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Chapitre 2. Le cadre institutionnel de la compétition électorale

p. 81-105


Texte intégral

Les États parties réaffirment leur engagement à […] créer et renforcer les organes électoraux nationaux indépendants et impartiaux, chargés de la gestion des élections.
Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, art. 17.

1Quels sont les cadres institutionnels pouvant avoir un impact sur les chances des partis politiques de l’opposition de conquérir le pouvoir suprême dans leurs pays respectifs ? Nous entendons ici par « cadres institutionnels de la compétition électorale » l’ensemble des règles et mécanismes formels ou informels qui peuvent avoir une incidence sur le déroulement ou les résultats des scrutins. Les élections étant la principale voie d’accès au pouvoir pour les partis politiques dans un système démocratique, ces mécanismes comprennent aussi bien les règles directement liées au jeu électoral que celles relatives aux modes de scrutin et aux systèmes électoraux. Ainsi, nous aborderons les systèmes et lois électoraux, les organismes de gestion des élections et leurs impacts sur les stratégies des partis politiques dans leur quête pour le pouvoir d’État. Vu son apparente importance de plus en plus accrue dans les processus politiques en Afrique, nous porterons un regard critique sur la question de la limitation des mandats présidentiels et sur son influence potentielle sur les stratégies et efforts des partis d’opposition.

Les systèmes électoraux, les lois et les stratégies des partis

2Il y a une distinction entre « systèmes électoraux » et « lois électorales ». En effet, le système électoral, qu’on peut qualifier aussi de « mode électoral » ou de « régime électoral », est l’ensemble des règles grâce auxquelles les choix des électeurs sont traduits en voix lors des scrutins présidentiels et en sièges dans les élections législatives. C’est aussi lui qui permet la distribution des voix et des sièges entre les partis en lice. Il est question de modes de scrutin majoritaire et proportionnel, et majoritaire à un ou deux tours, ainsi que de leurs différentes variantes. En d’autres termes, il s’agit du système qui permet la transformation des suffrages en élus. Quant aux lois électorales, il s’agit des règles régissant le jeu électoral, telles que les conditions d’éligibilité des électeurs et des candidats en matière d’âge, de résidence, de nationalité, etc., ainsi que des actes « permis » et « interdits » dans le processus électoral (Massicotte, Blais et Yoshinaka, 2004).

3Mais vu l’objectif spécifique de notre étude, c’est-à-dire l’explication de l’alternance au pouvoir entre différents partis politiques, nous privilégions ici seules les questions directement liées à ce sujet et utiles pour une étude comparative. Il est donc nécessaire d’expliciter dès maintenant les contours des règles qui nous intéressent et de préciser la raison de leur intérêt pour la présente étude. Ainsi, il s’agira de nous attarder sur : a) le mode de scrutin – entre les scrutins uninominaux majoritaires à un (pluralitaire) ou deux, voire trois tours – aux élections présidentielles ; et b) le mode de scrutin – entre proportionnel et majoritaire – aux scrutins législatifs dans les pays opérant un système parlementaire. La question de limitation des mandats présidentiels sera traitée, mais en tant qu’un aspect des lois électorales.

4Avant de développer ces points dans les deux sous-sections ci-dessous, il convient d’expliquer dès maintenant pourquoi nous traitons à la fois les régimes présidentiels et parlementaires et pourquoi ce traitement ne doit pas prêter à confusion. Reconnaissons d’abord qu’ils s’agit de deux régimes différents. Les régimes présidentiels dominent en Afrique, alors qu’il n’y a que cinq véritables régimes parlementaires sur le continent. L’ascension à la présidence dans les régimes présidentiels ou semi-présidentiels se fait grâce à un scrutin au suffrage universel direct et au vote pour une personne spécifique. En revanche, le chef de l’exécutif dans les régimes parlementaires est généralement élu de façon indirecte, par le parlement et sur la base des résultats obtenus par son parti, peu importe le fait qu’il soit en tête de liste de ce parti et ou que sa renommée personnelle ait joué un rôle important dans la victoire de son parti. Pourquoi alors traiter simultanément ces deux types différents de régimes politiques ?

5Ces deux régimes sont certes différents, et leurs modes de scrutin le sont aussi parfois. Mais ils se croisent à au moins deux carrefours, en ce qui concerne la problématique du présent ouvrage. D’une part, ils ont tous les deux, à leur tête, un chef suprême : le président ou le premier ministre exécutif dans les régimes parlementaires. C’est cette position qui est la cible des partis d’opposition pour effectuer l’alternance en leur faveur, et que les partis au pouvoir veulent conserver. D’autre part, les partis politiques, aussi bien du pouvoir que de l’opposition, emploient des stratégies pour atteindre cet objectif de conquête ou de conservation de ce poste. Nous préconisons la création d’alliances électorales comme stratégie efficace pour l’opposition à cet égard. Il est vrai que la littérature classique sur cette question concerne principalement les régimes parlementaires. Mais force est de reconnaître, comme nous le démontrons au chapitre 4, que cette stratégie s’emploie également dans les régimes présidentiels.

6Par ailleurs, il convient de souligner que les modes de scrutin sont examinés ici pour expliquer leur influence sur les stratégies des partis, peu importe le type de régime dans lequel ils évoluent. C’est pourquoi ils sont traités ici comme un élément du cadre institutionnel de la compétition politique. Le souci n’est pas leur incidence sur les systèmes de partis qui pourraient en découler, quand bien même ce lien serait largement traité dans la littérature sur les systèmes de partis. En d’autres termes, notre préoccupation est de savoir quelles stratégies les partis politiques peuvent adopter dans un système politique eu égard au mode de scrutin, entre majoritaire à un ou plusieurs tours, d’une part, et entre ceux-ci et le mode proportionnel, d’autre part, avec comme objectif la conquête ou la conservation du pouvoir suprême en régime présidentiel ou parlementaire.

7C’est la raison pour laquelle on ne s’intéresse pas au mode de scrutin des parlementaires dans les systèmes présidentiels, quoiqu’une telle enquête serait très intéressante sous un autre registre. Pour ce qui est des systèmes de partis qu’on a vus au premier chapitre, le souci, là encore, est de savoir comment les partis politiques agissent dans un système à parti unique, à parti dominant, bipartite ou multipartite, et quelle influence ce système peut avoir sur leurs stratégies. L’intention n’est pas de souligner le lien entre les modes de scrutin et les systèmes de partis, un lien largement analysé d’ailleurs dans la littérature.

