par Poulin, selon laquelle « la décentralisation est le transfert des responsabilités pour la planification, la gestion, la mobilisation et l’affectation des ressources du gouvernement central à des paliers de gouvernement inférieurs (sous-nationaux) plus près de la population » (2004, p. 2).

5Voyons maintenant le lien entre la décentralisation et la conquête du pouvoir par les partis politiques de l’opposition en Afrique. Évidemment, ce lien ne peut exister que lorsque la décentralisation est bien réelle et poussée au point que « les paliers de gouvernement inférieurs » qu’identifie Poulin jouissent d’une vraie autonomie institutionnelle et financière vis-à-vis de l’exécutif central. Cela devrait empêcher, pour paraphraser Smoke (2003, p. 7), toute velléité ou possibilité, de la part du gouvernement central, de « centraliser la décentralisation ». Cela nous laisse avec peu de pays africains. En effet, s’il est vrai que le système jacobin de centralisation classique est dorénavant rarissime sur le continent, la plupart des pays sont encore à l’étape de la déconcentration destinée à étendre le contrôle de l’État central sur les populations de régions éloignées. Ce qu’il faut, pour permettre aux partis d’opposition de s’engager dans la conquête du pouvoir suprême à partir des échelons inférieurs du gouvernement, c’est instaurer des prérogatives généralement non aliénables et des moyens matériels et financiers, ainsi que se doter de la possibilité de mobiliser des fonds propres pour montrer aux populations de quoi elle, l’opposition, sera capable une fois au sommet de l’État.

6Cette possibilité existe pour les mairies et les autorités locales élues disposant de moyens financiers propres pour réaliser certains projets de service social. Elle existe aussi pour certains gouverneurs élus. La performance généralement appréciée des chefs (maires ou gouverneurs) issus de l’opposition de certaines grandes municipalités ou régions africaines, ces dernières années, offre des arguments politiques fort convaincants en faveur de ces individus lorsqu’ils seront prêts à briguer de nouveaux mandats à leur poste ou à des échelons supérieurs. Le contrôle de ces sphères sous-nationales permet aussi à l’opposition d’accéder à d’importantes ressources fiscales pouvant l’aider à contourner, à bien des égards, un certain nombre des contraintes soulignées au chapitre 1. La mairie de Dakar sous Khalifa Ababacar Sall au Sénégal (élu en 2009), celle de Moundou avec Laoukein Kourayo Mbaiherem au Tchad (1998-2002, puis depuis 2012) et celle du Cap sous Helen Zille (2004-2009) en Afrique du Sud, ainsi que l’État de Lagos au Nigeria sous Babatunde Raji Fashola (2007-2015) sont des exemples illustratifs de ce constat. Mais la forme de décentralisation la plus sûre pour conquérir le pouvoir suprême à partir des bas échelons est sans doute le fédéralisme.

Les systèmes fédéraux et la conquête du pouvoir par l’opposition

7Il y a une différence entre une simple décentralisation et un système fédéral. Une caractéristique notable d’un système fédéral est que les États membres de la fédération possèdent une autonomie législative, c’est-à-dire la compétence d’édicter des normes de caractère législatif qui ne sont pas inférieures en rang aux lois nationales, dans la mesure, bien entendu, où elles sont en harmonie avec ces dernières. Lorsqu’il y a conflit de normes ou de compétences entre les composantes fédérées et l’exécutif central, ces conflits sont résolus par un partage des domaines d’action et non par l’application d’un principe hiérarchique, comme c’est le cas dans un système de simple décentralisation. Ainsi,

Les États dans lesquels les institutions centrales pourraient modifier facilement le pacte fédéral ne seraient pas véritablement des fédérations. En effet, la distinction fondamentale entre collectivités décentralisées et collectivités autonomes ou fédérées réside dans le degré de protection juridique [ou constitutionnelle] dont elles bénéficient (Maziau, 1999, p. 77).

8Citant Philippe Schmitter, Kasongo (2011) énumère cinq critères nécessaires pour qu’un État ou un système politique soit considéré comme fédéral. Il s’agit : a) d’être composé d’entités politiques territorialement définies ; b) d’avoir la garantie constitutionnelle de l’existence et de l’autonomie de décision des composantes du système ; c) d’établir formellement la participation des entités à la prise de décision du gouvernement central par une assemblée représentative des entités constitutives de le fédération ; d) d’avoir une définition et la protection des compétences par un statut inaliénable sans contestation ; et e) d’avoir le principe de non-unilatéralisme du droit de sécession et de répudiation. L’on peut ajouter à ces critères une autre caractéristique des systèmes fédéraux : le fait que les autorités des entités constitutives de la fédération tirent leur légitimité d’un processus compétitif au suffrage universel direct ou indirect des populations éligibles de leur entité.

9Ces conditions dépassent évidemment le champ de la décentralisation et de la déconcentration fonctionnelle. En 2016, seuls trois pays du continent africain satisfont à ces critères : le Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Éthiopie, par ordre d’ancienneté de leurs systèmes respectifs. Pour ce dernier pays, rappelons qu’après la chute, en 1991, du régime militaire du Derg sous Mengistu Haile Mariam et la sécession de l’Érythrée en 1993, l’Éthiopie a promulgué en 1995 une Constitution faisant du vieil empire une « République démocratique fédérale ». Cette fédération est essentiellement fondée sur les caractéristiques ethnorégionales du pays. Ainsi, le pays comporte neuf États régionaux et deux grandes « villes-régions », Addis-Abeba et Dire Dawa. Cinq de ces neuf États régionaux correspondent aux principaux « peuples » ou « nations » du pays, soit Oromia, Amhara, Tigré, Somali1 et Afar.

