Chapitre 8. Paysage et publicité : un enjeu renouvelé
p. 241-271
Texte intégral
1La publicité fait tellement partie de notre quotidien qu’on finit par l’oublier. L’affichage publicitaire est cependant un média très différent de la presse écrite, de la radio ou de la télévision, par la façon qu’il a de s’imposer dans le paysage sans qu’on puisse l’éviter. Cette spécificité fait d’ailleurs qu’il a toujours été contesté. Même si la critique de l’affichage publicitaire n’est pas nouvelle, le rejet actuel du phénomène publicitaire dans son ensemble est récent.
2L’objectif du texte1 qui suit est de montrer l’évolution des enjeux et des objets de la contestation sous l’angle de la rencontre conflictuelle entre l’affichage et le paysage. Les panneaux publicitaires posent la question du rapport que les sociétés entretiennent avec leur territoire et de l’emprise de la consommation sur les modes de vie.
3S’il est surtout question ici des panneaux publicitaires placés sur le bord des routes en milieu urbain et rural, les enseignes intégrées aux bâtiments s’inscrivent dans certains cas dans la même problématique. La réflexion est ici alimentée par le contexte québécois, mais elle porte également un regard sur les revendications et les réglementations dans d’autres sociétés.
4Afin de situer les enjeux actuels, la première partie de ce texte propose un rappel historique du développement des panneaux publicitaires et de la contestation qui l’a accompagné. La deuxième partie précise l’impact de panneaux publicitaires dans le paysage, d’un point de vue critique mais surtout à travers différentes problématiques territoriales afin de montrer l’importance d’une approche qualitative des espaces et de voir comment, dans certains cas, l’affichage peut contribuer à qualifier le territoire. La troisième partie aborde le rejet idéologique de la publicité et particulièrement de l’affichage extérieur ; la manière dont cette revendication interpelle de manière directe et indirecte les rapports au paysage. La dernière partie questionne l’enjeu réglementaire et économique pour les municipalités, en mettant l’accent sur les gains à tirer de la qualité des paysages sur le long terme.
QUELQUES ÉLÉMENTS D’HISTOIRE
5L’affichage est souvent identifié comme le plus vieux média du monde. Cette proposition est appuyée par le mode d’expression des civilisations de l’Égypte ancienne, par signes, symboles et images, exposés sur un support de pierre, à la vue de celui qui passe2. Toutefois, ce mode d’expression est très différent de la publicité comme « forme de persuasion de masse à visées commerciales3 ». Celle-ci s’est progressivement développée dans la foulée de la révolution industrielle et de la concentration urbaine. L’affichage extérieur est aussi qualifié de média du déplacement, parce qu’il s’est développé en lien avec l’extension du réseau routier et l’usage croissant de l’automobile, et aussi parce qu’il invite au déplacement, qu’il guide le voyageur.
Le média du déplacement
6L’affiche s’est développée en Europe et aux États-Unis à partir de la fin du XIXe siècle, où elle « met une touche de couleur et de fraîcheur sur les murs gris des grandes villes industrielles4 ». Sa présence s’est s’affirmée au Canada et au Québec lors de la Première Guerre mondiale, « emboîtant le pas aux campagnes de recrutement et de financement anglaises, françaises et américaines, le Dominion se lance dans une vaste production d’affiches. La propagande appelle le peuple, en anglais et en français, à l’effort de guerre, à l’enrôlement et au soutien financier par l’achat des célèbres emprunts de la Victoire5... »
7Dans les années 1920, se développe par ailleurs le marché des loisirs pour la classe aisée et les affiches publicitaires, notamment les affiches du CN, jouent un rôle de promotion important : « C’est le début des croisières exotiques et des voyages en Europe, de la pratique des sports d’hiver, des visites touristiques. Les grandes compagnies maritimes et ferroviaires se font concurrence par affiches interposées6. »
8L’expansion urbaine et l’émergence des transports en commun sont aussi un facteur de croissance du marché de l’affichage au tournant du XXe siècle.
Avec l’expansion de Montréal et le développement des banlieues résidentielles, à l’époque Verdun, Rosemont, Maisonneuve [...], le tramway électrique en vient à jouer un rôle prépondérant dans le transport à Montréal. La Canadian Street Car Adverdsing Ltd, qui possède des bureaux à Montréal, Toronto et Winnipeg, propose d’exploiter (sic) ses services pour toucher plus d’un million de lecteurs, les passagers quotidiens du tramway. Matin et soir, les travailleurs voyagent dorénavant avec Coca-Cola, Arrow, Heinz, Ganong et une multitude d’autres produits sans cesse renouvelés7.
9Mais c’est le développement de l’industrie automobile qui va transformer radicalement les possibilités d’affichage, en ouvrant d’énormes potentialités8. Cantonnées jusqu’alors à l’intérieur des villes, des lieux publics ou du tramway, les affiches ne touchent plus l’ensemble du grand public. Une partie du marché échappe aux annonceurs. Les affiches changent alors de format et suivent le développement routier. La généralisation de l’usage de l’automobile et l’éclatement urbain qui l’accompagne sont suivis de la création de groupes publicitaires qui développent d’importants réseaux de panneaux. Si la télévision vient concurrencer l’affiche dans les années 1960, cette dernière retrouve rapidement une place majeure dans le panorama publicitaire du fait de sa capacité à rejoindre très vite un nombre toujours croissant de personnes.
10Le contexte actuel est marqué par un nouvel attrait pour l’affichage extérieur. Il est dû à l’augmentation des taux de motorisation et des déplacements, ainsi qu’à la congestion qui les accompagne. Il est lié aussi à la fragmentation des médias ; la multiplication des revues et journaux, des chaînes de télévision ou de radio, le développement d’Internet ont contribué à la prolifération des supports publicitaires possibles. Cette diversité renforce la position de l’affichage comme média de grand public.
11L’attrait renouvelé pour l’affichage extérieur et la prolifération de panneaux qui l’accompagne, mais aussi la profusion d’informations de toutes sortes qui envahissent l’espace public, amènent les afficheurs et les publicitaires à développer des stratégies de plus en plus innovantes et raffinées pour attirer l’attention. Les supports publicitaires sont de plus en plus hauts, gros et massifs, ce qui vient d’ailleurs pérenniser les structures. Ils sont souvent éclairés, voire animés. Les panneaux peuvent avoir des formes inédites et être en trois dimensions, être accompagnés d’accessoires (des drapeaux par exemple) ; parfois, le terrain d’accueil est aménagé pour favoriser une visibilité optimale (buttes artificielles ou coupes d’arbres).
