1. Le meurtre sexuel : définitions, épidémiologie et théories
p. 21-46
Texte intégral
1Dans l’imaginaire populaire, Ted Bundy constitue le prototype du meurtrier sexuel, un psychopathe intelligent, charmeur et manipulateur. Cet individu est responsable de la mort de dizaines de femmes. En raison de la grande couverture médiatique des meurtres sexuels, beaucoup de gens ont l’impression que ce type de crimes est fréquent et que chaque femme est en danger de subir les outrages de l’un de ces monstres. Est-ce que cette représentation du meurtrier sexuel et de ses crimes est un juste reflet de la réalité ?
2Dans ce premier chapitre, nous tenterons de dresser un portrait des études relatives aux meurtres sexuels et à leurs auteurs. Ainsi, une définition du meurtre sexuel sera proposée. Nous présenterons ensuite des données de nature épidémiologique. Nous aborderons alors des théories biologiques, psychologiques et sociologiques du meurtre sexuel. Par la suite, des études comparatives permettant d’identifier des caractéristiques spécifiques aux meurtriers sexuels seront décrites. Finalement, la problématique générale de cet ouvrage ainsi que des questions méthodologiques seront énoncées.
Définitions
3Lorsqu’on tente de circonscrire le meurtre sexuel, le premier problème auquel on est confronté est l’absence de définition légale. En effet, comme le soulignent Roberts et Grossman (1993), aucun article du Code criminel canadien ne correspond spécifiquement au meurtre sexuel. Bien sûr, on y trouve des dispositions qui concernent les meurtres commis lors de la perpétration d’un crime sexuel. Toutefois, ces dispositions ont pour seule conséquence un chef d’accusation pour meurtre au premier degré et ce, qu’il soit prémédité ou non. Ainsi, par-delà les implications juridiques, il n’y a aucune mention du caractère sexuel du crime. Il est à noter que dans bien des cas, un chef d’accusation de meurtre au premier degré entraîne une condamnation pour meurtre au second degré (Roberts et Grossman, 1993). Finalement, pour appliquer les dispositions du Code criminel mentionnées précédemment, il faut que le meurtre sexuel soit identifié comme tel, ce qui est difficile en l’absence du témoignage d’une victime.
4Les enquêteurs qui ont pour tâche d’élucider un meurtre et de déterminer s’il comporte une composante sexuelle s’appuient sur deux sources d’information : le témoignage du meurtrier ou d’une autre personne, ainsi que les preuves matérielles. En ce qui a trait à ces dernières, la scène de crime est cruciale. En effet, Ressler, Burgess et Douglas (1988) estiment qu’on peut déterminer qu’il y a meurtre sexuel lorsqu’on trouve un ou plusieurs des indices suivants sur la scène de crime : (1) la victime est retrouvée nue ou partiellement dévêtue ; (2) il y a exposition de ses parties génitales ; (3) le cadavre est placé dans une position sexuellement explicite ; (4) il y a insertion d’objet dans les cavités corporelles (anus, vagin, bouche) de la victime ; (5) des indices démontrent qu’il y a eu des rapports sexuels ; (6) il y a des indices d’activités sexuelles substitutives (par exemple masturbation et éjaculation sur la scène de crime) ou de fantaisies sexuelles sadiques (par exemple mutilations des organes génitaux). Le principal problème que pose ce type d’indices d’un meurtre sexuel est le fait que certains policiers n’en reconnaissent pas le caractère sexuel.
5La définition du meurtre sexuel pose aussi des problèmes d’ordre purement lexical. En effet, les termes « meurtre sexuel », « meurtre en série », « meurtre de masse » et « meurtre sadique » (lust murder) sont souvent utilisés de manière interchangeable (Langevin, 1991 ; McKenzie, 1995 ; Myers, 2002). En réalité, un meurtre de masse implique au moins trois victimes, lesquelles sont tuées dans un seul endroit lors d’un seul événement. Quant au meurtre en série, il comporte plusieurs événements, dans des endroits différents, et séparés les uns des autres par une période de transition (emotional cool-off period). Les meurtres de masse et ceux en série peuvent être de nature sexuelle ou non. De même, les meurtres sexuels en série et ceux à victime unique ont un caractère sadique ou non. Ces confusions lexicales représentent un handicap sur le plan de la recherche. En effet, plusieurs études reposent sur des échantillons hétérogènes, composés de meurtriers sexuels et de meurtriers non sexuels, alors que d’autres n’incluent que des meurtriers sexuels sadiques. En conséquence, il est très difficile de comparer les résultats de ces diverses recherches, ce qui nuit au développement des connaissances propres au meurtre sexuel.
6Un dernier problème relatif à la définition du meurtre sexuel concerne le sexe et l’âge des victimes. En effet, plusieurs études ne distinguent pas les meurtres de femmes, d’hommes et d’enfants. Or, l’état actuel des connaissances sur l’homicide sexuel ne permet pas de conclure que ces divers types de meurtres constituent un phénomène homogène. La définition du meurtre sexuel devrait donc inclure des catégories spécifiant l’âge et le sexe de la victime.
Épidémiologie
7Entre 1974 et 1986, il y eut 305 homicides sexuels au Canada, soit environ 23 par année (Roberts et Grossman, 1993). Ceux-ci ne constituent qu’environ 4 % du total des homicides commis au cours de cette période. En 1999, on a compté 22 homicides sexuels, soit 4,1 % du total des homicides (Porter et Woodworth, 2001). Au pays, le taux d’homicides sexuels semble donc stable depuis trois décennies. Les victimes sont majoritairement de sexe féminin (85 %) et âgées de moins de 30 ans (69 %). Les auteurs de ces homicides sexuels sont presque tous masculins (99 %) et la moitié sont âgés entre 16 et 25 ans (Roberts et Grossman, 1993).
8Aux États-Unis, la situation semble différente de celle qui existe au Canada. En effet, entre 1991 et 1995, les homicides sexuels ne représentaient que 0,9 % du total des homicides perpétrés (Meloy, 2000). Pour chaque année au cours de cette période, une moyenne de 199,6 homicides sexuels ont été commis. On a donc recensé 0,09 meurtre sexuel par 100 000 habitants annuellement aux États-Unis entre 1991 et 1995. Au Canada, en 1999, il y a eu 0,09 meurtre sexuel par 100 000 habitants. On constate que les deux pays présentent des taux équivalents d’homicides sexuels. C’est parce que les États-Unis rapportent des taux globaux d’homicides beaucoup plus élevés que ceux du Canada, que le pourcentage, pour les homicides sexuels, est plus bas que celui du Canada (Cusson, 1999).
