Introduction. Les mythes et la réalité
p. 13-20
Texte intégral
1Si l’évocation du meurtre sexuel soulève en nous ce mélange très particulier de dégoût et de fascination, c’est peut-être parce que cette figure du mal opère la jonction entre deux réalités antinomiques : la violence sans limites et le plaisir que l’on voudrait voir associé à l’amour. C’est chez un certain marquis de Sade, hôte assidu des prisons et des asiles français à partir de 1763 jusqu’à sa mort en 1814, que le psychiatre Krafft-Ebing crut trouver l’explication de cette association qui lui semblait alors contrenature. Le sadisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est alors apparu comme la clef : il posait tout simplement un rapport direct entre violence et jouissance.
2Depuis lors, l’ombre de Sade plane sur tous les travaux consacrés au meurtre sexuel. C’est parce qu’ils trouvent leur plaisir sexuel dans la souffrance et l’humiliation de la femme que certains individus torturent et tuent. Leur meurtre est le point culminant d’une agression préparée dans le but bien arrêté de jouir jusqu’à l’orgasme en subjuguant, en violant et en faisant souffrir une femme choisie avec soin. À l’origine de cette motivation aberrante, la plupart des auteurs croient trouver des fantaisies longuement ressassées associant la cruauté au plaisir sexuel. Dès lors qu’un sadique jouit une fois par le meurtre, il voudra renouveler l’expérience, ce qui le poussera à repartir en chasse pour tuer encore et encore. Point de surprise alors de constater que la figure du meurtrier sexuel qui domine dans la littérature — et pas seulement romanesque — est le tueur en série. Y en a-t-il d’autres ? Il va sans dire qu’un tel monstre se démarque du menu fretin des voleurs récidivistes, des criminels violents et même des violeurs. Il fait bande à part. Obnubilé par ses fantaisies et ses obsessions, il dédaigne la petite délinquance faite de vols et de bagarres.
3En entreprenant la recherche sur laquelle la plupart des chapitres du présent livre s’appuient, nous n’avions pas l’outrecuidance de remettre en question cette thèse dont la logique nous paraissait imparable. Nous savions cependant que cet édifice reposait sur une assise empirique fragile, que tous les auteurs généralisaient à partir de quelques cas ou de petits échantillons non représentatifs et que les démonstrations, chiffres à l’appui, étaient rares et contestables. Pour faire progresser les connaissances, il restait à conférer un statut scientifique à une thèse dont la cohérence et la force semblaient convaincantes, d’abord, en réunissant un échantillon véritablement représentatif de meurtriers sexuels, ensuite, en mesurant systématiquement leurs caractéristiques criminologiques, sexologiques, psychologiques et sociales. Nous avons donc sollicité tous les meurtriers sexuels de femmes incarcérés dans les pénitenciers du Québec au cours des années 1998 et 1999. Il s’en trouvait 57, parmi lesquels 40 ont accepté de répondre à nos questions et de se soumettre à nos tests. Cet échantillon se distingue de tous ceux sur lesquels s’appuient nos prédécesseurs par le nombre et par la procédure de recrutement systématique utilisée pour le réunir : ce n’est absolument pas une collection de « beaux cas » ou de monstres.
4C’est souvent par comparaison que procède la science, et il en va de même en criminologie : les délinquants sont comparés aux non-délinquants, la criminalité d’hier à celle d’aujourd’hui. Pour notre part, afin de découvrir les traits distinctifs des meurtriers sexuels, nous les avons comparés à un échantillon de 101 violeurs qui avait été réuni comme l’avait été celui des meurtriers. Tous les agresseurs sexuels de femmes qui sont entrés dans le système des pénitenciers fédéraux du Québec entre 1995 et 2000 ont été invités à participer à la recherche et à répondre aux mêmes questions que celles qui avaient été soumises aux meurtriers sexuels. Il nous a aussi été possible de comparer nos meurtriers sexuels à un échantillon de tueurs en série américain et, enfin, de confronter des sadiques et des non-sadiques.