Les modes de scrutins présidentiels

8Il y a plusieurs modes de scrutin dans le monde, mais ils peuvent être classés en trois grandes familles : a) les modes de scrutin majoritaires ; b) les modes de scrutin proportionnels ; et c) les modes de scrutin mixtes. Chacun de ces modes et leurs différentes variantes existent en Afrique. Cependant, seuls les modes majoritaires sont employés pour les élections présidentielles sur le continent, sauf dans les cinq régimes parlementaires dans lesquels la tête de la liste parlementaire du parti majoritaire est élue président ou premier ministre. Dans ces cas, la représentation proportionnelle est utilisée – parfois conjointement avec le mode majoritaire – comme régime électoral. Ici, donc, nous abordons seulement les modes majoritaires, et nous traiterons de l’élection des présidents ou des premiers ministres exécutifs des systèmes parlementaires dans la prochaine section sur les scrutins parlementaires.

9L’écrasante majorité des pays africains utilisent un système présidentiel ou semi-présidentiel. Pour l’élection du chef de ces régimes, soit le président de la République, l’on a recours à l’une des deux variantes du mode majoritaire. Ce mode est concerné généralement par la désignation du candidat majoritaire dans une logique de « le vainqueur remporte tout » (winner takes all) ou vae victis (« malheur au vaincu », en latin). Ainsi, les différents pays du continent utilisent soit le mode uninominal majoritaire à un seul tour (aussi connu sous le nom de « pluralitaire »), soit celui à deux ou trois tours.

Le mode de scrutin pluralitaire

10Dans les pays opérant le mode de scrutin pluralitaire, le processus électoral est très simple. En effet, est élu président le candidat ayant obtenu davantage de voix que tout autre candidat en lice, soit une majorité simple. Résultat de leur histoire ou de calculs politiques et stratégiques à un moment de cette histoire, ce mode de scrutin était pendant longtemps l’apanage des pays dits « anglophones » du continent, du fait de l’héritage colonial britannique, mais cela n’est plus le cas. En effet, alors qu’il se raréfie dans les pays de cette aire linguistique, de plus en plus de pays dits « francophones » l’épousent, généralement pour des considérations stratégiques de la part des leaders l’ayant fait adopter par une modification constitutionnelle. Ainsi, des pays comme le Malawi, le Gabon, le Togo et la République démocratique du Congo (depuis 2011) opèrent un tel système pour l’élection de leurs présidents.

11Ce mode a permis, par exemple, l’élection d’Ali Bongo Ondimba à l’élection présidentielle gabonaise d’août 2009 avec 41,73 % des voix, alors que ses deux principaux concurrents, André Mba Obame (25,88 %) et Pierre Mamboundou (25,22 %) totalisaient plus de 50 % des voix et auraient forcé un second tour dans un système majoritaire à deux tours. Plus intéressant encore, lors des élections présidentielles de décembre 2001 en Zambie, feu Levy Mwanawasa a été élu avec seulement 29,15 % des voix1, alors que feu Bingu wa Mutharika a remporté le scrutin présidentiel de mai 2004 au Malawi avec seulement 35,97 % des voix. Voir un président élu alors que près de 70 % de la population n’a pas voté pour lui explique certaines des critiques les plus virulentes contre ce mode de scrutin, du point de vue de la représentativité démocratique de l’intéressé. Mais cela n’est pas notre souci ici, car c’est une règle sur laquelle les acteurs politiques se seraient déjà entendus, et les vaincus d’aujourd’hui auraient pu être les vainqueurs. Ce qui nous intéresse, c’est l’effet de ce mode de scrutin sur les stratégies des partis politiques dans leur quête pour le pouvoir d’État, ce qu’on abordera à la fin de cette section du chapitre.

Les modes de scrutin majoritaire à deux tours

12Nous avons sciemment mis le mot « mode » au pluriel ici, car l’on en recense plusieurs variantes sur le continent. Le point de convergence entre tous les pays opérant ce mode, à quelques nuances près, est qu’il faut obtenir la majorité absolue, c’est-à-dire plus de voix que tous les autres candidats réunis (donc plus de 50 % des voix valablement exprimées) pour être élu président de la République. Si cette majorité absolue n’est pas obtenue au premier tour (sauf dans les cas du Nigeria et de la Sierra Leone qu’on verra ci-dessous), il faut donc un second tour entre les deux candidats ayant obtenu le plus de voix, après les désistements, le cas échéant. À ce second tour, à moins que les deux candidats n’obtiennent le même score ex æquo, ce qui est arithmétiquement possible2, le gagnant aura forcément obtenu plus de 50 %.

13Il y a trois variantes de ce mode de scrutin sur le continent. Le modèle le plus répandu est d’exiger la majorité absolue – représentée par le dépassement du seuil de 50 %, ne serait-ce que par une seule voix – pour remporter le scrutin au premier tour. C’est le modèle le plus simple et le plus en vogue dans les pays africains opérant ce système. En Sierra Leone, par contre, et il s’agit d’un fait unique depuis son introduction dans la Constitution de 1991, il faut une majorité qualifiée d’au moins 55 % des voix pour remporter le scrutin dès le premier tour, mais une majorité absolue de plus de 50 % est suffisante au second tour (article 42, alinéas 2e et 2f).

14Au Nigeria, enfin, depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1999 (article 134), un candidat peut remporter le scrutin présidentiel dès le premier tour sans avoir obtenu la majorité absolue, pourvu qu’il ait obtenu la majorité simple dans l’ensemble du pays et au moins 25 % des voix dans au moins les deux tiers des États constituant la fédération (qui étaient au nombre de 36 en 2016) et sur le territoire de la capitale fédérale, soit 24 États sur 36 + 1 (territoire de la capitale fédérale, qui n’a pas le titre d’État). À défaut d’atteindre ce seuil au premier tour, il y aura un deuxième tour entre les deux premiers candidats, et le vainqueur devra avoir obtenu la majorité absolue et le même pourcentage de voix (c’est-à-dire 25 %) dans au moins les deux tiers des États constituant la fédération et le territoire de la capitale fédérale (donc les mêmes conditions qu’au premier tour concernant la répartition des voix dans le pays). C’est seulement à un éventuel troisième tour entre ces mêmes deux candidats, en cas d’équilibre au deuxième tour, que le critère de pourcentage minimal de voix dans un nombre d’États ne s’applique pas, et donc que l’obtention de la majorité absolue suffit pour remporter le scrutin.