9Les meurtriers sexuels en série ne représentent qu’une faible proportion des meurtriers sexuels. Aux États-Unis, entre 1975 et 1995, un total de 153 meurtriers en série ont tué plus de 1400 personnes, soit environ 70 victimes par an. Or, 60 % des meurtriers en série sont des meurtriers sexuels (Geberth, 1995). Ainsi, entre 1975 et 1995, on a recensé annuellement 42 victimes de meurtriers sexuels en série. Elles avoisinent donc 20 % du total des victimes d’homicides sexuels. Puisque les meurtriers sexuels en série font en moyenne 10 victimes chacun, ils comptent pour environ 2 % des meurtriers sexuels aux États-Unis. Au Canada, la situation est similaire, car les meurtriers sexuels en série ne constituent que 3 % du bassin des meurtriers sexuels incarcérés (Beauregard et Proulx, 2002). Malgré ces statistiques, il est surprenant de constater qu’une proportion importante des publications sur l’homicide sexuel concerne les meurtriers sexuels en série. Cette situation amène Fox et Levin (1999) à conclure que « there may be more scholars studying serial murder than there are offenders committing it1 ». Il est clair que les études sur l’homicide sexuel qui mettent l’accent sur des cas de tueurs en série ne produisent pas un savoir qui est représentatif de l’ensemble du phénomène.
10Nous avons mentionné dans la section précédente qu’on ne détecte pas le caractère sexuel de certains homicides parce que les indices de la scène de crime et le témoignage du meurtrier manquent de clarté (Ressler et al, 1988). Il en résulte une sous-estimation du nombre d’homicides sexuels. Hickey (1997) indique deux autres situations qui ont pour effet de réduire le nombre estimé d’homicides sexuels : (1) lorsque le corps de la victime est détruit, celle-ci est classée parmi les personnes disparues ; (2) lorsque la disparition de la victime n’est pas rapportée à la police, comme c’est souvent le cas pour des personnes marginales et sans liens sociaux bien établis, telles les prostituées. Dans ce cas, si le corps de la victime est détruit, celle-ci ne fait même pas partie des personnes classées disparues. Néanmoins, comme le soulignent Roberts et Grossman (1993), on identifie presque toutes les victimes d’homicides sexuels, et environ 75 % de ces crimes sont élucidés.
Théories
11Plusieurs théories ont été élaborées afin d’expliquer l’homicide sexuel. Malheureusement, celles-ci reposent sur des bases empiriques limitées. Il faut dire que plusieurs de ces théories s’appuient uniquement sur des observations cliniques, alors que d’autres ont été élaborées à partir d’échantillons restreints. On remarque aussi que plusieurs théories découlent de l’analyse d’un échantillon composé d’un seul type de meurtriers sexuels, soit les meurtriers sexuels en série ou les meurtriers sexuels sadiques. Or, tous deux ne représentent qu’une faible proportion des meurtriers sexuels incarcérés (Fox et Levin, 1999). Ajoutons que les théories proposées ne considèrent qu’un nombre limité de facteurs. Malgré leurs limites, nous présenterons ici les principales théories de l’homicide sexuel, ainsi que les bases empiriques qui ont servi à leur élaboration. On peut regrouper ces théories en trois catégories : les théories biologiques, psychologiques et sociologiques.
Les théories biologiques
12Money (1990) a proposé une théorie biologique du meurtre sexuel sadique (érotophonophilie) soutenue par l’étude d’un seul cas clinique et des écrits scientifiques relatifs aux bases biologiques de la violence. Le meurtrier sexuel sadique se caractérise par des fantaisies et des délits sexuels dans lesquels la souffrance physique et psychologique de la victime est source d’excitation sexuelle. Selon Money, la cause du sadisme sexuel est soit une tumeur au cerveau, soit des séquelles neurologiques attribuables à un traumatisme crânien. Ces séquelles peuvent être très subtiles et impossibles à déceler à l’aide d’un scanner.
13Le système limbique (hippocampe, hypothalamus et les noyaux amygdaliens) est la zone du cerveau où des lésions provoqueraient le sadisme sexuel. En effet, l’activité du système limbique contrôle les comportements sexuels et les comportements d’attaque. Chez les meurtriers sexuels sadiques, des lésions à cet endroit favoriseraient la transmission simultanée de messages qui déclencheraient des comportements sexuels et des comportements d’attaque. Toutefois, comme dans le cas de l’épilepsie, ce dérèglement du système limbique serait épisodique.
14Money (1990) considère que les seules causes neurologiques ne suffisent pas à expliquer le meurtre sexuel sadique. Selon lui, des facteurs endocrinologiques et génétiques entrent aussi en ligne de compte. Ainsi, le meurtrier sadique pourrait avoir des déficits en testostérone qui causeraient une atteinte à sa virilité, ce qui provoquerait des comportements compensatoires d’hypermasculinité, tel le meurtre sexuel. Ce type de criminels pourrait aussi présenter des prédispositions génétiques qui favoriseraient l’instabilité émotive (par exemple, rage, excitation sexuelle) et les comportements impulsifs.
15Par ailleurs, Money soutient que le sadisme sexuel aurait également des racines psychologiques. Dans cette optique, les séquelles d’abus sexuels subis pendant l’enfance ainsi que des relations familiales pathologiques peuvent favoriser l’apparition du sadisme sexuel. Finalement, l’auteur souligne le rôle facilitateur (syndrome overlap) que pourraient jouer certains troubles mentaux — tels un trouble dissociatif, un trouble bipolaire ou même l’épilepsie — dans la perpétration d’un meurtre sexuel sadique.
16Ce modèle proposé par Money est cohérent, mais il ne repose sur aucune étude des facteurs biologiques (neurologiques, endocriniens et génétiques) chez les meurtriers sexuels. Tout de même, on se doit de souligner que les résultats de quelques recherches indiquent une certaine prévalence (de 18 à 40 %) de troubles neurologiques chez les criminels sexuels (Gratzer et Bradford, 1995 ; Hucker, 1997 ; Hucker, Langevin et al, 1988 ; Langevin, 1991 ; Langevin, Ben-Aron et al, 1988 ; McKenzie, 1995 ; Stone, 1994). Toutefois, ces résultats ne permettent pas d’établir de lien de cause à effet entre des facteurs biologiques et la perpétration de meurtres sexuels. En conséquence, les facteurs biologiques inclus dans le modèle de Money demeurent des causes possibles du meurtre sexuel. On devra réaliser des études empiriques afin de clarifier cette question.