10Cependant, eu égard à la problématique de notre étude, ce sont seulement le Nigeria et l’Afrique du Sud qui nous intéressent. En effet, il y a une dominance presque totale du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE ou EPRDF en anglais) et de ses partis alliés en région, aussi bien dans la Chambre des peuples (chambre basse) que dans celle de la fédération (représentant les régions). Pour cette raison, il ne nous paraît pas intéressant d’analyser le parcours des partis d’opposition à ce niveau régional comme tremplin vers le pouvoir fédéral.

Le Nigeria : un système fédéral dynamique

11Comme dans les études portant sur n’importe quel pays ou régime politique, les nombreux auteurs s’étant intéressés au système fédéral nigérian l’ont abordé sous différents angles. D’aucuns, comme Bach (1996), ont observé la viabilité du système et sa pertinence, étant donné la nature multiethnique et multireligieuse de la société nigériane, en tant que mécanisme efficace pour préserver l’unité du pays dans sa diversité. D’autres, comme Suberu (2013), se sont intéressés à sa traduction dans les faits et à sa pratique sur le terrain par rapport à l’équité de la distribution des richesses du pays entre ses différentes composantes et leurs populations. D’autres encore se focalisent sur la qualité de la gouvernance démocratique à ses différents échelons. Ici, comme indiqué plus haut, notre intérêt porte sur le lien entre le système politique nigérian, d’une part, et les stratégies et tentatives des partis politiques de l’opposition de conquérir le pouvoir exécutif aux différents échelons, d’autre part.

Une histoire mouvementée

12Le Nigeria a le système fédéral le plus ancien et le plus durable du continent africain. Dès son indépendance en 1960, le pays a hérité d’un système fédéral à trois composantes, telles que définies dans la Constitution coloniale de 1954. Alors désignées comme des « régions », ces composantes étaient la Région septentrionale (Northern Region), la Région occidentale (Western Région) et la Région orientale (Eastern Region), en plus du territoire de la capitale fédérale qui était alors Lagos, à l’ouest du pays (Kuye, 2000). L’expérience politique nigériane a été ponctuée par six coups d’État et autant de régimes militaires, ainsi qu’une guerre civile fratricide2. Elle a été déclenchée le 30 mai 1967, quand le colonel Emeka Ojukwu, alors gouverneur de la Région orientale, a unilatéralement annoncé la sécession de sa région de l’ensemble de la Fédération et son intention d’en faire une République indépendante du Biafra. Cette guerre, qui durera jusqu’en janvier 1970, était donc due à la décision du gouvernement central de faire retourner sous le giron fédéral la région sécessionniste de l’est du pays.

13Souvent découpée par les régimes militaires au gré de revendications sociales ou de calculs politiques, institutionnalisée dans cinq Constitutions successives (1960, 1963, 1979, 1989 et 1999), la fédération nigériane n’a cessé de s’étendre, telle une corde en caoutchouc sous l’effet d’une chaleur extrême. Ainsi, de trois régions en 1960, on est passé à douze en 1967, puis à 19 en 1976. Ibrahim Babangida créera trois nouveaux États en 1989, puis neuf autres deux ans plus tard, pour un total de 30 États fédérés en 1991. En 1997, Sani Abacha marque son empreinte en augmentant ce nombre à 36 en plus du Territoire de la capitale fédérale, qui est Abuja depuis 1991. Cette configuration est maintenue par la réforme constitutionnelle de 1999 et était encore en vigueur au moment de la rédaction du présent ouvrage.

14La Constitution de mai 1999 prévoit trois principaux échelons du système fédéral, fortement inspiré du système états-unien, avec une répartition des prérogatives et des responsabilités entre les trois. La troisième marche de cette échelle est le gouvernement fédéral, avec à sa tête un président de la République élu au suffrage universel direct de l’ensemble des populations des États fédérés, assisté par un vice-président élu sur le même ticket, les deux formant donc un « couple présidentiel ». Le président de la République fédérale nomme un gouvernement représentatif de l’ensemble des États fédérés selon le principe du « caractère fédéral » (Federal Character) que doivent respecter toutes les structures fédérales3.

15Toujours à ce niveau fédéral existe l’Assemblée nationale avec ses deux chambres : la Chambre des représentants (CDR), une chambre basse dont les membres sont élus au suffrage universel de l’ensemble de la fédération et qui comptait 360 sièges en 2016, et le Sénat, constitué de 109 représentants à raison de trois sénateurs par État fédéré et d’un sénateur au compte de la capitale fédérale. Pour compléter ce premier palier des trois échelons du système fédéral, il y a la Cour suprême, la Haute Cour fédérale, ainsi que la Cour d’appel fédérale de la charia (droit islamique) et celle de droit coutumier4. Les présidents de ces cours sont nommés par le président de la République fédérale.

carte 5.1. Configuration de la fédération nigériane en 1960 (trois régions)

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Nigeria 1954

carte 5.2. Configuration de la fédération nigériane en 1990 (21 États)

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États du Nigeria 23 septembre 1967 au 27 août 1991

carte 5.3. Configuration de la fédération nigériane en 2016 (36 États)

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Source: © Association of Nigerian Scholars for Dialogue, 1997 http://www.waado.org/nigerian_scholars/archive/pubs/wilber8.html.

