Croyance des nations sauvages de l’Amerique septentrionalle touchant la creation du monde avant qu’ils eussent esté veues et frequentés des Europeans
p. 173-179
Texte intégral
1Touts les peuples qui habitent l’Amerique septentrionalle n’ont aucune connoissance de la creation du monde que celle qu’ils ont apprises des Europeans qui les ont decouverts, et qui conversent tous les jours avec eux. Ils ne s’appliquent mesme que très peu à cette connoissance. Les lettres et l’ecrit[u]re ne sont aucunement en usage chez eux, et toute leur histoire pour les antiquités ne se reduit qu’à des idées confuses et fabuleuses qui sont si simples, si basses et si ridicules qu’elles merittent d’estre seulement mises en lumiere pour en faire connoitre l’ignorance et la grossiereté1.
2Ils tiennent que tout n’estoit qu’eau avant que la terre fust crée[e], que sur cette vaste étendue d’eau flottoit un grand cajeux de bois2 sur lequel estoient tous les animaux de differente espece qui sont sur la terre, dont le Grand Lievre, disent ils, estoit le chef3. Il cherchoit un lieu propre et solide pour debarquer, mais comme il ne se presentoit à la veüe que cïgnes4 et autres oiseaux de riviere sur l’eau, il commençoit desja à perdre esperance, et n’en voyoit plus d’autre, que celle d’engager le Castor à plonger pour aporter °un peu de sable du fond de l’eau, l’asseurant au nom de touts les animaux, que s’il en revenoit avec un grain seulement il en produiroit une terre assez spatieuse pour les contenir, et les nourrir touts5. Mais le Castor taschoit de s’en dispenser, alleguant pour raison, qu’il avoit desja plongé aux environs du cajeux sans appar[en]ce d’y trouver fonds. Il fust cependant pressé avec tant d’instance de tenter derechef cette haute entreprise, qu’il s’y hazarda, et plongea. Il resta si longtemps sans revenir que les supliants le crurent noyé ; mais on le vit enfin paroître presque mort, et sans mouvement. Alors touts les autres animaux voyant qu’il estoit hors d’état de monter sur le cajeux, s’interesserent aussitost à le retirer6, et aprés luy avoir bien visitté les pattes, et la queue ils n’y trouverent rien7.
3Le peu d’esperance qui leur restoit de pouvoir vivre les contraignit de °s’adresser à la Loutre8, et de la prier de faire une seconde tentative pour aller querir un peu de terre au fond de l’eau. Ils luy représentèrent qu’il y alloit également de son salut comme du °leur. La Loutre se rendit à leur juste remont[ran]ce, et °plongea. Elle resta au fond de l’eau plus longtemps, que le Castor, et en revint comme luy avec aussy peu de fruit9.
4L’impossibilité de trouver une demeure où ils pussent subsister ne leur laissoit plus rien à esperer, quand le Rat musqué10 proposa, qu’il alloit, si on vouloit, tacher de trouver fond et et qu’il se flatoit mesme d’en aporter du sable. On ne comptoit guerre sur son entreprise, °le Castor et la Loutre bien plus vigoureux que luy n’en ayant pu avoir. Ils l’encouragerent cependant, et luy promirent meme qu’il seroit le souverain de toute la terre s’il venoit à bout d’accomplir son projet. Le Rat Musqué donc se jetta à l’eau, et plongea hardyment. Aprés y avoir esté près de vingt quatre heures, il parut au bord du cajeux le ventre en haut sans mouvement, et les quatre pattes fermées. Les autres animaux le reçurent11, et le retirerent soigneusement. On luy ouvrit une des pattes, ensuitte une seconde, puis une troisieme, et la quatrieme enfin, où il y avoit un petit grain de sable entre ses griffes12.
5Le Grand Lievre qui s’estoit flatté de former une terre vaste et spatieuse prit ce grain de sable et le laissa tomber sur le cajeux, qui devint plus gros. Il en reprit une partie et la dispersa. Cela fit grossir la masse de plus en plus. Quand elle fut de la grosseur d’une montagne, il voulut en faire le tour, et à mesure qu’il tournoit, cette masse grossissoit. Aussitot qu’elle luy parut assez grande, il donna ordre au Renard de visitter son ouvrage avec pouvoir de l’agrandir13. Il luy obeit. Le Renard ayant connu qu’elle estoit d’une grandeur suffisante pour avoir facilement sa proye, retourna vers le grand Lievre pour l’informer que la terre estoit capable de nourrir, et de contenir touts les animaux. Sur son raport le grand Lievre se transporta sur son ouvrage, en fit le tour, et le trouva imparfait. Il n’a depuis voulu °se fier qu’à luy meme et continue tousjours à l’augmenter en tournant sans cesse autour de la terre14. C’est ce qui fait dire aux Sauvages, quand ils entendent des retentissements dans les concavités des montagnes, que le grand Lievre continue de l’agrandir. Ils l’honorent, et le considerent comme le dieu qui l’a crée[e]15. Voila ce que ces peuples nous aprennent de la création du monde, qu’ils croyent estre tousjours portée sur ce cajeux. A l’égard de la mer et du firmament, ils asseurent, qu’ils ont esté de tout temps16.