Les théories psychologiques
Le conditionnement classique (répondant)
17Meloy (2000) a formulé l’hypothèse selon laquelle la coercition et la violence seraient des stimuli conditionnels qui déclencheraient une réponse conditionnelle d’excitation sexuelle chez des meurtriers sexuels. Afin d’illustrer ce processus de conditionnement classique, nous considérerons le cas d’un adolescent qui visionne des films d’horreur où des femmes nues sont tuées par des monstres. À l’étape 1, la vue d’une femme nue constitue un stimulus inconditionnel qui déclenche une réponse inconditionnelle d’excitation sexuelle. Quant au comportement violent à l’endroit d’une femme (stimulus neutre), il ne déclenche aucune réponse inconditionnelle d’excitation sexuelle. Si le stimulus inconditionnel (femme nue) est associé de manière répétée au stimulus neutre (comportement violent contre une femme), celui-ci devient un stimulus conditionnel (étape 2). Il en résulte que, à l’étape 3, la violence exercée contre une femme (stimulus conditionnel) suffit à provoquer une réponse conditionnelle d’excitation sexuelle.
18MacCulloch, Snowden, Wood et Mills (1983) soulignent que la progression des fantaisies et des délits vers un niveau de violence plus élevé pourrait s’expliquer par un processus d’habituation. En effet, la répétition d’une fantaisie sexuelle ou d’un délit sexuel violent entraîne une baisse de la réponse d’excitation sexuelle. Les meurtriers sexuels auraient donc recours à des stimuli (fantaisies, délits) de plus en plus violents afin de maintenir un niveau d’excitation sexuelle élevé.
Le conditionnement opérant
19MacCulloch et al. (1983) ont avancé l’hypothèse selon laquelle les fantaisies sexuelles sadiques constituent des comportements opérants qui réduisent le sentiment d’incompétence. Prenons l’exemple d’un meurtrier sexuel qui rapporte des difficultés avec les femmes, ce qui engendre chez lui un sentiment d’incompétence ; mais lorsqu’il imagine des fantaisies sexuelles sadiques, il se sent au contraire en contrôle et puissant. La répétition des fantaisies sexuelles sadiques, suivie d’une réduction du sentiment d’incompétence (renforcement négatif), augmente leur probabilité d’apparition dans des circonstances similaires. Le recours aux principes des conditionnements répondant et opérant afin d’expliquer l’apparition et la progression des fantaisies et des comportements sexuels violents semble prometteur. Néanmoins, aucune étude empirique n’a encore été effectuée afin de vérifier la validité de ces hypothèses.
Les approches psychodynamiques
20Selon Revitch et Schlesinger (1981 ; 1989), il y aurait deux types de meurtres sexuels, soit ceux de nature catathymique et ceux de nature compulsive. Les meurtres catathymiques seraient des matricides symboliques : lors du meurtre, son auteur déplacerait vers une autre femme une rage intense et envahissante à l’égard de sa mère. Les causes de cette rage seraient multiples : (1) une mère surprotectrice ; (2) une mère séductrice ; (3) une mère aux comportements sexuels inadéquats (par exemple prostitution) ; (4) une mère qui infantilise ou féminise son fils. Le processus catathymique comporte trois phases : (1) l’incubation, qui consiste en une accumulation de tension et de rage ; (2) le meurtre comme tel ; (3) le soulagement après l’expression de cette rage (Revitch, 1980). Généralement, le meurtre catathymique est un événement unique qui n’implique qu’une victime, soit une femme de l’entourage du meurtrier (Revitch, 1965).
21Pour ce qui est des meurtres sexuels compulsifs, ils sont l’oeuvre d’individus solitaires qui nourrissent des sentiments de rage à l’égard des femmes (Revitch et Schlesinger, 1989). De plus, ceux-ci passent beaucoup de temps à ruminer des fantaisies sexuelles sadiques (Schlesinger, 2000). Ces fantaisies induisent un état de tension sexuelle qui, lorsqu’il devient insupportable, précipite le meurtre. La gratification sexuelle éprouvée lors d’un meurtre réduit cet état de tension. Les auteurs de meurtres sexuels compulsifs s’attaquent habituellement à des victimes inconnues. Une large proportion d’entre eux deviennent des meurtriers sexuels en série (Schlesinger et Revitch, 1997).
22Le modèle du meurtre sexuel soutenu par Revitch et Schlesinger repose sur l’analyse clinique de 43 individus dont seulement 9 ont commis des actes homicides. En ce qui a trait à l’explication du meurtre sexuel catathymique, elle s’appuie sur une conception psychodynamique qu’on ne peut vérifier empiriquement (Fox et Levin, 1999). Néanmoins, il est à noter que, dans le cadre d’expériences réalisées en laboratoire, on est arrivé à démontrer empiriquement (Tedeshi et Norman, 1985) le processus de déplacement évoqué par Revitch et Schlesinger. L’explication proposée pour le meurtre compulsif est de nature descriptive (fantaisies sadiques, tension sexuelle, meurtre sexuel, gratification sexuelle) et, de ce fait, elle comporte peu d’éléments interprétatifs.
23Le thème de la rage contre la mère constitue également le noyau du modèle explicatif du meurtre sexuel proposé par Stone (1994). Après avoir procédé à l’analyse clinique de 42 biographies de meurtriers sexuels en série, il conclut que l’homicide sexuel est toujours un acte de vengeance par rapport à la mère, qui les a humiliés ou qui s’est comportée d’une manière sexuellement déplacée.
24Selon Meloy (2000), le sentiment de rage contre la mère découlerait de difficultés lors du processus de différenciation du garçon de sa mère. L’auteur se réfère à la théorie de Stoller (1975), laquelle stipule que lorsqu’un garçon ne réussit pas à se différencier de sa mère, il développe une identité masculine incertaine et des perversions sexuelles. Ces perversions permettraient d’exprimer indirectement une rage contre une mère dominatrice et contrôlante.
25Un dernier modèle psychodynamique, celui de Liebert (1985), découle cette fois des théories de Klein (1948) et de Kernberg (1975). Lors des phases précoces du développement psychique, des attitudes hostiles de la part de la mère favorisent le recours au clivage afin de gérer l’angoisse paranoïde. Il en résulte une vision des rapports interpersonnels dans laquelle l’autre est soit totalement bon, soit totalement mauvais. Pour le meurtrier sexuel, la victime devient le symbole du mal. Ainsi, il y a déplacement d’une rage contre une mère hostile vers une victime de sexe féminin qui la symbolise.
Le modèle motivationnel
26Un groupe de chercheurs associés au FBI (Federal Bureau of Investigation) ont conçu le modèle motivationnel de l’homicide sexuel (Burgess, Hartman et al, 1986 ; Burgess, Prentky et al., 1994 ; Douglas, Burgess, Burgess et Ressler, 1992 ; Ressler et al., 1988 ; Ressler, Burgess, Douglas, Hartman et d’Agostino, 1986 ; Ressler, Burgess, Hartman, Douglas et McCormack, 1986). Ce modèle est issu des données provenant d’entrevues réalisées avec 36 meurtriers sexuels qui ont fait 118 victimes au total. La plupart des sujets de l’étude (N = 25) étaient des meurtriers sexuels en série. La majorité des victimes étaient de sexe féminin (82 %) et âgées de plus de 13 ans (88 %).