Les modes de scrutins parlementaires

15Nous nous attarderons ici sur les pays africains opérant un système parlementaire, et sur les élections législatives pour la sélection du chef de l’exécutif, qu’il porte le titre de « président » ou celui de « premier ministre ». Il y a, à cet égard, cinq pays qui nous concernent. Il s’agit, en 2016, du Botswana, de l’Éthiopie, du Lesotho, de l’île Maurice et de l’Afrique du Sud. Parmi ces cinq pays, le chef de l’exécutif porte le titre de « président de la République » au Botswana et en Afrique du Sud, alors qu’il est « premier ministre » dans les trois autres pays, dont deux ont des présidents dits « honorifiques », alors que le Lesotho, le troisième du trio, à un « roi héréditaire » opérant un régime de monarchie constitutionnelle3.

16Au Botswana, en Éthiopie et à Maurice, l’on opère le mode de scrutin pluralitaire, c’est-à-dire la majorité simple pour l’élection des membres du Parlement. C’est la tête de liste du parti majoritaire au parlement qui est élue président de la République dans le premier pays et premier ministre dans les deux autres. Il sied de souligner, cependant, que malgré ses points de convergence avec les deux autres pays, Maurice présente un cas d’école. En effet, pour l’élection de 62 des 70 membres qui composent l’Assemblée nationale dont le parti majoritaire élit le premier ministre, chef de gouvernement, ce petit pays de l’Océan indien opère un mode de scrutin classique : le système de scrutin majoritaire plurinominal où chaque électeur a le droit de voter pour trois candidats dans chacune des 20 circonscriptions de la grande île, et deux candidats dans la circonscription de l’île de Rodrigues. Les trois (île principale) ou deux (Rodrigues) premiers candidats sont élus sur une base pluralitaire, comme au Botswana et en Éthiopie4. Une formule ingénieuse est employée pour pourvoir les huit sièges restants : il s’agit de la formule dite du « meilleur perdant ». Cette formule permet à la Cour suprême d’attribuer ces sièges aux meilleurs candidats perdants parmi les communautés minoritaires pour assurer une représentation ethnique équilibrée dans le pays.

tableau 2.1. Les modes de scrutin pour l’élection du chef de l’exécutif en Afrique, 2016

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17En Afrique du Sud, par contre, les 400 membres de l’Assemblée nationale sont élus sur la base du mode de représentation proportionnelle (RP). Les candidats sont présentés sur une liste de partis. Ces 400 membres élisent le président de la République, titre qui revient naturellement au parti politique ayant obtenu la majorité des sièges. Le Lesotho allie les deux modes pour l’élection des 120 membres de son Assemblée nationale : 80 membres par le mode de scrutin pluralitaire, et 40 membres à la proportionnelle, ce qui justifie la qualification de son système électoral comme un « système mixte ».

L’effet des modes de scrutin sur les stratégies

18Nous adaptons ici une démarche habituellement entreprise pour établir le lien entre les modes de scrutin et les systèmes partisans, d’une part, et la composition des gouvernements qui en résultent, d’autre part (Duverger, 1973). Comme souligné plus haut, notre intérêt ici porte sur les effets des modes de scrutin sur l’alternance au pouvoir et les chances et stratégies des partis politiques à cet égard. Ainsi, notre démarche consiste à identifier les modes de scrutin, comme nous venons de le faire plus haut, et essayer d’établir l’incidence que ces différents modes peuvent avoir sur les stratégies des partis politiques dans leur quête pour le pouvoir d’État.

19Pour ce qui est du mode de scrutin majoritaire à un seul tour, celui-ci peut avantager le parti au pouvoir comme il peut être favorable à l’opposition, selon les circonstances. D’une part, dans un système bipartisan, l’on peut dire que le mode de scrutin importe peu, car l’équilibre existe déjà entre les deux principaux partis politiques. Il facilite tout de même l’alternance, comme on le verra au chapitre 4. Par contre, si le système est à parti dominant, où l’opposition est faible et éparpillée, ce mode de scrutin est sans nul doute le pain béni du parti au pouvoir. Car le départage est très simple et vite fait. C’est sans doute à cause de cela que les partis politiques de l’opposition ne cessent, depuis 2008, mais surtout à quelques mois de l’élection présidentielle de 2015, d’exiger le retour au mode majoritaire à deux tours au Togo, en vain jusque-là (D’Almeida, 2014). Par contre, leurs homologues zambiens ont mené et réussi la même campagne ayant abouti, heureusement pour eux, à la modification constitutionnelle entrée en vigueur le 5 janvier 2016.

20D’autre part, lorsqu’il y a une bipolarisation effective du système partisan grâce à une coalition cohérente des différents partis d’opposition contre le parti au pouvoir, l’opposition peut aisément bénéficier d’un tel régime de scrutin. Contrairement au mode de scrutin majoritaire à deux tours, qui permet aux partis d’opposition de se représenter individuellement au premier tour et de se coaliser seulement au second – ce qui pourrait donner l’occasion au parti au pouvoir d’en coopter quelques-uns –, ici, nous sommes dans une logique de « ça passe ou ça casse », car il n’y a qu’un vote. Justement, le mode majoritaire à deux tours peut être moins défavorable aux partis d’opposition dans un système multipartite lorsque le parti au pouvoir n’est pas dominant et le processus électoral est si crédible qu’il assure la certitude et la clarté des règles du processus et l’incertitude de l’issue.

La limitation du nombre de mandats présidentiels

21Un mécanisme institutionnel qui n’est qu’indirectement lié aux règles électorales, mais dont l’impact s’est avéré important sur la question d’alternance au pouvoir en Afrique ces dernières années est sans doute la disposition limitant le nombre de mandats présidentiels par individu. Comme le multipartisme dans les constitutions de la plupart des pays africains au lendemain des indépendances, cette disposition était une des mesures phares des nouvelles constitutions multipartites de la majorité des pays africains au début des années 1990. Certains, comme le Bénin, le Congo et la Tunisie, avaient même inclus, en sus de la limitation des mandats, une limitation d’âge maximal pour les candidats à la présidence. Le Niger, dans sa Constitution de 1999, et la République démocratique du Congo (RDC), dans la sienne de 2006 (amendée en 2011 dans quelques dispositions ne concernant pas la limitation des mandats), ont verrouillé cette disposition, l’immunisant contre les révisions constitutionnelles, au même titre que les caractères républicain et laïque de leurs pays respectifs. Plusieurs chefs d’État africains ont quitté le pouvoir grâce à cette disposition – 21 leaders dans 14 pays entre 1990 et 2016 –, la preuve qu’il s’agit d’un moyen important pour effectuer l’alternance au pouvoir sur le continent (voir tableau 2.2).