16Le deuxième échelon du système fédéral – qui nous intéresse au premier chef – est celui des États fédérés. Ici, le système est dirigé par un chef de l’exécutif, soit le gouverneur. À l’instar du niveau fédéral, le gouverneur et le vice-gouverneur sont élus au suffrage universel des populations de l’État sur un ticket de couple. Leur élection est régie par le même mode de scrutin majoritaire à trois tours (voir chapitre 2). Le chef de l’exécutif de l’État fédéré nomme un gouvernement dont les membres portent le titre de « commissaire » (commissioner) et dispose de son propre budget, à la fois obtenu du gouvernement fédéral et de fonds levés sous forme d’impôts et de taxes à l’échelle étatique. Il nomme également le président et les juges de la Haute Cour et des cours d’appel de la charia et de droit coutumier de l’État. Doté d’une Assemblée monocamérale de l’État avec des pouvoirs semblables à ceux de la CDR, y compris une procédure de destitution du chef de l’exécutif, l’échelon étatique partage avec l’échelon fédéral un certain nombre de responsabilités qui sont bien identifiées dans la Constitution.

17Parmi ces responsabilités partagées figurent les domaines de la justice, de l’énergie, des finances, des infrastructures routières, de la politique industrielle, de l’agriculture, de l’environnement, de l’éducation secondaire et tertiaire (avec une université étatique en plus d’une université fédérale, dans certains cas), de la santé, de la jeunesse, du sport et du cadastre, entre autres. Cette longue liste de domaines de compétences et les moyens financiers importants dont disposent les États rendent leur conquête très lucrative pour les partis politiques d’opposition, qui peuvent utiliser leur performance sur ce plan comme « certificat d’assurance » ou outil de campagne pour briguer le pouvoir fédéral.

18Il y a enfin l’échelon local, logé au premier étage du système fédéral. Il s’agit des autorités gouvernementales locales (LGA) dont plusieurs existent au sein d’un État fédéré pour un total de 774 LGA en 2016. Une LGA est dirigée par un Conseil de gouvernement local élu par les citoyens dans des circonscriptions électorales réduites. Dépendant grandement de l’État fédéré, les LGA ont cependant un financement venant directement de l’État fédéré, qui leur permet de s’acquitter de certaines tâches dans les domaines des routes rurales, des marchés, de la gestion des ordures, etc. Là encore, la conquête de cet échelon du pouvoir par les partis politiques de l’opposition peut s’avérer très stratégique pour la conquête de l’échelon suivant, puis du pouvoir national. Cependant, la prise du pouvoir au niveau fédéral ayant été abordée au chapitre 4, nous nous concentrerons ici sur l’échelon intermédiaire, soit celui des États fédérés.

Les partis politiques et la conquête du pouvoir régional

19Nous avons vu les différentes acrobaties politiques auxquelles le système fédéral nigérian a été soumis depuis l’indépendance en 1960. Les six régimes militaires qui se sont succédé au pays ont chaque fois suspendu la Constitution et boudé les urnes (à l’exception notable des élections présidentielles du 11 août 1979, organisées par le régime militaire de Murtala Muhammed puis Olusegun Obasanjo et remportées par Shehu Shagari). Un régime militaire a même suspendu le système fédéral au profit d’un régime unitaire entre 1964 et 1967, à la suite du coup d’État du général Aguiyi-Ironsi. Ainsi, notre analyse ici portera sur la période qui commence en 1999, puisque c’est à compter de cette date qu’on observe une continuité dans le système, que ce soit du point de vue fédéral (y compris le nombre d’États demeuré stable) ou de la pratique démocratique.

20Il sied de noter que le Parti démocratique populaire (PDP), ayant remporté les élections fondatrices à la fin des régimes militaires en 1999, a dominé la scène politique jusqu’aux élections générales de 2015. Lors des élections présidentielles du 27 février 1999, l’ancien chef d’État militaire (1976-79), Olusegun Obasanjo, son candidat, remporte le scrutin avec 62,78 % au premier tour contre le seul candidat de l’opposition, Olu Falae, représentant deux partis d’opposition, l’Alliance pour la démocratie (AD) et le Parti de tout le peuple (APP). Ce sont aussi les deux partis d’opposition qui avaient obtenu, séparément, des sièges aux deux chambres du Parlement lors du scrutin législatif tenu une semaine plus tôt, le 20 février 1999. Le PDP avait obtenu le contrôle de ces deux chambres, avec 206 sur 360 sièges à la CDR et 59 des 109 sièges du Sénat.

21C’est à partir des élections de 2003 qu’ont commencé à émerger les partis constitutifs du Congrès progressiste (APC), le parti d’opposition ayant remporté les élections générales de 2015. Les élections de 2003, 2007 et 2011 sont cependant toutes remportées par le PDP, avec respectivement 61,8 % (Obasanjo, réélu), 69,6 % (Umaru Musa Yar’Adua), et 58,49 % (Goodluck Jonathan) des voix aux scrutins présidentiels. Le PDP a maintenu son monopole au Parlement dans la même période.

22Quelle a donc été la stratégie de l’opposition, et quels facteurs ont favorisé sa victoire en 2015 ? Et quel lien peut-on établir entre cette stratégie et notre discussion ici sur la forme fédérale de l’État nigérian ? Plusieurs facteurs entrent en compte, mais restons-en aux deux principaux, qui sont d’ailleurs interconnectés : le contrôle graduel des États fédérés et la formation d’une coalition formidable entre quatre partis d’opposition contrôlant chacun une parcelle importante de la cartographie fédérale du pays.

La conquête de la magistrature suprême par les États fédérés

23L’APC a été créé en février 2013 par la fusion de quatre importants partis d’opposition : le Congrès d’action du Nigeria (ACN), le Parti de tout le peuple nigérian (ANPP), le Congrès pour le changement progressiste (CPC) et une dissidence de la Grande alliance progressiste (APGA) dirigée par Rochas Okorocha, alors gouverneur de l’État d’Imo, au sud du pays5.