27Selon les chercheurs du FBI, les fantaisies sexuelles homicides et le meurtre sexuel comme tel constituent des stratégies d’adaptation inadéquates qu’utilise le meurtrier sexuel pour gérer des situations stressantes. Cette propension à l’homicide sexuel est le résultat d’un long processus qui comporte les étapes suivantes :
Dans la petite enfance, l’absence de soins et d’affection détermine un style d’attachement problématique caractérisé par le détachement et l’hostilité.
Au cours de l’enfance et de l’adolescence, les expériences de victimisation (sexuelle, physique, psychologique) précipitent l’isolement social et favorisent l’émergence de fantaisies sexuelles violentes dont la fonction est de compenser l’absence de maîtrise sur la réalité. Les activités masturbatoires renforcent la présence des fantaisies dans le monde psychique du meurtrier sexuel en devenir.
Il en résulte des traits de personnalité négatifs (rébellion, agressivité, sentiment d’injustice, désir de vengeance) qui interfèrent avec le développement de liens sociaux gratifiants, de valeurs prosociales et de l’empathie. En conséquence, l’isolement social s’accentue, de même que le recours préférentiel aux fantaisies sexuelles comme source de stimulation affective. Dans ces fantaisies, le meurtrier, qui n’est plus contraint par les limites de la réalité, s’élève au grandiose et à l’omnipotence.
Les fantaisies agressives sont exprimées dans des actions destructrices non mortelles telles que des incendies criminels, des actes de cruauté sur les animaux, de la violence physique, sexuelle et psychologique envers des proches et des inconnus. Le futur meurtrier vit ces comportements comme une extension de la position de pouvoir qu’il s’attribue dans ses fantaisies, mais également comme une vengeance des injustices subies.
Le premier homicide sexuel est précipité par un stresseur, tels un conflit avec une femme (59 %), un conflit avec les parents (53 %) ou des difficultés financières (48 %).
À la suite du premier homicide, les fantaisies du meurtrier s’enrichissent et deviennent encore plus envahissantes. Après un nouvel épisode de stress, il planifiera un autre délit dans lequel il tentera de réduire les risques d’être appréhendé, mais aussi de maximiser l’adéquation entre ses fantaisies et la réalité.
28Ce modèle motivationnel du meurtre sexuel comporte de nombreuses qualités. Tout d’abord, il repose sur une base empirique, soit des entrevues en profondeur avec 36 meurtriers sexuels ainsi que sur les dossiers officiels les concernant (rapports de police, dossiers judiciaires). Ajoutons que ce modèle est particulièrement exhaustif, puisqu’il implique des facteurs développementaux, des caractéristiques personnelles et des facteurs situationnels. Néanmoins, le modèle motivationnel du FBI présente certaines limites. En effet, l’échantillon n’a pas été sélectionné de manière aléatoire (Godwin, 2000) : les meurtriers sexuels en série y sont donc surreprésentés. En outre, cette étude ne comporte pas de groupe de comparaison qui permettrait de mettre en lumière des facteurs propres aux meurtriers sexuels. Pour finir, l’échantillon est composé de meurtriers de femmes, d’hommes ou d’enfants. Or, il est possible que ces trois types de meurtriers sexuels présentent des caractéristiques différentes, ce qui justifierait des études séparées pour chacun d’eux.
29L’isolement social et les fantaisies sexuelles déviantes sont deux éléments centraux du modèle motivationnel des chercheurs du FBI. Les conclusions des travaux d’autres chercheurs concordent avec celles du FBI et soulignent l’importance de ces deux facteurs. En effet, 55 % des 20 meurtriers sexuels sériels de l’étude de McKenzie (1995) étaient isolés socialement. Quant à Grubin (1994), il estime qu’il existe des liens indirects et directs entre l’isolement social et l’homicide sexuel. En premier lieu, l’isolement social serait un symptôme d’une psychopathologie qui mènerait aussi au meurtre sexuel. En second lieu, en l’absence de contacts interpersonnels, le meurtrier sexuel dépendrait de son monde intérieur et de ses fantaisies pour obtenir des gratifications émotives. Finalement, Marshall (1989) mentionne que la solitude est source de souffrance et que celle-ci génère la violence.
30En ce qui a trait aux fantaisies sexuelles déviantes, Brittain (1970) considère qu’elles sont au cœur du processus qui culmine en un homicide sexuel. Leur fonction serait de compenser une faible estime de soi. De fait, dans ses fantaisies et dans ses délits, le meurtrier sexuel se perçoit supérieur à autrui et même omnipotent (voir également Hazelwood et Warren, 1995 ; MacCulloch et al., 1983 ; Meloy, 2000). Prentky et al. (1989) ajoutent que les fantaisies causeraient la réitération de l’homicide sexuel. En effet, 86 % des meurtriers sexuels en série (N = 25) rapportent des fantaisies homicides, alors que seulement 23 % des meurtriers sexuels qui n’ont fait qu’une seule victime (N = 21) reconnaissent avoir de telles fantaisies. Les résultats d’autres études confirment une occurrence élevée des fantaisies sexuelles comportant de l’agressivité chez les meurtriers en série (Myers, Burgess et Nelson, 1998 ; Ressler et al., 1988 ; Warren, Hazelwood et Dietz, 1996). En ce qui concerne les fantaisies précédant le premier meurtre sexuel, elles perdent de leur valeur gratifiante avec la répétition (effet d’habituation), ce qui précipiterait une quête d’intensité émotionnelle dans un meurtre sexuel qui les actualiserait (Gacono et Meloy, 1994). Finalement, le passage du premier meurtre aux suivants serait favorisé par les fantaisies, car celles-ci prolongeraient le plaisir lors d’activités masturbatoires (Meloy, 2000). En outre, les nouveaux éléments introduits dans les fantaisies justifient la répétition de l’acte dans une recherche du crime parfait.
Les paraphilies et le meurtre sexuel
31Les résultats de plusieurs études soulignent la présence de taux élevés de paraphilies chez les meurtriers sexuels (Arrigo et Purcell, 2001 ; Dietz, Hazelwood et Warren, 1990 ; Gratzer et Bradford, 1995 ; Langevin et al., 1988 ; McKenzie, 1995 ; Prentky et al., 1989). Les paraphilies les plus fréquentes sont le sadisme sexuel, le fétichisme, l’exhibitionnisme et le voyeurisme. Prentky et al. (1989) ont formulé l’hypothèse selon laquelle les personnes qui présentent des paraphilies préfèrent le monde des fantaisies à la réalité. Elles seraient donc avides de nouvelles fantaisies qui accroîtraient leur plaisir sexuel. En raison du processus d’habituation, le caractère coercitif des fantaisies et des comportements sexuels aurait tendance à s’amplifier et ce, afin de maintenir un degré élevé de plaisir. Ainsi, le voyeurisme, l’exhibitionnisme, le viol et le meurtre sexuel constitueraient divers niveaux d’un continuum de la paraphilie.