Notes de bas de page
1 À défaut de « lettres » et d’« ecri[t]ure », les Amérindiens, rappelle François-Xavier de Charlevoix, à la suite de Joseph-François Lafitau, avaient recours à « des caractères hiéroglyphiques », par exemple pour exposer les « moindres circonstances » d’une victoire sur un ennemi, voire « tout ce qui s’fétait] passé pendant la campagne » (Journal, 1.1, p. 513 ; voir aussi J.-F. Lafitau, Moeurs des Sauvages ameriquains, t. II, p. 43-47). En outre, les « colliers », ou wampums, mot dérivé des termes algonquins wampupeake ou wampumpeag, qui signifient « cordelette de blanc » et « muscle », et qui étaient faits de petits coquillages de couleurs différentes enfilés les uns à la suite des autres pour former « telle figure & tel caractere » que l’on voulait, constituaient de véritables « Registres » et « Annales » (Journal, t. I, p. 469). Sur cette question de l’écriture, voir Andreas Motsch, Lafitau et l’émergence du discours ethnographique, p. 228-262 ; sur les « colliers », voir appendice 9, infra, p. 449-450.
2 Un « cageu » est un radeau formé de « pièces de bois attachées les unes aux autres et mises en flotte pour être transportées d un lieu à un autre » (N. -E. Dionne, Le Parler populaire des Canadiens-Français). Dans son ouvrage, Bacqueville de La Potherie produit une gravure d’un « cageu » (HAS, t. IV, p. 77) ou « cayeu » (HAS, 1.1, p. 100).
3 Le cycle mythologique décrit par Perrot est repris, parfois avec de légères différences, par Bacqueville de La Potherie, qui produit des explications, absentes chez Perrot : « Ils croyent & tiennent pour assuré qu’ils ont tiré leur origine des animaux, & que le Dieu qui a fait le ciel Si la terre s’appelle Michapous, qui veut dire le Grand Liévre. Ils ont quelque idée du Deluge, & comme ils n’en peuvent développer le Mistere : voici quelle est leur creance telle qu’ils la debitent. Ils pretendent que le commencement du monde n’est que depuis ce tems-là, que le Ciel a été creé par Michapous, lequel crea ensuite tous les animaux qui se trouvèrent sur des bois flottans, dont il fit un Cayeu, qui est une manière de Pont, sur lequel il demeura plusieurs jours avec eux sans prendre aucune nourriture » (HAS, t. II, p. 3). Sur Michapous, voir infra, p. 179, n. 16.
4 Allusion sans doute au cygne trompette (Olor buccinator), un oiseau blanc de grande taille, au cri puissant, dont l’aire d’extension, autrefois immense, est aujourd’hui réduite à l’ouest de l’Amérique du Nord (W. F. Ganong, « Identity of the Animais and Plants », p. 239 ; W. E. Godfrey, Les Oiseaux du Canada, p. 55-56 ; C. S. Robbins et al., Guide des oiseaux, p. 40).