24L’ANPP a été fondé à la veille des élections de 1999, avec l’extrême nord du pays comme fief électoral. Avec Muhammadu Buhari – le futur candidat de l’APC en 2015 – comme candidat, il occupe le deuxième rang à l’élection présidentielle d’avril 2003 avec 32 % des voix, et fait élire 96 représentants à la CDR et 27 au Sénat la même année. Le parti obtient la même performance en 2007 avec Buhari, se plaçant toujours en deuxième position derrière le candidat du PDP au scrutin présidentiel, mais avec un score réduit de (18,66 % des voix), et seulement 63 sièges à la CDR et 14 au Sénat. Mais la performance du parti à la tête de l’exécutif et aux assemblées législatives d’un certain nombre d’États fédérés est plus importante que ces scores de deuxième rang au niveau fédéral. Dès 1999, en effet, il contrôle les États de Kwara (nord-ouest) et Zamfara (extrême nord). S’il perd Kwara en faveur du parti au pouvoir en 2003, il conserve Zamfara en plus de remporter Borno (à l’extrême nord-est) et Kano (abritant la plus grande métropole du nord du pays). Avec le PDP au contrôle de Zamfara, mais Kwara basculant dans les mains d’un autre parti d’opposition, l’ANPP maintient Borno et Kano en 2007-2011 et y ajoute Bauchi et Yobe. À l’aube de sa fusion dans l’APC en 2013, le parti contrôlait encore ce dernier État ainsi que Borno, et avait retrouvé Zamfara.

25L’ACN existe depuis 2003 sous l’appellation de Congrès d’action (AC), et contrôle l’État stratégique de Lagos dès cette année-là, avec Bola Tinubu comme gouverneur. Ce dernier avait été élu à ce poste en 1999 sous les couleurs de l’Alliance pour la démocratie (AD). En 2007, l’AC consolide ses assises à ce deuxième échelon du système politique en gardant le contrôle de Lagos (avec le très populaire Babatunde Fashola) et en remportant Kwara, Osun, Edo et Ekiti à l’ouest du pays. Dans ces deux derniers États, le parti a dû mener une bataille judiciaire pour obtenir la destitution et le renvoi des gouverneurs du parti au pouvoir, installés depuis avril 2007, en faveur de ses candidats : Adams Aliyu Oshiomhole à Edo en mars 2008 et Kayode Fayemi à Ekiti en octobre 2010. Avant les élections générales d’avril 2011 et à la faveur d’une fusion avec l’AD et deux autres partis d’opposition, l’AC devient l’ACN. À ces élections, l’ACN garde Lagos, Ogun et Oyo, en plus d’Ekiti et d’Edo dont les élections ont été différées.

26Il y a enfin le CPC, le benjamin des composantes de l’APC. Créé en 2009 seulement, le parti ne s’impose que dans l’État de Nasarawa pour l’élection de gouverneurs, qu’il reprend d’ailleurs au gouverneur sortant du parti au pouvoir, Aliyu Akwe-Doma. Il se place par contre au deuxième rang au niveau national, avec 47 députés à la CDR et 13 sénateurs. Son candidat à la présidentielle, Buhari, qui avait quitté l’ANPP entretemps, maintient sa deuxième place à l’échelle nationale derrière le président sortant, avec près de 32 % des voix.

27Ce qui précède montre que le principal parti d’opposition, l’APC, né de la fusion de ces trois partis politiques (ANPP, ACN et CPC) et d’une faction d’un quatrième parti (APGA), est allé aux élections générales de mars 2015 en contrôlant l’exécutif et la législature de 14 des 36 États de la fédération (voir carte 5.4). Par l’une ou l’autre de ses composantes, il talonnait le PDP dans au moins 14 des 21 États que ce dernier contrôlait, et était présent dans toutes les assemblées régionales et plusieurs municipalités locales (LGA). De plus, bon nombre de gouverneurs du parti au pouvoir avaient quitté le PDP pour adhérer à l’APC au cours de 2013 et 2014. Ces responsables politiques avaient vu la formidable coalition de l’opposition, la plus soudée depuis l’indépendance du pays, et certains étaient déçus de leur propre parti ou voulaient simplement être dans le camp victorieux (Adibe, 2015 ; Omotola, 2015).

carte 5.4. Le contrôle de l’exécutif des 36 États par région et par parti, 2014

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Source: Adibe (2015); © Brookings Institution, Foresight Africa (2015).

28Quand on se souvient que le mode électoral du pays exige, pour l’élection du président de la République, l’obtention d’un minimum de 25 % de voix dans au moins 24 des 36 États de la fédération, on comprend aisément en quoi le contrôle préalable de plusieurs États par le principal parti d’opposition et sa présence dans de nombreux autres États partout au pays ont été cruciaux dans sa victoire du 28 mars 2015. C’était là une véritable stratégie de conquête de la magistrature suprême par les bas échelons du système. Au moment de la rédaction du présent ouvrage, l’APC détenait non seulement la présidence de la République avec Buhari à sa tête, il contrôlait aussi 22 des 36 États de la fédération. Les vents de fortune avaient changé de direction dans la première économie du continent africain.

L’Afrique du Sud : un système fédéral qui ne s’avoue pas

29Plusieurs études s’intéressent au système politique sud-africain aussi bien durant la longue et difficile ère de l’apartheid (1948-1990) que depuis l’avènement de la démocratie multiraciale en 1990 et les premières élections démocratiques en 1994. Ces études abordent plusieurs aspects, mais nous nous limiterons aux mêmes aspects que ceux étudiés pour le Nigeria : les liens entre le système fédéral et les stratégies et tentatives des partis politiques de l’opposition pour conquérir le pouvoir exécutif national par le contrôle des pouvoirs régionaux.

