Chapitre 6. Groupes à risque et enjeux contemporains
p. 95-103
Texte intégral
LES POPULATIONS AUTOCHTONES
1ACTUELLEMENT, les taux de suicide qui sont parmi les plus élevés dans le monde sont observés au sein des populations autochtones, plus particulièrement celles qui ont vécu des transformations sociales et culturelles radicales dans la seconde moitié du XXe siècle. Le phénomène a été vérifié chez plusieurs peuples sur le plan international. Les cas sur lesquels nous possédons le plus d’études proviennent de l’Amérique du Nord, et concernent autant les Premières Nations que les Inuits. Mais les bouleversements sociaux ont produit les mêmes résultats négatifs, autant chez les indigènes du Brésil et du Paraguay que chez les habitants de certaines îles du Pacifique, notamment les îles Truk (Carolines) et Fidji. Les groupes ayant traversé plus tôt l’impact de l’occidentalisation, comme les autochtones des États-Unis, ou ceux ayant conservé une forte densité démographique et le contrôle relatif de leur vie quotidienne, comme chez les Quichuas du Pérou et de l’Équateur, ou les Mayas du Mexique et du Guatemala, ne connaissent pas de hausse notable du suicide.
2La situation des Inuits est parmi les plus préoccupantes. Au Canada, le taux de suicide y est presque quatre fois supérieurs à celui du taux national. Cette aggravation ne touche à peu près pas les femmes et le groupe d’âge à plus haut risque est désormais celui des 15-19 ans. Dans le cadre de l’enquête Santé Québec sur le territoire du Nunavik, une personne sur sept rapporte avoir déjà fait une tentative de suicide et près d’un jeune sur six déclare en avoir fait une au cours de la dernière année seulement. Dans une étude d’épidémiologie psychiatrique sur l'île de Baffin, 45 % des répondants ont eu des idéations suicidaires au cours de la dernière semaine seulement.
3Les causes de ce phénomène sont nombreuses et les facteurs de risque très répandus. Ceux-ci ne sont pas tellement différents des facteurs de risque rencontrés chez les non-autochtones, mais plus accentués. On note en particulier l’alcoolisme et la dépendance aux drogues, la violence domestique, l’absence d’emplois rémunérés et l’oisiveté, la transmission intergénérationnelle inopérante. Devant cet éclatement de la vie sociale, les jeunes replient leurs investissements émotifs sur des rapports amoureux précaires qui sont à l’origine du geste suicidaire lorsqu’ils échouent. Les jeunes qui se suicident se repèrent dans deux types de sous-groupes, soit les individus qui sont marginalisés introvertis et stigmatisés ou ceux qui sont en quelque sorte victimes de leur succès social et n’arrivent pas à accepter leurs limites dans la spirale perfectionniste.
4L’analyse individuelle des dossiers ne doit pas occulter les causes historiques, culturelles et sociales. Beaucoup de ces communautés sont passées en l’espace de quelques années d’un mode de vie semi-nomade à la sédentarisation dans des villages souvent éloignés de leurs territoires de chasse, occasionnant ainsi un bouleversement radical du mode de vie traditionnel. L’école et la religion ont invalidé leur culture et, par conséquent, l’autorité morale de la génération adulte par rapport aux enfants. La dépendance envers les revenus d’assistance sociale, le contact avec le monde extérieur via la télévision, l’exiguïté du logement favorisant les actes incestueux et la violence domestique, ainsi que l’oisiveté reliée au chômage ont tous contribué à miner le moral de ces populations. Celles-ci ont perdu en grande partie le contrôle de leur devenir et les décisions leur sont imposées de l’extérieur. Les solutions de fond requièrent donc la réparation des liens intergénérationnels, l’instauration d’un développement économique et l’autogouvernance. Une étude faite en Colombie-Britannique montre que les communautés autochtones qui assument le plus leur gouvernance sont également celles qui présentent les plus bas taux de suicide. Un rapport d’experts canadiens recommande comme solution des interventions qui donnent davantage de responsabilités aux jeunes autochtones et le soutien aux guérisseurs traditionnels.
