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Chapitre I. L’avènement et l’évolution des partis politiques en Afrique

p. 39-80


Texte intégral

[S]i, à la faveur du pluralisme retrouvé, il y a bien eu de nouveaux travaux sur les partis politiques en Afrique, les déficits […] n’ont toujours pas été comblés. Cette situation est paradoxale lorsqu’on sait que, depuis une quinzaine d’années, la science politique africaniste a été dominée par l’étude de la démocratisation et par la transitologie, qui est devenue un sous-champ à part entière de la science politique.
Gazibo, 2006b, p. 5.

1Ce premier chapitre s’intéresse aux acteurs principaux de notre ouvrage et de tout processus et système démocratique pluraliste, que ce soit en Afrique ou ailleurs : les partis politiques. S’il est vrai que notre préoccupation centrale porte sur les partis politiques de l’opposition, nous avons choisi d’aborder ici les partis politiques de façon générale, qu’ils soient de l’opposition ou au pouvoir. En effet, il serait presque impossible de concevoir la victoire électorale des partis d’opposition sans analyser ceux qu’ils comptent déloger et remplacer au pouvoir. Nous commençons donc par présenter quelques définitions des partis politiques, d’abord de façon générale, puis de façon spécifique pour les partis politiques en Afrique et ce que l’on peut entendre par parti d’opposition. Nous nous intéressons ensuite à l’évolution des partis politiques et aux systèmes partisans en Afrique avec le but d’avoir une bonne appréciation de l’impact de cette évolution et de ces systèmes sur les stratégies des partis pour la conquête ou la conservation du pouvoir d’État.

Qu’est-ce qu’un parti politique ?

2Avant d’aborder les définitions du parti politique, il convient de rappeler des éléments du très intéressant exposé de Sartori sur l’origine étymologique du terme « parti ». Entré dans le vocabulaire politique en Europe au XVIIe siècle, ce terme aurait progressivement remplacé les concepts péjoratifs de « faction » et de « secte ». Sartori note que « parti » vient du verbe latin partire, qui signifie « diviser ». Le terme « parti » portait alors l’idée de « partie », et donc de « faction » ou « fraction », résultat d’une construction analytique. Ainsi, soutient-il, les « partis » étaient inconcevables dans la vision politique de Hobbes ou de Spinoza. Ils n’étaient pas admis dans la cité de Rousseau. C’est sous cette connotation péjorative qu’il renvoie à une citation de Bolingbroke datant de 1738, dans laquelle ce dernier soutenait que : « Le gouvernement par partis […] aboutit toujours au gouvernement d’une faction […] Le parti est un mal politique et la faction est le pire des partis » (Sartori, 2011, p. 34)1.

3C’est avec la même connotation péjorative que Sartori décrit la position des acteurs de la Révolution française. « Ils étaient unanimes et constants dans leur condamnation des partis », écrit-il, avant de poursuivre : « Dans leurs batailles verbales et plus tard mortelles, la principale accusation qu’ils se jetèrent à la tête fut chef de parti, ce qui revenait à dire chef de faction » (2011, p. 42). Les partis politiques ne furent effectivement conçus comme des éléments positifs dans un système politique qu’au moment où « l’horreur de la désunion fut remplacée par la croyance qu’un monde uniforme n’était pas le seul fondement possible de l’État » (p. 47).

4Après ce rappel historique de l’évolution étymologique du terme, voyons maintenant comment se définit le parti politique dans sa conception moderne. Offerlé soutient qu’il n’y a pas de vraie définition pour le « parti », mais des usages politiques et sociaux très divers qu’on applique à des groupes considérés comme des partis politiques. Ainsi, il ne se contente pas d’une seule définition, mais en offre deux. La première est celle qu’il qualifie de « restrictive », selon laquelle un parti politique est une organisation durable dont l’espérance de vie politique est supérieure à celle de ses dirigeants, bien établie aux échelles locale et nationale du pays dans lequel elle se trouve, avec une volonté de ses dirigeants de prendre et d’exercer le pouvoir – seuls ou avec d’autres partis –, et qui a, enfin, le souci de rechercher un soutien populaire par la tenue d’élections ou de toute autre manière (Offerlé, 1987). L’auteur présente ensuite la seconde définition des partis politiques, qu’il qualifie d’« extensive ». Selon celle-ci, les partis politiques sont « des associations reposant sur un engagement libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts et objectifs, d’obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble » (p. 20).

5Une autre définition est proposée par Lemieux qui conçoit les partis politiques comme des « organisations plus ou moins développées et plus ou moins permanentes, des organisations qui cherchent à faire élire des candidats dans un corps électoral, qui comprend une proportion plus ou moins grande des personnes considérées comme adultes dans la collectivité où ont lieu les élections » (2005, p. 16). Cette définition comprend trois éléments : a) organisation et permanence ; b) élection ou participation aux élections ; et c) gouvernementalisme ou ambition de former un gouvernement. L’auteur soutient qu’il faut réunir chacune de ces conditions pour qu’un groupe soit considéré comme un parti politique. En effet, il y a plusieurs formes d’organisations plus ou moins permanentes qui ne sont pas des partis politiques, d’où la nécessaire condition de participer aux élections, ce qui écarte toute organisation permanente ou non qui n’a pas un programme électoral. Et si des individus cherchent à se faire élire comme candidats indépendants, ceux-ci sont exclus, car ils ne constituent pas une organisation.

6Mais l’auteur n’a pas bien défini la première variable. Considère-t-il comme parti politique une formation qui participe aux élections, mais de façon non régulière – peut-être une fois tous les deux ou trois scrutins ? L’auteur a peut-être laissé la définition de ce critère au gré de chaque société, mais on aurait souhaité qu’il le précise un peu, ne serait-ce que par l’ajout du terme « régulièrement ». Par exemple, l’article 7 de la Loi no 2001-21 du 21 février 2003 portant Charte des partis politiques au Bénin précise que « tout parti politique perd son statut juridique s’il ne présente pas, seul ou en alliance, de candidats à deux élections législatives consécutives » (nous soulignons), ce qui instaure un certain ordre dans le système. Tout en insistant sur cette précision, nous soutenons qu’il faut exempter de cette exigence des partis existant sur le terrain, mais en clandestinité, car interdits formellement pour des raisons politiques. En effet, leur interdiction politique les prive de l’occasion de participer aux processus électoraux, ce qui pourrait leur retirer, de façon injuste, un critère important de la qualification de tout groupement ou organisation comme parti politique.

7Pour Bréchon (1999), il faut définir les partis politiques en fonction des quatre critères suivants : a) l’organisation durable (qui se prolonge au-delà de ses fondateurs) ; b) l’organisation complète (de l’échelon local à l’échelon national ou fédéral, avec des relations régulières entre ceux-ci) ; c) l’ambition de la conquête du pouvoir (aussi bien à l’échelle locale que nationale ou fédérale) ; et d) la recherche du soutien populaire (notamment dans les processus électoraux). Bien évidemment, la même critique formulée à l’égard de la première définition présentée par Offerlé s’applique ici, notamment pour le troisième critère de l’auteur.

Les partis politiques en Afrique

8En plus de ces définitions générales, il sied d’offrir une définition des partis politiques qui, bien qu’universelle, cadre bien avec les partis politiques africains dans leur quête pour le pouvoir d’État :

Les partis sont des instruments pour l’action humaine collective de l’élite politique, soit des politiciens tentant de contrôler un gouvernement soit des cadres gouvernementaux ou publics qui tentent de contrôler les masses. Dans les systèmes compétitifs, les partis sont organisés pour gagner les élections. Dans les régimes autoritaires, ils sont établis pour contrôler les comportements et actions des populations. Dans tous les cas, il faut une organisation structurelle, des moyens financiers, des cadres compétents, des militants et un règlement intérieur pour le fonctionnement du parti (Weiner, 1967 ; cité par Salih, 2003, p. 3).

9Comme le note Offerlé, il y a évidemment des variations entre les différentes définitions de partis politiques, tout comme il y a des points communs entre elles. Mais que l’on se fie à ces points communs ou que l’on opte pour l’une de ces définitions, peut-on dire que ces définitions – prises ensemble ou individuellement – sont adaptées à la réalité des partis politiques africains ? Dans les différentes typologies des partis politiques qu’ils offrent dans leur Dictionnaire de la science politique, Hermet et al. (2005) déclarent que les partis politiques dans les pays en voie de développement – dont ceux d’Afrique – s’écartent substantiellement de leurs homologues occidentaux tels que la science politique les a saisis et analysés. Selon ces auteurs, malgré les apparences, l’accomplissement fonctionnel des partis politiques de ces deux mondes est très différent, du fait aussi bien de la diversité de leurs histoires que de leurs cultures.

10Dans nos entretiens avec plusieurs acteurs et observateurs politiques sur le continent, nombreux sont ceux qui, en raison d’une ou de plusieurs déficiences, refusent le statut de parti politique à un ou plusieurs partis de leur pays ou d’autres pays africains. Mais ces différences dans l’accomplissement fonctionnel ou ces déficiences sont-elles suffisantes pour refuser le statut de parti politique à tous ceux qui s’en réclament en Afrique ? Ces mêmes différences d’accomplissement fonctionnel existent après tout entre les partis politiques du monde occidental. Certains partis en Occident souffrent de plusieurs des mêmes lacunes que des partis politiques en Afrique. Pareillement, des partis politiques africains remplissent la plupart, sinon tous les critères énumérés dans les définitions précitées. Partant de ces faits, nous sommes d’avis que ces définitions sont bien adaptées à la réalité africaine.

11Pour soutenir ce constat, comparons, à l’aune des principaux critères trouvés dans ces définitions, un certain nombre de partis politiques dans des pays africains avec leurs semblables dans des pays occidentaux. Retenons parmi ces critères : a) la durabilité du parti au-delà de ses fondateurs ; b) la représentativité du parti dans le pays concerné ; et c) l’ambition de conquérir le pouvoir par la voie constitutionnelle.

12Concernant le premier critère, il convient de noter que le Convention People’s Party (CPP, au pouvoir de l’indépendance du Ghana en 1957 jusqu’au renversement de Kwame Nkrumah par un coup d’État militaire en 1966) et le New Patriotic Party (NPP, au pouvoir entre 2000 et 2008 et encore depuis janvier 2017) au Ghana sont de vieux partis créés respectivement par Kwame Nkrumah et Kofi Busia dans les années 1950, quoique le NPP ait changé de nom à plusieurs reprises. Mais il est aussi vrai que le parti Les Républicains, au pouvoir en France jusqu’en mai 2011 et fondé le 17 novembre 2002, est un avatar, depuis mi-2015, de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), lui-même métamorphose de l’Union pour la majorité présidentielle du même sigle, celui-là une incarnation de l’Union en mouvement (UEM) et de l’Association alternance 20022.

13En plus de ces deux partis ghanéens, il convient de noter que le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), présent dans la coalition au pouvoir à la fin 2016, est le parti fondé par Felix-Houphouët Boigny et ses collaborateurs en 1947 comme la branche territoriale (ivoirienne) du Rassemblement démocratique africain (RDA), créé à Bamako en octobre de l’année précédente. Le Congrès national africain (ANC), au pouvoir en Afrique du Sud depuis 1994, a célébré son centenaire le 8 janvier 2012, même si ce parti politique a commencé comme un mouvement de libération nationale. Tous ces partis africains existent encore des décennies après la mort de leurs fondateurs. À cet égard, ils remplissent parfaitement ce premier critère.