Un marché dynamique
12Au Canada, les recettes pour l’affichage extérieur ont plus que doublé en 10 ans, passant de 114 millions en 1990 à 270 millions de dollars en 19999. La demande est sans précédent ; il y avait en 2002, 40 000 panneaux et autres espaces publicitaires au Canada contre 29 000 en 199510. Ce nombre est passé à près de 45 000 en avril 200511. La croissance est surtout importante pour les panneaux situés au niveau de la rue (intégrés notamment au mobilier urbain). Si le marché a connu des difficultés en 1990-1991, en raison d’un ralentissement économique général, il connaît une reprise depuis. Celle-ci est reliée à un contexte économique plus favorable, ainsi qu’à l’augmentation des déplacements et à la fragmentation des médias évoquées plus haut.
13Au Québec, trois maisons d’affichage dominent le marché : Affichage Astral Média, Viacom Outdoor et Pattison Outdoor. Pour ces compagnies, le nombre total d’affiches a pratiquement doublé entre 1991 et 2000, passant de 5 000 affiches en 1991 à près de 9 000 en 200012.
Art de la rue et mémoire urbaine
14La publicité offre de l’information sur des destinations ou de nouveaux produits, elle incite au déplacement et à l’achat. Au-delà de son rôle d’information, la publicité fascine et fait parler d’elle, elle interpelle, fait des clins d’œil, réussit à enchanter. Conçue comme une forme d’art, elle est souvent créative et fait d’ailleurs l’objet de concours de création.
Les sondages révèlent tous qu’il n’y a que les universitaires qui sont contre la publicité ; le monde ordinaire aime naïvement la publicité. Personne ne trouve qu’il y en a trop, tout le monde juge qu’elle est belle. Les jeunes particulièrement en sont friands. Une recherche de Karin Darfour (1998) démontre même que les gens aiment mieux la publicité un peu manipulatrice et affective, affichant une atmosphère de plaisir, de bonheur par la possession de biens, plutôt que la publicité informative13.
15Si le caractère démocratique de la publicité est souligné, chacun ayant le droit de s’exprimer librement, on soutient aussi que les publicités témoignent du dynamisme économique. Panneaux et enseignes donnent une visibilité aux activités d’une ville, ils montrent qu’il y règne un certain dynamisme. La réglementation anglaise ne précise-t-elle pas que l’affichage publicitaire est essentiel à l’activité commerciale dans une économie libérale ?
16Certains défenseurs de l’affichage publicitaire le situent dans une perspective historique. Ils considèrent l’affiche comme partie intégrante de l’histoire de nos villes : reflet de l’évolution sociale et économique de nos sociétés, elle participe à l’événement ou elle le crée14.
De la morale à l’éthique environnementale
17La présence de panneaux publicitaires est cependant largement contestée. Les motifs de cette contestation ont évolué avec le temps, portant tour à tour sur le contenu du message publicitaire et sur l’impact du support physique sur le territoire.
18Au début du XXe siècle, ce sont des questions de morale qui priment dans le débat sur l’affichage. En 1902, une vaste campagne est menée à Montréal contre les affiches du théâtre Royal, qui sont jugées indécentes. Cette campagne est orchestrée par l’Église catholique de concert avec la hiérarchie protestante15. Dans les années 1970-1980, c’est un débat éthique et moral sur le contenu du message publicitaire qui s’impose, ceci notamment par rapport à la place de la femme dans la publicité. Le mouvement féministe, dans les années 1970, dénonce la façon dont le corps de la femme est utilisé dans la publicité, celle-ci est jugée dégradante. Au Québec, le débat a aussi porté sur la langue d’affichage et a abouti à l’affirmation de la place majoritaire du français.
19L’impact visuel négatif de l’affichage est également souligné de manière récurrente depuis l’apparition des panneaux publicitaires, reflétant différentes préoccupations paysagères16. Cet aspect va s’imposer dans les débats au cours des années 1980. Aujourd’hui, l’opposition au phénomène publicitaire amène à rejeter la publicité dans ses différentes dimensions, à la fois celle du message véhiculé et celle du support de ces messages. Il s’agit d’une contestation qui dénonce les effets directs et indirects de la publicité sur les paysages et l’environnement.
AFFICHAGE ET PAYSAGE
20De nos jours, les citoyens ont pris davantage conscience de la fragilité de leur environnement et deviennent beaucoup plus exigeants à l’égard de leur cadre de vie. C’est pourquoi l’impact de la publicité, particulièrement sur le territoire rural, les espaces touristiques et les entrées de villes est dénoncé. Les citoyens revendiquent le droit de vivre, de se déplacer et de se récréer dans un milieu qui n’est pas dégradé par la publicité.
21L’étude de la rencontre entre l’affichage et le paysage invite à établir plusieurs constats préalables. Il est difficile de parler d’intégration d’un panneau dans le paysage, puisque le panneau publicitaire doit avant tout se remarquer. Par contre, il existe des secteurs dans lesquels l’impact est moindre et des cas dans lesquels le panneau publicitaire peut contribuer à marquer le paysage, à le qualifier. L’impact d’un panneau publicitaire dépend du milieu d’accueil. La problématique affichage/paysage se manifeste d’abord sur le plan de l’obstruction visuelle, puisque le panneau s’interpose dans une perspective plus ou moins dégagée. Elle se pose ensuite sur le plan de la banalisation des espaces ; quand les mêmes slogans et les mêmes logos se retrouvent partout, les paysages perdent de leur spécificité.
En milieu rural, une intrusion dans le paysage
22Les abords routiers en milieu rural s’articulent à différents types de territoires : vastes espaces dégagés ; périmètres boisés ; massifs montagneux ; etc. Ces espaces se caractérisent par la présence de quelques éléments bâtis (maisons et bâtiments agricoles isolés), mais le territoire est pour l’essentiel non construit. Les champs visuels largement ouverts dominent.
23Les publicités observées en milieu rural sont souvent des préenseignes, annonçant un commerce et la façon de s’y rendre. Ce sont aussi des enseignes commerciales très visibles, sur pylône ou utilisant différents dispositifs pour attirer l’attention de loin (drapeaux, panneaux lumineux). Les enseignes (particulièrement celles des compagnies pétrolières et des chaînes de restauration rapide), élevées à plusieurs dizaines de mètres du sol et visibles parfois à plusieurs kilomètres à la ronde, marquent ainsi le paysage rural.
24Un panneau publicitaire en milieu ouvert est une intrusion dans le paysage, une atteinte au site. Un seul panneau peut être à l’origine de l’obstruction complète d’un champ visuel. Surtout que le panneau est implanté là où le regard est le plus susceptible d’être mobilisé.