5 « Michapous, disent-ils prévoyant que toutes ses créatures ne pourraient subsister long-tems sur ce Pont, & que son ouvrage serait imparfait, s’il n’obvioit aux malheurs & à la faim, sur tout qui les menaçoient, & ne se voyant alors que maître du Ciel il se trouva obligé de recourir à Michipissi, le Dieu des eaux, & voulut emprunter de lui un peu de terre pour former des païs assez vastes, pour contenir toutes les creatures presentes & celles qui viendroient. Mais celui-ci, jaloux de son autorité & de son Empire, n’avoit garde de faciliter un établissement aux animaux qui feroient sans doute la guerre aux poissons ses Sujets, il ne voulut point écouter la demande de Michapous, qui se trouva fort embarassé, ce qu’il fit qu’il proposa aux animaux de députer un d’entre eux pour aller chercher de la terre au fond des eaux, les assurant qu’il les mettrait en repos, pourvû qu’il lui en aporta, dont il formerait un grand monde, qui seroit le séjour de toutes les créatures » (HAS, t. II, p. 3-4). Dans son récit, Bacqueville de La Potherie, qui introduit une nouvelle divinité, insiste sur la relation conflictuelle entre Michapous et Michipissi, ce que ne fait pas Perrot. La suite du récit chez Bacqueville de La Potherie diffère sensiblement de celle de Perrot : chez Bacqueville de La Potherie, les « animaux déja pressez de la faim prévoyant leur perte inévitable s’adresserent au Castor, auquel ils promirent toutes sortes d’avantages, s’il vouloit suivre l’ordre de Michapous, & même qu’ils le reconnoîtroient pour maître de la terre & le premier de tous les animaux », s’il plongeait et rapportait de la terre du fond des eaux (HAS, t. II, p. 4 ; voir aussi infra, p. 307, n. 10). Dans sa « Relation », Lamothe-Cadillac produit un récit différent. Après avoir signalé que les Amérindiens subirent eux aussi le déluge, il poursuit en expliquant qu’un « Ancien » de chaque nation put échapper à la mort avec sa famille. Devant le danger qui les menaçait, ils construisirent un très grand canot, dans lequel ils firent monter des animaux, après avoir embarqué des vivres. Après plusieurs jours sur l’eau, ils envoyèrent la loutre pour découvrir un endroit où aborder. Peu de temps après, ils retrouvèrent l’animal noyé. On envoya le castor, qui découvrit une digue et ramena un bout de bois. On jugea alors que les eaux baissaient et on dirigea le canot vers la digue. Près de celle-ci, une grande tortue tomba du ciel. Les arbres qui flottaient sur l’eau se prirent dans l’animal et formèrent un radeau sur lequel on put marcher. Un « Ancien » ramassa quelques racines et de la terre et en fit un sacrifice au soleil, ce qui les réduisit en poudre. Le vieillard jeta la poudre dans l’eau et celle-ci absorba toute l’eau qui restait (P. Margry, Découvertes et établissements des Français, t. V, p. 111-115). Le récit de Lamothe-Cadillac manque de cohérence, peut-être parce qu’il est contaminé par des apports chrétiens et que Lamothe-Cadillac tente d’établir des rapports entre la culture des Juifs et celle des Outaouais (ibid., p. 113-118). Sur le castor et le lièvre, voir infra, p. 207, n. 11, et p. 254, n. 8.
6 Selon Richelet (Dictionnaire, 1680), « Interesser » signifie : « Prendre les interêts d’une personne. Prendre part à quelque chose ». Sur le lieu où serait mort le castor, voir infra, p. 207, n. 11.
7 Bacqueville de La Potherie ne rapporte qu’une seule tentative du castor, qui « demeura long-tems dans les eaux, mais inutilement » : retiré des eaux « à demi-mort », l’animal n’avait ni terre, ni sable « dans ses pattes & dans tout son corps ». Les autres animaux « jugèrent de là qu’il n’avoit pû aller jusqu’au fond » (HAS, t. II, p. 4).
8 Dans son édition du texte de Perrot, Jules Tailhan a écrit « au loutre », à la place de « à la loutre ». La correction n’était pas nécessaire car, au xviiie siècle, le substantif pouvait être masculin ou féminin (voir Furetière, 1690). Sur la loutre, voir infra, p. 263, n. 25.
9 « Les animaux prierent ensuite la Loutre de faire la même entreprise. Celle-ci qui se connoissoit plus agile que le Castor, d’ailleurs jalouse de l’honneur de se voir la maîtresse des animaux, s’élance aussi-tôt dans les eaux, où elle demeura un jour entier. Ce retardement donna quelque espérance aux animaux ; mais la Loutre ne fut pas plus heureuse que le Castor. Elle parut à côté du Pont sans mouvement, les pattes ouvertes », et sans rapporter de la terre ou du sable (HAS, t. II, p. 4-5).
10 Le rat musqué (Ondatra zibethicus), un mammifère rongeur aquatique de la famille des Muridés, qui vit principalement dans les étangs et les cours d’eau à faible débit et dont les glandes anales sécrètent un liquide à l’odeur musquée, se nourrit surtout de plantes aquatiques. Son aire d’extension comprend tout le Canada (A. W. Banfield, Les Mammifères du Canada, p. 183-186 ; A. W. Cameron, Mammifères du Canada, p. 77).
