Introduction
p. 23-38
Texte intégral
Des indépendances […] jusqu’aux années 1980, les chefs d’État ont peu changé en Afrique, ou presque exclusivement par coup d’État […] Depuis, à partir de 1990, la « troisième vague » démocratique a frappé fort le continent […] mais si l’élection est la règle, la succession ne se fait toujours pas sans mal, surtout dans sa forme extrême, l’alternance, comme la longévité d’un certain nombre de chefs d’État africains en témoigne …
Foucher, 2009, p. 127.
Le portrait-robot qu’on vient de présenter des systèmes politiques et partisans en Afrique donne l’impression que le processus de démocratisation a échoué sur le continent. Mais est-ce le cas ? […] En effet, un nombre de « régimes patrimoniaux » ont été congédiés à travers les urnes. Les cas d’alternance partisane en Afrique sont peut-être rares ; mais le simple fait qu’il y en a eu signifie que l’alternance est possible, au moins dans certaines circonstances. Quelles sont ces circonstances ? Peut-on développer un modèle qui nous permettra de comprendre comment des partis d’opposition peuvent battre les partis au pouvoir en Afrique ?
Gyimah-Boadi, 2007, p. 30.
1Au moment des indépendances dans les années 1950 et 1960, bon nombre de pays africains ont amorcé leur nouvelle vie politique sous des gouvernements démocratiquement élus dans un environnement marqué par le multipartisme établi vers la fin de l’ère coloniale. Peu de temps après, les régimes de parti unique et les juntes militaires ont dominé les systèmes politiques de la plupart des pays africains. Ceux-ci ont mis sur la touche les partis politiques de l’opposition, voire les partis politiques tout court. Au début des années 1990, la plupart des leaders africains se sont vus forcés, par des pressions locales conjuguées avec une pression internationale, de céder aux appels exigeant l’ouverture politique et le (r)établissement du multipartisme. Des dizaines de partis politiques ont alors été créés ou reconstruits dans chacun des pays concernés, avec l’objectif précis d’accéder au pouvoir exécutif suprême.
2Depuis les indépendances et pendant la « deuxième vague » marquée par les partis uniques et les coups d’État militaires, et qui s’achève avec la fin de la Guerre froide en 1990, seul un changement de leader consécutif à la victoire électorale d’un parti politique de l’opposition a pu être enregistré sur l’ensemble du continent. C’était à l’île Maurice en juin 1982. Deux expériences similaires ont été avortées en Sierra Leone en mars 1967 et au Lesotho en janvier 1970, à la suite de coups d’État militaires. Entre 1990 et 2016, cependant, l’on dénombre quelques 31 victoires de l’opposition partisane dans 19 pays sur le continent.
3Lorsqu’on le mesure à l’aune de la centaine de changements pacifiques de leaders en Afrique depuis la fin de la Guerre froide et aux immenses espoirs d’une « véritable alternance » que l’avènement du multipartisme et l’émergence de ces partis politiques d’opposition avaient suscités au début de la décennie 1990, ce nombre de 31 victoires pourrait sembler décevant. Il pourrait donc donner raison à Foucher, cité en épigraphe de la présente introduction. Mais le fait qu’on a pu enregistrer ce nombre – qui implique d’ailleurs des doublés, comme au Sénégal (2000 et 2012) et en Zambie (1991 et 2011), voire des triplets dans certains pays, comme au Ghana (2000, 2008 et 2016) et au Cap-Vert (1991, 2001 et 2011), et même des quadruplets, comme à Maurice (en 1995, 2000, 2005 et 2014) – problématise la donne et appelle la réalisation d’une étude approfondie pour en connaître les facteurs explicatifs (voir graphique 0.1).
4En effet, cet apparent échec de l’opposition partisane est considéré par certains comme le signe d’un malaise avec le processus de démocratisation en Afrique. En revanche, montrer un tableau des victoires de l’opposition partisane sans le mettre dans son contexte global pourrait être interprété à l’inverse. Ainsi, entreprendre une étude comme celle-ci – qui s’appuie sur des données qualitatives et quantitatives pour faire la part des choses concernant cette problématique, donc en abordant ses différents aspects et en la mettant dans son contexte global – peut s’avérer bien utile non seulement pour les chercheurs, mais aussi pour les acteurs politiques intéressés.
5C’est là le principal objectif de cet ouvrage, qui tente de répondre au défi suscité par les interrogations de nombre de partis politiques d’opposition africains et de leurs militants. Ceux-ci ont tendance à particulièrement reprocher un supposé « refus » de l’alternance de la part des partis au pouvoir, ainsi que la « détermination » de ces derniers à se maintenir au pouvoir grâce au truquage des processus électoraux et aux modifications constitutionnelles faites à dessein. Une citation largement attribuée à l’ancien président congolais Pascal Lissouba témoigne bien de cet état d’esprit : « on n’organise pas les élections en Afrique pour les perdre » (Kokoroko, 2009, p. 129).