22Malgré son existence ailleurs, notamment aux États-Unis où les mandats sont limités à deux depuis 1951, il n’est pas exagéré d’arguer que la systématisation de cette disposition dans les constitutions des pays africains était une des nouveautés de la troisième vague de démocratisation dans le monde après la chute du mur de Berlin. En 2016, sur les 55 pays africains, 35 pays, soit 63,6 %, disposaient d’une clause limitative des mandats présidentiels, alors que six pays l’avaient supprimée et que les leaders de deux pays l’avaient fait modifier au cours de leur dernier mandat avec pour dessein manifeste de briguer un ou d’autres mandats supplémentaires. Seulement douze pays n’avaient jamais eu cette disposition dans leur Constitution (voir tableau 2.3).

tableau 2.2. Les chefs d’État africains ayant quitté le pouvoir après avoir « épuisé » leurs mandats constitutionnels, 1990-2016

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Source : compilé par l’auteur.

tableau 2.3. La limitation des mandats présidentiels dans les constitutions africaines, 2016

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1. République arabe sahraouie démocratique.
2. Il y a, en fait, une limitation au nombre de mandats du président éthiopien, mais rien pour le premier ministre qui est, pourtant, le vrai chef de l’exécutif qui nous intéresse dans ce calcul.
3. Le président gambien, Adama Barrow, élu en décembre 2016 a promis d’introduire la disposition de limitation de mandats dans la Constitution de son pays.

23Cette disposition tire son importance, pour la problématique du présent ouvrage, du fait qu’elle s’est empiriquement avérée être un facteur crucial pour faciliter l’alternance au pouvoir en Afrique. Il existe un débat normatif sur les avantages et les inconvénients de cette disposition dans les constitutions africaines, mais celui-ci ne nous intéresse pas ici, car il n’a pas d’incidence analytique sur le sujet d’étude.

24Ainsi devons-nous à présent tenter d’établir le lien entre cette disposition constitutionnelle et les stratégies et les efforts des partis d’opposition pour conquérir la magistrature suprême sur le continent. Comme nous l’avons noté déjà et à l’instar de Bratton et Van de Walle (1997), Posner et Young (2007) affirment que l’alternance pacifique au pouvoir était rare en Afrique avant 1990, et moins encore quand il s’agit de changement de régime par les urnes. Mais sans se limiter à cette remarque, les coauteurs abordent quelques pistes de réflexion pour établir un lien partiel entre les sorties du pouvoir depuis 1990 et la limitation des mandats présidentiels. Pour établir ce lien, ils mettent l’accent sur les avantages dont disposent les candidats sortants dans une région où l’intégrité et la transparence des élections ne sont pas encore assurées.

Modification ou réinterprétation
Il y a souvent confusion entre les actions des leaders africains visant la clause limitative des mandats entre l’abolition, la modification et la réinterprétation. Si l’abolition – qui consiste à supprimer carrément la clause pour rendre illimité le nombre et non la durée des mandats que peut exercer un président élu – est facile à définir, la démarcation n’est pas si claire pour beaucoup entre la modification et la réinterprétation.
La modification consiste généralement en une réduction ou une augmentation du nombre d’années d’un mandat, souvent de sept ans à cinq ans ou l’inverse, en plus de la modification d’autres dispositions de la Constitution, comme la limite d’âge ou le mode de scrutin, entre un qui exige une majorité absolue ou simple pour remporter la présidence au premier tour. Avec ces modifications substantielles, la tendance a été de dire que c’est une nouvelle Constitution qui entre en vigueur et que les compteurs sont remis à zéro. Ce fut le cas au Congo-Brazzaville en octobre 2015, quand les dispositions limitatives de l’âge et de la durée des mandats présidentiels, prévues dans la Constitution de 2002, ont été modifiées au cours du dernier septennat du président Sassou-Nguesso (alors âgé de 73 ans), pour qu’il n’y ait plus de limite d’âge à 70 ans, et que la durée passe de sept à cinq ans à partir du scrutin présidentiel du 20 mars 2016. De même, au Rwanda, le référendum constitutionnel de décembre 2015 modifiant la Constitution de 2003 amendée en 2010 a réduit la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans à partir de l’élection de 2017. Plus intéressant encore, une disposition transitoire (article 172) de la nouvelle Constitution prévoie que « le Président de la République en exercice lors de l’entrée en vigueur de la présente Constitution continue à exercer le mandat pour lequel il a été élu », ce qui est normal, mais elle ajoute : « Sans préjudice des dispositions de l’article 101 [nouveau] de la présente Constitution [… prévoyant deux mandats de cinq ans], un mandat présidentiel de sept ans est établi [pour le Président en exercice] et prend effet à l’expiration [de son mandat actuel]. Les dispositions de l’article 101 de la présente Constitution prennent effet après [ce] mandat de sept ans. » Cela permet au Président Paul Kagamé non seulement de briguer un troisième septennat s’il le souhaite en 2017, mais aussi de remettre les compteurs à zéro pour deux quinquennats.
La réinterprétation est le maintien de la disposition limitative introduite par son prédécesseur ou soi-même de façon consensuelle dans le pays, en se servant du changement d’une autre disposition constitutionnelle pour soutenir que son premier mandat ne comptait pas au regard de la Constitution ainsi amendée. C’est la carte jouée par Pierre Nkurunziza au Burundi en 2015, comme par Abdoulaye Wade au Sénégal en 2012, sauf que ce dernier a été battu au scrutin subséquent, grâce notamment à une coalition formidable des partis d’opposition, appuyée par de nombreuses organisations de la société civile.

25Pour notre part, nous sommes d’avis que ce lien existe, mais pas de façon directe ou catégorique. Constatons d’abord que dans les huit pays actuels dont les leaders ont aboli (6) ou modifié (2) cette disposition dans leur Constitution, ces leaders ont remporté les scrutins présidentiels subséquents sans exception. Et même pour ceux qui avaient aboli la disposition avant que leurs successeurs ou eux-mêmes ne la rétablissent (Guinée, 2001-2010 ; Tunisie, 2002-2014 ; Niger, 2009-2010 ; Algérie, 2008-2016)5, ces leaders ont remporté les élections subséquentes, et sont morts au pouvoir (Lansana Conté en Guinée en décembre 2008) ou ont été délogés par une force militaire (Mamadou Tandja au Niger en février 2010) ou populaire (Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie en février 2011)6. De même, il n’y a jamais eu d’alternance aux urnes dans l’un des douze pays où cette disposition était absente de la Constitution, à l’exception notable de l’île Maurice et de la Gambie.