14Quant au deuxième critère, celui de la représentativité, soulignons que nombreux sont les partis politiques africains qui sont plus représentatifs que beaucoup de leurs homologues occidentaux. À titre d’illustration, il est intéressant de noter qu’à part les partis « démocrate » et « républicain », qui sont les deux principaux partis fédéraux aux États-Unis, presque tous les autres sont étatiques ou localisés. Il y a aussi plusieurs partis provinciaux au Canada, qui ne sont pas représentés et n’ambitionnent pas de l’être à l’échelon fédéral, se limitant seulement à leur niveau de gouvernement provincial ou même municipal, dans le cas de certains partis au Québec. Or, dans plusieurs pays africains, les chartes ou les lois organiques sur les partis politiques interdisent, de façon formelle, tout caractère régional des partis politiques. Un exemple intéressant vient du Nigeria. En effet, pour être élu au premier ou au deuxième tour – car il y a théoriquement la possibilité de trois tours (voir chapitre 2) – de l’élection présidentielle au Nigeria, la Constitution de 1999 exige l’obtention, par l’intéressé, de la majorité absolue ou de la majorité simple avec au moins 25 % des voix dans au moins les deux tiers des 36 États de la fédération et sur le territoire de la capitale fédérale, soit 24 États au moins. Ceci est pourtant impossible sans une coalition transcendant les régions et les considérations ethniques et religieuses dans le pays. Cela fait d’ailleurs que chaque fois qu’un parti élit un candidat du Nord, son colistier est systématiquement du Sud (au sens large nigérian, incluant l’Ouest et le Sud-Est), et vice-versa.

15Il est donc évident que les constitutions ou les chartes des partis politiques des pays africains ayant de telles dispositions assurent la représentativité nationale des partis politiques, en théorie au moins, et certains sont véritablement nationaux, quoiqu’avec des fiefs régionaux. Mais quel parti politique au monde échappe à cette réalité de fiefs régionaux ?

16Au sujet de l’ambition de la formation politique de conquérir le pouvoir comme condition pour être qualifiée de parti politique, il est absolument évident que tel est l’objectif d’au moins les principaux partis politiques dans tous les pays d’Afrique. D’ailleurs, d’aucuns reprochent aux partis politiques africains de n’avoir aucun autre souci (comme le service du peuple) que la conquête du pouvoir. Il est vrai que pour des raisons variées – dont la compréhension est d’ailleurs la raison d’être de cet ouvrage –, la probabilité d’atteindre cet objectif est très faible pour la plupart d’entre eux. Mais cela n’est pas une particularité africaine. À titre d’exemple, on notera que le Parti libéral-démocrate (Liberal Democrats), la troisième force politique en Grande-Bretagne depuis plusieurs décennies, n’a jamais rêvé, depuis sa fondation en 1988 à la suite d’une fusion entre le Parti libéral (LP) et le Parti social-démocrate (SDP), de faire mieux que de remplacer le Parti travailliste ou le Parti conservateur dans leur position de principale force d’opposition à Westminster3. Occuper le 10 Downing Street n’a pas été une ambition « réaliste » de ce parti depuis cette date, car il ne récolte qu’un nombre minime de suffrages et de sièges. Mais cela n’en fait pas moins un parti politique.

Le parti d’opposition

17Il convient que l’on explicite, à ce stade, le sens du terme « parti d’opposition », qui pourrait sembler banal, mais qui constitue l’élément central du présent ouvrage. De prime abord, le « parti d’opposition » peut se définir comme le parti politique qui n’a pas le pouvoir exécutif, ni seul ni en coalition. En effet, dans les pays où seuls les partis politiques peuvent briguer la présidence ou faire élire des représentants au Parlement, le statut de parti d’opposition est accordé ou obtenu de façon automatique dès lors que le parti ne détient pas ou plus le pouvoir exécutif.

18En effet, l’article 2 de la Loi no 07/008 du 4 décembre 2007 portant sur le statut de l’opposition politique en République démocratique du Congo entend par cette expression « le parti politique ou le regroupement de partis politiques qui ne participent pas à l’Exécutif et/ou ne soutiennent pas son programme d’action au niveau national, provincial, urbain, municipal ou local ». De même, l’article 2 de la Loi no 00-047 du 13 juillet 2000 portant statut des partis politiques de l’opposition au Mali dispose que le parti politique de l’opposition est « un ou plusieurs partis représentés ou non à l’Assemblée nationale, distincts du parti ou de la coalition de partis politiques qui soutiennent l’action gouvernementale ».

19Mais la condition de « se réclamer de l’opposition si nécessaire » pourrait s’avérer un critère significatif, notamment dans certains pays où les candidatures indépendantes sont autorisées aux élections présidentielles ou législatives. Par exemple, au Bénin, l’opposition se définit par rapport aux positions qu’un parti prend vis-à-vis de celui qui est au pouvoir. Ainsi, l’article 6 de la Loi no 2001-36 du 14 octobre 2002 portant statut de l’opposition dans ce pays exige de tout parti politique souhaitant appartenir à l’opposition de « faire une déclaration officielle et publique de son appartenance à l’opposition et la faire enregistrer au ministère chargé de l’intérieur ».

20Pour Mbodj (2000), il faut distinguer deux types de partis d’opposition, car il y a, d’une part, ceux représentés au Parlement (opposition parlementaire) et, d’autre part, ceux en dehors du parlement (opposition extraparlementaire). Pour les premiers, il s’agit de « l’ensemble des partis ou groupements politiques présents au Parlement et qui constituent la minorité parlementaire dont la vocation est de s’opposer à la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement ; celui-ci émanant de celle-là ». Cela fait de l’opposition extraparlementaire, logiquement, les groupements du même type agissant en dehors du parlement.

L’origine des partis politiques

21Bien des auteurs tracent l’origine des partis politiques en Afrique à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le True Whig Party (TWP) au Liberia, créé en 1860, l’ANC sud-africain, fondé en 1912, et le Parti socialiste au Sénégal, établi par Lamine Gueye dans les années 1930, sont les seules exceptions à cet égard. Mais s’il y a un consensus sur la période de l’émergence de ces partis politiques, les spécialistes diffèrent sur les facteurs « catalyseurs » du fait partisan sur le continent. Pour Lavroff (1970), la création des partis politiques en Afrique subsaharienne est le résultat de l’introduction du droit de vote dans la vie politique des colonies, notamment celles sous domination française. Cela se rapporte au premier schéma évolutif des partis politiques occidentaux identifié par Duverger (1973).

22En effet, Duverger trace l’émergence du fait partisan en Occident à la seconde moitié du XIXe siècle, et plus précisément à l’an 1850 aux États-Unis. Il présente ensuite deux schémas évolutifs des partis politiques occidentaux. Pour certains, ce développement est lié à la naissance de la démocratie, c’est-à-dire à l’extension du suffrage populaire et des prérogatives parlementaires. Ainsi, certains partis sont nés d’une succession de faits électoraux ou parlementaires : création de groupes parlementaires, apparition de comités électoraux, puis établissement d’une liaison permanente entre ces deux éléments. Pour d’autres, cependant, Duverger cite les groupes syndicaux comme étant à leur origine ; c’est le cas des partis socialistes, comme le Parti travailliste britannique. Il parle également du rôle des groupes de pensée ou des groupes d’intérêt (comme les coopératives agricoles et groupements professionnels paysans au Canada, en Australie, en Suisse, en Scandinavie et même aux États-Unis) comme ayant été les fers de lance de certains partis politiques.

23Selon Lavroff, s’il est vrai que l’introduction du droit de vote est le facteur qui a « directement » impulsé la création des partis politiques africains dans leur forme moderne, ceux-ci ne sont pas nés seulement à partir de ces changements politiques, comme en 1946 dans les colonies françaises. C’est en fait le second schéma évolutif identifié par Duverger qu’ont emprunté la plupart des premiers partis politiques africains.

Les groupes et les associations

24Bon nombre des partis politiques d’aujourd’hui ont évolué à partir de groupes syndicaux et d’associations culturelles ou de jeunesse créés par des intellectuels africains dans l’entre-deux-guerres, ou alors vers la fin des années 1980 et le début de la décennie suivante, après la longue parenthèse de l’ère des partis uniques et des juntes militaires. Mais il est indéniable que la transformation de ces groupements syndicaux ou associations culturelles en partis politiques s’est généralement effectuée grâce à l’introduction du droit de vote ou du multipartisme. Sur ce dernier cas, il convient de souligner l’important rôle de relais que les organisations de la société civile ont joué à cet égard, y compris pour le rétablissement du multipartisme, comme on le verra.

25Mais avant, rappelons que Salih (2003) évoque une autre source ou un autre facteur de création de partis politiques en Afrique. Pour lui, des partis ont été créés par des élites ethniques ou régionalistes afin de préserver ou d’avancer les intérêts de leur groupe identitaire vis-à-vis d’autres groupes – ce qui suppose que les autres étaient essentiellement de la même nature. Effectivement, l’on peut penser ici aux partis comme le Congrès des peuples du Nord (NPC) ou le Congrès du Delta du Niger (NDC) durant les premières années de l’indépendance au Nigeria, ou encore le Parti du mouvement de l’émancipation du peuple hutu, au pouvoir au Rwanda durant le génocide de 1994. Cela donne raison à Lavroff (1970) dans sa caractérisation des premiers partis évoluant dans les anciennes colonies anglaises, et il y avait encore plusieurs partis politiques au moment de la rédaction de cet ouvrage qui étaient dominés par des considérations ethniques, ce qui ne réduit pas les partis politiques africains, dans leur ensemble ou même leur majorité, à des partis ethniques.

La société civile

26On peut définir la société civile comme l’ensemble des mouvements (souvent volontaires) socioculturels et des « intellectuels » organisés et autonomes (des forces politiques) qui s’engagent pour exprimer et canaliser les frustrations des masses contre les gouvernants ou agissent comme intermédiaires entre les deux et avancent des causes particulières comme la libéralisation du système politique. Ils comprennent les médias indépendants, les avocats, les groupes de revendication (advocacy groups), les syndicats, les mouvements estudiantins, les groupes féminins, les organisations de défense des droits de la personne et les mouvements religieux.

27S’il est vrai que la plupart des transitions de l’autoritarisme à la démocratie ont été « négociées » entre le pouvoir et les forces de l’opposition, les organisations de la société civile en ont été les fers de lance. Ces organisations ont assuré le relais entre le monopartisme et le multipartisme dans la plupart des pays africains à partir de la seconde moitié des années 1980. En effet, comme le montre bien Monga (1995), les activités et revendications initialement sectorielles et apolitiques des mouvements de la société civile ont souvent fini par prendre les connotations politiques de l’opposition. C’est en ce moment que bon nombre de ces mouvements, maintenant soupçonnés sinon mis en garde par les régimes jusque-là tolérants envers eux, se dissocient ou se transforment en mouvements ou partis politiques.

28Des partis comme le Mouvement pour le changement démocratique (MMD), au pouvoir en Zambie entre 1991 et 2011, et le NPP, au pouvoir au Ghana de 2000 à 2008 puis depuis janvier 2017, offrent une parfaite illustration de ce processus de métamorphose et de catalyseur. Au Ghana, Ayee (2008) trace les origines contemporaines du NPP à un certain Danquah-Busia Club (DBC) ou « Friday Club », officiellement créé à Accra au début de 1991. Il ajoute qu’après l’autorisation des partis politiques en mai 1992, le club s’est ouvert à d’autres personnes puis s’est transformé en une sorte de groupe de réflexion des gens dévoués à la planification et la mobilisation de fonds. Gabby (2007) fait remonter l’origine du DBC à l’année 1985, soit environ sept ans avant la création du parti. Mais le club aurait été clandestin ou non opérationnel jusqu’en 1991. Cependant, à part la création de ce club, les effets socioéconomiques néfastes du programme d’ajustement structurel des institutions de Bretton Woods – auquel le Ghana était soumis depuis 1983 – avaient déjà favorisé l’émergence de voix contestataires à peine voilées dans leur opposition politique au régime militaire de Jerry Rawlings.