6Certes, il y a plusieurs cas où l’on peut objectivement penser que la victoire de l’opposition a été spoliée en faveur de candidats des partis au pouvoir. Plusieurs techniques déloyales sont utilisées à cet égard (voir chapitre 3). Mais est-ce que cela explique tout ? Si c’était le cas, comment 31 candidats de l’opposition partisane ont-ils pu l’emporter contre des candidats des partis au pouvoir, y compris des présidents en exercice ? Ou comment expliquer l’échec de ces derniers ? Lissouba n’a-t-il pas lui-même battu Denis Sassou Ngeusso, alors président sortant, lors des élections fondatrices en 1992 au Congo ?
7Ces cas de victoires de partis d’opposition évoquent deux hypothèses : soit il existe une parfaite démocratie – ou au moins des conditions structurelles favorables à celle-ci – dans les pays ayant connu ces 31 expériences, à l’opposé des pays où il n’y a pas encore eu d’alternance avec un parti d’opposition, soit l’opposition partisane peut bel et bien gagner les élections malgré le « truquage » ou une tentative de truquage par les partis au pouvoir, moyennant l’adoption et la réussite de certaines stratégies politiques. La première hypothèse n’étant pas soutenue par les faits, nous ne pouvons compter que sur la seconde, sans pour autant nier ou négliger le rôle que peuvent jouer des conditions structurelles négatives lorsqu’elles existent, et qui peuvent compromettre ou déjouer les stratégies des partis d’opposition.
8Comme souhaité par Gyimah-Boadi (2007), il est donc opportun d’entreprendre une étude empirique et comparative poussée sur les cas où des partis politiques ont gagné des élections contre des candidats de partis au pouvoir, afin de comprendre comment on a obtenu ces victoires. Les partis au pouvoir seraient-ils plus solides, mieux organisés, voire plus populaires que les partis d’opposition ? Y aurait-il un déficit organisationnel ou une défaillance stratégique de la part des partis d’opposition ? Comment les partis d’opposition réussissent-ils à surmonter ou à contourner les rapports de force défavorables ? La réussite de certains partis politiques d’opposition à gagner des élections dans des conditions défavorables relève-t-elle d’une réelle stratégie de conquête plus ou moins longuement élaborée et mise en œuvre, ou s’agit-il aussi d’un concours de circonstances politiques et socioéconomiques particulières ?
9Certes, il convient de reconnaître que, dans le lot des victoires de l’opposition partisane, on a obtenu un certain nombre de victoires non pas contre le président sortant, mais plutôt contre son successeur désigné au sein de son parti, lui-même s’étant retiré volontairement ou par empêchement constitutionnel et son successeur étant « moins puissant » que lui-même, son « mentor ». Mais contrairement à Foucher (2009) qui fait de ce type de circonstance la principale variable explicative des alternances partisanes sur le continent, nous dénombrons 25 chefs d’État africains qui ont été battus aux élections par des candidats de l’opposition depuis 19901. Les plus récents cas de ces défaites de présidents sortants incluent ceux de John Dramani Mahama au Ghana (décembre 2016), de Yahya Jammeh en Gambie (décembre 2016), de Manuel Pinto da Costa au Sao Tomé-et-Principe (août 2016), de Goodluck Jonathan au Nigeria (mars 2015), de Thomas « Tom » Thabane au Lesotho (mars 2015), de Moncef Marzouki en Tunisie (décembre 2014), de Joyce Banda au Malawi (mai 2014), d’Abdoulaye Wade au Sénégal (avril 2012), de Rupiah Banda en Zambie (septembre 2011) et de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire (novembre 2010)2. Il s’agit, en fait, de la majorité écrasante des victoires de l’opposition partisane depuis 1990, soit 25 sur 31 (26 sur 32 depuis les indépendances). Il faut donc tenter de comprendre le pourquoi et le comment de ces victoires de l’opposition, étant donné que l’argument relatif aux questions de « fraude électorale » des partis au pouvoir, comme seul facteur explicatif, se trouve souvent inopérant.