Psychopathologies et meurtre sexuel
32Lorsqu’il est question des facteurs psychopathologiques favorisant le meurtre sexuel, les points de vue rapportés sont multiples et divergents. Selon certains, les meurtriers sexuels sont des schizophrènes (Revitch, 1965). Également, les troubles dissociatifs (Watkins, 1984) et les troubles obsessifscompulsifs (Brown, 1991) ont été mentionnés comme causes possibles du meurtre sexuel. Finalement, une diversité de troubles de la personnalité semblent en lien avec l’homicide sexuel : la psychopathie (Dietz, 1986), les troubles de la personnalité antisociale (Yarvis, 1995), état-limite (Gacono et Meloy, 1994) et schizoïde (Myers et Monaco, 2000). Les débats relatifs aux facteurs psychopathologiques associés au meurtre sexuel seront abordés au chapitre 3.
Les théories sociologiques
33Leyton (1986) a établi une théorie sociohistorique du meurtre sexuel sériel. Selon lui, ce type de crimes transcende les frustrations personnelles ponctuelles et la recherche de gratifications temporaires. En effet, le meurtre sexuel serait « a kind of sustained sub-political campaign directed towards the timelessness of oppression and the order of power2 ». Les formes que revêtent les meurtres sexuels sont le reflet de contextes sociohistoriques spécifiques: « It is precisely at the point in time when a single class is most threatened that we expect to find some members of that class beginning to fantasize about killing members of another class3. »
34Jusqu’au XIXe siècle, on rencontrait peu de meurtriers sexuels sériels. Dans les sociétés communales traditionnelles, la majorité des gens avaient un niveau de vie modeste ; l’entraide était la règle et la compétition l’exception. Dans ce contexte, les meurtres sexuels étaient le fait d’un groupe social restreint, soit les nobles. Leurs proies : les membres de la paysannerie. Le sens attribué aux meurtres sexuels des nobles prend racine dans la crise du féodalisme qui s’est amorcée à partir de la fin du Moyen Âge. Leurs crimes exprimaient un désir de restauration du pouvoir absolu de la noblesse, qui était menacé par les revendications des paysans et des marchands.
35Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les meurtriers sexuels sériels sont des petits bourgeois et leurs victimes sont des domestiques ou des prostituées. Le sens social de leurs délits se trouve dans une négation de l’insécurité relative à leur position sociale nouvellement acquise. Les domestiques et les prostituées, avec leurs manières frustes et vulgaires, représentent le cloaque dans lequel ils craignent de tomber.
36Depuis la Seconde Guerre mondiale, le visage du meurtrier sexuel sériel a encore changé. L’auteur de ce type de crimes est un jeune homme ambitieux mais sans talent, provenant de la classe moyenne. Quant à ses victimes, elles appartiennent à la classe sociale qu’il espère atteindre. Ainsi, le meurtre sexuel devient une façon de se venger d’une classe sociale à laquelle il ne peut accéder. Le meurtre servirait d’exutoire à ses aspirations déçues. Le meurtre sexuel sériel serait relativement fréquent aux États-Unis en raison d’une culture dominante qui glorifie l’ascension sociale à tout prix et qui cautionne la violence comme mode de résolution des problèmes.
37D’un point de vue strictement intellectuel, ce modèle de Leyton est séduisant. Toutefois, il repose sur une base empirique lacunaire, soit quelques biographies de meurtriers sexuels sériels. Sur le plan de la rhétorique, la théorie de Leyton est également insatisfaisante. En effet, si le meurtre sexuel a une fonction politique — lutter contre l’oppression —, il est surprenant que le nombre de meurtriers de ce type soit si faible. En outre, les biographies de meurtriers sexuels antérieures au XXe siècle souffrent d’un biais au niveau de l’échantillonnage, car il est probable que les crimes d’un noble ou d’un bourgeois aient suscité un plus grand intérêt que ceux d’un paysan ou d’un prolétaire. Pour finir, il est possible d’interpréter le choix des victimes selon une théorie des opportunités criminelles qui n’a rien à voir avec les conflits sociaux (Cohen et Felson, 1979 ; Miethe et McCorkle, 1998). Qu’on se souvienne qu’au XIXe siècle les domestiques et les prostituées étaient nombreuses, au contraire des gardiens susceptibles d’interférer avec les intentions criminelles d’un meurtrier en série.
38On peut concevoir les théories biologiques, psychologiques et sociologiques du meurtrier sexuel comme divers niveaux de compréhension d’un même phénomène : elles peuvent être complémentaires plutôt que mutuellement exclusives. Toutefois, à ce stade du développement des connaissances au sujet du meurtre sexuel, il importe d’effectuer des études empiriques visant à vérifier des hypothèses découlant des théories que nous avons présentées dans cette section. Autre nécessité : la réalisation d’études comparatives afin de déterminer les caractéristiques des meurtriers sexuels qui les distinguent des agresseurs sexuels ainsi que des meurtriers sexuels en série. C’est ce à quoi sera consacrée la prochaine section.
Comparaison entre des meurtriers sexuels non sériels, des agresseurs sexuels et des meurtriers sexuels sériels
39À notre connaissance, très peu d’études sur les meurtriers sexuels non sériels incluent un groupe de comparaison composé de sujets ayant commis d’autres types de crimes sexuels. En fait, il existe trois recherches où on a comparé des meurtriers sexuels non sériels avec des agresseurs sexuels de femmes (Grubin, 1994 ; Langevin et al, 1988 ; Milsom et al, 2001). Et il n’y a qu’une seule étude dans laquelle des meurtriers sexuels non sériels ont été mis en parrallèle avec des meurtriers sexuels sériels (Prentky et al, 1989). Dans un premier temps, on présentera les résultats de ces études. Dans un second temps, nous en ferons l’interprétation à la lumière des théories du meurtre sexuel exposées précédemment.
Meurtriers sexuels non sériels et agresseurs sexuels de femmes
40La première étude comparative a été réalisée par Langevin et al. (1988). Elle est aussi la plus exhaustive quant à la diversité des variables étudiées : on y a examiné de nombreuses variables développementales, psychologiques et criminologiques. Cependant, cette recherche présente une limite importante, soit son petit nombre de sujets : 13 meurtriers non sexuels, 13 meurtriers sexuels non sériels et 13 agresseurs sexuels de femmes. Une autre limite découle des critères de sélection des agresseurs sexuels de femmes. En effet, afin d’être retenus pour l’étude, ceux-ci devaient avoir commis une agression sexuelle ne comportant aucune violence physique. Il en a résulté un échantillon biaisé d’agresseurs sexuels de femmes.