5Au fur et à mesure que les comparaisons s’additionnaient les unes aux autres, nous avons dû nous rendre à l’évidence : la théorie dominante sur le meurtre sexuel était mise à mal. Première surprise : les sadiques ne représentaient qu’une minorité parmi les meurtriers sexuels et le sadisme ne jouait pas un rôle aussi important dans la dynamique du meurtre que nous l’avions cru au départ. Autre fait auquel nous ne nous attendions pas : les meurtriers sexuels n’étaient pas très différents des violeurs : à peu de choses près, même histoire criminelle et mêmes troubles de la personnalité.
6Cette similitude nous a fait découvrir une nouvelle piste : la carrière criminelle des meurtriers sexuels ressemble étrangement, d’après ce que nous savons de celle-ci, à celle des délinquants persistants qui échouent en prison. Comme ces derniers, nos meurtriers ont surtout commis au cours de leur vie des délits contre la propriété, et plusieurs ont été condamnés pour voies de fait ou coups et blessures sans rapport avec une agression sexuelle.
7Dernière surprise, et elle a été de taille : nous n’avons trouvé qu’un seul tueur en série parmi les meurtriers sexuels incarcérés (il a refusé de répondre à nos questions). Il a fallu se rendre à l’évidence : sauf à croire que les policiers du Québec sont incapables d’attraper les serial killers, chez nous, l’espèce est excessivement rare. Aux États-Unis, ils sont évidemment plus nombreux, essentiellement à cause d’une population 45 fois plus importante que celle du Québec. Et même dans ce vaste pays, ils sont loin de pulluler : en fouillant dans toutes les prisons américaines, Ressler, aidé du FBI, n’en a sélectionné que 36. L’illusion du nombre n’est que le produit d’un matraquage médiatique et littéraire.
8Par ailleurs, une comparaison entre nos meurtriers sexuels à victime unique et les tueurs sexuels en série de Ressler montre que les tueurs sériels américains sont nettement plus perturbés que nos meurtriers. C’est donc une erreur d’assimiler les meurtriers sexuels et les tueurs en série.
9Bref, les meurtriers sexuels ne sont pas aussi sadiques que nous le croyions ; ils ne sont pas vraiment différents des violeurs ni des délinquants récidivistes polyvalents bien connus des criminologues. Sont-ils des meurtriers sexuels au sens fort du terme, c’est-à-dire appartiennent-ils à une catégorie distincte de délinquants qui auraient une personnalité, un passé et une carrière criminelle spécifiques ? C’est loin d’être sûr. Ce qui l’est, par contre, c’est qu’ils ont commis un meurtre sexuel. Et alors la question ne peut être éludée : pourquoi ? Le lecteur trouvera la réponse bribe par bribe dans ce livre. Sans vendre la mèche, nous proposons, dans les lignes qui suivent, quelques idées qui lui serviront de fil d’Ariane dans le dédale de nos analyses ; idées dont le lecteur trouvera la démonstration dans les chapitres qui suivent.
10Parmi les meurtriers sexuels de l’échantillon, nous en trouvons certains chez qui la composante « meurtre » domine : l’intention première de l’agresseur était de tuer, il y a été poussé par la rage, l’esprit de vengeance ou, plus rarement, le sadisme. En revanche, certains autres meurtres sont d’abord des viols : l’agresseur voulait forcer sa victime à un rapport sexuel, et si l’affaire a fini par la mort de celle-ci, c’est soit parce que la lutte pour neutraliser sa résistance a été trop violente, soit, après coup, pour réduire au silence la seule personne pouvant identifier le violeur.
11Le meurtre sexuel peut être compris comme la résultante de trois facteurs : l’histoire personnelle du meurtrier, son état d’esprit au moment des faits et, enfin, les circonstances de l’agression. La majorité des meurtriers de notre échantillon (plus de 60 %) avaient de lourds antécédents. En fouillant leur passé, nous notons de très nombreux vols en tous genres (les délits les plus fréquents), des crimes violents non sexuels, des délits liés à la drogue. Or, de semblables histoires criminelles se retrouvent chez nos violeurs, à peu de différences près. La majorité des meurtres sexuels ont donc été précédés d’une succession de crimes variés, pour la plupart non sexuels, ce qui donne à penser que la prédisposition générale à la délinquance, évoquée par les criminologues pour expliquer la récidive, joue aussi dans le meurtre sexuel. Autre hypothèse : la perpétration d’un crime aussi grave que le meurtre présuppose un mépris profond pour la vie humaine et pour toute règle résultant d’une longue histoire de transgressions impunies.