Je suis fédéral, mais ne m’appelle pas ainsi

30Que ce soit dans son nom ou dans sa Constitution, l’Afrique du Sud ne se décrit nulle part comme un État fédéral. La Constitution de 1996, qui est notre référence ici, qualifie simplement le pays d’« État souverain et démocratique ». Pourtant, son organisation institutionnelle et la répartition des pouvoirs entre l’exécutif central, les provinces et les autorités locales ou municipales sont caractéristiques d’un véritable système fédéral. En effet, alors que l’alinéa 1(a) de l’article 41 de la Constitution considère comme l’un des principes du « gouvernement coopératif » de l’État sud-africain la « préservation de la paix, de l’unité nationale et de l’indivisibilité de la République », d’autres alinéas du même article et l’article 40(1) établissent trois échelons du gouvernement, soit le national, le provincial et le local, en les considérant comme des sphères « distinctes, interdépendantes et interreliées ».

31Maziau et Steytler cherchent les traces de ce dualisme apparent du système sud-africain dans l’histoire du pays. Pour Steytler (2013), la question du fédéralisme ou de l’État unitaire était au cœur des discussions entre les deux groupes de colons blancs, c’est-à-dire les Anglais et les Afrikaners, par rapport à la forme que devait prendre l’union qu’ils s’apprêtaient à former après la seconde guerre des Boers (1899-1902). C’est la forme unitaire qui a remporté le débat, leur souci étant l’unité des colons blancs afin qu’ils exploitent sans se quereller les ressources de Witwatersrand, sans égard pour les aspirations des populations noires colonisées. C’est ainsi que le pays a été dirigé tout au long du règne de la minorité blanche, avant et durant le système d’apartheid. Avec la perspective du suffrage universel à la suite de l’abolition de l’apartheid en 1990, les unitaristes d’hier, représentés surtout par le Parti national (NP) du défunt régime d’apartheid, se sont rendu compte que le fédéralisme était plus à même de défendre leurs intérêts au sein d’une région qu’ils pourraient contrôler. Ils ont trouvé un soutien du côté de l’Inkatha Freedom Party (IFP) de Mangosuthu Buthelezi, qui s’était de toute façon allié par moments au régime d’apartheid (Simonneau, 1999). Ce dernier souhaitait aussi avoir une large autonomie pour sa communauté zoulou (Maziau, 1999), voire un « royaume zoulou » comme le Swaziland ou le Lesotho (Kalema, 2000). Cependant, l’ANC, dirigeant la majorité noire et faisant des calculs différents, préférait la forme unitaire.

32La forme « hybride » trouvée, c’est-à-dire un fédéralisme de fait que Msaseni (2000) qualifie de « système quasi fédéral-unitaire », était le résultat d’âpres négociations et de multiples marchandages entre ces forces politiques ayant participé, de 1993 à 1994, à la rédaction de la Constitution de la nouvelle Afrique du Sud. Ainsi,

les rédacteurs de la Constitution se sont ingéniés à brouiller les schémas traditionnels pour donner satisfaction aux revendications unitaristes de l’ANC, centralistes du Congrès panafricain (PAC), alors qu’il fallait aussi tenir compte des revendications fédéralistes du Parti national et du Parti démocrate [liés à l’ancien régime à dominance blanche], voire confédéralistes de l’Inkatha (Maziau, 1999, p. 81).

33Révélateur de ces dynamiques est le fait que jusque-là, seule la province du Cap occidental a profité, depuis janvier 1998, de la provision constitutionnelle permettant aux provinces d’avoir leur propre Constitution s’inscrivant dans le cadre de la Constitution nationale. C’est parce que jusqu’aux élections de 2004, cette province était entre les mains du Parti national. C’est aussi la seule province dont la législature porte le nom de Parlement provincial6.

carte 5.5. Les neuf provinces de l’Afrique du Sud, 2016

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34Le système a donc trois échelons : national, provincial et local. À la tête du système national est le président de la République qui est élu, comme nous l’avons vu au chapitre 2, par la majorité des membres de l’Assemblée nationale, lesquels sont élus sur le mode de représentation proportionnelle au suffrage universel de l’ensemble des citoyens du pays. Le président de la République est appuyé par un vice-président et un gouvernement dont il nomme les ministres. Le pouvoir législatif à l’échelle nationale est assuré par cette même Assemblée nationale de 400 membres représentant le territoire national. C’est là que l’aspect unitaire du pays est le plus manifeste. Comme dans tout pays, les autorités nationales – notamment le président de la République et l’Assemblée nationale – exercent des pouvoirs exécutifs et législatifs sur l’ensemble du territoire national. Leurs domaines d’intervention sont soit exclusifs (comme la défense nationale, la monnaie, l’enseignement universitaire, la politique étrangère), soit partagés avec les provinces et les autorités locales.

35Le deuxième échelon du système politique est représenté par les provinces, au nombre de neuf depuis 1996, qui sont dotées de larges pouvoirs législatifs et exécutifs, quoique circonscrits par endroits lorsque priment les prérogatives des autorités nationales. Chaque province dispose d’une Assemblée provinciale composée de 30 à 80 membres élus à la proportionnelle. Comme à l’échelle nationale, la législature provinciale élit un chef de l’exécutif provincial, qui porte le titre de « Premier », l’équivalent du premier ministre provincial au Canada ou du gouverneur d’État dans le système nigérian ou étatsunien. Le Premier est assisté par un Conseil exécutif, l’équivalent du cabinet national, dont les membres sont nommés pour refléter la proportion de la représentation de chaque parti politique au sein de l’Assemblée provinciale devant laquelle ils sont responsables, tout comme le Premier lui-même. Ce système est calqué sur le mode de responsabilité du président de la République et de son Cabinet devant l’Assemblée nationale. Les membres du Conseil exécutif de la province ne peuvent être destitués que par l’Assemblée provinciale – ils ont donc l’immunité vis-à-vis de l’exécutif national, un trait éminemment fédéral (Kalema, 2000 ; Kasongo, 2011).