29Maintenant que nous avons défini les partis politiques et vu leur évolution en Afrique, il sied dorénavant de s’attarder sur un certain nombre de leurs caractéristiques dans un cadre d’analyse de « système de partis ». Ces éléments s’avéreront importants pour mieux comprendre certains aspects de la réussite ou de l’échec des efforts des partis politiques pour la conquête du pouvoir d’État. En effet, comme le soutient Seiler, « le concept de parti politique ne revêt tout son sens que lorsqu’il est rapporté à la totalité à laquelle il appartient : le système de partis » (2000, p. 196).

Les systèmes de partis

30Un système de partis peut être défini comme le mode de structuration de la compétition pour le contrôle du pouvoir exécutif (Mair, 2007), ou comme « la somme des partis dans un pays particulier et les relations entre les différents partis » (Basedau, 2007, p. 108), ou encore comme « l’ensemble structuré constitué des relations tantôt d’opposition, tantôt de coopération qui existent entre les partis politiques agissant sur la scène politique d’une même société politique » (Seiler, 2002, p. 196). En restant assez près de ces définitions, Sartori le conçoit comme « le système d’interaction qui résulte de la compétition entre partis » (2011, p. 84).

31Il y a un certain nombre d’approches pour étudier les systèmes de partis. La plus répandue est celle adoptée par Duverger (1973) dans sa typologie des systèmes partisans pluralistes. Cette approche est fondée principalement sur le nombre de partis dans le système (parti unique, bipartisme, multipartisme) et sur les caractéristiques des partis au sein de ces trois types, ce qui engendre des partis dits disciplinés (rigides) ou indisciplinés, dépendants ou indépendants, techniques ou métaphysiques, etc. (Novak, 2015). Sartori (2011) s’inscrit dans le même schéma, bien qu’il se démarque parfois de Duverger notamment sur la qualification de certains types secondaires. C’est cette approche que nous prônons principalement ici pour étudier les systèmes de partis africains.

32Sans nous embourber dans d’interminables typologies « principales », « secondaires » et « intermédiaires » des systèmes de partis, nous mettons en relief trois principaux types de systèmes de partis sur le continent : les systèmes de parti unique – auxquels nous lierons ceux à partis dominants sans pour autant les confondre –, les systèmes bipartisans et les systèmes multipartites. Selon que le système partisan d’un pays se conforme à l’un ou l’autre type parmi ces trois, l’effet sur les stratégies de conquête du pouvoir est clair, comme on le verra plus loin.

Les systèmes à parti unique

33Comme nous l’avons vu en introduction, la grande majorité des pays africains étaient multipartites à la veille et au lendemain de leur regain d’indépendance. En effet, les premières constitutions de presque tous les pays africains nouvellement indépendants prévoyaient le fonctionnement de l’État sur la base du multipartisme. Mais peu de temps après les indépendances, cette donne a graduellement changé dans différents pays du continent. Le multipartisme a cédé la place aux régimes de parti unique ou aux juntes dirigeantes issues de coups d’État militaires, même s’il y a eu, dans certains pays, de brèves parenthèses de multipartisme entre ces deux types de régimes.

34Par « système de parti unique », on entend un système politique dans lequel seul un parti politique est autorisé, par la loi ou par l’inexistence forcée dans les faits et les réalités politiques d’autres formations politiques, à exercer les activités politiques dans un pays donné. Dans son ouvrage portant sur L’avènement du parti unique en Afrique noire, Mahiou (1969) note que, en 1958, il existait une soixantaine de partis politiques dans les quinze pays d’Afrique subsaharienne anciennement colonisés par la France, mais que ce nombre avait baissé à vingt en 1964.

35Parmi les premiers pays africains à adopter le système de parti unique figurent le Ghana, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Mali et la République centrafricaine. Progressivement, le parti unique – avec parfois l’homme unique – s’est implanté, de facto ou de jure, dans les cinq coins du continent : en Afrique occidentale et centrale dans les pays sus-cités, au Gabon d’Oumar Bongo et ailleurs ; en Afrique australe au Malawi de Hastings Banda, dans la Zambie de Kenneth Kaunda et aux Seychelles de France-Albert René ; en Afrique de l’Est dans la Tanzanie de Julius Nyerere et au Kenya de Daniel arap Moi ; ainsi qu’en Afrique du Nord avec le tout puissant Front de libération nationale (FLN) d’Algérie, alors que le Maroc n’avait pas de système de partis. Selon Carbone et St-Sauveur (2006), c’est dans trois pays seulement (le Botswana, la Gambie et l’île Maurice) que le multipartisme a survécu sans une parenthèse de parti unique.

36Aujourd’hui, cependant, seule l’Érythrée peut être considérée comme un pays ayant un système de parti unique en Afrique. Dans ce pays, le Front populaire pour la démocratie et la justice (FPDJ) – né des cendres du Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) – est le seul parti politique légal et au pouvoir depuis la sécession du territoire de la fédération éthiopienne en 1993. Le régime FPDJ, qui n’a jamais tenu une élection compétitive même au sein du parti unique, est considéré comme autoritaire sous le joug d’Issayas Afwerki.

37Mais comment des pays où régnait le multipartisme ont-ils abouti à des régimes de parti unique ? Quel était le sort des partis d’opposition sous ces régimes et quels enseignements peut-on tirer de ces dynamiques pour les comportements et les stratégies des partis d’opposition depuis la réintroduction du multipartisme au début des années 1990, notamment en ce qui concerne leur quête pour le pouvoir d’État ?

38Toujours selon Mahiou, l’avènement du parti unique a été l’aboutissement d’un processus historique et politique dans les pays qui l’ont expérimenté. Ce processus a commencé « sous le signe du multipartisme, [relayé] par le bipartisme [dans certains pays] et le parti unifié » (1969, p. 91). Mahiou soutient que la situation sociopolitique particulière qui prévalait dans certains pays africains au lendemain des indépendances justifiait ou nécessitait des actes visant à établir ou rétablir l’unité nationale. Personne n’était censé ou ne jugeait sage d’aller contre l’indépendance acquise, et il y avait une véritable bienveillance, de la part de pays étrangers – y compris des anciennes puissances coloniales – envers les partis uniques, considérés comme un facteur de stabilité.

39Ainsi, l’on a procédé, dans un premier temps, à l’établissement des « partis unifiés », quand l’ensemble des partis politiques d’un pays se rallient autour d’un programme commun au sein d’un gouvernement de coalition tout en conservant leur identité au sein de la coalition. Le « parti unique » s’est ensuite imposé quand les partis membres de la coalition ont perdu ou abandonné leurs identités distinctes. Pour Sylla (1977), l’instauration des systèmes de parti unique en Afrique s’est faite selon des procédés politiques, juridiques ou institutionnels, mais aussi autoritaires et coercitifs. Pour lui, si les procédés politiques ont suivi le schéma décrit par Mahiou, les procédés juridiques et institutionnels ont souvent consisté en un renforcement du parti gouvernemental face aux partis minoritaires et aux acteurs politiques, un procédé dont la réussite dépendait beaucoup du charisme du leader au pouvoir.

40Un exemple de parti unique est le Parti démocratique de Guinée (PDG-RDA) qui a régné de 1958 à 1984. Mais si le régime du PDG en était indéniablement un de parti unique, c’était initialement une situation de fait et non de droit. Comme l’indique bien Charles (1962 et 1972) dans deux études sur le PDG dans le système politico-juridique guinéen d’alors, rien dans la Constitution guinéenne de novembre 1958 ne s’opposait à l’existence de partis politiques d’opposition.

41En fait, l’article 40 de la Constitution guinéenne de novembre 1958 garantissait le droit de réunion et d’association. D’ailleurs, les dirigeants du PDG ne cessaient de rappeler que si un nouveau parti politique se créait, en se définissant « dans le sens de l’intérêt majeur de la Nation », le PDG faisait « serment de mettre à sa disposition tous les moyens nécessaires pour son développement pour mener ses activités » (Charles, 1962, p. 316). En réalité, il était presque inconcevable qu’un nouveau parti émerge en opposition au PDG, dans la mesure où ce dernier était identifié et confondu avec le « peuple », dont il incarnait les aspirations, détenait « ses destinées », était « sa pensée collective » et « le gardien de sa volonté » (p. 316-318). Dès lors, le PDG ne pouvait être que fils « légitime » unique et tous les autres partis « nés hors mariage » sous la case familiale guinéenne. Cette situation a cependant changé avec la Constitution de mai 1982. En effet, l’article 2 de cette nouvelle Constitution stipule que « le PDG, en tant que Parti national, constitue le Parti-État de Guinée. Il consacre la réalité nationale de l’unification du Parti et de l’État, entité politico-administrative résultant de la volonté populaire nationale. » Au Ghana, toujours en Afrique de l’Ouest, on a droit à un autre exemple de parti unique sous Kwame Nkrumah. Mais là-bas, contrairement à la situation en Guinée, le régime de parti unique était instauré aussi bien dans le droit que dans les faits, notamment après la modification constitutionnelle de 1964. En effet, la Constitution de 1964 a expressément banni le multipartisme et instauré le CPP en parti unique au regard de la loi.

42En Afrique de l’Est, les exemples de la Tanzanie et du Kenya sont édifiants. Dans la Tanzanie de Julius Nyerere, le Parti de la Révolution ou Chama Cha Mapinduzi (CCM) est fondé en 1977 comme seul parti politique légalement autorisé à exercer dans le pays, né en 1964 de la fusion du Tanganyka et du Zanzibar. Le CCM est resté le seul parti constitutionnel – parfois supérieur, dans les faits, aux institutions élues – jusqu’au rétablissement du multipartisme en 1992. Au Kenya, l’institutionnalisation du système de parti unique est venue tardivement, sous le règne de Daniel arap Moi, avec l’amendement constitutionnel de 1982 qui a fait de la Kenya African National Union (KANU) le seul parti légal dans le pays. Il faut dire que ce système existait déjà, de facto, sous le règne du premier président du Kenya indépendant, Jomo Kenyatta, et ce, depuis l’interdiction en 1969 du principal parti d’opposition, l’Union du peuple kenyan (KPU), fondé en 1966 par des frondeurs de la Kenya African Democratic Union (KADU), fusionnée avec la KANU une année plus tôt.

43Sous les régimes de parti unique, que ce soit de facto ou de jure, les partis d’opposition ne sont pas autorisés à exercer librement. Leur sort sous ces régimes se caractérise par l’une des situations suivantes : soit les partis politiques de l’opposition disparaissent totalement de la scène politique, soit ils entrent en clandestinité. Dans ce dernier cas, les partis politiques s’activent quelque temps après leur autorisation, mais avec beaucoup de faiblesse et parfois sous d’autres appellations, notamment si leur autorisation intervient après une longue période d’interdiction. Mais vu la fréquence des coups d’État durant cette période, notamment, la période d’activité des partis politiques s’est souvent avérée très courte, et elle a parfois été avortée par des contrecoups (voir tableau 1.1).