La nature de l’alternance au pouvoir
10De prime abord, l’« alternance au pouvoir » peut s’appliquer à la fois au changement de la composition partisane de la législature (Parlement) et au remplacement d’une équipe dirigeante de l’exécutif par une autre. Dans ce dernier cas, elle peut signifier simplement le remplacement de l’occupant du plus haut poste exécutif par une autre personnalité, même si cette dernière est de la même famille partisane. Cependant, l’usage populaire de l’expression en Afrique en donne un sens qui va bien au-delà du remplacement des personnalités au sein d’un même groupe dirigeant. Il signifie un véritable changement d’équipe gouvernementale et de famille partisane. Cette vision correspond à la définition que Quermonne donne de l’alternance au pouvoir, considérée comme « un changement de rôle entre les forces politiques situées dans l’opposition, qu’une élection au suffrage universel fait accéder au pouvoir, et d’autres forces politiques qui renoncent provisoirement au pouvoir pour entrer dans l’opposition » (1988, p. 4). C’est la même définition que lui donne Bratton (2004) dans son article visant à analyser l’effet de l’alternance sur la perception des Africains de la démocratie. C’est le même sens qui intéresse Foucher, comme nous l’avons vu plus haut.
11C’est en ce sens que nous employons ce concept dans la présente étude, c’est-à-dire le remplacement des autorités en place par de nouvelles élites appartenant à un parti de l’opposition ou une coalition de partis d’opposition. Ainsi, le nombre de 31 victoires de l’opposition, ou 32 si l’on ajoute le cas de Maurice en juin 1982, ne concerne que les cas dans lesquels l’équipe dirigeante a changé d’un parti politique à un autre ou à une coalition de partis politiques.
12De ce calcul est exclu l’avènement de tout nouveau leader au pouvoir si cela survient après un gouvernement de transition dont les membres n’étaient pas autorisés à se porter candidats, car dans ce cas, le candidat du « parti d’opposition » n’aura pas gagné les élections en défaisant un « parti au pouvoir ». C’est le cas, par exemple, des élections présidentielles d’avril 1992 et d’août 2013 au Mali, de mars 1993, de novembre 1999 et de mars 2011 au Niger, de mai 1999 au Nigeria, de novembre 2010 en Guinée, de juin 2012 en Égypte, de novembre 2015 au Burkina Faso et de février 2016 en République centrafricaine3.
13L’arrivée au pouvoir d’une personnalité de l’opposition à titre d’« indépendant » est également écartée de ce calcul, même si cette personnalité est soutenue par un nombre de partis politiques. Ce qui nous intéresse, c’est la victoire d’un candidat de l’opposition « présenté » par un parti politique ou un ensemble de partis politiques dans le cadre d’une coalition préélectorale bien identifiée. Ainsi, on ne considère pas que le Bénin a enregistré une alternance au pouvoir par un parti d’opposition dans la période examinée. Il est vrai qu’il y a eu quatre changements au pouvoir durant la période en question (1991, 1996, 2006 et 2016), mais tous ces changements ont eu lieu entre des personnalités « indépendantes » qui, quoique soutenues par un certain nombre de partis, de mouvements et de personnalités politiques, n’étaient les candidats d’aucune formation particulière. C’est le cas également de la victoire, en décembre 2014, de Hery Rajaonarimampianina, aux élections présidentielles malgaches. Ce ministre des Finances sortant s’était présenté comme candidat indépendant, bien que soutenu, très vraisemblablement, par le président de la transition, son ancien jeune mentor, Andry Rajoelina, ainsi que par l’association non partisane Hery Vaovao hoan’i Madagasikara.
La contribution à la compréhension de la compétition partisane en Afrique
14À notre connaissance, ce livre est l’un des premiers ouvrages publiés en langue française à s’intéresser aux partis politiques de l’opposition en Afrique, en particulier aux efforts et stratégies de ces derniers dans leurs tentatives de conquérir le pouvoir d’État. En effet, malgré l’abondance des études faites sur la démocratie et même sur les partis politiques en Afrique, une lacune subsiste dans nos connaissances sur les partis d’opposition, notamment dans la littérature francophone. Les études qui portent sur les partis politiques sont souvent consacrées aux partis au pouvoir : leurs caractéristiques, leurs manières de gouverner et leur chute. Rares sont les études sur les partis politiques « de l’opposition » sur le continent, et rarissimes sont celles portant sur les stratégies mises en œuvre par ces derniers pour conquérir le pouvoir suprême.
15S’agissant des stratégies des partis d’opposition, nous préconisons la formation de coalitions électorales comme moyen incontournable pour effectuer l’alternance dans un système multipartite. Il y a certes une abondance d’études théoriques et empiriques portant sur le thème de formation de coalitions dans les pays occidentaux, notamment par les politologues et économistes américains de l’école de la théorie des jeux. Mais ce thème ne semble pas encore avoir attiré l’attention des politologues en études africaines. Cela s’explique généralement par la dominance des régimes présidentiels en Afrique, car les stratégies de coalitions sont plus associées avec les régimes parlementaires. Les études portant sur des cas africains sont presque inexistantes en français et, à ce stade, rares même en anglais. À cet égard, les études de Kadima (2006 et 2014)4, d’Arriola (2013), de Bogaards (2014), de Resnick (2014) et de Van de Walle (2006) constituent des exceptions.