25Dans tous les cas, la superposition de l’affichage est problématique. Il est difficile d’intégrer un panneau publicitaire, même si l’affiche est de grande qualité graphique, à un décor naturel : presque instinctivement, un malaise est ressenti comme si on portait atteinte au site. Lorsqu’il s’agit d’un point de vue remarquable sur un paysage naturel ou humanisé, l’impression qui domine alors est celle d’une interférence entre un spectateur et le spectacle. Effectivement, il n’est pas rare qu’un panneau-réclame cache la vue ou qu’il perturbe « la contemplation » en introduisant à sa proximité des éléments de distraction. L’affichage tente de profiter du fait que l’attention du passant est déjà mobilisée pour s’immiscer dans le champ visuel. De plus, il arrive souvent dans ces situations que l’on se serve de gros rochers, de toits de granges, d’arbres comme supports d’affichage. Mais cela n’aide pas à mieux intégrer le message, au contraire17.
ENTRÉES DE VILLE ET EFFET D’ACCUEIL
26Le concept d’entrée de ville renvoie à des formes urbaines très différentes selon la taille des villes et les contextes territoriaux, et se caractérise souvent par une zone floue, mal définie entre deux milieux. Il s’agit généralement plus d’un parcours que d’une porte d’entrée au sens strict. Ce concept fait aussi référence aux zones commerciales périphériques ou aux banlieues des grandes agglomérations. Ces espaces sont fortement dépendants de l’automobile, les affiches et les enseignes sur pylônes s’y multiplient, et elles font généralement l’objet de peu de considérations urbanistiques autres qu’un zonage fonctionnel.
27Même si l’entrée de ville donne une première impression d’une municipalité, le triste spectacle qu’offrent de nombreux parcours d’entrées contredit l’importance de cet espace qui devrait être l’objet d’une attention et d’un traitement particuliers.
L’entrée de ville révèle ses attraits, des points de repère et des lignes de force. Les panneaux publicitaires et les enseignes se classent parmi les éléments structurants de ce lieu, tout comme les alignements d’arbres, la configuration de la route et l’implantation des bâtiments. Par leur fonction, ils participent à l’image et à la mise en valeur d’une agglomération. Dans les faits cependant, un ensemble de problèmes se rattachent à ce lieu d’entrée et atténuent, annulent ou empêchent la formation de l’effet d’accueil18.
28En milieu rural, ce sont particulièrement les préenseignes et les enseignes qui marquent les entrées de ville, dans le but d’inciter les automobilistes à s’arrêter. À Berthierville (Québec), par exemple, la prolifération d’enseignes et de panneaux donne l’image d’une zone commerciale banale, limitée à quelques commerces et restaurants pour une clientèle de passage. Elle ne laisse pas supposer les autres atouts de la municipalité (bâtiments historiques et espaces de promenade à proximité du fleuve).
29Dans les zones commerciales urbaines, les panneaux publicitaires ne créent souvent pas plus d’impact visuel que l’enseigne d’un commerce de grande taille. Affiches et enseignes informent les automobilistes et peuvent participer à l’image de l’agglomération. Elles ne doivent cependant pas lui nuire. Le principal problème réside dans la prolifération et la surenchère des panneaux.
En milieu urbain, une nuisance ou un élément de qualification
30En milieu urbain, les constructions sont dominantes et les champs visuels souvent restreints. Enseignes et panneaux publicitaires font partie de la vie urbaine ; les panneaux y ont une place depuis les premiers développements de l’affichage. Ils témoignent, au même titre que les édifices, d’une présence privée dans l’espace public. Ils sont un élément éphémère dans la permanence de la ville. La problématique de la publicité en milieu urbain se pose sur différents plans, dans la façon dont l’affiche contribue de manière positive ou non à l’environnement.
31La confusion et la prolifération posent particulièrement problème, non seulement pour leurs impacts sur le paysage et la sécurité, mais parce qu’elles provoquent une surenchère. Celle-ci concerne les affiches publicitaires, mais aussi, dans certains cas, les panneaux de direction, les panneaux d’information officiels (information sur l’état des routes par exemple), les panneaux d’information touristique. Chacun ajoute son message pour s’imposer au détriment des autres. Cette surenchère nuit aux usagers de la route et elle nuit aux afficheurs eux-mêmes. Elle provoque une inflation des moyens de s’afficher et l’harmonie est alors bien difficile à réaliser. « Des panoramas sont encombrés, l’architecture est masquée, des fenêtres sont obstruées et des arbres placardés. L’affichage domine souvent le paysage urbain ou rural au détriment de ce qui pourrait le mettre en valeur et renforcer son attrait19. »
Un autre type de problème lié à la prolifération de l’affichage concerne sa raison d’être, puisqu’elle menace la lisibilité des informations dont il est le support. L’œil est évidemment capable de saisir l’ensemble du paysage publicitaire. Mais qu’en est-il de chacun des messages ? Quels sont ceux qui seront effectivement vus, lus et compris ? Dans de telles conditions n’est-ce pas l’affichage clinquant, qui domine par sa dimension ou son audace plutôt que par sa subtilité et son imagination, qui l’emporte ?
La confusion visuelle résultant de ces excès se manifeste aux dépens : de la communauté, puisqu’un tel abus est susceptible de perturber l’image du lieu et de compromettre parfois son attrait touristique ; des résidants dont l’environnement visuel est détérioré et le cadre de vie altéré ; des commerçants, puisque l’image commerciale projetée globalement va souvent à l’encontre de celle qui est recherchée individuellement par ceux-ci20.
32L’idée qui émerge devant les excès de la publicité en milieu urbain est que la ville ne doit pas subir l’affichage, mais que celui-ci doit participer à la mise en valeur de l’espace public. L’affichage peut être un moyen d’affirmer, de qualifier la ville21. Il peut aller au delà de la simple logique publicitaire et contribuer à la mise en forme de l’espace public, il peut être en interface avec les réseaux de circulation. S’il est difficile de parler d’intégration de l’affichage dans le paysage, on peut cependant considérer que l’affichage contribue à l’environnement visuel dans la mesure où il respecte le caractère du lieu et offre une forme d’harmonisation ou marque le territoire. L’affichage ne doit en aucun cas venir obstruer une perspective intéressante et doit être privilégié dans des espaces ayant des qualités paysagères moins intéressantes. Les palissades temporaires de chantier, certains murs antibruit, les toiles qui enveloppent les échafaudages, sont de bons exemples. L’affichage publicitaire doit respecter les échelles, au bénéfice du milieu d’accueil, et tenir compte du fait que les messages s’adressent aux automobilistes mais aussi aux piétons. Aussi le caractère de plus en plus massif des structures publicitaires et leur hauteur abusive doivent-ils être questionnés.