Les systèmes à partis dominants

44Ce type de système est un système dans lequel un parti gagne une série d’élections consécutives dans le cadre de véritables élections exemptes de fraudes massives. Sartori, qui préfère le terme « prédominant » à celui de « dominant », décrit ce système comme un système dans lequel un parti distancie tous les autres. Il insiste pour dire que ce système appartient « incontestablement à l’aire du pluralisme partisan » (2011, p. 289). Contrairement à un système à parti unique et loin d’être autoritaire, la situation ici est que les partis d’opposition échouent simplement à convaincre et à modifier le choix des électeurs pour déloger le parti au pouvoir. Très souvent, le parti au pouvoir réussit à gagner l’attachement des électeurs à son programme de société grâce à des politiques socioéconomiques tangiblement bénéfiques ou à un rôle historiquement important dans la destinée sociopolitique du pays, conjugué avec une fragmentation des partis d’opposition, voire, dans certains cas, avec un manque de crédibilité sociale chez les plus sérieux parmi eux. Sartori exprime cette idée plus éloquemment en ces termes :

La permanence monopolistique du même parti au pouvoir [dans un système à parti prédominant], élection après élection, ne peut être raisonnablement imputée ni à un jeu manifestement déloyal ni au bourrage des urnes. En d’autres termes, nous pouvons fermer les yeux sur les irrégularités électorales pour autant qu’on puisse raisonnablement supposer que dans une compétition loyale le parti prédominant obtiendrait encore la majorité absolue des sièges [… puisqu’il est] régulièrement soutenu par une majorité d’électeurs […] Il s’ensuit qu’un parti prédominant peut à tout moment cesser d’être prédominant. Lorsque cela se produit, ou bien la configuration initiale se voit bientôt rétablie, ou bien le système change de nature, c’est-à-dire cesse d’être un système à parti prédominant (Sartori, 2011, p. 289).

tableau 1.1. Les coups d’État réussis en Afrique par région et par décennie, 1952-2016

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Source : Adapté de Souaré (2014).
1. Les 55 pays sont répartis par région selon la classification de l’Union africaine.

45Ce parti dominant réussit aussi souvent à représenter la diversité socioculturelle et régionale du pays, ce qui en fait un véritable parti-État sans l’autoritarisme des partis uniques, et le rapproche du statut de parti de masse, s’il ne l’est pas déjà. Sa défaite n’est donc possible que par le renversement de ces tendances, aussi bien de son côté (échec d’être représentatif ou de rendre les services pour lesquels il est connu) que du côté des partis d’opposition, notamment par une augmentation de sa crédibilité aux dépens du parti au pouvoir.

figure 1.1. Le nombre de coups d’État réussis par décennie (1952-2016)

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Source : Adapté de Souaré (2014).

46L’Afrique du Sud avec le Congrès national africain (ANC), la Tanzanie avec le CCM, le Botswana avec le Parti démocratique botswanais (BDP), la Namibie avec l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (SWAPO) et le Mozambique avec le Front de libération mozambicain (FRELIMO) sont de bons exemples de systèmes à parti dominant, mais démocratique. Dans presque tous ces cas, le parti au pouvoir a su obtenir plus de 60 % des voix aux élections présidentielles et le même pourcentage de sièges au Parlement, l’incertitude, à chaque élection, portant sur leur marge de victoire et rarement sur l’éventualité de perdre le scrutin.

47Le cas du Mozambique fait figure d’exception, car il s’approche d’un système bipartisan sans l’être vraiment, l’écart entre le FRELIMO et son principal rival, la Résistance nationale du Mozambique (RENAMO), avoisinant souvent les 20 % des voix. Mais il est intéressant de noter que depuis la fin, en 1994, de la guerre civile qui les avait opposés des années durant, la scène politique mozambicaine est dominée par ces deux mouvements de libération devenus partis politiques. Ils se partagent au moins 95 % des voix aux différents scrutins présidentiels et parfois 100 % des sièges au Parlement. Le FRELIMO garde le pouvoir avec plus de 52 % à chaque élection, s’imposant même avec 75 % des voix au scrutin présidentiel d’octobre 2009 et 191 des 250 sièges au Parlement la même année, les résultats les plus généreux pour le parti depuis 1994. Mais chaque fois, la RENAMO a su obtenir au moins 30 % des voix aux scrutins présidentiels (à l’exception notable de celui de 2009) et près de 100 sièges au Parlement (toujours sauf en 2009, quand il a été réduit à 51 sièges).

48Il y a, à côté de ces pays, d’autres qui sont caractérisés par un système à parti dominant qui remporte les scrutins, mais parce que leurs résultats sont souvent influencés par les jeux du parti au pouvoir. Il s’agit là de ceux que Sartori qualifie de « partis hégémoniques » :

Le parti hégémonique n’autorise pas de [réelle] compétition pour le pouvoir, ni formelle ni de facto. D’autres partis ont le droit d’exister, mais en tant que partis de deuxième zone, sous licence, car ils ne sont pas autorisés à entrer en compétition avec le parti hégémonique en termes [sic] d’antagonisme et sur une base égale. L’alternance non seulement ne se produit pas dans les faits, mais ne peut pas se produire, dans la mesure où une rotation du pouvoir n’est même pas envisagée. Il s’ensuit que le parti hégémonique restera au pouvoir, qu’il soit apprécié ou non (Sartori, 2011, p. 321).

49S’il est vrai que la situation actuelle dans un certain nombre de pays africains se prête à cette description, l’on peut mettre un bémol sur l’affirmation de Sartori quant à l’impossibilité supposée d’effectuer l’alternance dans de tels systèmes, car elle ne semble pas tenir compte des stratégies que peuvent employer les partis d’opposition, notamment celle de la bipolarisation du système.

Les systèmes bipartisans

50Considéré par Duverger (1973) comme le système naturel et logique dans tout système politique, Seiler définit le bipartisme comme « un système de partis fondé sur l’alternance, plus ou moins régulière, au gouvernement de deux partis à vocation majoritaire » (2000, p. 203). Dans ce système, toujours selon Seiler, « les autres partis représentés au Parlement [ou sur la scène politique dans un système présidentiel] se trouvent réduits à jouer les utilités, sans espoir [réaliste] d’accéder au pouvoir, ni même d’en influencer l’exercice » (2000, p. 203). Il ressort de cette définition que le bipartisme n’exclut pas l’existence d’autres partis dans le système, sauf que le poids des autres partis, même ensemble, s’avère insignifiant. Cela est conforme à la définition de Martin du bipartisme : « un système politique dans lequel deux partis alternent au pouvoir en disposant presque toujours de la majorité absolue des sièges, sans que pour autant le nombre total de partis représentés soit obligatoirement réduit à deux » (2006, p. 113). Il cadre également bien avec l’argument de Sartori (2011) qui, à partir de sa logique se focalisant sur les « partis pertinents » (relevant parties), soutient que le bipartisme ne se fonde pas vraiment sur le nombre absolu des partis existants, mais plutôt sur le nombre de ceux qui comptent. L’on peut exprimer cette idée en d’autres termes, en arguant qu’un système bipartisan est un système multipartite compétitif avec deux chefs incontestables à bord.

51En effet, le système bipartisan pur, dans lequel n’existeraient que deux partis, est extrêmement rare. Au XXIe siècle, seuls les États-Unis d’Amérique représentent ce modèle au niveau fédéral. Là-bas s’imposent, depuis environ 1856 et de façon presque exclusive, les partis démocrate et républicain, à la Chambre des représentants, au Sénat et à la Maison-Blanche, alternant régulièrement entre les positions de majorité et de minorité4.

52Mais comment appliquer cette définition aux partis politiques africains alors qu’il n’y a pas d’entendement explicite sur le cycle de régularité des alternances entre les deux principaux partis ? Combien faut-il d’élections ou d’alternances pour conclure qu’il y a dualisme dans un système politique ? Répondre à cette question nous paraît très important dans la mesure où les pays africains n’ont pas encore une longue histoire en matière d’élections ; en effet, comme nous l’avons vu plus haut, les régimes de partis uniques et les juntes militaires ont suspendu jusqu’au début des années 1990 le multipartisme et, ipso facto, les élections compétitives dans la plupart des pays africains.

53Ainsi, partant des définitions proposées par Sartori et Seiler ainsi que des précisions déjà apportées, nous estimons opportun de proposer un certain nombre de critères pour constater l’établissement ou l’exis­tence d’un système bipartisan en Afrique, mais aussi ailleurs. Nous admettons de prime abord qu’il s’agit de critères assez restrictifs qui excluent certains pays, mais ils restent opportuns pour assurer une meilleure définition et une identification plus juste du système et des pays qui s’y qualifient. Nous avançons ces trois principaux critères :

  • les deux partis majoritaires doivent totaliser au moins 85 % des voix valablement exprimées dans au moins quatre élections présiden­tielles successives, et occuper au moins 85 % des sièges au Parlement dans au moins quatre élections législatives successives ;
  • l’écart des voix et du nombre de sièges entre les deux partis doit être égal ou inférieur à 15 % ;
  • en cas d’existence d’autres partis, l’écart entre le deuxième parti (principal parti d’opposition) et celui qui le suit immédiatement doit être d’au moins le double du score de ce troisième parti.

54Un quatrième critère peut être ajouté à cette liste, mais en qualité de facteur réconfortant pour le système plutôt que disqualifiant : les quatre élections successives que doivent traverser les deux partis sont marquées par au moins une alternance entre les deux.

55Que signifient ces critères ? L’exigence que les deux principaux partis totalisent au moins 85 % des voix est la tradition des systèmes bipartisans établis (au moins une majorité très confortable), les deux totalisant d’ailleurs plus de 95 % des voix aux États-Unis. Ce critère permet aussi de constater leur suprématie avérée et non ponctuelle sur les autres, et de différencier ce système d’un autre qui serait multipartite. En effet, si les deux partis totalisaient moins de 85 %, il se peut que, suivant la logique de notre deuxième critère, le deuxième parti ait moins de 40 % des voix et les autres partis plus de 20 %. Si ces derniers réussissaient à former une coalition cohérente et solide après avoir franchi ce seuil psychologique, ils pourraient alors constituer une alternative réelle au deuxième parti en récoltant les voix des mécontents et donc changer le paysage électoral. Or cela ne doit pas se faire dans un système bipartisan, sauf dans une situation de rupture et de renversement des positions des partis au sein du système, dans la mesure où l’un des deux principaux partis d’antan change de ligue et devient un parti d’utilité. Cela peut se faire une fois au cours des quatre élections préconisées, soit en raison d’actes de boycottage par le deuxième parti, soit à cause d’une fluctuation ponctuelle dans les fortunes électorales de ce parti. Mais si cette fluctuation se normalise, alors nous ne serons plus dans un système bipartisan.

56La condition selon laquelle cette dominance doit se poursuivre pendant au moins quatre élections successives se justifie, dans le contexte africain, par le fait que, comme nous l’avons vu déjà, le rétablissement du multipartisme dans la plupart des pays du continent ne date que du début des années 1990, la majorité des élections dites « fondatrices » ayant été organisées entre 1991 et 1995. La durée des mandatures présidentielles et parlementaires oscillant entre quatre (Ghana, Nigeria, Égypte, etc.) et cinq ans (la majorité des pays), avec seulement quelques pays ayant une mandature de six (Liberia) ou de sept ans (le Sénégal jusqu’en 2019, le Rwanda jusqu’en 2024 et le Cameroun, par exemple), il est certain que quatre scrutins auront eu lieu depuis 1990, ce qui nous permet d’établir que le statut des deux partis n’est pas le fait d’une ou de deux élections seulement.