16Peu de chercheurs se sont intéressés, jusqu’ici, aux structures internes et au degré de démocratie au sein des partis politiques – notamment ceux de l’opposition – comme variable explicative de leurs succès ou de leurs échecs électoraux. Cette faille émanerait généralement, comme le constatent Basedau, Erdmann et Mehler (2007), de l’insuffisance des études empiriques sur les partis politiques en Afrique. Notre démarche vise à combler cette lacune (voir chapitre 1).
17À notre connaissance, très peu d’études s’intéressent aux partis politiques africains de part et d’autre de la bande sahélo-saharienne. La tendance générale est de s’intéresser à l’Afrique subsaharienne (ou « Afrique noire »), d’une part, et de traiter différemment l’Afrique du Nord, d’autre part, parfois en l’assimilant au Proche-Orient ou au « monde arabe ». Peut-être que cela est dû à l’absence de véritable vie partisane dans cette région, du moins jusqu’au printemps arabe de 2010 et 2011 qui semble avoir changé la donne à cet égard. C’est le cas en Tunisie, où la vie politique partisane est bien animée. Nous traitons l’Afrique comme un tout, ce qui ne signifie pas que l’on nie les particularités régionales, car nous reconnaissons du reste qu’il y a des particularités nationales au sein d’une même région.
18Dans un ouvrage sur les partis politiques et les processus de transition démocratique en Afrique noire, Diop (2006) fait une étude comparative entre six pays d’Afrique occidentale et centrale. Mais son étude a pour problématique centrale de s’interroger sur l’impact des nouveaux dispositifs constitutionnels qu’ont adoptés ces pays-cas sur la redéfinition et la revalorisation des rôles des partis politiques, ainsi que sur l’affirmation et la consolidation du processus de démocratisation. Cette étude est très intéressante pour son analyse institutionnelle et la compréhension qu’elle offre du rôle des « institutions » ainsi que de l’ensemble des normes juridiques (relatives à la régulation du jeu politique) en vigueur dans ces six pays et de leur impact sur la problématique du présent ouvrage. Cependant, comme nous le verrons ci-dessous, la théorie institutionnelle ne peut pas, à elle seule, répondre à toutes les questions de notre problématique.
Les approches théoriques sur l’alternance partisane
19L’analyse approfondie des circonstances des 32 victoires de l’opposition partisane en Afrique depuis les indépendances permet d’avancer l’hypothèse suivante : l’alternance au pouvoir par un parti d’opposition n’est généralement possible que dans un système bipartisan ou bipolarisé. Bien que l’une ou l’autre de ces deux conditions ne soit pas suffisante pour la réussite, l’absence des deux explique l’échec. Des cas exceptionnels peuvent apparaître à cause d’une rare combinaison de circonstances particulières, comme le mode de scrutin – notamment le majoritaire à un seul tour (aussi appelé mode pluralitaire) –, la complaisance du parti au pouvoir envers les électeurs, le poids électoral de l’ethnorégionalisme en faveur d’un parti d’opposition, et la non-participation au scrutin d’autres principaux partis d’opposition. Ceci est un argument dérivé, mais révisé de la thèse classique du sociologue et politologue français Maurice Duverger sur les facteurs explicatifs de l’alternance partisane au pouvoir.
20Duverger soutient que « l’alternance suppose le dualisme » (1973, p. 334), c’est-à-dire qu’il faut un système bipartisan pour qu’un parti de l’opposition puisse parvenir au pouvoir. D’autres auteurs ont identifié le « système bipolarisé », c’est-à-dire une coalition de partis d’opposition contre le parti au pouvoir, comme un substitut au système bipartisan afin d’effectuer l’alternance. Ces deux facteurs – le bipartisme et la bipolarisation – sont relatifs au cadre institutionnel de la compétition politique (analysé par la théorie institutionnelle) et aux stratégies des acteurs (traitées par la théorie stratégique ou du choix rationnel).
21Parce que le bipartisme relève de l’environnement institutionnel et que la bipolarisation résulte des stratégies des dirigeants politiques, nous avons recours aux approches néo-institutionnelle et stratégique comme cadres théoriques. Et nous misons particulièrement sur la dernière approche, étant donné que les structures institutionnelles sont généralement le résultat des choix stratégiques des acteurs politiques, aussi bien du pouvoir que de l’opposition.