HOMOSEXUALITÉ
5La relation entre l’homosexualité et le suicide a fait l’objet de beaucoup de discussions au sein de la communauté gaie. Les recherches actuelles portent presque exclusivement sur les tentatives de suicide et les conclusions prêtent à croire que les tendances suicidaires sont associées au statut de l’homosexualité dans la société, surtout chez les jeunes hommes. Une enquête nationale américaine rapporte également que les hommes ayant des pratiques homosexuelles sont cinq fois plus nombreux à rapporter une tentative de suicide que les hommes ayant des pratiques hétérosexuelles et les écarts sont plus importants à l’adolescence ou à l’entrée dans l’âge adulte. Selon une étude canadienne, les jeunes hommes gais et bisexuels de la ville de Calgary présentent 14 fois plus de risques d’avoir commis une tentative de suicide que leurs homologues hétérosexuels et ils représentent les deux tiers des jeunes ayant fait une tentative dans cette ville. Selon un autre rapport américain, les adolescents homosexuels commettent environ 40 % des tentatives sérieuses requérant des soins médicaux. Cela dit, il n’y a aucun lien avéré entre les décès par suicide et l’orientation homosexuelle, que ce soit chez les jeunes ou les adultes et il sera intéressant de suivre l’évolution des connaissances en ce domaine. Comme le prouvent ces chiffres, ce n’est pas tant l’orientation sexuelle en soi qui est en cause que la difficulté de se découvrir comme tel et d’adopter une nouvelle identité sociale en prenant conscience de son homosexualité. Malgré des progrès dans les attitudes envers les orientations sexuelles, il n’en demeure pas moins que les jeunes homosexuels doivent encore faire face à des tabous très profonds. La marginalisation du groupe d’amis ou des réactions parfois très cruelles de la part des parents ou des autres membres de la famille sont encore des tragédies quotidiennes. Les professionnels, les écoles et autres institutions d’enseignement devraient être particulièrement attentifs aux méfaits causés par cette exclusion.
LES SUICIDES-HOMICIDES
6On entend par suicide-homicide la perpétration d’un meurtre par une personne qui se donnera ensuite la mort dans un délai pouvant aller jusqu’à une semaine. La médiatisation de ce phénomène dans la presse et la télévision de masse porte à croire à une plus grande fréquence de ces cas que ce n’est le cas en réalité. Ainsi, on compte en moyenne au Québec une quinzaine d’incidents d’homicide-suicide par année, soit à peine plus de 1 % du nombre total de suicides. Ce chiffre n’inclut toutefois pas les cas où la tentative de suicide suivant l’homicide a raté et qui font également l’objet de faits divers dans les médias. Une étude conduite en Angleterre en 1966 en arrive à la conclusion étonnante que le tiers des homicides dans ce pays sont suivis d’un suicide alors que seulement 5 % des homicides aux États-Unis sont suivis du suicide du meurtrier.
7Dans les sociétés occidentales, le meurtre de la conjointe suivi du suicide du conjoint est la catégorie la plus commune, le meurtre devenant un moyen extrême et définitif de contrôler la vie de la conjointe. Les autres catégories sont le meurtre d’un enfant (filicide), le meurtre de la famille entière ou le meurtre d’un étranger à la famille. Le filicide-suicide est bien documenté dans la culture japonaise où le meurtrier peut être aussi bien le père que la mère. Le motif est souvent de type altruiste, car il s’agit pour le parent d’épargner à son enfant les tourments d’un avenir malheureux ou d’un destin qui ternira sa pureté.
8Alors que ces catégories avec meurtre intrafamilial sont les plus connues et s’inscrivent dans des problématiques d’attachement fusionnel, la catégorie avec meurtre extrafamilial est moins courante tout en donnant lieu parfois à des tueries d’envergure où les victimes sont soit anonymes, soit présentes au mauvais moment dans un espace institutionnel (école, usine, baraque militaire). Ces rages homicides suivies du suicide sont souvent le fait de personnes paranoïdes qui se sont senties persécutées ou lésées par un traitement injuste, bien que leurs victimes ne soient coupables que par leur appartenance à l’institution qui est la cible du ressentiment.
LE PACTE SUICIDAIRE
9Le pacte suicidaire est un autre phénomène rare, quoique spectaculaire, ne représentant que 1 % des suicides dans les pays occidentaux mais près de 3 % de ceux-ci en Asie. Il est le fait de deux personnes qui s’entendent pour se donner la mort ensemble au même endroit et généralement par des moyens similaires, l’intoxication médicamenteuse étant le moyen le plus employé parce que permettant vraisemblablement une forme de partage. Il s’opère alors une dynamique où une personne dominante est l’instigatrice et convainc son compagnon ou sa compagne de la suivre dans la mort. Exceptionnellement, le pacte peut inclure plus de deux personnes, comme dans des groupes d’amis marginalisés.