57Pour ce qui est de l’écart des voix entre les deux principaux partis, le souci est de s’assurer qu’on n’est pas en présence d’un système à parti dominant, comme c’est le cas au Mozambique, où l’écart entre le FRELIMO et la RENAMO est beaucoup plus important. Et si l’écart est réduit entre les deuxième et troisième partis et qu’il se creuse entre les deux premiers, même avec le respect du seuil de 85 % du score total des deux partis majoritaires, on peut se retrouver dans une situation où le deuxième totalise moins de 30 % des voix, et le troisième plus de 20 %. Non seulement cela fausserait l’image d’un système bipartisan, car il ne s’agirait plus, pour le troisième parti, d’une structure de simple utilité, mais bien d’une qui puisse prétendre, de façon réaliste, à venir au pouvoir. Aussi, avec un écart réduit entre les deuxième et troisième partis, la « zone tampon » psychologique chez les électeurs s’efface pour nous ramener au même résultat, qui est de donner au troisième parti une chance bien réelle d’arriver au pouvoir ou de déclasser le deuxième parti dans sa position de principale force d’opposition. Dans ce cas, en effet, voter pour le troisième parti ne serait plus, pour les électeurs déçus par les deux premiers, un gaspillage de voix. Nous serions donc dans un système multipartite ou, à la limite et suivant Blondel (1968), dans un système de « bipartisme imparfait », c’est-à-dire avec deux partis et demi.

58Quant au dernier critère – réconfortant – préconisant qu’il y ait au moins une alternance entre les deux principaux partis, il s’explique très aisément. En effet, sans alternance malgré quatre élections successives, un parti d’opposition pourrait bien s’être démarqué des autres partis, y compris avec une avance constamment confortable, mais l’élément d’alternance au pouvoir resterait absent et le système s’apparenterait plutôt à un système à parti dominant. Pour nous, le manque d’alternance ne disqualifie pas le système, car il peut être dû à un manque de sincérité dans les processus électoraux aux dépens du deuxième parti. Cela s’apparenterait au système « de parti hégémonique » de Sartori (2011), comme nous l’avons vu plus haut. Il peut s’expliquer aussi par une popularité du parti au pouvoir et par le rôle des autres partis qui sont plus que des partis d’utilité malgré leurs scores très modestes. La situation au Togo depuis 1998 se rapproche beaucoup du premier scénario évoqué, tandis que le système aux Seychelles depuis cette même année illustre bien le second scénario.

59En effet, au Togo, après avoir boycotté les premières élections présidentielles d’août 1993 après le rétablissement du multipartisme dans le pays, et nonobstant son boycottage des scrutins législatifs de 1994, 1999 et 2002, l’Union des forces de changement (UFC) s’est toujours placée, chaque fois qu’elle a participé aux élections, en deuxième position, derrière le Rassemblement du peuple togolais (RPT) au pouvoir, et très loin devant le troisième parti. Ainsi, totalisant avec le parti au pouvoir plus de 85 % des voix aux élections présidentielles et législatives, les candidats successifs de l’UFC enregistrent 34 % des voix aux élections présidentielles de 1998 contre les 52 % du parti au pouvoir, et 33,7 % contre 57,8 % en 2003 ; 38,25 % contre 60,15 % en 2005 ; 33,95 % contre 60,89 % en 2010 ; et 35,19 % contre 58,77 % en 20155.

60Aux Seychelles, le Front progressiste du peuple seychellois (FPPS) – devenu Parti Lepep ou Parti populaire (PL) en 2010 – domine la scène politique depuis la réintroduction du multipartisme dans le pays à la suite du référendum constitutionnel de novembre 1992. L’on peut même dire qu’il la domine depuis bien avant, durant les longues années du système de parti unique instauré à la fin des années 1970. Le FPPS/PL a donc remporté toutes les élections présidentielles et législatives jusqu’à maintenant, d’abord avec France-Albert René, puis avec James Michel depuis 2006. Cependant, depuis 1998, Wavel Ramkalawan s’est progressivement imposé comme le principal leader de l’opposition, d’abord à la tête du parti Opposition unie (OU) lors des élections de 1998, puis sous les couleurs du Parti national seychellois (PNS). Ainsi, avec seulement 19,53 % des voix contre 59,5 % pour le candidat du parti au pouvoir en 1998, les deux partis cumulent, depuis 2001, plus de 95 % des voix aux présidentielles et presque tous les sièges au Parlement, Ramkalawan obtenant au moins 40 % des voix à chaque scrutin présidentiel. Pour la première fois dans l’histoire des élections aux Seychelles, le scrutin présidentiel de décembre 2015 a été tranché par un second tour entre les deux partis (PL et PNS), Michel retenant le pouvoir avec 50,15 % contre 49,85 % des voix pour Ramkalawan, la différence n’étant que de 193 voix.

61En prélude aux élections législatives de septembre 2016, le PNS a réussi à se coaliser avec trois autres partis d’opposition pour former l’Union démocratique seychelloise ou, en créole local, Linyon Demokratik Seselwa (LDS). Grâce à cette grande coalition, l’opposition a enregistré la première alternance législative aux Seychelles en s’emparant de l’Assemblée nationale, avec 15 sièges électifs au mode majoritaire contre 10 pour le parti au pouvoir. Avec en plus les 8 sièges attribués à la proportionnelle, dont elle s’est emparée de 4, tout comme le parti au pouvoir, l’opposition contrôle la sixième législature seychelloise avec 19 sièges contre 14 pour le parti du président Michel.

62Sur la base de ces critères, nous estimons que les véritables systèmes bipartisans en Afrique se trouvent principalement, en 2016, au Cap-Vert, au Ghana, en Sierra Leone, au Togo et aux Seychelles, les systèmes sierra-léonais, cap-verdien et ghanéen étant les plus parfaits au regard des critères susmentionnés. Au Cap-Vert, le pouvoir s’alterne, depuis 1991, entre le Parti africain pour l’indépendance du Cap-Vert (PAICV) et le Mouvement pour la démocratie (MpD). Au Ghana, les deux principaux partis sont le Congrès national démocratique (NDC) et le Nouveau parti patriotique (NPP), alors que la compétition en Sierra Leone se joue entre le Parti du peuple sierra-léonais (SLPP) et le Congrès de tout le peuple (APC). Parmi ces trois pays, cependant, la Sierra Leone représente le système bipartisan le plus ancré sur le continent (voir tableau 1.2). Il en est ainsi car la Sierra Leone opère avec ce système dualiste depuis les toutes premières élections postindépendance en 1962, à part la parenthèse du parti unique entre 1978 et 1991 et le scrutin exceptionnel de 1996.

63À notre avis, les résultats des élections présidentielles et législatives de février et mars 1996 ne contredisent pas cette remarque en Sierra Leone. Il est vrai que ces élections ont vu la relégation du candidat de l’APC au cinquième rang au scrutin présidentiel avec seulement 5,14 % des voix derrière le SLPP qui l’avait remporté. Le parti s’est aussi placé en quatrième position au Parlement avec seulement 5 députés sur 68 élus. Mais cela s’explique facilement. En effet, la grande majorité des Sierra-Léonais le rendaient responsable de la très brutale guerre civile qui ravageait le pays au moment de ces élections, et ce, depuis 1991. L’APC avait été le parti unique dont les agissements autoritaires avaient été mis en avant par les rebelles pour justifier le déclenchement de la guerre que son régime n’a pas pu arrêter non plus. La preuve est que le système dualiste s’est vite rétabli aux élections suivantes de 2002, après la guerre, quand l’APC est monté en deuxième position, obtenant 22,35 % des voix au scrutin présidentiel derrière le SLPP avec 70 % des voix, et 27 sièges au Parlement sur 112 contre les 83 du SLPP, avant de revenir au pouvoir en 20076.

tableau 1.2. Les trois systèmes bipartisans parfaits lors des quatre derniers scrutins

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Source : Conçu par l’auteur à partir de données vérifiées de http://africanelections.tripod.com.
1. À peine douze voix ont départagé les deux partis à ce second tour, avec 75 827 voix pour Pedro Pires, le candidat du PAICV, et 75 815 voix pour Carlos Veiga, le candidat du MpD !
2. Le PAICV n’a pas présenté de candidat à la présidentielle de cette année. Le candidat du MpD était donc face à deux candidats indépendants.
3. C’est le candidat d’un nouveau parti, le Parti national du peuple uni (UNPP), qui s’est placé en deuxième position, aux dépens de l’APC qui n’avait pas franchi la barre du premier tour, pour des raisons expliquées après le tableau.

64Il sied de noter, enfin, que le Lesotho et le Sénégal ont expérimenté avec le système bipartisan qui n’est plus d’actualité. Le premier l’a vécu entre l’indépendance du pays en 1965 jusqu’en 1998, quand le pouvoir s’alternait entre le Basutoland Congress Party (BCP) et le Basutoland National Party (BNP). Quant à l’expérience sénégalaise, celle-ci se situe entre 1983 et 2007, quand le Parti socialiste (PS) d’Abdou Diouf et le Parti démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade – car ces deux individus étaient intimement liés à leurs partis – se partageaient le balancier politique du pays.

Les systèmes multipartistes

65C’est le système partisan le plus dominant en Afrique, et il s’agit d’un « multipartisme véritable » ou « multipolaire », selon Duverger, ou d’un « pluralisme polarisé », selon Sartori, où il y a de nombreux partis politiques indépendants les uns des autres (Novak, 2015). Dans la plupart des pays africains, l’on peut même parler de « multipartisme anarchique et désordonné », tel que Duverger (1973) décrivait le système partisan italien du début des années 1950. Il n’est même pas exagéré d’affirmer que le paysage politique de nombreux pays africains est caractérisé par une pléthore anarchique de partis politiques.

66Pour l’Afrique de l’Ouest, Adejumobi dénombrait, en 2007, 103 partis politiques au Burkina Faso, 94 au Mali, 77 au Sénégal, 68 au Togo, 46 en Guinée, et 10 au Ghana. À l’approche des élections présidentielles de 2010 en Guinée, il y avait 121 partis politiques enregistrés au ministère de l’Administration du territoire. Dans une étude menée en 2013 sur les partis politiques congolais, huit chercheurs de l’Université de Kinshasa ont révélé qu’il y avait, à la fin 2013, 449 partis politiques enregistrés en République démocratique du Congo, même si certains d’entre eux n’avaient aucune réelle assise électorale (Obotela Rashidi et al., 2013). Selon un rapport du président de la Commission électorale nationale congolaise, ce nombre était passé à 517 partis politiques enregistrés en septembre 2016 !

67Déjà en 1993, Ibrahima Fall faisait état de l’éclatement du paysage politique dans bon nombre de pays africains en une kyrielle de partis politiques, dont certains n’ont parfois qu’une existence nominale. Il s’interrogeait ensuite à savoir si un tel système de partis ne favorisait pas les partis au pouvoir et s’il n’était pas à même de boucher toute perspective d’alternance démocratique. En effet, étant donné que la formation de coalitions électorales entre ces partis d’opposition est nécessaire pour effectuer l’alternance au pouvoir dans un système multipartite, l’extrême fragmentation de ces derniers devient une question de stratégie et un facteur déterminant pour leur réussite ou échec, comme nous le verrons davantage au chapitre 3.