Figure 8.1 : Prolifération de panneaux et confusion visuelle, autoroute 20, échangeur Turcot, Montréal. (Source : N. Valois, 2004)
LE REJET IDÉOLOGIQUE DE LA PUBLICITÉ
33Au delà de l’impact sur le paysage, c’est aussi la société de consommation et le rapport marchand qui s’imposent sur le territoire qui sont dénoncés. On observe depuis une dizaine d’années un rejet beaucoup plus affirmé que par le passé du phénomène publicitaire dans son ensemble22. C’est tout d’abord l’idée que la publicité nuit à l’environnement quand les supports consomment de l’énergie (supports animés et éclairés, publicités tirées par des avions ou des camions), et quand la publicité fait la promotion de véhicules polluants ou de tout autre objet non indispensable qui alimente la spirale de la consommation. C’est l’idée aussi que la publicité nuit à la santé, par la diffusion de messages à longueur de journée, messages qui nuisent à la concentration et augmentent le stress. On dénonce enfin l’appropriation par les afficheurs d’un espace public qui ne leur appartient pas.
34En France, le groupe Agir pour l’Environnement, en partenariat avec Attac, Greenpeace, le RAC (Réseau Action Climat), Paysages de France, RAP (Résistance à faction publicitaire), la Fnaut (Fédération nationale des associations d’usagers des transports), Les Amis de la Terre, Casseurs de pub, La Ligue de l’enseignement et Action Consommation, a lancé en novembre 2003 une vaste campagne intitulée « La publicité véhicule un message polluant23 ». Le groupe a interpellé les ministres français des Transports et de l’Écologie, ainsi que le secrétaire d’État à la Consommation, afin qu’ils s’engagent rapidement à interdire les publicités au contenu délibérément anti-écologique. La campagne dénonce l’agression publicitaire (la pollution visuelle, auditive et olfactive) et notamment la multiplication des panneaux de grande taille. Au delà du support, elle dénonce aussi le message en lui-même qui entretient le mythe de l’abondance matérielle. La campagne cible l’automobile et particulièrement les véhicules surpuissants producteurs de gaz à effet de serre. Alors que le dérèglement climatique fait déjà ressentir ses effets catastrophiques partout sur la planète, Agir pour l’Environnement soutient que la publicité prolonge cette spirale infernale en vantant les mérites de 4 x 4 à usage urbain, surpuissants et climatisés, dont la consommation croît aussi vite que le nombre de panneaux publicitaires affectés à leur promotion.
35Adbusters est un acteur majeur de cette résistance culturelle. Le magazine canadien attaque la surconsommation et produit des « antipubs ». Adbusters dénonce le fait que 3 000 messages commerciaux par jour s’imposent à nous tous, qu’on le veuille ou non. Or ces messages viennent nuire à notre concentration et notre moral et ils augmentent notre anxiété24.
36L’affichage extérieur pose la question de l’occupation de l’espace public à des fins commerciales ; la façon dont un bien privé (le support publicitaire) s’approprie un équipement public (la route), sans lequel il n’a pas de raison d’être. L’industrie de l’affichage vend des opportunités d’exposition fondées sur le nombre de véhicules passant devant les panneaux. En d’autres termes, la valeur des sites d’affichage dépend du trafic qui est produit par l’investissement public sur les routes. Bien que les panneaux soient situés sur des propriétés privées, leur valeur vient de l’utilisation d’un bien public et non de la propriété privée. Scenic America, l’organisme national américain, à but non lucratif, dédié à la conservation paysagère, ajoute que les compagnies vendent quelque chose qui ne leur appartient pas : notre champ de vision25.

Figure 8.2 : La publicité nuit à l’environnement. (Source : Casseurs de pub, novembre 2003)
37L’observation du phénomène publicitaire amène à poser un regard critique sur les travers de l’économie néolibérale, ses répercussions sur l’environnement et la société. Et la publicité devient la cible de groupes contestataires. C’est ainsi que Claude Cossette, fondateur de l’agence de publicité Cossette Communication Marketing, devenu le plus grand groupe de communication au Canada, dénonce les effets de la publicité qui favorise une surconsommation des ressources et une surproduction de déchets, ceci au détriment des pays pauvres26. L’emprise considérable de la publicité sur l’espace et les temporalités de nos vies amène Brune à parler de la publicité comme « nouveau visage du totalitarisme », celle-ci tendant à « réduire la totalité de l’être humain à la seule dimension de la consommation27 ». Aussi le « cassage de pub » est un moyen pour certains militants d’affirmer leur désapprobation par rapport aux multinationales « qui leur ont si gravement fait la chasse en tant que consommateurs, et les ont si précipitamment laissés sur le carreau en tant que travailleurs28 ».
38À San Francisco, le Billboard Liberation Front (front de libération du panneau-réclame), responsable des opérations sur Exxon et Levi’s, modifie les publicités depuis 20 ans. À Paris, les actions contre les affiches publicitaires (barbouillage des affiches dans le métro parisien) se sont multipliées à l’automne 2003. Les militants dénoncent les publicités symboles de la « marchandisation du monde » et du « dépeçage systématique de nos biens communs29 ». Leurs actions visent à recouvrir les panneaux publicitaires, sans endommager l’environnement mais en les réinvestissant de sens, en créant la surprise. Leurs slogans sont notamment « la pub nuit à votre santé ». Ces opérations commandos ont surpris par leur ampleur et s’inscrivent dans un courant qui inquiète les publicitaires.
LES ENJEUX RÉGLEMENTAIRES ET ÉCONOMIQUES DE LA PUBLICITÉ
39Compte tenu de la contestation qui a toujours accompagné l’émergence des panneaux-réclames, ceux-ci font l’objet d’une réglementation dans la plupart des villes et des pays ; la Ville de Montréal, par exemple, a adopté un règlement dès 1875. Les réglementations témoignent de préoccupations de sécurité et certaines prennent en compte les paysages. Toutefois, la volonté de réglementer et de faire appliquer les lois doit faire face aux enjeux économiques qui accompagnent la prolifération des panneaux.
Affichage, paysage et réglementation
40Les réglementations à travers le monde répondent à plusieurs logiques opposées en ce qui concerne la prise en compte des paysages, logiques qui s’expriment dans l’approche qualitative ou normative retenue et dans le regard porté sur le territoire.
41Certaines lois privilégient des normes, d’autres des critères qualitatifs. Si les questions de sécurité imposent certaines normes strictes (distances par rapport à une zone scolaire par exemple), la problématique des paysages ne s’intègre pas dans des normes ou découpages figés. L’introduction de normes ne garantit pas l’objectivité, bien au contraire. Dans le cas des corridors routiers – déterminés pour réglementer l’affichage sur une bande de terrain longeant la route –, elle est totalement arbitraire car elle ne correspond pas à la réalité des bassins et des champs visuels associés à un parcours. Dans certains secteurs, le regard peut porter sur plusieurs kilomètres et le corridor de réglementation est alors insignifiant. C’est plus le principe de visibilité depuis la route qui est pertinent, d’autant que ce qui intéresse les afficheurs, c’est justement que leurs affiches soient vues par les automobilistes.