L’approche institutionnelle
22On identifie deux principales variantes de l’institutionnalisme : l’ancien et le nouvel institutionnalisme, ou l’institutionnalisme historique et l’institutionnalisme sociologique. Mais sans entrer dans une discussion sur ces deux variantes, il convient de souligner l’absence de consensus sur le nombre de variations de l’institutionnalisme et le fait que la « théorie » institutionnelle n’est pas un courant de pensée unifié, comme le montrent bien Hall et Taylor (1997). En effet, ces deux auteurs identifient trois méthodes d’analyse institutionnelle qui revendiquent toutes le titre de « néo-institutionnalisme ». Ils appellent ces trois écoles de pensée : a) l’institutionnalisme historique ; b) l’institutionnalisme des choix rationnels ; et c) l’institutionnalisme sociologique.
23Nous avons cependant opté pour cette division binaire, c’est-à-dire l’ancien et le nouvel institutionnalisme, car la plupart des spécialistes utilisent les termes « néo-institutionnalisme » et « institutionnalisme sociologique » de façon interchangeable, et parce que l’« institutionnalisme des choix rationnels » se distingue nettement des deux autres variantes en ce qui concerne l’état de dépendance ou d’indépendance des institutions (March et Olsen, 1984). Ainsi, compte tenu de l’accent que mettent les tenants de cette approche sur la « dépendance » des institutions et la rationalité des acteurs individuels, nous avons estimé plus opportun de la considérer comme une approche différente et la traitons, donc, comme faisant partie de la théorie stratégique et de choix rationnel.
24Peu importe la variante de l’institutionnalisme que l’on choisit, il convient de noter que ses adeptes s’intéressent particulièrement aux institutions, c’est-à-dire aux procédures, aux protocoles, aux normes et aux conventions officielles et officieuses inhérentes à la structure organisationnelle de l’État ou de l’économie politique. D’aucuns considèrent les institutions comme des « variables explicatives autonomes » qui peuvent être traitées comme « des acteurs politiques » en elles-mêmes (March et Olsen, 1984, p. 738). Les auteurs de cette mouvance soutiennent que les institutions sont des arènes qui façonnent le processus politique, tandis que les stratégies et comportements des acteurs individuels, comme les dirigeants des partis politiques, seraient circonscrits par les règles et normes institutionnelles qui les régissent. Pour Hall et Taylor (1997), en effet, les institutions ont une influence sur les préférences ou identités sous-jacentes des acteurs que les adeptes de l’école des choix rationnels doivent accepter comme une donnée. Mais ce point est discutable, comme nous le verrons plus tard.
25Ainsi, en se servant du néo-institutionnalisme comme cadre théorique dans son ouvrage sur les partis politiques, Avril (1990) soutient que ce sont les institutions qui façonnent les partis politiques. Bréchon (1999) s’inscrit dans la même logique lorsqu’il argue que les partis politiques n’émergent pas au hasard, mais en fonction d’un système politique existant dans un pays, ce système étant les « institutions » et l’ensemble des normes juridiques (relatives à la régulation du jeu politique) en vigueur dans le pays.
26Riedl reconnaît le rôle et l’influence des calculs stratégiques des acteurs politiques, tant au pouvoir que dans l’opposition, sur le façonnement initial des règles du jeu démocratique. Cependant, il semble s’inscrire dans l’approche institutionnelle quant à la suite du processus politique. S’intéressant aux facteurs influant sur l’institutionnalisation des systèmes partisans en Afrique, notamment au Ghana, au Sénégal, en Zambie et au Bénin, Riedl (2008) soutient que ces règles initiales, adoptées lors de la transition de l’autoritarisme à la démocratie, finissent par s’imposer aux générations futures et circonscrivent les actions et les calculs des acteurs politiques dans un schéma de « régénération institutionnelle ». Ailleurs, il s’efforce d’expliquer non pas la variation, mais la continuité des systèmes partisans en Afrique par la théorie dite de l’« isomorphisme institutionnel » (Riedl, 2010).
27Somme toute, dans l’étude des processus démocratiques et dans le cadre de notre problématique de l’alternance partisane au sommet de l’État, les adeptes de l’approche institutionnelle mettent l’accent sur les institutions préexistantes (ou qui sont créées) dans un pays et sur le rôle de celles-ci dans l’avènement ou la consolidation de la démocratie dans ce pays.