Le fonctionnement et les caractéristiques internes des partis

68À présent, nous essaierons de pénétrer dans les « cours privées » des partis politiques africains. Pour ce faire, nous porterons le regard sur leur fonctionnement interne (dont leur degré de démocratie interne et leur financement) et sur certaines caractéristiques qui leur sont souvent attribuées ou dont ils font montre dans leur fonctionnement, et qui peuvent avoir une incidence sur leurs stratégies et leurs efforts de conquête ou de préservation du pouvoir.

Le leadership et la démocratie interne

69Les règles et les lois régissant l’enregistrement des partis politiques dans presque tous les pays africains disposant de telles règles exigent que ces partis se conforment et s’engagent à respecter un certain nombre de principes démocratiques. Pour leur part, les actes ou chartes de création des partis eux-mêmes prévoient aussi des mécanismes démocratiques et de transparence dans la gestion et le fonctionnement interne de ces partis. La plupart prévoient des congrès électifs, des bureaux et des structures de leadership à plusieurs niveaux, dont les membres sont généralement censés être élus et renouvelés par les congrès électifs, y compris dans la diaspora, et dont la base ou les masses de militants sont censées influer sur les dirigeants7.

70Voilà ce que l’on trouve dans les registres officiels. Mais la réalité est bien différente pour bon nombre de partis, aussi bien au gouvernement que dans l’opposition. En effet, comme l’indique la troisième édition du Rapport sur la gouvernance en Afrique de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), « la plupart des partis sont associés au phénomène du “grand homme” par lequel le parti devient son fief » (CEA, 2013, p. 167). Cela correspond à l’idée de « parti clientéliste » ou « personnaliste » avancée par Elischer (2013, 2008), qui serait piloté par un individu charismatique.

71Cette réalité émane généralement des conditions de création et de fonctionnement des partis politiques, notamment la question du financement. Parce qu’une grande majorité des partis sont créés par quelques individus fortunés qui en deviennent et demeurent les principaux idéologues, stratèges et bailleurs de fonds, ces derniers ont tendance à considérer le parti comme leur propriété, surtout que les militants et sympathisants sont frileux à l’idée de contribuer financièrement au fonctionnement du parti, certains s’attendant d’ailleurs à être rémunérés par le chef du parti lorsqu’ils s’engagent dans des activités de ce dernier, y compris les campagnes électorales.

72Pour les partis au pouvoir créés par des chefs d’État en exercice, donc à la faveur de la libéralisation démocratique, cette réalité perdure généralement tant qu’il n’y a pas eu d’alternance au pouvoir, que ce soit à l’intérieur du parti en question ou par une victoire de l’opposition. Dans ce cas, en effet, le chef pèse de tout son poids sur le choix des dirigeants du parti et les autres membres ont peur de contester son leadership lors des congrès électifs (ou mieux, sélectifs) du parti par crainte d’être taxés de rebelles, voire de traîtres. Pour beaucoup, défier le chef au risque de perdre les avantages du pouvoir est souvent considéré comme moins sage. Ceux qui ne supportent plus cette soumission totale et ne sont pas en mesure de mobiliser suffisamment de frondeurs puissants à l’intérieur du parti et qui sont prêts à prendre des risques ou à sacrifier des privilèges tendent souvent à démissionner du parti. Une fois libérés, ils rejoignent un parti d’opposition ou créent leur propre parti d’opposition, souvent en collaboration avec d’autres compagnons déserteurs.

73Le contrepoids ici vient souvent de la législation nationale, lorsqu’elle prévoit une limitation des mandats du chef de l’État et lorsque cette législation est respectée, comme nous le verrons au chapitre suivant. Dans ce cas, l’alternance intervient et le processus de succession au chef peut se démocratiser, même si certains chefs ont tendance à vouloir influencer le choix de leur successeur. C’était le cas au Nigeria en 2007, quand Olusegun Obasanjo, sortant, a usé de toute son influence pour empêcher que son vice-président d’alors, Atiku Abubakar, lui succède, en raison du rôle joué par ce dernier dans l’échec de son projet de modification constitutionnelle, l’année précédente, qui visait à lui obtenir un troisième mandat.

74Pour éviter toute généralisation, il convient de reconnaître qu’il y a des partis au pouvoir qui ont non seulement des règles de gouvernance démocratiques, mais qui les suivent fidèlement. Ces partis ont des congrès électifs ou des primaires très compétitifs et transparents durant lesquels le choix du président sortant du parti, fût-il aussi le chef de l’État, compte peu et peut même être opposé et mis en échec. Selon les médias et plusieurs personnes interviewées par nos soins, c’est ce qui est arrivé lors des primaires de décembre 2007 du NPP, alors au pouvoir au Ghana, en vue de choisir son candidat pour les élections présidentielles de novembre 20088.

75La succession à la tête de l’ANC sud-africain dans la même période offre d’ailleurs une illustration plus intéressante. En effet, Thabo Mbeki, alors président de la République sud-africaine et chef du parti, avait voulu conserver le dernier poste au congrès électif du parti en décembre 2007 contre son ancien vice-président, Jacob Zuma. Il avait pourtant limogé ce dernier en 2005 à la suite des accusations de corruption visant à le mettre à la disposition de la justice. Cependant, ces charges judiciaires ayant été abandonnées l’année suivante, et fort du soutien de plusieurs composantes influentes du parti (notamment les ligues des jeunes et des femmes, ainsi que la très puissante alliée du parti et centrale syndicale COSATU) et de celui de cinq branches provinciales du parti sur neuf, Zuma a remporté le scrutin à plus de 60 % des voix contre Mbeki9. Ce dernier est tout de même resté chef de l’État. Mais en septembre 2008, Zuma et ses partisans devenus très influents au sein du parti ont manœuvré pour obtenir la démission de Mbeki à la présidence sud-africaine, une année avant la fin de son mandat10.

76Quant à eux, les partis d’opposition peuvent être divisés entre ceux dits « historiques » et les nouveaux partis. Les premiers sont ceux dont le combat a généralement contribué à la libéralisation politique de leurs pays respectifs au début des années 1990, voire avant pour certains. Les seconds sont généralement ceux qui ont bénéficié des efforts des premiers en une sorte de « free riding ». Pour bon nombre des partis d’opposition de la première catégorie n’ayant encore jamais accédé au pouvoir, la question du leadership pose souvent problème quand le (co)fondateur/président, rappelant ses efforts et ses « sacrifices » depuis plusieurs années, insiste pour tenir les rênes du parti à tout prix, à moins de les « léguer » à un parent. Ces leaders de partis ont tendance à être des macro-démocrates et des micro-autocrates, c’est-à-dire des gens qui clament la démocratie à l’échelle nationale – donc macro –, traitant le président en exercice et le parti au pouvoir de tous les noms, alors qu’ils dispensent des cours magistraux en autocratie au sein de leur parti, c’est-à-dire à l’échelle micro. Ils peuvent manquer terriblement de démocratie à l’interne.

77Quelques exemples phares illustrent bien ce constat. L’on pense surtout à Mangosuthu Buthelezi à la tête du Parti de libération Inkatha ou Inkatha Freedom Party (IFP) en Afrique du Sud depuis la création de ce dernier en 1975. En 2016, cet octogénaire né en 1928 régnait encore sur le parti sans partage. On peut citer également feu Étienne Tshisekedi wa Mulumba, le « Lider maximo » de l’opposition en RDC jusqu’à sa mort en février 2017. Il avait dirigé le principal parti d’opposition du pays, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), depuis 1990, après l’avoir cofondé en 1982. En juin 2016, et après environ deux années de convalescence en Belgique, il a formé autour de lui une alliance hétéroclite de l’opposition dénommée Rassemblement des forces politiques et sociales de la RD Congo acquises au changement et dont il a été investi président du Conseil de sages. Un troisième exemple vient du Cameroun. Ici, John Fru Ndi, né en 1941, est le cofondateur et président « chairman » du principal parti d’opposition, le Front démocratique social ou Social Democratic Front (SDF), depuis 1990. Il y règne sur les siens sans partage comme Paul Biya sur le reste du Cameroun.

78À l’inverse de ces partis « historiques », les nouveaux partis, souvent nés de scissions des premiers, parfois à cause de querelles de direction, ont tendance à avoir un leadership et un fonctionnement internes plus dynamiques. Cela s’explique en partie par le fait que, en tant que nouveau parti, leurs dirigeants n’ont pas d’accomplissements historiques à brandir pour asseoir leur légitimité. Ils sont aussi souvent cofondateurs avec des camarades encore vivants, actifs et ambitieux comme eux. Cela dit, même ces nouveaux partis peuvent devenir la « propriété » d’un individu qui réussit à en devenir le principal pourvoyeur de fonds (Salih, 2007), d’où l’importance du financement pour le fonctionnement tant interne qu’externe – vis-à-vis des autres partis – des partis politiques.

Le financement et les activités « hors-saison »

79Avec l’extrême monétarisation des campagnes électorales et autres activités politiques dans les pays africains comme ailleurs au cours des dernières années, le financement est devenu le vérifiable nerf de la guerre politique. En dehors des périodes de campagne électorale, où les besoins en moyens financiers sont évidents, les partis politiques doivent composer avec d’autres dépenses. Celles-ci incluent le maintien de locaux (ne serait-ce qu’un siège national), l’entretien d’un minimum de personnel (sauf dans le cas des partis qui se réduisent à leur fondateur forcément président, sa petite famille et quelques proches qui jouent à la fois le rôle de personnel volontaire et de militants, et qui travaillent depuis la maison du président) et l’organisation de quelques activités pour éviter que la flamme ne s’étiole. Il faut aussi payer les cautions réglementaires pour présenter des candidatures aux différentes échéances électorales, parfois remboursables à condition d’atteindre un seuil prédéterminé, parfois non remboursables. Pour les élections présidentielles, ces cautions peuvent s’élever jusqu’à 100 000 $ US, le Sénégal, la RDC, la Guinée, le Cameroun et la Côte d’Ivoire étant en tête en ce qui concerne les montants exigés (Kibangula, 2015).

80Arriola (2013) conçoit le financement comme un catalyseur dans le changement des rapports de force entre les partis d’opposition coalisés et les partis au pouvoir. Il en fait même un facteur important de la réussite de coalitions d’opposition lorsque ces financements proviennent du secteur privé. Les principales sources de financement des partis politiques sont les cotisations des membres et militants inscrits, les contributions du secteur privé ou de personnalités fortunées qui ne sont pas nécessairement des militants du parti, les subventions publiques, les activités lucratives du parti ou encore les dons étrangers lorsqu’ils sont autorisés par la réglementation en vigueur.

81En Afrique, excepté au sein de quelques partis – notamment ceux de référentiel religieux –, la contribution financière des militants est presque nulle. Les militants s’attendent plutôt à être rémunérés par le parti, ou son leadership, pour leur engagement politique, y compris durant les campagnes électorales11. De même, le secteur privé est faible dans la plupart des pays du continent. Les plus fortunés dépendent souvent des contrats gouvernementaux, ce qui rend difficile leur engagement à soutenir les partis d’opposition, sinon les plus importants parmi eux, dont les chances de parvenir au pouvoir sont, aux yeux de ces bailleurs de fonds, de plus en plus grandes.

82Pour les financements publics des partis politiques, la troisième édition du Rapport sur la gouvernance en Afrique indique que plus de la moitié des pays africains étaient dans cette situation en 2011. Certains pays subventionnent le fonctionnement général des partis politiques, d’autres les campagnes électorales seulement, et une troisième catégorie de pays offrent du financement pour ces deux services à la fois (voir tableau 1.3).