42Certaines lois déterminent des zones spécifiques dans lesquelles l’affichage est interdit, tandis que d’autres accordent d’emblée une protection à tout le territoire, dont on extrait éventuellement certains secteurs dans lesquels l’affichage est autorisé. La détermination de certaines zones spécifiques dans lesquelles l’affichage publicitaire est interdit pose des problèmes. Elle assure une protection limitée du territoire et sous-entend que les autres secteurs n’ont pas de qualité paysagère. En retenant certains sites comme « remarquables », ne dévalorise-t-on pas le reste ?
On peut s’interroger dans quelle mesure on n’institue pas un zonage supplémentaire : celui des paysages qui valent la peine d’être protégés et par défaut, l’espace résiduel, dénué de tout « intérêt » et de toute considération. Ce dernier, largement majoritaire dans l’espace urbain et périurbain et qui constitue notre cadre de vie quotidien, serait alors abandonné au développement anarchique et incontrôlé de l’affichage publicitaire30.
43Afin d’éviter de délaisser la majeure partie des espaces, plusieurs pays accordent d’emblée une protection à tout le paysage, par une interdiction d’afficher sur l’ensemble du territoire, en identifiant éventuellement des secteurs dans lesquels la publicité est autorisée.
44Certains États américains interdisent totalement l’affichage publicitaire sur leur territoire, c’est le cas d’Hawaï, du Vermont, du Maine et de l’Alaska. Dans les pays qui autorisent la publicité à certains endroits, comme l’Allemagne et la Grande-Bretagne, on tient compte de la spécificité de chaque type de paysage et on se préoccupe de la capacité d’accueil du site : quelle quantité de publicité le site peut-il supporter ?
45La réglementation britannique est intéressante, d’une part, par sa simplicité et la démarche qualitative qu’elle sous-tend, d’autre part, parce qu’elle s’inscrit dans une préoccupation beaucoup plus large pour la protection et la mise en valeur des paysages. La réglementation britannique se veut très pragmatique et fixe le moins de normes possible en fait de taille ou d’aspect des affiches, elle propose des énoncés d’intentions, critères et principes de conformité. Ainsi, les administrations locales évaluent cas par cas chaque dispositif en fonction de ses impacts sur la sécurité et le paysage. Cela amène la publicité à s’adapter au site d’accueil, par son implantation, sa taille ou sa forme31. Aussi des zones de contrôle renforcé peuvent-elles être définies, dans lesquelles les affiches et enseignes ne sont autorisées qu’exceptionnellement, si le besoin en est prouvé. Ces zones de contrôle renforcé couvraient en 1995 près de la moitié de l’Angleterre et du Pays de Galles32.
46La législation française interdit la publicité hors agglomération, sauf dans les zones de publicité autorisée (zone commerciale ou industrielle, centre artisanaux ou groupements d’habitation). Elle détermine d’autre part des secteurs spécifiques dans lesquels la publicité est en principe interdite (par exemple les abords des sites et monuments historiques).
47La tendance, dans les différentes réglementations, est de reconnaître qu’on ne peut se contenter d’isoler des paysages de qualité ; l’ensemble du territoire doit être pris en considération. Cette approche doit cependant s’accompagner d’une réflexion très locale et souvent d’une étude cas par cas, dans la mesure où l’affichage n’est pas strictement interdit partout. Ce souci de protection du paysage reste un vœu pieux en l’absence de volonté politique forte et nécessite un contrôle attentif des implantations de panneaux.
La réglementation québécoise et ses limites
48L’installation de panneaux publicitaires sur les routes qui sont sous la juridiction du ministère des Transports du Québec et sur les routes où la vitesse maximale permise est de 70 km/h ou plus est actuellement régie par deux lois différentes, que le Ministère envisage d’harmoniser et de fusionner. La Loi sur la publicité le long des routes (L.R.Q., c. P-44), en vigueur depuis 1989, touche principalement le milieu rural et s’applique aux territoires des municipalités régies par le Code municipal, alors que la Loi interdisant l’affichage publicitaire le long de certaines voies de circulation (L.R.Q., c. A-7.0001), adoptée en 2000, s’applique aux territoires des municipalités régies par la Loi sur les cités et villes et des anciennes communautés urbaines. Les préoccupations qui fondent ces deux lois sont plus ou moins différentes. La Loi interdisant l’affichage publicitaire le long de certaines voies de circulation concerne surtout la sécurité routière, tandis que la Loi sur la publicité le long des routes contient certaines préoccupations paysagères, en déterminant trois secteurs dans lesquels l’affichage est interdit pour des motifs de « protection du paysage33 ». La réglementation du ministère des Transports est très complexe. Elle est fondée sur de nombreuses normes et détermine avant tout un corridor de réglementation (200 ou 300 m depuis le bord de la chaussée). À l’intérieur de ce corridor, les autorisations dépendent du type de route, du périmètre d’urbanisation et de distances à respecter (entre deux panneaux et selon la taille de ceux-ci, à une certaine distance des ponts, échangeurs, zones scolaires, etc.).
49La réglementation du ministère des Transports du Québec sur l'affichage le long des routes est actuellement inadéquate et insuffisante. Et, de toute évidence, d’après nos enquêtes de terrain, les lois sont mal appliquées34. Le Ministère estimait en 2003 que près de 1 500 faces publicitaires étaient non conformes aux lois, et ce total ne comprend pas les remorques qui prolifèrent le long des routes et autres supports publicitaires vides, à louer ou abandonnés. Des constats d’infraction ont été délivrés, mais aucune pénalité n’a été imposée pour les faces publicitaires non conformes. La simple fusion des lois existantes ne va probablement pas garantir une meilleure application et ne peut assurer une protection effective du paysage. C’est une tout autre perspective qu’il faut retenir, dans une réforme législative, cela en sortant d’un cadre strictement normatif, pour privilégier une approche plus dynamique et qualitative. Vis-à-vis des afficheurs, une attitude positive doit être retenue, plutôt qu’un discours uniquement répressif. Il s’agit de les sensibiliser à l’impact des équipements publicitaires sur le paysage, de montrer de quelle façon les panneaux ont un impact négatif dans certains cas, notamment en milieu rural, mais peuvent aussi marquer le territoire urbain, au même titre que d’autres équipements. Plutôt que de limiter la protection à certains secteurs en particulier, la réglementation devrait accorder d’emblée une valeur au paysage dans son ensemble, introduire des critères permettant d’interdire la publicité et définir, en concertation avec les municipalités, des secteurs dans lesquels la publicité aurait un moindre impact. Ces dernières jouent un rôle majeur, même si, nous le verrons, elles se trouvent en conflit d’intérêt. Elles doivent être sensibles au fait que la mise en valeur durable de leur territoire et des paysages est un atout important et rentable sur le long terme. Enfin, des changements ne peuvent survenir sans une volonté politique forte d’adopter une nouvelle perspective réglementaire et de faire appliquer la loi par la suite.