28À notre avis, les tenants de cette approche ont raison de souligner l’importance des institutions. C’est la raison pour laquelle nous y recourons – en plus de l’approche stratégique – pour comprendre le rôle des mécanismes institutionnels dans les différents pays africains et leur impact sur les chances ou les efforts des partis d’opposition en vue de conquérir le pouvoir. Il sied cependant de noter que l’approche institutionnelle présente certaines faiblesses dans l’explication des processus démocratiques et de la problématique d’alternance partisane au sommet de l’État. En effet, si elle est plus à même d’expliquer la consolidation démocratique, la stabilité et la continuité des institutions, ses postulats ontologiques sont moins prégnants pour rendre compte des changements et des transitions de régime (Gazibo, 2002). Et même dans le cas de la consolidation démocratique, il convient de tenir compte du rôle crucial que jouent les acteurs politiques.
29De même, le trop grand accent que mettent les disciples de cette approche sur l’autonomie des institutions appelle une précision par rapport aux stratégies des acteurs. Le fait que les acteurs individuels agissent en fonction des limites sociales et institutionnelles n’empêche pas qu’ils aient des préférences dans les limites de ces contraintes, d’où notre recours à l’approche stratégique comme cadre théorique et analytique supplémentaire important.
L’approche stratégique ou de choix rationnel
30La thèse principale de cette approche est que pour comprendre les phénomènes sociaux comme la lutte pour le pouvoir qui constitue le sujet principal de la présente étude, il faut prendre les acteurs et leurs actions comme variables explicatives. Pour ce faire, on se concentre sur les motivations individuelles pour aboutir à l’émergence d’un effet global par agrégation des comportements individuels. Cet « individualisme méthodologique » est une base commune pour les perspectives de l’approche stratégique, dont la théorie du choix rationnel est une variante.
31Il est vrai que la théorie stratégique ou de choix rationnel (TCR) n’est pas une théorie dont tous les postulats sont consensuels parmi ses adeptes. Cela fait dire à Laitin que la TCR n’est qu’une « étiquette qui rassemble une communauté de chercheurs peu liés qui participent ensemble à un programme de recherche commun » (2002, p. 156). D’après Fiorina, considéré comme l’une des autorités contemporaines de ce « mouvement » de pensée, le seul postulat consensuel de la TCR serait la présomption que « les individus sont instrumentalement motivés et qu’ils agissent selon une logique utilitariste de coûts et bénéfices » (1995, p. 87 ; notre traduction de l’anglais).
32Beaucoup de critiques ont été adressées à la TCR. Mais l’une des plus virulentes et célèbres est peut-être l’œuvre de Green et Shapiro, sous le titre provocateur de Pathologies of Rational Choice Theory (1994). Dans ce livre qui recense les plus importants travaux de la TCR et qui les critique systématiquement, la thèse principale des deux auteurs est que l’application empirique de la TCR est émaillée de plusieurs failles méthodologiques engendrées, en grande partie, par les ambitions universalistes des tenants de la TCR. Ces failles seraient également dues à l’apparente obsession des tenants de la TCR pour les méthodes et concepts abstraits (method-driven), au détriment de la compréhension et de la recherche de solutions aux problèmes posés (problem-driven). Par conséquent, selon les deux auteurs, la contribution scientifique de la TCR est beaucoup moins importante que ne le prétendent ses disciples. Ils se demandent alors si, au demeurant, la TCR fait partie des sciences sociales.
33Une autre critique adressée à la TCR, provenant surtout des néo-institutionnalistes, est qu’elle exagère le degré de la rationalité attribuée à l’individu ou à l’acteur, car elle échoue à situer ce dernier dans son milieu social. Selon cette critique, l’individu ne raisonne que grâce aux règles qu’il partage avec d’autres et qui lui permettent de prévoir comment ils réagiront s’il se comporte de telle ou telle façon. Ses actions et les paramètres de son choix dépendent des règles du jeu dans lequel il est inséré (Marsden, 2002). Ainsi, March et Olsen (1984) reconnaissent l’importance du contexte social et les motivations des acteurs individuels, mais ils insistent sur l’autonomie des institutions et leur impact sur les motivations et préférences des acteurs.
34Il sied de souligner qu’à côté des praticiens qui restent attachés à l’universalisme absolu de la théorie et y voient un avantage de la TCR, beaucoup d’autres s’en démarquent et adoptent justement l’universalisme partiel que prônent Green et Shapiro. De même, si certains partisans de la TCR semblent imputer à l’acteur individuel une rationalité et une liberté d’action totales et illimitées, d’autres tenants de la théorie relativisent le degré de cette liberté et de cette rationalité, et soutiennent que le système dans lequel vivent les individus pourrait poser des contraintes à leurs actions et, par conséquent, que « tous les acteurs n’ont qu’une liberté restreinte et ne sont capables corrélativement que d’une rationalité limitée » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 39)5.