83En ce qui concerne les modalités d’octroi de fonds pour le fonctionnement général, le rapport note que « quelque 30 % des pays [concernés] donnent des montants égaux aux partis enregistrés, quelque 30 % fournissent des fonds en fonction du nombre de sièges obtenus au parlement et environ 27 % utilisent le critère de la proportion des voix obtenues lors de la dernière élection » (CEA, 2013, p. 206). Quant au financement des campagnes électorales, les fonds sont égaux entre tous les candidats dans certains pays, et proportionnels dans d’autres. Vu que les partis doivent se préfinancer dans la plupart des pays, ces fonds sont parfois intégralement remboursables, peu importe le résultat obtenu, ou alors remboursables à condition d’obtenir un certain score ou nombre de sièges à l’issue des élections.

84Ce qui est évident dans cette question, c’est que les partis au pouvoir jouissent d’une avance sur les partis d’opposition, car certains d’entre eux peuvent utiliser illicitement des fonds et des moyens logistiques publics, un « privilège » dont sont privés les partis d’opposition. En fin de compte, ces derniers sont très handicapés dans leurs activités politiques, notamment en dehors des périodes électorales (hors-saison). Ainsi, la remarque faite par N’Zegho Dieko (2014) par rapport aux partis d’opposition gabonais s’applique à la plupart de leurs semblables sur le continent. Pour cet auteur, en effet, « les partis de l’opposition [au Gabon] et/ou d’autres partis politiques [alliés au principal parti au] pouvoir apparaissent exclusivement lors des élections » (p. 8). Évidemment, cet état des choses n’est pas sans incidence sur les fortunes électorales des partis d’opposition, et donc sur leurs chances de conquérir le pouvoir suprême.

tableau 1.3. Le financement public des partis politiques en Afrique, 2016

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Source : Adapté de CEA (2013, p. 207) et www.idea.int et vérifié avec d’autres sources, dont www.eisa.org et www.aceproject.org.
* Il s’agit de pays qui fournissent également du financement pour le fonctionnement général (CEA, 2013).
** Il s’agit de pays pour lesquels nous n’avons pas trouvé de données fiables sur cette question. Nous nous sommes cependant fondé sur leur situation politique particulière (absence de partis d’opposition pour l’Érythrée et la RASD, situation sécuritaire grave pour la Somalie) pour supposer qu’il n’y a pas de financement public pour les partis politiques.

Les partis tribaux, ethniques et régionalistes

85Les partis politiques en Afrique ont souvent été étudiés, notamment dans la littérature occidentale, à la lumière d’un certain nombre d’observations et de caractéristiques qui y sont collées. Certaines de ces caractéristiques sont présentées comme des particularités les distinguant des partis politiques occidentaux et en faisant des partis « pas comme les autres ». Une première observation à cet égard consiste à les présenter comme tribaux, ethniques ou régionalistes, donc ne représentant que des entités sociologiques ou géographiques particularistes. Nous nous intéresserons davantage à cette étiquette qu’aux autres descriptions, compte tenu de la considération qu’on lui accorde dans la littérature et le poids qu’elle peut avoir lors de la formation de coalitions électorales, une stratégie importante pour les partis politiques aussi bien de l’opposition que du pouvoir, en vue d’accéder au pouvoir ou de le conserver. Une deuxième qualification est de les considérer comme dépourvus de toute idéologie politique et de tout programme sociétal, ce qui veut dire qu’ils n’assument pas l’une des fonctions principales des partis politiques.

86Pour ce qui est de la première caractéristique, Lavroff (1970) soutient, en se référant aux premiers partis politiques en Afrique postcoloniale, que les partis évoluant dans les colonies belges étaient tous ethnocentriques ou régionalistes, à l’exception du Mouvement national congolais de Patrice Lumumba, créé en 1959 avec une visée indépendantiste claire dès le début. Quant aux partis évoluant dans les colonies anglaises, qu’il oppose à ceux des colonies françaises, Lavroff pense que ceux-ci étaient plus ethnocentriques que leurs homologues francophones, mais qu’il s’agit là d’une différence de degré et non de nature. Randall et Svåsand (2002) font le même constat pour les partis politiques d’aujourd’hui et pensent que les considérations ethniques sont l’un des facteurs qui expliquent la faiblesse des partis politiques en Afrique, surtout ceux de l’opposition. Mozaffar et Scarritt (2005) opinent que les clivages ethnorégionaux constituent une des principales caractéristiques des systèmes de partis en Afrique subsaharienne.

87Dans son introduction à un numéro spécial de la revue Politique africaine portant sur les partis politiques en Afrique, Gazibo (2006) note que ces remarques auraient été valables à un certain moment, mais que les systèmes politiques, les mécanismes de la représentation, les enjeux politiques et les électeurs ont changé depuis et se sont complexifiés en Afrique. Pour lui, il y a aujourd’hui peu de pays africains dans lesquels un parti peut espérer gagner les élections à l’échelle nationale en jouant la seule carte ethnique.

88Elischer abonde dans le même sens, avec quelques nuances. Pour cet auteur qui s’est intéressé particulièrement aux cas des partis politiques nigérians, kenyans et ghanéens, il y a certes des partis politiques essentiellement ethniques en Afrique, mais généraliser cette étiquette à l’ensemble des partis et des pays est exagéré, sinon erroné. Après une étude approfondie des partis politiques de ces trois pays et un regard général sur ceux de sept autres pays, il constate que certains partis tendent à être « mono-ethniques » par leur leadership, mais que beaucoup d’autres sont « multiethniques ». Et avec le temps, il remarque que l’importance accordée aux considérations ethniques est en décroissance sur le continent (Elischer, 2013). Il soutient que si les considérations ethniques semblent peser au Kenya, elles sont presque absentes chez les deux principaux partis politiques ghanéens, qui sont « programmatiques », alors que les Nigérians seraient partagés entre les considérations ethniques et celles dites « clientélistes » (Elischer, 2008).

89Pour Creevey, Ngoma et Vengroff (2005), bien que les clivages ethnorégionaux dominent les stratégies des partis politiques et influencent les choix des électeurs, aucun groupe ethnorégional n’est en mesure de gouverner seul, car aucun n’est absolument dominant sur les autres, ce qui les oblige à former des coalitions avec d’autres groupes sociaux. C’est aussi dans ce sens que Carey (2002) souligne le rôle de l’ethnicité dans les stratégies des partis politiques kenyans, zambiens et ceux de la RDC. En effet, tout acteur politique, partout au monde, se doit d’obtenir d’abord le soutien de son entourage direct (familial, local, régional, etc.) avant de bénéficier de l’appui des autres. Ainsi, Carey note à juste titre que l’ethnicité influe sur les stratégies des leaders politiques de ces trois pays, qui l’utilisent à leur tour comme stratégie politique.

90Pour notre part, nous avons déjà mis un bémol sur les arguments régionalistes. Il est possible d’ajouter ici qu’à n’importe quelle période depuis les indépendances, rares sont les partis politiques africains qui ont accédé au pouvoir par les urnes avec un programme purement ethnique ou régionaliste. Il est vrai que certains candidats peuvent « bénéficier » du vote ethnique, sans avoir nécessairement misé uniquement ou principalement sur cela. Il est aussi vrai que bon nombre des leaders africains utilisent la carte ethnique pour asseoir leur pouvoir. Mais il s’agit là d’une question de gouvernance et non de parti, car alors le parti s’est généralement fondu dans l’État. Et cela est le comportement de la grande majorité des leaders africains, qu’ils soient issus de partis politiques ou autres, y compris ceux qui accèdent au pouvoir par un coup d’État militaire. Et même dans ce cas, des membres d’au moins quelques-uns des principaux groupes ethniques et régionaux sont représentés, à des degrés variés bien entendu, dans les différents organes de l’État. Il s’agit donc plutôt de la manipulation des groupes ethniques et régionaux (ou de quelques individus appartenant à ces groupes) que de l’imposition pure et simple d’un seul groupe ethnique, à moins que celui-ci ne constitue une majorité absolue dans la démographie du pays, ce qui est rare en Afrique, comme l’ont prouvé Elbadawi et Sambanis (2000).

91Cela dit, nous reconnaissons l’existence de partis politiques dominés par les considérations ethniques ou régionalistes, mais ce n’est pas là une caractéristique générale de la majorité des principaux partis politiques africains. Et la réalité est que ceux qui sont de cette nature peinent, sinon échouent carrément à remporter des scrutins à l’échelle nationale. Ils sont donc des partis politiques, mais rarement des partis de gouvernement. Ils sont obligés de s’ouvrir sur d’autres groupes sociaux et régionaux pour espérer remporter de tels scrutins, car seule leur communauté ethnique ou régionale ne peut pas les hisser au niveau national. Force est aussi de reconnaître que les pesanteurs résultant de cette situation peuvent avoir une grande influence, comme facteurs de décision, lors de la formation de coalitions électorales devant transcender les clivages particularistes en vue de parvenir au pouvoir.

92Pour ce qui est de la tendance régionaliste comme caractéristique des bases électorales des partis politiques africains, cela est une charge à laquelle aucun pays au monde, y compris les vieilles démocraties occidentales, ne peut échapper. En effet, tous les partis politiques ont des « fiefs » électoraux où leur réussite électorale est presque toujours attendue et où, dans le cas d’un « vote sanction », leur échec surprend ou interpelle.

Une idéologie et des projets de société

93Une autre caractéristique que certains auteurs attribuent aux partis politiques africains a trait aux projets de société et aux programmes politiques de ceux-ci. Par exemple, Le Roy (1992) postule que les partis politiques du Mali au début des années 1990 étaient dépourvus de tout projet de société. Daloz déclare que les députés béninois constituaient en 1991 une « nébuleuse de micro-formations à bases largement ethniques […] sans programmes véritables, et qui s’alignent plus ou moins derrière quelques grands patrons d’envergure nationale, fortement pourvus en ressources, au gré de leurs intérêts immédiats » (1992, p. 133). Un autre point lié à la question des programmes politiques est celui de l’idéologie. Adejumobi (2007) soutient qu’il y a un manque de points de vue idéologiques alternatifs de la part des partis auxquels la population peut s’identifier en Afrique de l’Ouest, les partis étant essentiellement « plus ou moins les mêmes ».

94C’est certes le cas pour certains, voire pour beaucoup ; mais les partis politiques africains sont-ils tous démunis d’un programme de société et d’une idéologie politique ? Une analyse plus approfondie et contextualisée permet de mettre un bémol sur ces généralisations. Par exemple, parmi les huit types de partis africains qu’Elischer (2013) identifie, quatre seraient guidés par des positions idéologiques avec des projets de société. Il s’agit des partis dits : a) programmatiques ; b) léninistes ; c) de classe ; et d) fondamentalistes religieux. Aussi, Buijtenhuijs (1994) relativise ces généralisations dans le cas du Tchad du début des années 1990. Il montre que, à cette époque, des partis politiques tchadiens avaient bel et bien, par leurs professions de foi, leurs manifestes et leurs discours de campagne, des programmes de société.

95On peut d’ailleurs poser la question suivante : dans le cas des partis considérés comme ethniques ou régionalistes, si leurs intérêts ethniques ou régionalistes sont bien définis, n’est-ce pas là un programme politique et de société – même s’il est restreint ? Un parti vert qui ne s’occupe principalement que des questions environnementales et écologiques n’a-t-il pas de programme politique et de société ? Mises à part les considérations normatives, les partis d’extrême droite européens qui œuvrent pour des causes particularistes – souvent déplorables dans une société multiraciale et multiculturelle – n’ont-ils pas de programme ou d’idéologie politique ?