36Chaque législature provinciale envoie dix délégués au Conseil national des provinces (CNP ou NCOP, selon son acronyme officiel en anglais), qui constitue l’autre chambre du Parlement, avec l’Assemblée nationale. Les dix délégués de chaque province sont désignés par l’Assemblée provinciale, à raison de six délégués sur la base de la représentation proportionnelle des partis politiques présents à l’Assemblée. Les quatre autres membres sont des délégués dits « spéciaux », désignés par le gouvernement provincial, dont le Premier. Contrairement aux députés de l’Assemblée nationale, qui votent individuellement, les membres du CNP votent en bloc par délégation, car ils représentent leur province d’origine et non eux-mêmes.

37Tel qu’indiqué plus haut, le pouvoir législatif est partagé entre l’Assemblée nationale et le CNP, avec des domaines de compétences partagés ou exclusifs. Les compétences concurrentes ou partagées avec les députés nationaux touchent à plusieurs domaines comme l’agriculture, le commerce, les affaires culturelles, l’éducation (à l’exception de l’enseignement universitaire, qui est du ressort exclusif de l’autorité nationale), le logement, la protection sociale, la santé, les transports publics, les services de police, la planification régionale et le développement, le tourisme et la gestion des autorités traditionnelles. Lorsqu’il y a conflit dans ces domaines de compétences concurrentes, l’article 142(2) de la Constitution indique que la législation nationale prévaut sur la législation provinciale sous certaines conditions. Celles-ci ont trait notamment à la protection des normes nationales, ou alors s’appliquent lorsqu’il n’est pas possible pour les provinces d’édicter de telles normes pourtant nécessaires pour la politique économique ou la sécurité nationale.

38Outre ces compétences partagées, les provinces disposent de compétences exclusives, que ce soit d’ordre législatif ou exécutif. Aussi, les provinces peuvent lever des taxes et impositions de toutes natures à l’exception de l’impôt sur le revenu, des droits de douane, des taxes foncières et des taxes sur la consommation – bref, les taxes pouvant toucher à la politique économique nationale, aux stratégies de croissance économique du pays ou aux possibilités d’échanges commerciaux entre les différentes provinces. En plus de ce qu’elles peuvent collecter elles-mêmes en matière de revenus, les provinces disposent d’une quote-part des revenus perçus par l’État central et rétrocédés sur la base du niveau de ressources de chaque province et de ses engagements par rapport aux politiques nationales retenues.

39Ainsi, même si l’autonomie financière des provinces est soumise au contrôle du Parlement et de la Commission financière et fiscale nationale (Kalema, 2000), l’exercice de ces compétences et l’étendue des fonds à leur disposition en font – comme les États fédérés du Nigeria – de véritables véhicules pour les partis politiques qui veulent montrer de quoi ils sont capables en matière de performance socioéconomique, et servent souvent de tremplin pour le pouvoir national. La publicité politique établie sur cette performance est encore plus forte lorsque le parti en question détient également une des 278 municipalités (en 2016), le troisième échelon du gouvernement. D’ailleurs, beaucoup considèrent que ces municipalités – notamment celles de la catégorie A, c’est-à-dire les huit grandes métropoles dites « municipalités métropolitaines7 » – sont de véritables canaux pour offrir des services publics de base (Steytler, 2005, 2013).

Les partis politiques et la conquête des pouvoirs régional et local

40Ce qui précède est loin d’être un débat purement institutionnel ou historique qui nous détournerait de la problématique principale de cet ouvrage. S’intéressant déjà à ce questionnement en 1999, Maziau écrit :

Le problème de la forme de l’État en Afrique du Sud n’est pas seulement une question de pur intérêt académique. Selon la réponse que l’on apporte à cette question, les conséquences ne sont pas les mêmes en termes politiques et peuvent légitimer les positions des uns et des autres. Cette question devient même cruciale dès lors que l’on considère qu’il y a une forte probabilité que le statu quo entre l’ANC et les partis d’opposition perdure. Le Parti national est fortement implanté dans la province de Western Cape et l’Inkatha dans la province de Kwazulu-Natal. L’implantation du Parti national s’est même renforcée dans la province de Western Cape [suite aux élections d’avril 1999] par rapport aux élections de 1994 (1999, p. 81).

41En effet, les prérogatives des provinces et des municipalités font d’elles des cibles légitimes des partis politiques de l’opposition comme fin en soi (dans le cas d’un parti comme l’IFP) ou comme poste de repos sur le chemin vers l’Union Building (siège du gouvernement national) à Pretoria. Sont-ils sur le bon chemin ?

42Nous l’avons vu au chapitre 2, l’ANC est – depuis l’avènement de la démocratie multiraciale grâce aux élections fondatrices d’avril 1994 – et demeurait, au moment de publier le présent ouvrage, le capitaine incontesté du bateau de la politique nationale en Afrique du Sud. Il dépasse de loin tous ses concurrents, les anciens comme le Parti national et les actuels, comme l’Alliance démocratique (DA) et le populiste rebelle, sa propre progéniture, le parti Combattants pour la liberté économique (EFF). Ce dernier est fondé en juillet 2013 par Julius Malema, ex-président de la Ligue de jeunesse de l’ANC (2008-2012), dont il a été expulsé avec d’autres collègues agitateurs pour indiscipline en février 2012.