26Vue à travers la lentille d’un institutionnaliste, cette disposition constitutionnelle constituerait un mécanisme qui semble façonner le processus politique dans les pays concernés, et l’on pourrait conclure que les stratégies et comportements des acteurs individuels, notamment les partis d’opposition, sont d’une manière ou d’une autre circonscrits par ce mécanisme qui les encadre. C’est peut-être à cause de cela qu’un auteur comme Holo tend à affirmer l’impossibilité de l’alternance démocratique en Afrique sans cette disposition constitutionnelle, car selon lui, « le rétablissement de la rééligibilité infinie dans le contexte de parti dominant ou hégémonique, voire de parti-État de fait que connaissent la plupart des États africains, ne peut aboutir à terme qu’à l’intangibilité du Chef de l’État et la restauration du monocentrisme présidentiel » (Holo, 2009, p. 11-12).

27Cela dit, il sied de prendre en compte les circonstances dans lesquelles ces actes d’abolition ou de modification ont souvent lieu, généralement au sein de parlements totalement acquis au régime en place et en face d’une opposition très faible. Voyons, à cet égard, ce qui s’est passé dans deux pays dont les tentatives des dirigeants pour abolir ou modifier cette disposition ont échoué : le Nigeria d’Olusegun Obasanjo et la Zambie de Frederick Chiluba.

28Au Nigeria comme en Zambie, l’opposition la plus farouche aux tentatives d’Obasanjo et de Chiluba est venue du sein du parti au pouvoir. La quête d’Obasanjo pour un troisième mandat que l’abolition de cette disposition constitutionnelle lui aurait permis de briguer était perçue par Atiku Abubakar, son vice-président et un membre influent de son Parti démocratique populaire (PDP), comme une menace à sa propre ambition de devenir président de la République. Ainsi, le vice-président a porté le flambeau de la contestation de la tentative de son patron, ce qui a renforcé les efforts des partis d’opposition et des très énergétiques groupes de la société civile nigériane, aboutissant à l’échec du projet au Sénat le 16 mai 2006 (Omotola, 2006 ; Ibrahim, 2007).

29De même, en Zambie, l’opposition à la tentative de Chiluba est venue non seulement des partis d’opposition et de la société civile – qui ont mené une campagne publique très suivie par les populations –, mais aussi et surtout d’une cinquantaine de membres influents du Comité exécutif national de son propre parti, le Mouvement pour la démocratie multipartite (MMD), y compris de son vice-président et des ministres de son cabinet. C’est un scénario similaire qui s’est déroulé au Malawi en 2002-2003 et au Bénin en 2005.

30Or, un ou tous ces facteurs semblent avoir manqué dans les pays dont les leaders ont réussi à abolir cette disposition. Si cela n’a pas été le cas, alors d’autres facteurs ou stratégies ont favorisé ces leaders. En Guinée, par exemple, les principaux partis politiques de l’opposition – notamment ceux présentés par le pouvoir comme l’opposition radicale – ont vivement protesté contre la proposition de Lansana Conté en 2001. Ce dernier était déterminé à amender la Constitution de 1990 dans un vote référendaire en abolissant cette disposition. Pour soutenir leurs actions, les partis d’opposition ont formé le Mouvement contre le référendum et pour l’alternance politique (MORAD) et parcouru le pays pour expliquer aux populations les dangers encourus si elles permettaient à Lansana Conté d’abolir cette disposition (Faye, 2007).

31Cependant, à l’exception du président de l’Assemblée nationale d’alors, Boubacar Biro Diallo, qui était membre du parti au pouvoir et qui s’y est publiquement opposé – une action pour laquelle il sera puni par son expulsion du parti peu après le référendum – il n’y a pas eu d’opposition notable au sein du parti au pouvoir. La société civile et les syndicats – qui ont tendance à soutenir l’opposition politique – n’étaient pas encore engagés ou craints comme ils le sont devenus depuis fin 2006. Par contre, le régime a réussi à monter ou à encourager des partis dits « satellitaires » pour soutenir sa campagne. De même, intervenue peu après l’arrestation et l’incarcération de deux grands ténors de l’opposition guinéenne (Mamadou Boye Bâ, 1998 et Alpha Condé, 1998-2001)7, et accompagnée d’actes de répression au nom de la loi antiémeute, l’efficacité de la campagne du MORAD a été grandement réduite.

32La même explication est largement valable pour les autres pays. En effet, pour des raisons variées, la faiblesse et la désunion des partis d’opposition ainsi que les rapports de force entre le pouvoir et l’opposition étaient tellement en faveur du pouvoir, au Togo (Attiso, 2001), au Cameroun (Matip et Koutouki, 2009), en Tunisie, au Gabon, en Algérie et au Tchad (Posner et Young, 2007) que les chefs d’État – déterminés à s’accrocher au pouvoir et recevant souvent des appuis extérieurs – n’ont éprouvé aucune difficulté particulière à abolir cette disposition. Dans presque tous ces cas, le pouvoir a introduit la motion de réforme dans un Parlement qu’il dominait et qui a très aisément voté pour l’amendement, tandis que les partis d’opposition n’ont réussi aucune mobilisation populaire pour le contrer.

33On observe une exception à cette tendance en Ouganda, où on constate une résistance de la classe politique de l’opposition (la formation des partis politiques n’a été autorisée qu’en 2005) et de certains intellectuels (Muhumuza, 2008 ; Okuku, 2005). De même, le régime du président Yoweri Museveni avait besoin de la continuité des soutiens financiers qu’il recevait de certains pays occidentaux. Ces pays avaient commencé à exiger l’autorisation du multipartisme en Ouganda, et certains d’entre eux étaient aussi opposés à l’amendement constitutionnel. Il y avait également une certaine opposition au sein du Mouvement de résistance nationale (NRM), alors parti unique au pouvoir (Mugisha, 2004). Ainsi, pour abolir la disposition limitative des mandats présidentiels sans perdre ses soutiens internes (au sein de la population et du NRM) et externes (les bailleurs de fonds), Museveni opta pour un compromis : l’organisation d’un référendum en 2005 qui proposait à la fois d’introduire le multipartisme et d’abolir le dispositif limitatif des mandats présidentiels dans la Constitution de 1995.

34Ainsi, compte tenu des facteurs précités, l’on peut se demander si le problème résidait dans une faiblesse objective de l’opposition de ces pays durant et après cet acte, ou s’il s’agit de l’acte lui-même. Au demeurant, les partis politiques d’opposition d’autres pays africains ont pu conjuguer leurs efforts avec des organisations de la société civile pour faire échec, même au Parlement, au projet de révision de cette disposition, comme nous l’avons mentionné dans les cas de Frederick Chiluba en Zambie en 2002, de Bakili Muluzi au Malawi en 2004 et d’Olusegun Obasanjo au Nigeria en 2006.