41Grubin (1994) a réalisé la seconde étude dans laquelle on a pu comparer des meurtriers sexuels non sériels (N = 21) avec des agresseurs sexuels de femmes (N = 121). Elle comprend un nombre important de sujets. Mais le champ des variables abordées est plus limité que dans la recherche de Langevin et al. (1988) et ce, principalement en ce qui a trait aux variables psychologiques et développementales. Finalement, l’étude de Milsom et al. (2001) inclut un nombre restreint de variables pour deux échantillons de faible taille, soit 19 meurtriers sexuels non sériels et 16 agresseurs sexuels de femmes.
42En ce qui a trait aux variables développementales, on constate au tableau 1.1 que la proportion de meurtriers sexuels non sériels qui sont isolés socialement est plus importante que celle des agresseurs sexuels de femmes (Grubin, 1994 ; Milsom et al., 2001). De plus, les fugues du domicile familial sont plus fréquentes chez les meurtriers sexuels (Langevin et al, 1988). De même, ils sont plus nombreux que les agresseurs sexuels à rapporter que leur père était violent à leur égard. Finalement, les meurtriers sexuels disent avoir subi le joug d’une mère contrôlante et avoir souvent recouru à des fantaisies sexuelles déviantes (Milsom et al, 2001). Ces résultats font ressortir certaines caractéristiques développementales propres aux meurtriers sexuels, qui les distinguent des agresseurs sexuels. On a énoncé plusieurs de ces caractéristiques dans les théories de l’homicide sexuel, soit l’isolement social (Brittain, 1970 ; Ressler et al, 1988), l’hostilité envers une mère dominante (Revitch et Schlesinger, 1989) et le recours à des fantaisies sexuelles déviantes afin de compenser un manque de contrôle sur la réalité (MacCulloch et al., 1983 ; Ressler et al., 1988). On remarque que les études comparatives confirment la pertinence des théories quant à ces facteurs développementaux chez les meurtriers sexuels non sériels. Les résultats de ces recherches indiquent également que les délinquants sexuels (meurtriers et agresseurs) présentent certaines caractéristiques problématiques communes, telles que la cruauté envers les animaux et les crises de colère.
tableau 1.1. Caractéristiques sociodémographiques et développementales
chez trois groupes de criminels violents

* p < 0,05
M : meurtrier non sexuel
MS : meurtrier sexuel non sériel
AS : agresseur sexuel de femmes
+ : les sujets du groupe marqués de ce signe présentent plus souvent cette caractéristique que ceux du groupe marqués de –.
43En ce qui concerne les facteurs psychologiques, on constate au tableau 1.2 que les meurtriers sexuels reçoivent un diagnostic clinique de personnalité antisociale dans une proportion plus élevée que les agresseurs sexuels de femmes (Langevin et al, 1988). Toutefois, le score moyen des meurtriers sexuels à l’échelle de psychopathie (MMPI) est plus bas que celui des agresseurs sexuels. Comment interpréter cette contradiction ? Une hypothèse plausible réside dans la tendance des cliniciens à porter un jugement sur le meurtre sexuel, acte antisocial ultime, et non pas sur l’auteur de ce crime. Avec le MMPI, c’est au contraire le meurtrier sexuel et non pas son crime qu’on évalue. Quant aux résultats de l’étude de Grubin (1994), ils indiquent que les meurtriers sexuels font preuve d’une colère surcontrôlée.
44Dans l’étude de Langevin et al. (1988), les meurtriers sexuels ont un quotient intellectuel supérieur à celui des agresseurs sexuels. De plus, leur taux de testostérone est plus élevé. Ce dernier résultat concorde avec le modèle biologique de Money (1990). Toutefois, les meurtriers sexuels se distinguent peu des agresseurs sexuels quant à la fréquence des anomalies cérébrales : elles sont relativement fréquentes chez ces deux types de délinquants et totalement absentes chez les meurtriers non sexuels.
45Les paraphilies sont plus fréquentes chez les meurtriers sexuels que chez les agresseurs sexuels de femmes (Grubin, 1994 ; Langevin et al, 1988). Les paraphilies le plus fréquemment rapportées sont le voyeurisme, le transvestisme et le sadisme. Des données phallométriques concordent avec les résultats relatifs aux comportements sadiques. Les résultats de ces études comparatives sont en accord avec le modèle de Prentky et al. (1989) sur les paraphilies.
46Si on examine les caractéristiques de la phase précrime, on constate au tableau 1.3 que, une fois adultes, les meurtriers sexuels sont plus isolés socialement et sexuellement que les agresseurs sexuels de femmes (Grubin, 1994). Cependant, les fantaisies sexuelles déviantes semblent quasi absentes chez les sujets des deux groupes. Ces résultats étonnants découlent probablement du contexte de collecte des données. On doit comprendre que les fantaisies sexuelles appartiennent au monde intérieur des délinquants sexuels et ceux-ci sont susceptibles de les dévoiler seulement dans un contexte où ils n’anticipent pas de conséquences négatives, ce qui semble ne pas être le cas dans l’étude de Grubin. Néanmoins, les résultats confirment sans équivoque l’importance de l’isolement social et sexuel dans le portrait clinique du meurtrier sexuel présenté par Brittain (1970).
TABLEAU 1.2. Caractéristiques psychologiques chez trois groupes de criminels violents

* p < 0,05
M : meurtrier non sexuel
MS : meurtrier sexuel non sériel
AS : agresseur sexuel de femmes
47Dans les heures précédant le délit, la colère domine chez le meurtrier sexuel (Grubin, 1994 ; Langevin et al, 1988 ; Milsom et al, 2001). Chez l’agresseur sexuel de femmes, c’est plutôt l’intoxication aux substances psychoactives. Selon Langevin et al, ces différences quant aux facteurs précrimes s’expliquent par le fait que les meurtriers sexuels auraient moins de plaisir sexuel s’ils étaient intoxiqués. On peut aussi avancer que les meurtriers sexuels cherchent à avoir la maîtrise de la situation lors du délit, ce qui est incompatible avec une consommation excessive d’alcool ou de drogue.