43L’ANC garde la même dominance à l’échelle régionale et dans les municipalités. Il est cependant contraint de partager le gâteau provincial avec des partis d’opposition. En effet, le parti de Nelson Mandela s’est imposé dans les législatures de sept des neuf provinces sans discontinuation depuis 1994. Mais la province du KwaZulu-Natal lui a glissé des mains en faveur de l’IFP jusqu’en 2004, alors que celle du Cap occidental lui échappe sauf durant la seule législature de 2004 à 2009. Cette province a été sous le contrôle du Parti national (NP) pendant les deux premières législatures de 1994 à 2004, puis depuis 2009, sous la DA, parti né de la fusion du NP (devenu entre-temps le NNP, ou le Nouveau Parti national) et du Parti démocratique, DP Democratic Party (Parti démocratique, Afrique du Sud) (voir tableau 5.1).

44Une analyse poussée des données de ce tableau montre un changement graduel de la dynamique de monopole de l’ANC dans les deux derniers échelons du système politique du pays, ou, en d’autres termes, la dynamique de la montée en puissance d’un parti d’opposition, en l’occurrence la DA. Examinons un peu les performances de ce parti, le principal parti d’opposition depuis 1999, alors appelé Parti démocratique (DP). En 1994, le DP, un parti libéral mais à dominance blanche, était insignifiant, ses meilleurs scores étant la troisième place à l’Assemblée provinciale du Cap occidental avec trois sièges seulement sur 42, derrière le NP avec 23 sièges et l’ANC avec 14. Sur le plan national, il avait obtenu le très médiocre résultat de sept députés sur 400 à l’Assemblée nationale, soit 1,73 % des voix au cinquième rang. Avec la défaite du NP/NNP et l’augmentation des voix de l’ANC aux élections de 1999, le DP consolide sa position, se faisant représenter par au moins un délégué dans chacune des neuf législatures provinciales, occupant même le deuxième rang derrière l’ANC au Free State, à Gauteng (13 sièges sur 73) et à Mpumalanga, et le troisième rang derrière l’IFP et l’ANC dans le KwaZulu-Natal, où il obtient sept représentants contre les 32 de l’ANC et les 34 de l’IFP. Au niveau national, le DP se hisse au deuxième rang avec 38 députés, derrière l’ANC qui continue de caracoler devant tout le monde à l’Assemblée nationale, avec 266 élus sur 400, et avant l’IFP qu’il devance de quatre sièges.

tableau 5.1. Les trois principaux partis de chaque législature par province, 1994-2014

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Sources : Commission électorale sud-africaine : http://www.elections.org.za/content/ et http://africanelections.tripod.com/za.html#1994_National_Assembly_Election.

45Devenu DA en juin 2000, et briguant la législature de chacune des provinces, le parti commence à se positionner en véritable parti national après les élections de 2009, alors qu’il contrôle le Parlement provincial du Cap occidental avec 22 sièges sur 42, devançant l’ANC avec 14 sièges. Il dirige alors l’exécutif et gère la mairie du Cap, l’une des huit grandes municipalités métropolitaines sus-citées. Il consolide en même temps sa place à l’Assemblée nationale avec 67 sièges, contre 50 en 2004. À l’approche des élections législatives nationales et provinciales de 2014, et c’est là le raisonnement de cette sous-section, le parti met de l’avant sa bonne performance économique et en matière de services sociaux de base que beaucoup lui reconnaissaient dans la province, qu’il assure par la gestion des mairies et donc du pouvoir local. Il en fait sa sirène de campagne, doublée avec les critiques contre la gestion de l’ANC au niveau national. Steytler exprime mieux l’idée en ces termes :

Avec le contrôle du Cap occidental, la deuxième province la plus prospère au pays, la DA est en train de construire sa stratégie électorale nationale en mettant en avant sa bonne performance dans la gestion et la livraison des services sociaux de base dans la province. Dans les élections locales de 2011, la bonne performance du parti dans la gestion de la municipalité du Cap était le thème central de la campagne du parti. Il a alors échoué de justesse à remporter la Nelson Mandela Bay Metropolitan Municipality (Port Elizabeth), dans le pré carré de l’ANC au Cap oriental. Les projets de l’ANC visant à supprimer certaines provinces sont donc perçus par la DA comme une tentative par le parti au pouvoir de lui retirer le contrôle du Cap occidental (Steytler, 2013, p. 449 ; notre traduction de l’anglais).

46Effectivement, à la clôture des urnes le 10 mai 2014, la DA voit son score de 2009 renforcé : elle obtient 89 sièges à l’Assemblée nationale, soit 22,23 % des voix nationales, derrière l’ANC dont la majorité baisse à 62,15 % avec 249 sièges. Au Cap occidental, elle maintient son leadership à l’Assemblée provinciale avec 26 représentants contre 14 pour l’ANC8. Lors des élections locales et municipales du 3 août 2016, le parti d’opposition confirme cette tendance et fait un saut remarquable. Il a en effet obtenu 1 782 sièges municipaux contre 5 159 sièges pour l’ANC, soit 26,9 % et 53,91 % du total des sièges à l’échelon national respectivement (le score de l’ANC était de 62,93 % en 2011). Les EFF, troisième parti pour le nombre de sièges9, n’en ont obtenu que 761, ce qui se traduit en 8,19 % de soutien au niveau national. En ce qui concerne le contrôle des conseils municipaux, véritable levier pour celui des mairies et des municipalités, c’est là que la DA a enregistré ses meilleurs scores de l’histoire, et ce, nonobstant la dominance nationale maintenue par l’ANC. À ce registre, le parti a réussi à maintenir et même à renforcer son contrôle sur le Cap. Grâce aux jeux d’alliance, il a pris la mairie de Nelson Mandela Bay tout en dirigeant deux autres municipalités métropolitaines – Johannesburg et Tshwane – avec une majorité simple10. C’est donc la première fois que le parti prend le contrôle d’autres municipalités métropolitaines que le Cap.