35Ajoutons que l’échec de ces tentatives a plus ou moins partagé trois caractéristiques communes. En fait, dans tous ces cas, le chef de l’État : a) n’avait pas la majorité requise au Parlement pour opérer une telle modification par cette institution ; b) a souffert de dissensions au sein de son propre parti dont des députés ou ministres se sont plus ou moins ouvertement opposés à la tentative d’amendement ; et c) cette dernière a été efficacement opposée par la majorité écrasante des partis de l’opposition et des organisations de la société civile dans le pays. Ainsi, à moins que l’on puisse prouver que ces pays ont une culture politique plus avancée et imprégnée de constitutionnalisme, ce qui est presque impossible dans les faits, il faut reconnaître que le droit ou le constitutionnalisme ne peut pas tout expliquer ici (Bolle, 2009 ; Atangana-Amougou, sans date). Cependant, il est vrai que la disposition de limitation des mandats est un mécanisme institutionnel dont il faut tenir compte dans l’analyse des efforts des partis d’opposition pour conquérir le pouvoir d’État en Afrique, sans exagérer sa portée, car son maintien ou son abolition dépendent d’autres facteurs que les seuls textes légaux, notamment des stratégies des acteurs du pouvoir et de l’opposition, et du rôle de la société civile (Tine, 2009).

Les organismes de gestion des élections

36L’alternance au pouvoir implique un changement de rôles entre des forces politiques situées dans l’opposition et celles qui sont au pouvoir. Ainsi, le processus qui y aboutit étant les élections, la structure qui assure l’organisation de ces élections, soit l’organisme de gestion des élections (OGE) ou la commission électorale, est donc un mécanisme institutionnel clef dans la problématique d’alternance. En effet, comme arguent Massicotte, Blais et Yoshinaka (2004), gagner un jeu dépend dans une large mesure des règles de ce jeu et de comment elles sont interprétées. L’importance du rôle joué à cet égard par les OGE est amplifiée dans la troisième édition du Rapport sur la gouvernance en Afrique, qui les décrit en ces termes :

Aucune institution ne revêt probablement autant d’importance dans le processus électoral en Afrique que l’organisme de gestion des élections. Un organisme de gestion des élections indépendant constitue le pivot de la gouvernance électorale − le cadre juridique, politique et institutionnel général de régulation d’un processus électoral multipartite dans l’État démocratique moderne post-transitionnel. En bref, l’élément clef du processus démocratique est la tenue périodique d’élections libres et équitables pour laquelle l’existence d’organismes de gestion des élections politiquement légitimes et techniquement efficaces est une condition nécessaire (CEA, 2013, p. 126).

37Mais en quoi, concrètement, les organismes de gestion des élections sont-ils si importants pour les efforts et les stratégies des partis politiques de l’opposition pour la conquête du pouvoir en Afrique ? Pour mieux répondre à cette question, il importe d’abord de définir ce qu’est un organisme de gestion des élections. D’après le manuel de l’Institut international de démocratie et d’assistance électorale (IDEA) sur la gestion des élections, l’OGE est « une entité unique formée par l’ensemble ou une partie des éléments essentiels d’un processus électoral et qui en est juridiquement responsable » (IDEA, 2006, p. 5 ; notre traduction de l’anglais). Ces éléments incluent, selon les cas, la définition et l’application des conditions d’éligibilité pour voter ou pour être candidat dans les différentes échéances électorales, la délimitation des circonscriptions électorales, le recensement des électeurs, l’organisation et la proclamation des résultats du vote, etc.

38Il est naturel que ceux qui sont au pouvoir ou qui désirent y accéder soient tentés d’instaurer des règles avantageuses pour eux. Cela étant, les OGE doivent posséder un certain nombre de critères ou de qualités pour assurer à tous les candidats d’une échéance électorale des chances équitables. L’indépendance, l’impartialité, l’intégrité et le professionnalisme sont certaines des qualités identifiées par les gestionnaires des processus électoraux.

39Si l’énumération de ces aptitudes et leur analyse relèvent plutôt de la sphère normative qu’analytique, une question se pose tout de même : pourquoi les OGE de certains pays semblent-ils avoir ces qualités, alors que ceux d’autres pays en sont plus ou moins démunis ? Une analyse institutionnelle critique de ces structures s’impose donc. Par exemple, le but de ces qualités normatives est d’éviter une fraude électorale. Mais pour ne pas dépendre de la seule conscience ou volonté de certains individus dans l’atteinte de cette finalité, il faut des mesures et des mécanismes sûrs et vérifiables, comme la participation des représentants de tous les candidats dans le contrôle du processus électoral (Martin, 2006). Or, les candidats de l’opposition ne peuvent pas se faire représenter aux bureaux de vote si les règles électorales ne le leur permettent pas.

40Ainsi, il importe de porter un regard critique sur la nature juridique, la structure et le mode d’établissement des OGE dans les différents pays du continent, ainsi que sur leurs pouvoirs et champs d’action dans le processus électoral.

41La nature juridique des OGE reflètent généralement l’histoire et les réalités politiques de leurs pays, notamment quant aux rapports de force entre les acteurs politiques au pouvoir et ceux de l’opposition au fil du temps. Évidemment, le type d’OGE auquel l’on arrive à l’issue de ces échanges n’est pas fortuit. Le parti au pouvoir aura tenté d’imposer un format qui le favorise, et l’opposition également, et c’est le format du plus fort qui s’impose. C’est donc souvent celui du parti au pouvoir, mais pas toujours. Par conséquent, il existe plusieurs modèles d’OGE en Afrique. Il est possible, voire commode, de les aligner aux trois principaux modèles qu’on trouve dans le monde, soit : a) les OGE indépendants ou autonomes du pouvoir exécutif ; b) les OGE étatiques ou gouvernementaux ; et c) les OGE hybrides ou mixtes. Cependant, avec la disparition des organismes exclusivement étatiques sur le continent, nous estimons utile de classer les OGE africains selon les trois catégories suivantes : a) les organismes apolitiques et techniques ; b) les organismes partisans indépendants ; et c) les organismes mixtes ou hybrides.