Les revenus de l’affichage
50La publicité par affichage est une importante source de revenus pour certaines municipalités. Elle représente un secteur économique à part entière avec sa dynamique propre, dans le cadre d’une relation tripartite, entre le propriétaire du terrain sur lequel la publicité est placée, l’afficheur (souvent une grande compagnie de publicité) et l’annonceur (la personne dont les biens ou les services font l’objet de la publicité).
51Le propriétaire du terrain sur lequel la publicité est placée perçoit un loyer, qui peut être très important. Un seul panneau peut rapporter 50 000 $ par année à une ville, soit un demi-million pour un contrat de 10 ans. La Ville de Montréal avec ses 450 panneaux publicitaires loués a perçu 2 millions de dollars en loyers publicitaires en 200035. En juin 1999, la petite ville de Saint-Augustin-de-Desmaures, située en bordure de l’autoroute 40, près de Québec, contractait une entente avec la compagnie de panneaux publicitaires Pattison. Celle-ci recevait la permission d’ériger près de l’autoroute sept énormes structures de métal destinées à recevoir des panneaux. L’entente doit rapporter 1,5 million de dollars sur 15 ans à la municipalité. Les panneaux sont les plus gros encore jamais vus sur les autoroutes québécoises36. Quant au gouvernement fédéral, il a pu toucher des revenus de 43 millions de dollars en vertu d’un contrat de 15 ans pour les 60 panneaux-réclames installés aux abords de l’autoroute Bonaventure, des ponts Champlain et Jacques-Cartier37.
52Certaines municipalités québécoises ont, inscrit dans leur charte, le pouvoir de tirer des revenus de location pour l’utilisation de la propriété publique38. Même si toutes les municipalités n’ont pas ce pouvoir, un certain nombre d’entre elles ont conclu des accords avec les compagnies d’affichage pour implanter des structures publicitaires sur le territoire municipal. Les panneaux publicitaires présentent alors l’opportunité de promouvoir le territoire et la signature visuelle de la ville. Mais c’est avant tout une source importante de revenus pour des municipalités qui ont une capacité financière limitée. La prolifération des panneaux pose la question de la mise en valeur des territoires et révèle que beaucoup de municipalités québécoises y sont peu sensibles. Pourtant, la qualité des paysages est un atout touristique majeur. Le contrôle de l’affichage améliore l’esthétique et la qualité de vie, deux aspects qui influent directement sur le dynamisme économique.
L’importance des paysages pour le territoire
53Les paysages constituent un facteur déterminant dans le choix d’une destination de vacances. « Il n’est pas rare que les guides classent les sites et les attraits par ordre d’importance où la beauté du paysage constitue le critère de base de la classification39. » « Non seulement le paysage et la qualité de l’environnement interviennent dans le choix de la destination, mais ces deux variables favorisent la prolongation du séjour40. » Or certains secteurs touristiques sont totalement saturés de panneaux-réclames qui obstruent les paysages et dégradent leur image. C’est le cas par exemple de Tadoussac et de ses environs, envahis de publicités sur les croisières de découverte des baleines.
54Le paysage prend ainsi une valeur économique, puisqu’il constitue un facteur d’attrait touristique. Plusieurs études révèlent que la qualité des expériences paysagères constitue un véritable levier de développement touristique41.
Le pouvoir d’attraction touristique repose sur des principes d’unicité et d’authenticité du lieu, de manière à créer un avantage concurrentiel. Le développement de nouvelles économies basées sur l’écotourisme, l’agro-tourisme ou le tourisme d’aventure s’appuie sur des attraits particuliers du paysage. Le tourisme est aussi présenté comme l’industrie de la fierté, avant tout basée sur un fort sentiment d’appartenance. Un tel argument milite en faveur des particularités régionales du Québec et s’oppose à la banalisation pourtant croissante42.
55Les enquêtes effectuées pour l’Association touristique régionale de la Gaspésie démontrent que la majorité des visiteurs cherchent à découvrir la région, sa nature et ses paysages. Les enquêtes démontrent que son unicité repose sur la beauté de ses paysages, sur la combinaison mer/montagne et sur la présence d’une nature grandiose et spectaculaire43.
56Le projet « opération paysages » du Conseil régional de l’environnement des Laurentides, en partenariat avec les MRC, veut faire connaître l’importance de protéger les paysages laurentidiens, ainsi que les gains à retirer de la qualité des paysages et a abouti à l’élaboration d’une « Charte des paysages naturels et bâtis des Laurentides ». Le projet développe notamment un argumentaire sur l’impact économique de la qualité des paysages pour la région, en utilisant différents indicateurs qui dépendent de celle-ci (agrotourisme et récréo-tourisme, tournage de films, arts et culture).
57Il est par ailleurs intéressant de comparer les types de tourisme et la préoccupation paysagère dans laquelle s’inscrit la réglementation d’affichage. Aux États-Unis par exemple, la Floride, où prolifèrent les publicités, s’oppose au Vermont, qui a banni l’affichage sur les autoroutes. Un tourisme de masse s’oppose dans le premier cas à un tourisme haut de gamme dans le second. Le Vermont a été le premier État à bannir les panneaux sur les autoroutes et le tourisme a augmenté malgré l’impact négatif appréhendé44. La réglementation de l’affichage s’inscrit dans la préoccupation beaucoup plus large de la mise en valeur des paysages du Vermont. Paradoxalement, l’État le plus visuellement « pollué » est aussi le plus développé sur le plan touristique : la Floride, où 15 000 nouveaux panneaux poussent chaque année au bord des grands axes routiers. Néanmoins, une bonne moitié des résidants permanents se sont émus de cette pollution, deux cents communautés ont complètement proscrit les panneaux et l’association Citizens for a Scenic Florida (une composante de Scenic America), qui compte plusieurs dizaines de milliers de membres, milite pour leur interdiction pure et simple.
L’affichage dans une stratégie de revitalisation
58Au cours des dernières années, de nombreuses municipalités québécoises ont entamé un processus de revitalisation des centres-villes et des cœurs de village. Depuis 1984, la Fondation Rues principales est intervenue dans plus de 120 municipalités et quartiers du Québec. Elle offre un savoir-faire servant à promouvoir la conservation et la mise en valeur du patrimoine, la relance économique, la revitalisation et la valorisation des quartiers traditionnels et des cœurs de municipalités. Ces interventions sont accompagnées d’un volet qui concerne les enseignes et les affiches. Le cadrage de l’affichage est en effet considéré comme un élément indispensable à l’amélioration du cadre de vie, donc à une stratégie de revitalisation. Il faut cependant rester critique par rapport à certaines initiatives qui proposent des mises en décor standardisées.