96Les mêmes arguments sont plus ou moins valables pour la question de l’idéologie des partis politiques africains. En effet, bon nombre de partis politiques africains sont membres de rassemblements partisans internationaux avec des idéologies marquées, que ce soit l’Internationale socialiste ou l’Internationale libérale. D’ailleurs, des partis comme l’ANC sud-africain, l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (ZANU-PF), le CCM au pouvoir en Tanzanie ou encore les partis se réclamant du RDA en Guinée et au Mali ou du CPP au Ghana sont réputés être trop idéologues. Cet argument est surtout valable pour les partis politiques issus de mouvements de libération nationale en Afrique australe et dans les pays lusophones. Certainement, les partis Ennahda en Tunisie, Justice et Développement au Maroc, Liberté et Justice en Égypte, le Parti chrétien-démocrate de la Namibie et son pendant de l’Afrique du Sud, qui ont des référentiels religieux, peuvent être accusés de tout sauf de ne pas avoir d’idéologie ou de programme de société. De nombreux partis de gauche, avec parfois un passé communiste, sont dans la même catégorie en ce qui concerne la question de l’idéologie.

97Il est vrai que leurs programmes se ressemblent beaucoup, mais la démarcation n’est pas beaucoup plus nette, ces dernières années, entre ceux des partis politiques des vieilles démocraties. La crise financière qu’a connue le monde en 2008-2009 est révélatrice à cet égard. L’intervention de l’État pour régulariser le marché est généralement considérée, dans les théories de l’économie politique, comme un acte antilibéral qui est de l’apanage des partis de gauche, sinon communistes. Or, les interventions musclées des différents États européens et nord-américains pour atténuer les effets de cette crise par des lois restrictives imposées sur les institutions financières « privées » après leur avoir accordé des subventions financières colossales n’ont pas été limitées aux seuls États dirigés par des partis de gauche. Ce que cette crise a révélé, c’est que les partis et les leaders politiques sont souvent circonscrits, dans la définition de leurs programmes, par les désirs et les aspirations des électeurs. C’est pourquoi des partis conservateurs acceptent aujourd’hui le droit à l’avortement, et des libéraux soutiennent des mesures antiterroristes abusives et parfois terrorisantes, qui violent des principes élémentaires des droits de la personne.

***

98Les partis politiques se sont constitués en Afrique à partir d’associations, de centrales syndicales, de clubs et de sociétés sociales et de jeunesse qui existaient déjà dans les colonies. Les premières élections postindépendance étaient donc généralement des élections multipartites, une situation qui a vite changé quand la plupart des pays ont adopté le système de parti unique, par la loi ou dans les faits.

99Il s’en est suivi environ trois décennies d’instabilité politique ou d’autoritarisme, une période caractérisée par l’introduction du parti unique et par une succession de coups d’État militaires. À cette époque, les partis politiques ont disparu, fui leur pays pour mener l’opposition de l’extérieur ou encore sont entrés en clandestinité à l’intérieur du pays. Mais comme les mouvements syndicaux et les associations culturelles et de jeunesse de la fin de l’ère coloniale, des groupes de la société civile et d’autres organisations « apolitiques » étaient autorisés ou tolérés sous les régimes militaires et de parti unique, notamment vers la fin de la décennie 1980. Ce sont ces groupes – dont la presse – qui ont assuré le relais entre le monopartisme et le multipartisme advenu dans la plupart des pays au début de la décennie 1990.

100Nous avons ensuite porté un regard critique sur les systèmes de partis, passant en revue tour à tour les systèmes à parti unique ou dominant, les systèmes bipartisans et les systèmes multipartites. S’il n’y a plus de système à parti unique aujourd’hui, excepté en Érythrée, un certain nombre de pays sont caractérisés par des systèmes à parti dominant, sans pour autant qu’il s’agisse automatiquement d’un système autoritaire. Depuis 1998 et 2007 respectivement, les paysages politiques du Lesotho et du Sénégal, après avoir été caractérisés un temps par le bipartisme, sont très fragmentés. Seuls le Cap-Vert, le Ghana et la Sierra Leone sont dotés d’un système bipartisan parfait, alors que le Togo et les Seychelles répondent à tous les critères d’un système bipartisan, sinon qu’aucun des deux pays n’a encore enregistré une alternance au pouvoir.

101De toute évidence, la grande majorité des pays africains ont un système multipartiste parfois anarchique, caractérisé, dans certains cas, par une pléthore ubuesque de partis politiques, ce qui influence certainement les fortunes de ces partis dans les scrutins nationaux. Comprendre cette évolution et ces systèmes est très important pour la principale problématique de notre étude, car les éléments que l’on obtient de ces analyses ont une grande influence sur les stratégies et les efforts des partis politiques de l’opposition en vue de conquérir le pouvoir d’État.

102Nous avons enfin abordé la question du fonctionnement interne des partis politiques, ainsi que certaines de leurs caractéristiques. Après avoir analysé le leadership et le degré de démocratie au sein des partis, nous nous sommes penché sur les modalités de financement des partis politiques, leur nature par rapport aux particularités ethniques ou régionalistes, ainsi que leurs idéologies et leurs projets de société. À partir de cette analyse, nous avons constaté les difficultés auxquelles font face les partis politiques africains en matière de financement, mais cette situation pèse davantage sur les partis d’opposition que sur les partis au pouvoir. Cela touche naturellement les partis d’opposition et peut compromettre leurs chances d’atteindre le pouvoir d’État. De même, nous avons trouvé que, dans leur fonctionnement interne, la plupart des partis politiques africains manquent de démocratie. Cela est vrai tant pour ceux au pouvoir que pour ceux de l’opposition. Nous avons souligné tout de même que ce constat ne peut être généralisé, car il y a des bonnes pratiques de part et d’autre.

103Mais comme dans le cas du financement, c’est la réputation des partis d’opposition qui souffre le plus des perceptions négatives sur la qualité de la gouvernance au sein des partis. On peut arguer que c’est naturel, dans la mesure où les minorités voulant occuper la place de la majorité sont jugées la plupart du temps selon des critères plus rigoureux que les membres de la majorité. Ils doivent convaincre et rassurer des gens qui ne les ont pas encore vus à l’œuvre. Voilà une explication qu’on peut donner aux résultats publiés en 2008 d’un sondage d’opinion effectué par des chercheurs d’Afrobaromètre dans 18 pays africains en 2005 et 2006.

104En effet, pour évaluer la confiance qu’avaient les électeurs de 18 pays africains dans un nombre d’institutions politiques et administratives de leur pays – y compris les partis politiques du pouvoir et de l’opposition comme institutions distinctes –, Logan (2008) a eu recours à quatre principales variables explicatives, c’est-à-dire les facteurs socioéconomiques et démographiques (âge, sexe, dotation matérielle et lieu de résidence en campagne ou en ville), la connaissance politique des électeurs, leur évaluation de la performance du parti au pouvoir et leurs attitudes vis-à-vis de la compétition politique. Il ressort de son étude que les populations africaines font peu confiance aux partis politiques, quelle que soit leur allégeance. Cependant, la marge de confiance que les électeurs de ces pays ont dans les partis au pouvoir dépasse celle accordée aux partis d’opposition de 20 % en moyenne. Au Bénin, le ratio était de 37-28 en faveur du parti ou régime au pouvoir (9 % de différence), tandis que le parti au pouvoir au Ghana dépassait l’opposition de 16 %, avec un ratio de 67-51. Dans des pays comme la Tanzanie, le Mozambique et l’Afrique du Sud, la marge en faveur du parti au pouvoir oscillait entre 55 % pour le premier et 33 % pour le dernier. C’était seulement au Nigeria (-2 %), au Cap-Vert et en Zambie (-3 %) ainsi qu’au Zimbabwe (-16 %) que les interviewés avaient exprimé plus de confiance en l’opposition que dans le parti au pouvoir. Voilà donc un préjugé négatif dont les partis d’opposition doivent être conscients dans leurs efforts et leurs stratégies pour conquérir le pouvoir d’État.

Notes de bas de page

1 Cet ouvrage classique, à l’instar du Partis politiques de Duverger, est paru en anglais dès 1976, mais nous avons préféré renvoyer à la version française publiée pour la première fois en 2011.

2 Voir http://www.france-politique.fr/les-republicains.htm (consulté le 18 décembre 2015).

3 Nous sommes conscient que le parti, sous le leadership de Nick Clegg, était membre de la coalition gouvernementale dirigée par le premier ministre conservateur, David Cameron, de 2010 à 2015, mais il était un partenaire junior, choisi seulement parce que les tories ne voulaient pas s’allier aux travaillistes, arrivés en deuxième position au Parlement à la suite des élections générales de mai 2010.

4 Il y a plusieurs partis politiques aux États-Unis en dehors de ces deux partis, mais qui évoluent plutôt à l’échelle des États ou à une échelle encore plus localisée.

5 Il s’agit de Gilchrist Olympio en 1998, d’Emmanuel Bob-Akitani en 2003 et 2005 (élection anticipée à la suite du décès de Gnassingbé Eyadéma), et de Jean-Pierre Fabre en 2010 et 2015.

6 Nous sommes conscient de cet écart, mais lu avec d’autres critères, notamment l’alternance et l’écart avec le troisième parti, la Sierra Leone demeure un système dualiste.

7 À ce sujet, un intervenant à un colloque sur la démocratie en Afrique auquel nous avons participé à Dakar en mars 2011 a eu des difficultés à se rappeler du nom d’un parti d’opposition d’un pays africain qu’il voulait évoquer pour illustrer son argument. Pour avancer, il a reconnu avoir oublié le nom, mais a affirmé être certain, en tout cas, que le terme « démocratie » figurait dans le nom du parti. Cette anecdote visait à illustrer que presque tous les partis politiques africains, aussi bien du pouvoir que de l’opposition, s’estiment être des démocrates et veulent se prévaloir de ce titre dans leurs noms et leurs actes fondateurs.

8 Présents à des rassemblements de campagne pour ces primaires à Accra et à Kumasi (la capitale et la deuxième grande ville du pays) ainsi que le jour-J à Accra, plusieurs militants du parti nous ont confié que Nana Akufo-Addo, qui en est sorti gagnant et a finalement remporté le scrutin présidentiel de décembre 2016, n’était pas le choix du président sortant John Kufuor, qui soutenait le ministre de l’Industrie d’alors, Alan John Kyerematen.

9 Travaillant alors dans un centre de recherche à Pretoria, nous avons constaté, grâce à des rapports de médias et des entretiens avec plusieurs membres de l’ANC et des partis d’opposition, que l’état de la démocratie interne du parti était tel que Mbeki ne pouvait rien faire contre l’ascension de Zuma tant que ce dernier bénéficiait de ces soutiens, et ce, malgré ses démêlés judiciaires que ses partisans avaient réussi à faire croire qu’ils étaient, au demeurant, « orchestrés ».

10 Cela a été possible grâce au système politique sud-africain dans lequel, comme à Westminster, le parti au pouvoir peut « rappeler » (recall) le président de la République par sa destitution au sein du parti ou par une motion de censure, à condition qu’il réussisse à la faire passer au Parlement où il est, de toute façon, majoritaire. Mbeki s’est donc vu servir le sort administré à Margaret Thatcher par le parti conservateur britannique en 1990.

11 Plusieurs leaders politiques du continent nous ont confirmé cela, indiquant qu’ils sont les principaux pourvoyeurs de fonds pour leurs partis, et ajoutant que diriger un parti politique n’est plus l’affaire d’un pauvre, peu importe sa richesse intellectuelle et morale.

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