42Un OGE apolitique ou technique est une structure dont les membres sont choisis sur la base de leur mérite et de leur compétence personnelle ou du statut normalement indépendant de leur profession, sans aucune considération de leur affiliation politique, qui est généralement découragée sinon interdite. Cette structure s’administre indépendamment de l’exécutif, dont le rôle se limite souvent à lui accorder l’accompagnement et l’appui étatique nécessaire pour son fonctionnement, notamment en matière de finances, de sécurité (police, gendarmerie) ou de logistique. Ces organismes sont généralement dotés de leur propre budget qui est garanti par la loi les constituant, rendant donc obligatoire pour l’État de fournir ce financement une fois qu’il a été approuvé par l’institution habilitée – souvent, le Parlement. Cet arrangement permet à l’OGE d’engager son propre personnel administratif et de soutien technique. Le rapport susmentionné de la CEA qualifie un tel organisme d’« indépendant » (CEA, 2013).

43Sans s’engager dans une analyse empirique des élections qu’ils ont eu à organiser ni juger du fait que leur indépendance soit avérée ou non, ce modèle technique et apolitique existait, en 2016, dans de nombreux pays du continent, comme l’Afrique du Sud, le Botswana, le Ghana, le Nigeria, l’Éthiopie, le Kenya et la Tunisie. Ici, les membres sont souvent nommés par le président de la République ou une autre autorité, après avoir été désignés par le Parlement ou une autre entité après un processus de présélection, et sont généralement tous des magistrats ou des experts/techniciens. Parfois, ils sont désignés d’office en raison de leur statut et de leur poste, comme c’est le cas en Égypte, où l’article 4 de la Loi no 45/2014 du 5 juin 2014 sur les droits politiques précise que le Haut comité pour les élections est présidé d’office par le président de la Cour d’appel du Caire, avec pour membres les deux plus anciens adjoints du président de la Cour de cassation, ceux du Conseil d’État, etc., sans qu’il y ait d’autres procédures de désignation ponctuelle. Certains sont ad hoc, formés seulement pour chaque cycle électoral, comme en Égypte, alors que d’autres encore ont des mandats renouvelables ou non, d’une durée de quatre (comme en Tanzanie) à neuf ans (comme au Botswana). Cas exceptionnel, depuis 1993, les sept membres de la commission électorale ghanéenne sont nommés par le président de la République sur avis du Conseil d’État, et restent en service pour un mandat indéfini jusqu’à l’âge de la retraite.

44Les OGE partisans indépendants sont composés de représentants des partis politiques du pays, souvent sur la base de leur représentation au Parlement, donc émanant du parti ou de la coalition au pouvoir et de ceux de l’opposition. Cela fait de l’OGE une structure partisane. Cependant, il est considéré comme indépendant puisque son règlement intérieur exige de ses membres de représenter la nation plutôt que les partis politiques les ayant désignés, comme ils le feraient au Parlement. À l’instar des OGE apolitiques et techniques, il est indépendant des organes de l’État en ce qui concerne son fonctionnement et ses prises de décisions.

45De plus en plus, des représentants des organisations de la société civile rejoignent ceux des partis politiques au sein de ce modèle d’OGE, ce qui renforce, au moins en théorie, son caractère d’indépendance. Les représentants des partis d’opposition et ceux de la société civile insistent souvent sur cette indépendance. De même, comme c’est le cas en Sierra Leone et au Tchad, certains de ces OGE sont dirigés par une personnalité indépendante, censée être nommée sur la base de ses mérites et compétences en matière électorale ou de son intégrité. Ainsi, alors que les membres partisans de l’organisme peuvent parfois jouer un jeu politique – et ils le font souvent malgré leur serment – en transposant au sein de l’institution les contradictions et positionnements du paysage politique, le président de l’OGE devient responsable de l’arbitrage, aidé, souvent, par les membres issus de la société civile et d’autres entités non partisanes. Le cas du Mozambique illustre bien ce constat, car le président de la Commission électorale nationale est statutairement élu parmi les huit représentants de la société civile (CEA, 2013).

46Ce modèle est très en vogue dans les pays dits francophones. Souvent, on observe une représentation paritaire entre les représentants du parti au pouvoir et ses alliés – communément appelés « mouvance » ou « majorité présidentielle » –, d’une part, et ceux des partis d’opposition, d’autre part. Cela avantage d’emblée le parti au pouvoir, car s’il y a 20 membres dans la commission, celui-ci disposerait de dix représentants « cohérents », alors qu’une opposition disparate et parfois très compétitive se partage les dix autres places. Dans les pays où la candidature indépendante est autorisée aux élections présidentielles, comme au Niger, les candidats indépendants peuvent se faire représenter dans l’OGE. Parce qu’ils reflètent la configuration du paysage politique, qui est dynamique, la tendance générale avec ces OGE est qu’ils sont ad hoc, établis pour chaque cycle électoral puis dissous, à l’exception d’un bureau ou d’un secrétariat exécutif permanent qui, lui, continue de fonctionner sans interruption pour préparer les joutes électorales prochaines et garder la mémoire de l’OGE. Au Tchad, par exemple, ce bureau est rattaché au ministère de l’Administration du territoire en dehors des cycles électoraux.

47Le modèle mixte ou hybride est caractérisé par la cohabitation, au sein de l’OGE, de représentants de l’État, souvent d’un ministère ou d’un organisme de l’exécutif, et des représentants partisans ou techniques et apolitiques. Ici, les représentants de l’État exercent les principales fonctions électorales, y compris le secrétariat de l’OGE qui est assuré par des cadres de la fonction publique. En Guinée, par exemple, la Commission électorale nationale indépendante comprend des représentants des partis politiques, aussi bien de la mouvance présidentielle que de l’opposition, en plus des représentants de l’administration publique désignés par le ministère de l’Administration du territoire8.

48Soulignons, enfin, que des pays opèrent des systèmes très complexes quand les différents aspects du processus électoral sont confiés à différentes entités. Au Mali, par exemple, trois entités différentes interviennent directement dans la gestion des processus électoraux. Il s’agit, d’abord, du ministère de l’Administration territoriale qui assure l’organisation technique et opérationnelle des élections, grâce à un Comité de pilotage composé d’une équipe de conseillers techniques et de représentants d’autres ministères, en plus de proclamer les résultats provisoires. Le deuxième organe intervenant dans le processus électoral est la Délégation générale aux élections (DGE). Établie en 2000, la DGE est le seul organe permanent du processus électoral, et est chargée de l’établissement, de l’élaboration et de la gestion du fichier électoral ainsi que de la gestion du financement public des partis politiques. Il y a, enfin, la Commission électorale nationale indépendante (CENI), qui est une structure pluripartite non permanente, chargée de la supervision et du suivi des élections, ainsi que de la gestion de l’accréditation des observateurs électoraux nationaux et internationaux.