48À la phase délictuelle, on note surtout des similitudes entre les meurtriers sexuels et les agresseurs sexuels. En effet, la plupart d’entre eux choisissent une victime de sexe féminin qui leur est inconnue (Langevin et al, 1988). Pour ce qui est de l’âge des victimes et de l’usage d’une arme, les résultats de l’étude de Grubin diffèrent de ceux de Langevin et al On peut de nouveau évoquer l’impact du contexte dans lequel les données ont été recueillies. En outre, il est possible que ces différences découlent de divergences quant aux procédures d’échantillonnage. Pour finir, soulignons que les meurtriers sexuels tuent le plus souvent par strangulation, alors que les meurtriers non sexuels utilisent une arme à feu.
49Dans l’ensemble, les résultats des trois études comparatives que nous venons de décrire concordent avec les théories du meurtre sexuel abordées précédemment. En effet, les meurtriers sexuels non sériels se distinguent des agresseurs sexuels de femmes en raison de difficultés plus importantes quant aux aspects suivants : l’isolement social, la colère, les fantaisies sexuelles déviantes et les paraphilies. Il faut considérer ces résultats avec réserve, car les trois études comparatives présentent des limites que nous avons mentionnées précédemment.
tableau 1.3. Caractéristiques des phases précrime et crime chez trois groupes de criminels violents

* p < 0,05
M : meurtrier non sexuel
MS : meurtrier sexuel non sériel
AS : agresseur sexuel de femmes
+ : les sujets du groupe marqués de ce signe présentent plus souvent cette caractéristique que ceux du groupe marqués de –.
Meurtriers sexuels non sériels et meurtriers sexuels sériels
50La seule étude, à notre connaissance, au cours de laquelle on a comparé des meurtriers sexuels sériels (de trois victimes et plus) avec des meurtriers sexuels non sériels (une ou deux victimes) a été réalisée par Prentky et al. (1989). Au total, 25 des 36 sujets de l’étude du FBI (Burgess, Hartman et al, 1986) forment le groupe des meurtriers en série. Quant à celui des meurtriers non sériels, il est composé de 7 sujets de l’étude du FBI et de 10 autres provenant du Massachusetts Treatment Center (MTC), pour un total de 17 participants. La constitution de ce second groupe n’est pas totalement satisfaisante en raison d’un problème d’hétérogénéité des sources de données. Tout d’abord, pour l’étude du FBI, on a rencontré chaque sujet en entrevue et on a consulté le dossier policier, alors que pour les sujets du MTC, le dossier clinique a constitué la seule source de données. On note aussi un problème d’échantillonnage : la méthode de sélection des sujets de l’étude du FBI diffère de celle du MTC. Malgré les limites de cette recherche, elle est susceptible de jeter un jour nouveau sur les homicides sexuels sériels et non sériels.
51Le tableau 1.4 énumère des caractéristiques de meurtriers sexuels sériels et non sériels. Avant tout, on remarque qu’une proportion importante de meurtriers sexuels sériels ont un quotient intellectuel (QI) supérieur à 110, soit une intelligence supérieure. De plus, ces sujets rapportent plus souvent des fantaisies sexuelles déviantes et une scène de crime organisée que les meurtriers non sériels. Selon Prentky et al, un QI élevé n’influerait pas sur le contenu ou la vivacité des fantaisies sexuelles déviantes, mais favoriserait la qualité de la transposition de ces fantaisies dans la réalité, soit le niveau d’organisation du délit. Les auteurs de l’étude émettent aussi l’hypothèse selon laquelle les fantaisies sexuelles déviantes seraient la cause de la réitération de l’homicide sexuel. Toutefois, ils soulignent que la seule présence de fantaisies sexuelles déviantes ne suffit pas à expliquer le meurtre sexuel, qu’il soit sériel ou non.
52Au tableau 1.4, on note également que les meurtriers sexuels sériels ont des paraphilies dans des proportions plus élevées que les meurtriers non sériels. Plus spécifiquement, les pourcentages pour le voyeurisme, le fétichisme et le transvestisme diffèrent selon le groupe. Selon Prentky et al, ces paraphilies constituent des sources de stimulation qui alimentent le monde des fantaisies sexuelles déviantes des meurtriers sexuels et ce, au détriment des rapports interpersonnels adéquats. Ces résultats quant aux fantaisies et aux paraphilies des meurtriers sexuels concordent avec le modèle motivationnel du FBI. En effet, la présence de ces facteurs est proportionnelle à l’intensité (type sériel ou non) de l’activité délictuelle des meurtriers sexuels.
tableau 1.4. Caractéristiques de meurtriers sexuels sériels et non sériels
Caractéristiques | Meurtriers sériels (N = 25) | Meurtriers non sériels (N = 17) |
QI > 110 | 58 % | 29 % |
Exhibitionnisme | 25 % | 7 % |
Voyeurisme | 75 % | 43 %* |
Fétichisme | 71 % | 33 %* |
Transvestisme | 25 % | 0 %* |
Fantaisies déviantes | 86 % | 23 %* |
Masturbation compulsive | 70 % | 50 % |
Planification du délit | 42 % | 41 % |
Scène de crime organisée | 68 % | 24 %* |
* p < 0,05
Source : Prentky et al., 1989.
Problématique
53La quasi-totalité des théories du meurtre sexuel repose sur une base empirique limitée, soit une quantité limitée de données provenant d’un nombre réduit de sujets (Leyton, 1986 ; Money, 1990) ou bien un échantillon biaisé où les meurtriers sériels sont surreprésentés (Burgess, Hartman et al, 1986). En outre, dans plusieurs études, l’échantillon inclut des meurtriers sexuels de femmes, d’enfants ou d’hommes. Or, il est possible que ces trois types de meurtriers sexuels diffèrent quant à leur développement, à leur motivation et aux caractéristiques de leur passage à l’acte meurtrier. Ajoutons que les chercheurs ont souvent eu recours à une seule source d’information, soit les propos des meurtriers sexuels.
54En ce qui a trait aux études comparatives, elles mettent en lumière des facteurs qui distinguent les meurtriers sexuels des agresseurs sexuels, ainsi que des facteurs associés à la réitération de l’homicide sexuel. Malheureusement, il y a peu d’études comparatives, et celles qu’on trouve comportent des limites importantes. En effet, ces travaux reposent sur un nombre réduit de sujets, ce qui restreint la portée des résultats, ou bien ils concernent un petit nombre de variables, diminuant ainsi le champ des comparaisons.
55Le but de la présente étude est donc de vérifier s’il y a des caractéristiques qui distinguent les meurtriers sexuels de femmes (N = 40) des agresseurs sexuels de femmes (N = 101). Afin de pallier les lacunes des travaux précédents, nos deux échantillons sont de taille respectable et ils sont relativement homogènes puisqu’ils n’incluent que des sujets dont les victimes sont des femmes. On a aussi pris soin de ne pas surreprésenter les meurtriers sexuels sériels. En fait, notre échantillon, qui est presque une population, inclut 70,7 % des meurtriers sexuels incarcérés au Québec au moment de la collecte des données. Parmi les sujets de notre échantillon, il n’y a aucun meurtrier sexuel sériel, et on en compte un seul parmi ceux qui ont refusé de participer à l’étude. En conséquence, contrairement à la croyance populaire, Ted Bundy ne constitue pas le prototype du meurtrier sexuel.