35Comme signalé plus haut, et pour paraphraser Balme (2002), si les institutions « font » les individus, ou du moins les contraignent à obéir à certaines règles dont ils ne peuvent se passer, il convient de reconnaître que des acteurs œuvrant dans les paramètres des mêmes contraintes y réagissent différemment. Il faut reconnaître également que les institutions et les règles ne tombent pas du ciel, à moins que l’on soit dans un cadre théologique, ce qui n’est pas le cas ici. Elles sont bel et bien l’œuvre des acteurs sociopolitiques de l’heure. Ces acteurs sont guidés par des calculs stratégiques lorsqu’ils lèvent une option de cadre institutionnel ou de règle juridique ou normative. Ces mêmes calculs continuent tout au long de la vie de ces institutions et de ces règles. C’est pour dire que les calculs qu’effectuent les acteurs sociopolitiques et les stratégies qu’ils emploient sont importants même en présence de contraintes institutionnelles et sociales. De même, les acteurs politiques, sachant qu’ils sont entravés par certaines règles institutionnelles, peuvent œuvrer, dans les limites des mécanismes existants, pour supprimer, modifier ou contourner ces règles, d’où les processus de réforme et de modification institutionnelle. Ces modifications ou changements peuvent être relativement légers ou, au contraire, substantiels.
36Ainsi, nous emploierons des postulats de la TCR pour analyser les actions et les stratégies des leaders politiques, qu’ils soient de l’opposition ou du pouvoir. Un postulat de la TCR qui nous semble très intéressant pour expliquer certains aspects de la compétition partisane pour la conquête du pouvoir suprême en Afrique est celui que propose Kelley (1995). En effet, celui-ci préconise, afin d’entreprendre une étude empirique en utilisant la TCR, d’adopter une démarche en six étapes : a) identifier les agents/acteurs associés à un phénomène ou une situation qu’on cherche à comprendre ou à expliquer (dans notre cas, les partis politiques de l’opposition ou leurs leaders dans les échéances électorales) ; b) identifier les objectifs visés par ces agents (conquête du pouvoir d’État) ; c) décrire les contextes social et institutionnel dans lesquels opèrent les agents ; d) déterminer le type et la quantité d’informations que les agents détiennent sur cet environnement externe ; e) identifier les stratégies que les agents pourraient ou devraient adopter pour atteindre leur objectif (comme la création de coalitions électorales et l’enrôlement de personnalités gagnantes au sein du parti) ; et f) identifier, parmi ces stratégies, celles qui pourraient contribuer davantage à défendre les intérêts des agents.
L’organisation du livre
37En plus de la présente introduction et d’une conclusion générale, l’ouvrage comprend cinq chapitres. Le premier s’intéresse à l’avènement et à l’évolution des partis politiques en Afrique postcoloniale ainsi qu’à leur fonctionnement interne : la conception d’un parti politique dans le cadre d’un système démocratique, l’avènement du parti unique dans les années 1960 et 1970, le sort des partis politiques sous les régimes de parti unique et des juntes militaires, la réintroduction du multipartisme dans les années 1990, et les typologies des systèmes de partis en Afrique.
38Le deuxième chapitre porte quant à lui sur les cadres institutionnels de la compétition électorale en Afrique. Ici, l’on porte un regard critique sur un certain nombre de structures et de mécanismes qui pourraient avoir un impact sur les stratégies et les efforts des partis politiques pour atteindre l’objectif d’alternance partisane, comme les systèmes et les lois électoraux, la limitation du nombre des mandats présidentiels et son impact sur les partis d’opposition, les organes de gestion des élections et leur influence sur la compétition électorale.
39Les cadres politiques de la compétition électorale en Afrique font l’objet du troisième chapitre. Ici, les stratégies des partis au pouvoir visant à se maintenir à la tête des pays et contourner celles des partis d’opposition sont scrutées. Le poids de l’étranger et son impact possible sur les stratégies des acteurs politiques dans une course électorale son également analysés.
40Le quatrième chapitre s’intéresse aux stratégies de conquête des partis d’opposition. C’est là que nous essayons de démontrer la véracité des deux principales hypothèses que nous avançons pour expliquer la réussite ou l’échec de l’opposition dans sa quête du pouvoir d’État, c’est-à-dire le bipartisme et la bipolarisation.
41Le dernier chapitre descend d’un niveau pour aborder la conquête du pouvoir par la législature et le pouvoir exécutif à l’échelle régionale ou provinciale, dans les pays fortement décentralisés où coexistent des gouvernements régionaux ou provinciaux. Ici, les expériences de l’Afrique du Sud et du Nigeria sont présentées comme des études de cas. Dans la conclusion générale, nous essayons d’identifier des pistes de nouvelles recherches.