11 Recevoir, au sens de « Faire un bon ou un mauvais accueil » (Furetière, 1690).
12 Dans le cas du rat musqué, Bacqueville de La Potherie dramatise le récit, tout en prêtant à Michapous le désir de faire éclater sa puissance, ce qui est peut-être inspiré de la mythologie chrétienne. Selon lui, après l’échec de la loutre, les animaux « se representerent plus que jamais tous les malheurs dont ils étoient menacez lorsque Michapous qui vouloit leur faire connoître sa puissance, se servit du Rat musqué, auquel il commanda d’aller chercher de la terre au fond des eaux. Les animaux douterent qu’il pût réussir dans une entreprise où le Castor & la Loutre, beaucoup plus vigoureux, avoient échoué. Cependant Michapous voulut se servir d’un si foible instrument pour faire éclater davantage son pouvoir. Le Rat musqué plongea dans l’eau, il s’y tint un jour & une nuit, & parut au dessus sans mouvement, une de ses pattes fermée. Vous aurez la vie dit aussi-tôt Michapous aux animaux ; mais prenez garde de la lui ouvrir que vous ne l’ayez auparavant attiré sur le Pont. Grand empressement de la part des animaux autour du Rat musqué, c’étoit à qui chercheroit cette terre tant desirée ; ils trouverent à la fin quelques grains de sable entre ses petits ongles qu’ils donnerent à Michapous, qui les dispersa sur le Pont, & les fit grossir de telle sorte, qu’ils furent convertis en peu de temps en une grosse montagne » (HAS, t. II, p. 5-6).
13 Le renard (Vulpes vulpes) est un mammifère Carnivore de la famille des Canidés fort commun au Canada (voir A. W. F. Banfield, Les Mammifères du Canada, p. 277-281).
14 « Il commanda au Renard de tourner autour de cette montagne, l’assurant que plus il marcherait & plus la terre s’agrandirait. Il obeït, & s’aperçût effectivement qu’elle devenoit bien plus grande. Mais comme le Renard ne vit que de rapines, il jugea bien que s’il marchoit toujours, il aurait beaucoup plus de peine à trouver de quoi subsister, puisque sa proye seroit plus écartée, il retourna à Michapous & lui dit que la terre étoit assez vaste pour placer & nourrir tous les animaux. Michapous voulut voir lui-même son étendue, il ne la trouva pas encore assez grande pour toutes les créatures. Il partit pour l’augmenter, & enfin ces Nations aveuglées croyent qu’il tourne depuis ce temps autour de la terre, qu’il agrandit incessamment, & disent qu’il est actuellement dans les campagnes du Sud, & dans les Forêts du Nord, aux extrêmitez de la terre, où il l’augmente » (HAS, t. II, p. 6).
15 « Si les Sauvages entendent quelquefois de grands bruits dans les montagnes, ou qu’ils voyent dans l’air des feux extraordinaires, ils disent que c’est Michapous qui passe, lequel prend soin de ses creatures & les engage à se ressouvenir de lui, d’où il arrive qu’ils emplissent dans le moment leurs pipes de tabac dont ils lui offrent la fumée en Sacrifice, invoquant son secours pour la conservation de leurs Familles » (HAS, t. II, p. 7).
16 Comme l’observe Jules Tailhan, ce sont essentiellement les traditions cosmogoniques des Outaouais, ou Algonquins supérieurs, que Perrot produit, encore que certains éléments de celles-ci se retrouvent ailleurs, notamment chez les Montagnais (voir P. Lejeune, Relation de 1634, dans JR, vol. 6, p. 156-158) : « seuls, en effet [...] les Outaouais attribuaient au Grand-Lièvre la formation de la terre. Suivant eux, ce Grand-Lièvre (Michabou, Ouisaketchak) était un homme d’une taille gigantesque, né dans l’île de Michillimakinac (aujourd’hui Makinac dans le lac Huron), et qui fabriqua les premiers rets à prendre le poisson sur le modèle de la toile tissée par l’araignée », écrit Jules Tailhan (Mémoires, p. 160), qui s’inspire d’une lettre de Claude Allouez (voir Relation de 1669-1670, dans JR, vol. 54, p. 200-202). À l’instar de Charlevoix, qui hésite à rapporter « toutes les extravagances, qu’on a mises sur le compte de nos Sauvages, ou qu’on a tirées, comme on a pu, de leurs traditions » (Journal, 1.1, p. 453), Jules Tailhan s’interroge sur l’authenticité de ces traditions transmises oralement et sans doute influencées par des apports européens et il finit par mettre en doute la véracité de ces récits, car il croit les Amérindiens « incapables de calculs chronologiques quelque peu étendus » (Mémoire, p. 160-164, n. 1). Mais on peut aussi se demander si les relationnaires et les voyageurs qui ont rapporté les traditions cosmogoniques amérindiennes ne les ont pas déformées, d’une part parce que les Amérindiens hésitaient à leur rapporter leurs traditions, de l’autre parce que les Européens ne pouvaient comprendre des récits qui heurtaient leur conception chrétienne du monde.
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Mœurs, coutumes et religion des sauvages de l’Amérique septentrionale
Nicolas Perrot Pierre Berthiaume (éd.)
2004