59Si la préoccupation pour l’affichage s’affirme quand il s’agit des centres-villes et des cœurs de quartiers, elle est beaucoup moins présente dans le cas des entrées de villes. Ces espaces sont souvent laissés pour compte. Pourtant, ce sont eux qui donnent une première impression de la ville à celui qui la visite, et qui invitent ou non à y pénétrer. Plusieurs expériences confirment les répercussions positives d’une réglementation d’affichage appropriée.
60L’expérience de Lévis, près de Québec, montre comment, par une réflexion sur les affiches et enseignes, on donne une autre image de la ville. Le travail de sensibilisation effectué par le comité d’aménagement physique de la Ville a eu un effet d’entraînement auprès des marchands45.
61Le succès de la revitalisation de l’avenue Dollard à LaSalle, arrondissement de la ville de Montréal, témoigne, d’une part, d’un changement d’image positif et, d’autre part, d’un nouveau dynamisme impulsé par ce changement d’image. À la suite des travaux, la « nouvelle » avenue Dollard comptait trois fois moins de locaux inoccupés qu’au moment d’entreprendre les travaux. Une des clés du succès a été la concertation avec les citoyens et les commerçants46.
62Aussi, l’ensemble des bénéfices de la mise en valeur durable des paysages est-elle à opposer aux revenus ponctuels reliés aux loyers que perçoit une municipalité pour les panneaux publicitaires implantés sur son territoire.
***
63Si les panneaux-réclames font partie de l’histoire de nos villes et contribuent dans certains cas à qualifier le territoire urbain, ils constituent la plupart du temps une importante source de pollution visuelle. Cet état de fait est dénoncé depuis l’émergence des panneaux publicitaires et le rejet actuel du phénomène publicitaire dans son ensemble renouvelle cet enjeu. Cette opposition grandissante au phénomène publicitaire renvoie directement à une problématique paysagère, que ce soit en termes de privatisation d’espaces ou en termes d’effets directs et indirects de la publicité sur l’environnement.
64L’action publicitaire a une certaine légitimité, chacun ayant le droit de s’exprimer librement, mais l’affichage extérieur ne va pas sans abus puisque les afficheurs exploitent les champs visuels à leur seul profit, s’approprient certains territoires en les occultant. Portées par une contestation éthique et morale, les revendications en matière d’affichage s’intéressent autant au contenu qu’au support, même si, quand ces revendications concernent plus particulièrement le paysage, la contestation s’intéresse d’emblée au support (volumétrie, configuration, positionnement dans l’espace). Pour certains, les restrictions sévères en matière de panneaux publicitaires sont d’autant plus justifiées qu’elles permettent en plus d’atteindre les objectifs de la contestation éthique et morale par rapport au contenu.
65Ceux qui contestent l’affichage devraient considérer les administrations publiques locales comme des alliées. Mais la prolifération de panneaux, et notamment ceux qui combinent un message publicitaire et un message d’ordre public (slogan d’une municipalité par exemple), montre que cette alliance objective peut être difficile. Les revenus produits par l’affichage encouragent une position à court terme des administrations locales aux dépens des préoccupations de mise en valeur qui portent et ne rapportent financièrement que sur le long terme.
66L’intervention par rapport à l’affichage doit se situer dans une perspective d’arbitrage ou d’articulation à trouver entre plusieurs dimensions : bien public/bien privé ; pollution visuelle/qualification des territoires ; profit à court terme/mise en valeur à long terme. Aussi, la problématique se pose-t-elle avant tout par rapport aux spécificités des territoires et des milieux (rural, urbain, entrée de ville). Plutôt que d’imposer la publicité, il faut poser la question préalable suivante : quelle quantité de publicité le site peut-il supporter ? Les paysages ne doivent pas subir la publicité.
67Force est de reconnaître que la problématique de l’affichage questionne les valeurs accordées au territoire par une société. La place qu’occupent les panneaux-réclames témoigne du regard qu’un pays porte sur son paysage ; les démarches visant à restreindre la publicité dans l’État du Vermont ou en Grande-Bretagne s’inscrivent d’ailleurs dans une réflexion plus générale sur la mise en valeur de leur territoire. Considérant l’évolution récente de l’affichage au Québec, c’est un renouvellement de perspective qu’il faut entreprendre par rapport à l’affichage dans le cadre d’une réforme législative, en sortant d’un cadre strictement normatif, pour privilégier une approche plus dynamique et qualitative. Au lieu de limiter la protection à certains secteurs en particulier, la réglementation devrait accorder d’emblée une valeur au paysage dans son ensemble. Mais ces changements ne peuvent survenir sans une volonté politique forte d’adopter une nouvelle perspective réglementaire et d’envisager une réflexion plus générale sur la mise en valeur du territoire québécois.
Notes de bas de page
1 Ce texte est issu en partie d’une recherche effectuée par la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal pour le ministère des Transport du Québec : Beaudet, G., M.-O. Trépanier, S. Courcier et V. Andréas, Prise en considération des préoccupations paysagères dans la fusion des lois sur l’affichage, Études et recherches en transport, ministère des Transports du Québec, 2004, <http://wwwi.mtq.gouv.qc.ca/fr/publications/ministere/recherche/etudes/rtqo4-o4.pdf> (consulté en juin 2005).
2 Fitoussi, M., L’affichage, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 3-4.
3 Cossette, C., La publicité déchet culturel, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001, p. 37.
4 Choko, M. H., L’affiche au Québec, des origines à nos jours, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2001, p. 17.
5 Ibid. p. 59.
6 Ibid. p. 91.
7 Ibid. p. 73-74.
8 Fitoussi, 1995, op. cit., note 2, p. 12.
9 Association of Canadian Advertiser, citée par Galipeau, S., « Marre de la pub ? », La Presse, 13 juin 2001, p. B1.
10 Pigg, S., « Sign of the Times : Not in myTown you Don’t », Toronto Star, 2 juillet 2002, p. DO1.
11 The Canadian Outdoor Measurement Bureau (consulté en juin 2005).
12 Paquette, G., <www.infopress.com>, section Actualités, consulté en 2000.
13 Cossette, 2001, op. cit., note 3, p. 13-14.
14 Choko, 2001, op. cit., note 4.
15 Ibid.
16 La publicité « insulte nos regards, falsifie les épithètes, gâte les paysages », écrivait Paul Valéry, cité par Dayan, A., La publicité, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 3. « Personnellement j’ai une passion pour les paysages, et je n’en ai jamais vu un seul amélioré par un panneau d’affichage. C’est lorsqu’il érige une affiche devant d’agréables perspectives que l’homme est à son plus vil. Quand je prendrai ma retraite de Madison Avenue, je lancerai un groupe secret d’autodéfense, formé de cagoulards parcourant le monde sur des motos silencieuses pour abattre des affiches après la tombée de la nuit. Combien de jurés nous condamneront lorsque nous serons pris en flagrant délit de généreux civisme ? » (David Ogilvy, fondateur de l’agence de publicité Ogilvy & Mather, dans Confessions of an Advertising Man, 1963, cité par Klein, N., No Logo, Leméac/Actes Sud, 2001, p. 27).