***
42Tout au long de cet ouvrage, nous essayons d’illustrer nos observations analytiques par des exemples empiriques concrets. Nul besoin de dire que certains exemples deviendront obsolètes au fil du temps. Mais rien ne peut immuniser les exemples contre l’érosion naturelle, car ils sont appelés, immanquablement, à évoluer. L’essentiel se trouve donc dans la valeur analytique du livre. Les journaux, revues et périodiques s’occuperont de la mise à jour constante des exemples, ou alors nous le ferons nous-même, lorsque cela paraîtra absolument nécessaire, dans de nouvelles éditions de cet ouvrage. Certes, de nouveaux développements pourraient exiger le réexamen de certains postulats analytiques. Loin de constituer une lacune, ces évolutions seront la preuve, suivant Popper (1973), que ces postulats ne sont pas dogmatiques ou infalsifiables. Ils auront alors passé le test de leur caractère scientifique.
Notes de bas de page
1 Il y a eu en fait 27 cas de défaite électorale de chefs d’État africains sortants entre 1990 et 2016, y compris la défaite de Mathieu Kérékou par Nicéphore Soglo au Bénin en mars 1991 et la revanche de Kérékou contre Soglo en mars 1996, mais ces deux cas sont exclus de notre calcul, car tous deux étaient des « candidats indépendants ». Nous sommes conscients des dynamiques politiques récentes en Somalie qui ont donné lieu depuis 2012 à deux alternances à la tête du gouvernement fédéral institué en 2004 après une longue période d’instabilité chronique et d’absence de gouvernement national depuis 1991. La première alternance a eu lieu en septembre 2012 entre Sharif Sheikh Ahmed de l’Alliance pour la relibération de la Somalie, et l’opposant Hassan Sheikh Mohamoud du Parti de la paix et du développement, et la seconde entre ce dernier et le candidat du parti « Tayo », Mohamed Abdullahi Mohamed alias « Farmajo », élu à l’issue de l’élection présidentielle de février 2017. Ces cas sont aussi exclus de notre calcul, car il s’agit d’élections indirectes par le Parlement lui même élu par un collège de leaders claniques et non par le suffrage universel de l’ensemble des citoyens somaliens, ce qui ne permet pas de joutes électorales suffisamment compétitives.
2 Nous sommes conscient du fait que Yahya Jammeh, après avoir reconnu sa défaite et félicité le candidat de l’opposition, Adama Barrow, à la suite des élections présidentielles du 1er décembre 2016, s’est contredit en refusant, le 11 décembre 2016, de reconnaître cette défaite et en appelant à de nouvelles élections que l’opposition et la communauté internationale ont refusé. Mais il a fini par quitter le pouvoir le 22 janvier 2017. Nous sommes également conscient qu’il a fallu une intervention militaire pour déloger Gbagbo du pouvoir en avril 2011, mais cela n’altère en rien le fait qu’il avait été battu par un candidat de l’opposition, Alassane Dramane Ouattara, dont la reconnaissance de sa victoire par la communauté internationale a d’ailleurs constitué la base de justification de cette intervention militaire.
3 Pour les élections s’étant déroulées en deux tours, c’est la date du second tour qui est référencée ici.
4 Les travaux de recherche de ce Congolais (RDC), directeur exécutif (en 2016) de l’Institut électoral pour une démocratie durable en Afrique (EISA), peuvent être considérés comme pionniers sur cette question en Afrique. Kadima a notamment dirigé une grande étude sur ce sujet en 2006 et un numéro spécial de la revue, Journal of African Elections (qu’il a fondée), portant sur les « coalitions électorales en Afrique » en juin 2014 (vol. 13, no 1).
5 Pour un débat très intéressant et plus approfondi sur la théorie du choix rationnel entre ceux qui la défendent et ceux qui la critiquent, voir le numéro spécial de Critical Review, « Rational Choice Theory and Politics », sous la direction de Jeffrey Friedman (vol. 9, nos 1-2, 1995) ; et le numéro spécial de Sociologie et sociétés, « La théorie du choix rationnel contre les sciences sociales ? Bilan des débats contemporains », sous la direction d’Alex van Den Berg et André Blais (vol. 34, no 1, 2002).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Quelle justice internationale au Proche-Orient ?
Le cas du Tribunal spécial pour le Liban
Cynthia Eid et Fady Fadel
2016
Consolidation de la paix et fragilité étatique
L'ONU en République centrafricaine
Jocelyn Coulon et Damien Larramendy
2015
Les excuses dans la diplomatie américaine
Pour une approche pluraliste des relations internationales
Jérémie Cornut
2014
La Convention du patrimoine mondial
La vision des pionniers
Christina Cameron et Mechtild Rössler
2017