12Mais si les antécédents criminels des meurtriers sexuels ne sont pas vraiment différents de ceux des violeurs, pourquoi ont-ils tué ? Nos résultats pointent dans la direction d’une combinaison de facteurs développementaux, intentionnels et situationnels. En effet, le meurtrier sexuel est un homme habité par la colère, par la rage même ; il a bu à l’excès et il a une arme à portée de la main. C’est donc dire que si un agresseur sexuel va jusqu’au meurtre, c’est peut-être que, l’alcool et son passé criminel aidant, il était au départ libéré de toute inhibition et de tout scrupule, puis la rage l’aura poussé soit à formuler l’intention de tuer, soit à frapper avec une force telle qu’elle se révélera mortelle.
13Et les sadiques ? Le portrait que nous en brossons dans ce livre ressemble à l’image que nos prédécesseurs ont dessinée, mais en partie seulement. Au chapitre des préférences sexuelles, nous trouvons l’essentiel du tableau clinique classique. Quand ils s’enferment dans leurs rêveries, nos sadiques — qu’ils aient commis un meurtre ou un viol — se vautrent dans des fantaisies de domination et de violence. À l’évaluation phallométrique, ils trahissent leur préférence pour des descriptions d’humiliation et de violence. Et ils sont amateurs de pornographie. Plus souvent que les non-sadiques, ils préparent leur crime et choisissent avec soin leur victime. Lors de la perpétration de leur meurtre ou de leur viol, ils traduisent leur goût pervers en actes : beaucoup plus souvent que les non-sadiques, ils humilient leur victime et en rajoutent dans la violence, allant jusqu’à la torturer et à la mutiler.
14Là où nos observations correspondent moins à la conception dominante, c’est au sujet de l’idée voulant que les sadiques n’aient rien à voir avec les récidivistes ordinaires, qu’ils soient des criminels d’exception. Loin de là : nos sadiques ont commis dans le passé autant de vols et autant de délits violents non sexuels que les non-sadiques. Ceci donne à penser qu’il ne suffit pas de se complaire à entretenir en son for intérieur des fantaisies d’humiliation et de torture pour être capable de tuer sadiquement ; il y faut aussi un terreau criminel.
15Autre point sur lequel nous obtenons des résultats qui nous forcent à nous éloigner de la thèse classique : la place relative de la colère et de la motivation sexuelle dans l’agression. Le sadique de notre échantillon n’agit pas de sang-froid et son seul motif n’est pas la recherche de l’orgasme. Plus encore que le non-sadique, il déteste les femmes et il est animé par la rage. Si son agression est perpétrée avec une telle violence, ce n’est pas seulement en vue du plaisir sexuel, c’est aussi parce qu’elle est alimentée par la rage. L’histoire personnelle du sadique va dans le sens de cette interprétation : elle est traversée par la haine et la rancœur. Très tôt au cours de sa vie, le futur criminel sadique est en butte aux humiliations, ce qui le conduit à éviter le commerce de ses semblables pour fuir dans un monde imaginaire dans lequel il ressasse ses griefs. Son ressentiment et son aversion à l’égard des femmes nourrissent un désir obsessif de vengeance.
16Plusieurs indices nous conduisent à penser que la rage intervient dans la plupart des meurtres sexuels, mais qu’elle présente deux visages assez différents. Chez le meurtrier sadique, elle paraît procéder d’une haine longuement ruminée dans la solitude qui conduit à une attaque préméditée. Du côté du meurtrier non sadique, elle prend plutôt la forme d’une colère impulsive, d’une réaction explosive à une frustration, par exemple le refus qu’oppose une femme aux avances d’un homme. Rempli de ressentiment et ayant l’habitude d’associer violence et jouissance, il est à prévoir que le sadique sera porté à tuer. Prévision vérifiée : nous trouvons un pourcentage deux fois plus élevé de meurtres sexuels chez les agresseurs sadiques que chez les non-sadiques. Chez ces derniers, c’est le viol qui prévaut : il est trois fois plus fréquents que le meurtre.