49Une configuration similaire est observée non seulement au Sénégal, entre le ministère de l’Intérieur et la Commission électorale nationale autonome, mais aussi en Sierra Leone. Aussi, à Maurice, il y a trois structures qui interviennent dans le processus électoral : la Commission des circonscriptions électorales (chargée de la délimitation des circonscriptions électorales), la Commission de supervision électorale (responsable de la planification, de la gestion et de la supervision des processus électoraux) et le commissaire électoral (responsable des logistiques et de l’organisation matérielle des scrutins).

50Il n’y a pas de preuve empirique de la domination de l’un ou l’autre parmi ces modèles en matière d’efficacité. En effet, des pays au niveau de démocratisation aussi varié que le Canada, l’Afrique du Sud, le Ghana et le Nigeria fonctionnent selon le premier modèle, tandis que d’autres, comme la France, l’Espagne, le Togo et la Guinée, ont opté pour le modèle mixte. Il est cependant indéniable que le premier modèle inspire plus de confiance quant à son intégrité, vu son indépendance de l’exécutif et des partis politiques, ce qui explique peut-être son choix par la majorité écrasante des pays, notamment ceux nouvellement démocratisés ou en voie de démocratisation (IDEA, 2006). Mais cette indépendance ne repose pas uniquement sur la simple dénomination ou sur la nature juridique de l’institution ; elle dépend aussi d’autres facteurs, comme sa structure et le mode de recrutement de son personnel.

51La composition d’une commission électorale est probablement plus importante que sa nature juridique. Qu’une commission électorale soit juridiquement indépendante ou mixte a peu d’importance si elle est composée des représentants ou des sympathisants d’un seul candidat, et cela a une incidence réelle sur les stratégies des partis politiques dans leur quête pour le pouvoir d’État. Il y a, par exemple, une convergence générale chez les observateurs pour affirmer que l’impartialité et le professionnalisme des membres de la commission électorale ont été un facteur important dans le déroulement pacifique et la victoire, au Nigeria, du candidat du parti d’opposition, le Congrès progressiste (APC), Muhammadu Buhari, contre le président sortant lors du scrutin présidentiel du 28 mars 2015. Le même facteur est cité dans l’explication de la victoire d’Adama Barrow, le candidat du principal parti d’opposition, contre le président sortant, Yahya Jammeh, lors de l’élection présidentielle du 1er décembre 2016 en Gambie.

52Une autre caractéristique qui fait la différence entre les OGE dans leur rôle de véhicule potentiel d’alternance est leurs pouvoirs et leur champ d’action. Plus élargis sont les pouvoirs et le champ d’action d’un OGE, plus important devient son rôle dans le façonnement ou la gestion du processus électoral et donc dans la facilitation d’une alternance au pouvoir. Par exemple, l’établissement et la révision des listes électorales est un élément important de tout processus électoral, car il détermine qui a le droit ou non de voter. Il a donc une incidence indéniable sur les résultats des scrutins, d’où la tendance des régimes voulant frauder les élections de le cibler comme première phase de leurs opérations de truquage. Ainsi, le rôle de gestionnaire du processus électoral d’un OGE est grandement réduit si cet élément clef du processus ne figure pas dans ses champs d’action.

***

53Ce chapitre a traité des cadres institutionnels des processus électoraux en Afrique qui peuvent avoir une incidence sur les stratégies et les efforts des partis politiques de l’opposition pour conquérir le pouvoir d’État. Nous avons abordé les systèmes et lois électoraux et leurs effets sur les possibilités d’alternance ainsi que les organismes de gestion des élections et leurs impacts sur les stratégies des partis politiques dans leur quête pour le pouvoir suprême. Nous avons trouvé que, pour l’élection du chef de l’exécutif dans les pays africains, il existe trois principaux modes de scrutin : majoritaire à un ou plusieurs tours, proportionnel, et les modes hybrides alliant les deux. Ces deux derniers modes sont l’apanage des systèmes parlementaires, ou au moins utilisés seulement dans les scrutins législatifs. Il y avait cinq régimes parlementaires sur le continent en 2016.

54Compte tenu de son importance de plus en plus grande dans les processus politiques en Afrique, nous avons porté un regard critique sur la question de la limitation des mandats présidentiels et son influence potentielle sur les stratégies et efforts des partis d’opposition. Nous avons tenté d’établir le lien, même indirect, entre cette disposition et les calculs et stratégies des partis d’opposition en vue de réaliser l’alternance en leur faveur.

55Les mécanismes institutionnels et les textes juridiques ne pouvant pas tout expliquer par rapport à notre problématique principale, nous devons nous intéresser maintenant aux cadres politiques de la compétition électorale en Afrique.

Notes de bas de page

1 Par une modification constitutionnelle entrée en vigueur le 5 janvier 2016 et à la suite des revendications persistantes de l’opposition, la Zambie est passée au mode de scrutin majoritaire à deux tours.

2 Même si cela n’est jamais arrivé encore dans un pays du continent, souvenons-nous du second tour du scrutin présidentiel de février 2001 au Cap-Vert, où seulement douze voix ont départagé les deux candidats – on y était donc presque !

3 La Somalie, la Libye, le Maroc et le Swaziland pourraient, à terme, adopter des systèmes parlementaires similaires, si les évolutions politiques en cours dans les quatre pays devaient suivre leur trajectoire actuelle.

4 Il sied de noter qu’il y a de plus en plus de voix à Maurice qui appellent un dosage proportionnel à ce système pour que les sièges obtenus par les partis politiques reflètent réellement les voix recueillies, ce qui n’est pas actuellement le cas, car – comme dans tout système majoritaire – il y a parfois des déformations à cet égard.

5 La première année est celle de l’abolition de la disposition limitative, et la seconde celle de son rétablissement.

6 Compte tenu de son âge et de son état de santé (né en 1937 et victime d’un AVC en 2013) ainsi que de l’équilibre des forces en sa faveur dans le pays, le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, pourrait bien connaître le même sort que son homologue guinéen, c’est-à-dire un décès naturel au pouvoir.

7 Respectivement présidents de l’Union pour la nouvelle République (UNR) et du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG). Ce dernier, Alpha Condé, a finalement été élu à la présidence en 2010 et réélu en 2015.

8 Il faut noter qu’à l’issue d’un processus de dialogue entre les représentants de la mouvance présidentielle et des partis d’opposition ainsi que de la société civile en octobre 2016, l’option a été levée d’établir une commission électorale technique.

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