17 MAM (Ministère des Affaires municipales du Québec), Paysage, rue, architecture... et affichage, Québec, Les Publications du Québec, 1991, p. 6-7.
18 Ibid. p. 7-8.
19 Ibid. p. 5.
20 Ibid.
21 Poullaouec-Gonidec, P. et I. Latek, « Affichage en paysage urbain », dans Poullaouec-Gonidec, P., S. Paquette et G. Domon (dir.), Les temps du paysage, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2003, p. 202-217.
22 Beaudet, G. et al., 2004, op. cit., note 1.
23 <http://www.agirpourlenvironnement.org/campagnes/cl7.htm#3> (consulté en juin 2005).
24 Adbusters, janvier-février 2004.
25 Scenic America est le seul organisme national américain, à but non lucratif, dédié à la conservation paysagère des communautés américaines et ce, depuis 1978. Cet organisme a une préoccupation générale en faveur du paysage et de la qualité de vie, et attache une attention particulière à l’affichage extérieur. Il a développé toute une expertise par rapport à cette problématique. Scenic America soutient que la publicité est une pollution visuelle et qu’elle banalise les territoires (consulté en juin 2005) ; Scenic America, Fighting Bill-board Blight. An Action Guide for Citizens & Public Officiais, Washington, Scenic America, 1999.
26 Cossette, 2001, op. cit., note 3, p. 203.
27 Brune, F., De l’idéologie aujourd'hui, Paris, Parangon, 2003, p. 99.
28 Klein, N., No logo : la tyrannie des marques, Montréal, Leméac, 2001, p. 338.
29 Rollin, G., « La publicité se fait rectifier le portrait », Libération, lundi 20 octobre 2003, p. 18.
30 CERTU (Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques), Publicité extérieure à l’étranger : Un effet miroir sur la situation française, Paris, ministère de l’Équipement, des Transports et du Tourisme, 1995.
31 Department for Transport, Local Government and the Regions and the National Assembly for Wales (1999), Outdoor advertisement and signs : a guide for advertisers. <http://www.odpm.gov.uk/stellent/groups/odpm_planning/documents/page/odpm_plan_606218.hcsp> (consulté en juin 2005).
32 Cullingworth, J. B. et V. Nadin, Town & Country Planning in the UK, 12e édition, Londres, Routledge, 1997.
33 La publicité le long des routes est interdite sur certains tronçons de l’Autoroute des Laurentides, de l’autoroute 10 en Estrie et de l’autoroute 20 près de Québec (L.R.Q., c. P-44, art.17).
34 Les enquêtes ont été menées dans le cadre de la recherche Beaudet et al., 2004, op. cit., note 1. Elles ont été fondées sur : l’analyse de données statistiques du ministère des Transports ; des observations sur les routes et autoroutes de la grande région montréalaise et sur le trajet Montréal-Québec ; l’étude d’articles de presse.
35 Galipeau, 2001, op. cit., note 13.
36 Désiront, A., « La pollution visuelle et l’image touristique du Québec», La Presse, 16 juin 2001, p. H8.
37 Cloutier, L., « Panneaux-réclames, la loi soulève la controverse », La Presse, 16 mai 2001, p. D1.
38 Beaudet, G., « Les commandités de l’affichage commercial extérieur», Urbanité, juillet 2003, p. 21-23.
39 Demers, J., Paysages et environnement touristiques, Institut nord-américain de recherche en tourisme, 1992.
40 Ibid., p. 23.
41 Trépanier et al., Concept et opérationalisation du paysage, fondements d’un cadre opératoire pour le Québec, Rapport déposé au ministère de la Culture et des Communications du Québec, 2003.
42 Prud’homme, C., L’application d’une charte de paysage, Guide du paysage, Conseil du paysage québécois, 2002.
43 Desjardins Marketing Stratégique, Plan d’action marketing, 1999-2002, cité par Prud’Homme, 2002 (op. cit., note 42), p. 6.
44 London, M., « Moratorium on Billboard Blight in Québec », The Gazette, 13 octobre 2000.
45 Varin, F., « Programme Rues principales,-l’affichage commercial de qualité », Municipalité, février-mars 1998, p. 24-26.
46 Dionne, H. et M. Roy, « La revitalisation de l’avenue Dollard à LaSalle, le secret de son succès », Municipalité, octobre-novembre 1996, p. 16-18.
Auteurs
Agente de recherche à la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal. Après avoir obtenu un DÉUG en sciences de la nature et de la vie à l’Université Paris XII et une maîtrise en environnement et aménagement régional à l’Université de Lille 1, elle a travaillé en bureau d’études d’urbanisme et société de conseil pendant huit ans. Elle a par la suite obtenu un doctorat en aménagement à l’Université de Montréal ; sa thèse porte sur l’effet structurant du réaménagement du Vieux-Port de Montréal et analyse les congruences entre les stratégies des acteurs. Depuis, ses activités d’enseignement et de recherche portent sur différentes dimensions de la gestion de l’environnement, notamment l’insertion des panneaux publicitaires et des réseaux électriques dans les territoires, ainsi que la protection des paysages.
Professeur titulaire à l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal. Après avoir obtenu un baccalauréat en architecture et une maîtrise en urbanisme, il a été chargé de projets, puis associé à la Sotar. Il y a réalisé plus de deux cents études et expertises en urbanisme, dans le domaine du patrimoine et du récréo-tourisme. Il est entré à l’Institut d’urbanisme en 1989 et en a été nommé directeur en 2001. Ses principaux champs d’intérêt sont le patrimoine, la régénération urbaine, la morphologie, l’urbanisme métropolitain, l’aménagement régional, le paysage et le tourisme. Depuis quinze ans, il a participé à plus d’une centaine de colloques, congrès et activités professionnelles, à titre de conférencier ou de participant à des tables rondes. Outre ses publications, dont Le pays réel sacrifié, il a donné au cours des dernières années plus d’une centaine d’entrevues dans les médias écrits et électroniques, a participé à plusieurs émissions d’affaires publiques et a régulièrement publié des analyses et des textes d’opinion dans les quotidiens montréalais.
Professeure titulaire à l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal. Avec sa double formation de juriste et d’urbaniste, elle y est responsable des cours sur les institutions municipales et sur les outils juridiques en urbanisme. En outre, elle a notamment consacré plusieurs travaux de recherche à la protection des espaces naturels et des paysages, entre autres en collaborant à plusieurs projets au sein de la Chaire en paysage et environnement.
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