47Il ressort de ce qui précède que le principal parti d’opposition au pays veut mettre à profit ses succès électoraux aux échelles locale et provinciale afin de conquérir la sphère nationale. Conscient de son handicap découlant de sa perception en tant que « parti des blancs libéraux aisés et des métis », le parti, sous Helen Zille, a tenté de changer cette image en s’approchant davantage de l’électorat noir. Ainsi, à l’approche des élections générales de 2014, le parti a failli réussir une fusion avec le parti Agang SA de Mamphela Ramphele, l’ex-compagne de feu Steve Biko (très populaire dans beaucoup de milieux noirs), universitaire et dame d’affaires noire respectée. Le projet, pourtant annoncé dans les médias, n’a pas abouti, selon Underhill (2014), à cause de réticences de part et d’autres. Sur la même lancée, en mai 2015, Zille a finalement démissionné du leadership du parti au profit d’un jeune noir de 35 ans, Mmusi Aloysias Maimane, alors porte-parole national du parti, tout en retenant son poste de Première du Cap occidental.

48Il n’est pas évident que ces stratégies suffiront pour que le parti renverse l’ANC au pouvoir national, et la prédiction d’un analyste comme Luke (2015) qui voit cette éventualité se réaliser à l’horizon 2024 pourrait s’avérer trop optimiste, puisque le parti au pouvoir pourrait bien réussir dans ses contre-stratégies. Ce qui est sûr, cependant, c’est que la DA sait exploiter ses performances aux échelons provincial et local et qu’elle adopte des stratégies efficaces – comme la formation de coalitions électorales (voir chapitre 3) – pour briguer la magistrature suprême. Si elle réussit, elle aura en quelque sort lancé des missiles à partir des montagnes du Cap, qui auront voyagé 1 500 km et déjoué les antimissiles de l’ANC cachés dans les denses branches des jacarandas de Pretoria pour aboutir dans les couloirs de l’Union Building. Maintenant qu’elle a des maires à Johannesburg et Tswhane et qu’elle n’hésite plus à défier l’ANC sur l’appropriation de l’héritage de Mandela, son pari n’est peut-être plus une utopie captonienne.

Notes de bas de page

1 À ne surtout pas confondre avec l’État de Somalie voisin. Il s’agit purement d’une région (l’Ogaden), habitée cependant par des groupes ethniques somalis, comme leurs cousins à Mogadiscio.

2 Pour les coups d’État militaires, il s’agit de ceux de janvier 1966, renversant Abubakar T. Balewa et portant au pouvoir le général Johnson T. Aguiyi-Ironsi ; de juillet 1966, renversant Aguiyi-Ironsi et portant au pouvoir le général Yakubu Gowon tout en déclenchant la guerre civile ; de juillet 1975, renversant Gowon en faveur du général Murtala Muhammed ; de décembre 1983, mené par Muhammadu Buhari contre le gouvernement civil de Shehu Shagari, élu en 1979 ; d’août 1985, orchestré par le général Ibrahim Babangida contre Buhari ; et celui de novembre 1993, mené par le général Sani Abacha contre le gouvernement intérimaire d’Ernest Shonekan (au pouvoir depuis seulement trois mois) et qui dure jusqu’à la mort d’Abacha en 1998, ouvrant la voie à une transition militaire puis à la IVe République à compter de mai 1999 (Souaré, 2007).

3 Il existe d’ailleurs, depuis 1996, une Commission sur le « caractère fédéral », chargée d’assurer l’observance de ce principe par tous les services publics dépendant du gouvernement fédéral. Voir http://www.federalcharacter.gov.ng/.

4 En 2016, la législation islamique était en vigueur dans une douzaine d’États fédérés, principalement dans le nord du pays.

5 Il s’agit d’une dissidence, car le président du parti et l’autre gouverneur élu sous ses couleurs en 2011, Peter Obi de l’État d’Anambra, ont désavoué Okorocha et ont même engagé des procédures pour l’expulser du parti (Omenazu, 2014). Okorocha a tout de même été réélu à la tête du gouvernorat de l’État en 2015 sur le ticket du nouveau parti, l’APC.

6 Voir https://www.westerncape.gov.za/Text/2003/wcape_constitution_english.pdf.

7 Il s’agit, en 2016, de Buffalo City (East London), du Cap, d’Ekurhuleni (East Rand), de la ville d’eThekwini (Durban), de Johannesburg, de Mangaung (Bloemfontein), de Nelson Mandela Metropolitan Municipality (Port Elizabeth), et de Tshwane (Pretoria).

8 Pour les résultats détaillés de 2014 à l’échelle nationale et des provinces, voir le site Web de la commission électorale : http://www.elections.org.za/resultsnpe2014/

9 L’IFP s’est placé, en effet, au troisième rang pour le nombre de conseils municipaux contrôlés (7 sur 213), alors que les EFF n’en contrôlaient aucun.

10 Voir le site Web de la commission électorale pour les résultats détaillés du 5 octobre 2016 : https://www.elections.org.za/LGEDashBoard2016/

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