10Depuis l’arrivée de certaines sectes messianiques, nous avons été témoins de quelques exemples de pactes suicidaires qui ont compté jusqu’à 913 individus (le cas de la secte du révérend James Jones en Guyane), mais un nombre indéterminé de décès est attribuable à des tirs d’armes à feu. Dans le cas de Waco (Texas) dont le bilan est de 80 morts, de puissantes bombes lacrymogènes lancées par les autorités policières ont pu causer certains décès et la destruction immédiate des édifices rend l’interprétation d’un suicide de masse suspecte. Nous étirons la notion de pacte à sa limite dans ces cas de masse, car les membres de ces sectes sont souvent sous l’effet d’une hypnose collective. Dans le cas de l’Ordre du Temple du Soleil en Suisse et au Québec, quelques dizaines de personnes se sont donné la mort. Comme il s’agissait de personnes de haut niveau d’éducation et conscientes des enjeux, l’hypothèse d’un suicide collectif est plus plausible que dans les deux autres cas.
11Les acteurs d’un pacte suicidaire sont en général intimement liés et isolés du monde extérieur, à la suite, par exemple, d’une retraite, d’une maladie ou d’un rejet social. Le pacte est souvent provoqué par un élément extérieur qui vient mettre en péril la survie de la relation. Le suicide de jeunes amoureux est plus typique du monde oriental, où les jeunes doivent davantage se conformer au choix d’un conjoint imposé par la famille. On peut supposer que, sur le plan moral, le suicide est lié au sentiment d’intense culpabilité d’avoir écouté ses désirs plutôt que de s’être conformé aux souhaits familiaux. Dans le contexte occidental, le pacte suicidaire est davantage le fait de personnes plus âgées qui refusent d’être séparées par la maladie ou par la mort. Ces personnes sont habituellement très codé-pendantes et dévouées l’une à l’autre. Le pacte entre amis se retrouve quant à lui chez des adolescents marginalisés et ayant en général un lourd passé familial.
LES KAMIKAZES
12Le projet du shimpu ou kamikaze japonais durant la Deuxième Guerre mondiale est redevable au vice-amiral Onishi qui cherchait désespérément une solution au recul de son armada devant la poussée américaine aux Philippines. L’idée aurait pu lui avoir été inspirée par le pilote américain Fleming qui avait eu la primeur en projetant son avion contre le croiseur Mikuma en 1942. Redoutables et meurtrières par leur effet-surprise, ces attaques suicidaires étaient coûteuses en matériel et sont devenues de moins en moins efficaces à mesure qu’on les prévenait. Néanmoins, quelque 5 000 jeunes Japonais ont été emportés par ces attentats, tous volontaires et ayant une éducation de niveau universitaire dans de nombreux cas.
13Durant la période moderne, l’opération kamikaze a été une stratégie employée par certains groupes palestiniens dans le but de semer la peur et le désespoir au sein de la population civile israélienne. Objet d’une certaine retenue dans le monde musulman avant les attentats contre les forces américaines au Liban en avril 1983, cette forme d’attaque a été progressivement légitimée par les dirigeants du jihad islamique. Considérée comme moyen exceptionnel aussi tard qu’en 1988, elle devient presque routinière entre 1993 et 1998, période au cours de laquelle 37 attentats-suicides sont dénombrés. Les musulmans eux-mêmes n’approuvent pas l’usage du mot suicide, lui préférant l’appellation d’« explosion sacrée ».
14Le journaliste d’origine pakistanaise Nasra Hassan a personnellement interviewé près de 250 Palestiniens pour la plupart associés aux camps de militants des Territoires occupés. Les volontaires qui s’offrent pour ces missions sont nombreux et doivent se soumettre à une sélection serrée ; seul un petit nombre est retenu. Rien en apparence ne permet de croire que les caractéristiques de ces individus s’apparentent aux traits des personnes qui se suicident. Aucun n’a été reconnu comme un illuminé agissant pour son compte personnel. Ce sont de jeunes gens entre 18 et 38 ans, éduqués, souvent de classe moyenne et avec un emploi, jugés comme mûrs par leur entourage, et sans signe apparent de dépression. Les chefs des cellules qui encadrent ces jeunes s’assurent qu’ils ne s’engagent pas pour des motifs de vengeance personnelle. Leur motivation est davantage religieuse que politique. Ils subissent une formation religieuse rigoureuse, que certains qualifieront d’endoctrinement, durant les semaines qui précèdent leur geste final. Ils doivent évidemment se libérer de toute peur de la mort et des dangers entourant leur expédition. Ceux qui ont survécu à ces missions pour diverses raisons racontent l’état de bonheur pour ne pas dire d’extase ressenti durant la période de préparation.
15Contrairement au suicide qui fait l’objet d’un rejet social, le commando-suicide est jugé comme un héros, ayant mérité le privilège d’entrer directement au paradis pour lui-même et sa famille. Des noces symboliques sont célébrées pour souligner l’union de ces martyrs avec les vierges du paradis, et ces dernières le demeureront d’ailleurs selon un imam avisé formé à l’Université Azhar du Caire. L’appui social est très fort puisque les trois quarts des Palestiniens encouragent ces actes d’autosacrifice.
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