56Pour ce qui est des variables étudiées, elles couvrent de manière exhaustive les aspects développementaux, psychologiques et situationnels de l’homicide sexuel. Finalement, pour accroître la validité des données, les sources d’information incluent les propos du sujet mais également les dossiers officiels (rapport de police, déclaration de la victime, dossier correctionnel).
Méthodologie
57Dans ce qui suit, nous présenterons des précisions sur la méthodologie qui a été utilisée pour la cueillette des données qui seront analysées dans les chapitres qui suivent.
Sujets
58Dans cette étude, 40 meurtriers sexuels de femmes (14 ans ou plus) non sériels ont été évalués. On note que cinq d’entre eux ont tué deux victimes. Nous avons exclu les sujets ayant un lien affectif étroit avec la victime (conjoint, ex-conjoint), car une telle situation influe sur le modus operandi (St-Yves, Granger et Brien, 1998). Ces meurtriers étaient âgés en moyenne de 32,3 ans (é.t. = 10,4 ans) lorsqu’ils ont été incarcérés. Au moment du délit, 75 % d’entre eux étaient célibataires, 7,5 % étaient séparés, divorcés ou veufs et 17,5 % vivaient en union libre ou étaient mariés. Finalement, la majorité de ces meurtriers sexuels sont de race blanche (95,0 %), alors que les autres sont soit de race noire (2,5 %) ou autre (2,5 %). Ces 40 meurtriers sexuels représentent 70,7 % de la population des meurtriers sexuels de femmes (N = 57) incarcérés au Québec lors de la collecte des données (1998-1999).
59En outre, 101 agresseurs sexuels de femmes (14 ans ou plus) (violeurs) ont participé à cette étude. Aucun d’entre eux n’entretenait un lien affectif étroit avec la victime. Ces violeurs étaient âgés en moyenne de 32,8 ans (é.t. = 8,9 ans) lorsqu’ils ont été incarcérés. Au moment du délit, 48,5 % d’entre eux étaient célibataires, 13,0 % étaient séparés, divorcés ou veufs et 38,5 % vivaient en union libre ou étaient mariés. Pour finir, la majorité d’entre eux sont de race blanche (78,2 %), alors que les autres sont soit de race noire (15,8 %), soit Amérindiens (5 %) ou d’une autre origine (1,0 %). Ces 101 violeurs représentent 93,5 % des 108 qui ont été sollicités afin de participer à cette étude (de 1995 à 2000).
60Au moment de la collecte des données, les 101 violeurs et 13 des meurtriers sexuels de femmes étaient incarcérés au Centre régional de réception (Sainte-Anne-des-Plaines, Québec, Canada), un pénitencier à sécurité maximale. Lors de leur séjour d’environ six semaines dans cette institution du Service correctionnel du Canada, les sujets ont été évalués par les membres d’une équipe multidisciplinaire composée de criminologues, de sexologues, de psychologues, de conseillers en formation professionnelle et d’agents correctionnels. Par-delà les buts de la recherche, l’évaluation effectuée visait à déterminer le niveau de sécurité requis et les besoins en traitement de chaque agresseur. Les 27 autres meurtriers sexuels de femmes ont été évalués alors qu’ils purgeaient leur sentence, au Québec, dans un autre pénitencier du Service correctionnel du Canada.
61Pour les sujets ayant agressé plus d’une victime, nous n’avons utilisé que les renseignements concernant la dernière victime. Cette décision repose sur l’hypothèse selon laquelle le modus operandi, avec l’expérience, reflète davantage les préférences de l’agresseur (Kaufman et al, 1996).
Procédure
62Tous les sujets qui ont participé à cette étude ont signé un formulaire de consentement qui stipulait que les informations étaient recueillies à des fins de recherche. Ainsi, chacun d’eux a été soumis à une batterie d’instruments psychométriques (voir le chapitre 3). Lors d’entretiens semi-structurés, basés sur le Questionnaire informatisé sur les délinquants sexuels (QIDS) (St-Yves, Proulx et McKibben, 1994), des informations concernant des facteurs développementaux (voir le chapitre 2) et le modus operandi (voir le chapitre 4) ont été colligées. S’y sont finalement ajoutées des informations provenant de sources officielles (dossiers de police, dépositions de la victime). En cas de divergence entre les informations, celles provenant d’une source officielle, jugées plus valides, ont été retenues.
63La section méthodologie présentée ici est commune aux chapitres 2 à 9. De plus, pour chacun de ces chapitres, des aspects méthodologiques spécifiques sont présentés. Les chapitres 2 à 5 font état des comparaisons entre notre échantillon de violeurs et celui de meurtriers sexuels sur les dimensions suivantes : (a) facteurs développementaux (chapitre 2) ; (b) facteurs psychopathologiques (chapitre 3) ; (c) facteurs situationnels (chapitre 4) ; (d) modèle intégratif (chapitre 5). Pour ce qui est du chapitre 6, il présente une comparaison entre les meurtriers sexuels non sériels de notre échantillon et ceux sériels de celui du FBI (Ressler et al, 1988). Au chapitre 7, les agresseurs sexuels de femmes sadiques sont comparés aux non-sadiques et ce, quant à des facteurs développementaux, psychopathologiques et circonstanciels. Finalement, des analyses typologiques relatives au modus operandi (chapitre 8) et aux motivations criminelles (chapitre 9) sont présentées.
Notes de bas de page
1 « Il y a probablement plus de chercheurs qui étudient le meurtre sériel qu’il n’y a de meurtriers sériels. » (p. 166 ; traduction de l’auteur)
2 « Une sorte de campagne à prétention politique dirigée contre le pouvoir et l’oppression » (p. 331 ; traduction de l’auteur).
3 « C’est précisément au moment où une classe se sent le plus menacée que certains de ses membres nourrissent la fantaisie de tuer des gens de l’autre classe. » (p. 376 ; traduction de l’auteur)
Auteurs
Ph.D. psychologie. Professeur titulaire à l’École de criminologie et chercheur au Centre international de criminologie comparée et ce, à l’Université de Montréal. Chercheur et clinicien à l’Institut Philippe Pinel de Montréal.
Ph.D. criminologie. Professeur titulaire à l’École de criminologie et chercheur au Centre international de criminologie comparée et ce, à l’Université de Montréal.
M.Sc. criminologie. Doctorant à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Criminologue au Service correctionnel du Canada.
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