17L’ouvrage est composé de 11 chapitres. Le premier circonscrit notre notion de meurtre sexuel, rapporte ce que nous savons sur la fréquence de ce crime et passe en revue les principales théories qui se proposent d’expliquer le phénomène tout en soulignant leurs limites. Le chapitre 2 adopte une perspective développementale. Il présente nos résultats sur l’enfance et l’adolescence du meurtrier sexuel comparés à ce que nous savons sur les violeurs. Il étudie ensuite la carrière criminelle des uns et des autres. Le chapitre 3 examine les traits de personnalité des meurtriers sexuels et des violeurs tels qu’ils ont été mesurés par des tests et par une évaluation psychologique afin de découvrir une éventuelle psychopathologie distinctive chez nos meurtriers sexuels. Au chapitre 4, l’attention se porte sur le meurtre sexuel lui-même en tant qu’événement. Quelles étaient les intentions du meurtrier au moment des faits ? Que s’est-il passé alors ? Pourquoi une agression sexuelle qui aurait pu se solder par un viol s’est-elle terminée par la mort d’une femme ? Le chapitre 5 présente ensuite les résultats d’une analyse multivariée au cours de laquelle toutes les variables qui paraissaient contribuer à démarquer les meurtriers sexuels des violeurs ont été examinées simultanément et en rapport les unes avec les autres. Cette procédure statistique a fait émerger quelques facteurs dont la présence fait qu’il y aura ou non issue fatale lors de l’agression sexuelle. Ceci sera suivi, dans le chapitre 6, de la comparaison de notre échantillon de meurtriers sexuels à l’échantillon américain de tueurs sexuels en série du FBI qui avait été analysé par Ressler et ses collaborateurs. Le chapitre 7 fait ensuite une mise au point sur la question du sadisme sexuel. Après un examen fouillé des écrits sur la question, nous comparons nos agresseurs sexuels sadiques à des délinquants sexuels non sadiques (les échantillons de meurtriers sexuels et de violeurs ont ici été fusionnés). Il ressort de cette comparaison un portrait assez neuf du criminel sadique, qui sera suivi, au chapitre 8, de la distinction à faire entre deux types de meurtriers sexuels : le premier agit de façon passablement colérique et désorganisée, alors que le second procède de manière préméditée, ce qui l’apparente au sadique. Le chapitre 9 présente les résultats d’un examen qualitatif des données. Nous y privilégions les études de cas pour répondre à deux questions : quelles fins visaient les meurtriers sexuels en commettant leur crime ? Comment s’était déroulée la carrière criminelle de nos sujets avant qu’ils ne commettent leur dernier et pire crime ? Enfin, les chapitres 10 et 11 s’attaquent à deux aspects de l’enquête en matière de meurtre sexuel. Le chapitre 10 traite d’une technique populaire mais controversée, le profilage criminel, et le chapitre 11 contient des conseils pour les policiers qui sont chargés d’interroger un meurtrier sexuel.
Remerciements
18Les auteurs remercient le CRSH pour son support financier sans lequel cette étude n’aurait pu être réalisée. Également, nous remercions le Service correctionnel du Canada pour son soutien tout au long de la réalisation de notre étude comparative. Plus particulièrement, nous tenons à souligner le professionnalisme et la disponibilité de Monsieur Jacques Bigras.
19Nous remercions également Martine Giovanola et Nicole Pinsonneault, secrétaires au Centre international de criminologie comparée (CICC), ainsi que Francine Packwood, du Centre de recherche de l’Institut Philippe Pinel de Montréal, pour avoir tapé les différentes versions de notre livre. Nous ne saurions passer sous silence la contribution très appréciable de Carole Hébert qui a révisé le style de l’ensemble de l’ouvrage. Finalement, nous remercions les directeurs du CICC (Jean-Paul Brodeur) et du centre de recherche de l’IPPM (Gilles Côté) pour leur aide financière à la publication de notre livre.
Auteur
Ph.D. criminologie. Professeur titulaire à l’École de criminologie et chercheur au Centre international de criminologie comparée et ce, à l’Université de Montréal.
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