Pierre Larousse enseigne aux maîtres, aux enfants et aux femmes
p. 129-152
Texte intégral
1 Pour qui sait l’interroger, le langage est plein de leçons, puisque depuis tant de siècles l’humanité y dépose les acquisitions de sa vie matérielle et morale : mais encore faut-il le prendre par le côté où il parle à l’intelligence. » Ainsi s’exclamait Michel Bréal, en 1897, dans son Essai de sémantique (Bréal 1982 [1897], p. 1), qui est bien postérieur à l’œuvre de Pierre Larousse. Néanmoins cette affirmation pourrait être la devise de l’ancien instituteur de Toucy1 qui, en interprétant les exigences d’acculturation de son temps, transforma son destin en celui d’entrepreneur dans le monde de l’édition. Des études, de plus en plus fouillées (notamment Mollier et Ory, dir., 1995, Pruvost et Guilpain-Giraud, dir., 2002 et Pruvost 2004), sur la figure de l’auteur du Grand Dictionnaire universel et sur les répertoires qui portent son nom ont mis en lumière plusieurs aspects de son entreprise lexicographique. Mais qu’en est-il de cette production et profusion de livres pour l’instruction des maîtres, des enfants et des femmes ? Plus de 30 titres parus entre 1849 et 1883 — c’est-à-dire entre La lexicologie des écoles primaires, publiée aux frais de l’auteur, et les Dictées sur l’histoire de France, ouvrage posthume — ainsi que les nombreuses rééditions de tous ces ouvrages ne peuvent être passés sous silence. C’est à partir du témoignage de ses contemporains, qui ne sous-estimaient pas son engagement didactique, que l’on aura l’occasion de revenir non seulement sur toute une collection de manuels, mais aussi sur la conception de sa méthode d’enseignement.
2Dans les discours prononcés le 3 janvier 1877 à l’occasion de l’inauguration du monument de Pierre Larousse au cimetière Montparnasse, ses amis et collaborateurs ne manquent pas, pour honorer sa mémoire, de mentionner à côté du Grand Dictionnaire sa « méthode lexicologique », appliquée pour la première fois dans La lexicologie des écoles primaires de 18492. Nous donnons ici la parole au collaborateur le plus éminent du groupe, Prudence Boissière, en rapportant l’un des passages concernant justement ce livre qui jouit de la faveur du plus vaste public francophone :
Pierre Larousse a débuté dans sa vie littéraire par la publication d’un livre qui posait habilement les fondements de sa Méthode lexicologique, et le succès de ce livre fut tel qu’il rendit faciles et sûrs tous les succès postérieurs obtenus par chacune de ses nombreuses publications destinées à l’enseignement. La méthode était simple, claire, facile, quoique nouvelle ; elle fut adoptée très rapidement par un grand nombre d’instituteurs en France, en Suisse, en Belgique ; elle plaisait aux maîtres, à qui elle épargnait la peine de préparer chaque jour de nouveaux devoirs ; elle plaisait aux élèves, dont elle exerçait l’intelligence sans leur causer de fatigue ni d’ennui. Tous ceux qui l’avaient adoptée savent cela parfaitement ; mais ce qu’ils n’ont pas remarqué peut-être, c’est que la Méthode lexicologique contenait en germe l’idée du Grand Dictionnaire, et Pierre Larousse, en dotant son siècle d’une immense encyclopédie, n’a fait que suivre le développement de sa première idée, développement qui, pour ainsi dire, se faisait spontanément dans son esprit (Boissière, Boutmy et Fauré 1877, p. 3-4).
3C’est, bien sûr, a posteriori que Boissière arrive à formuler ce jugement critique sur la filiation des œuvres de Larousse, en mettant en évidence la relation étroite entre les professions de pédagogue et de lexicographe. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que cette réflexion vient de la part d’un lexicographe — l’auteur du Dictionnaire analogique — qui s’adonna également à l’enseignement et à la rédaction d’une Grammaire graduée3. Dans les deux cas, l’attention porte sur le mot, qui est non seulement l’unité de base de l’enseignement, mais aussi l’élément ordonnateur du dictionnaire. Pour apprendre aux enfants leur langue maternelle, Larousse part en effet du mot qu’il faut savoir analyser sous plusieurs aspects — sens, fonction, statut grammatical — et savoir remplacer ou chercher pour compléter une phrase4. Et comme dans un jeu de miroirs, c’est sans doute dans les travaux préparatoires pour ses répertoires que le lexicographe puise le matériel pour ses livres.
4Du vivant de l’auteur, ces considérations sont encore prématurées, mais les instruments pédagogiques de l’éditeur du Grand Dictionnaire ne manquent pas d’être appréciés. Le ton élogieux sur lequel se termine le rapport fait à la Société pour l’Instruction élémentaire5, le 8 avril 1857, par S. L. Sanis, sur le Cours lexicologique de style, c’est-à-dire La lexicologie des écoles pour la deuxième année, nous confirme la réputation de Pierre Larousse :
Un dernier mot, Messieurs : dans notre conviction intime de rapporteur impartial, la Lexicologie des Écoles, par son importance, par la nouvelle méthode qu’elle vient inaugurer pour l’enseignement de notre belle langue française, par les témoignages spontanés qu’elle a valus à l’auteur de la part d’une foule d’instituteurs de tous les degrés, et de plusieurs inspecteurs de l’instruction primaire, par le succès hors ligne qu’elle obtient actuellement en France et dans plusieurs Athénées de la Belgique, par les contrefaçons dont elle est l’objet en Suisse, où les comités d’instruction publique en ont recommandé l’emploi exclusif dans divers Cantons ; par ces considérations, disons-nous, la Lexicologie des Écoles doit être distinguée de la plupart des ouvrages classiques dont notre Société a eu à s’occuper jusqu’ici. En conséquence, je désire que les ouvrages de M. Larousse, dont je viens de donner une idée très-imparfaite, soient approuvés et encouragés par la Société, et, à cet effet, je demande le renvoi à la commission des récompenses.
S. L. Sanis, Ex-professeur aux lycées Louis-le-Grand, Napoléon et Saint-Louis, professeur spécial aux collèges Rollin, Sainte-Barbe, et des P. Jésuites, à Paris6
5Le dernier témoignage que nous rapportons à ce propos est tiré de L’École normale (1858, I, p. 334)7, revue fondée par Larousse pour propager parmi les instituteurs son projet didactique ; il s’agit ici d’une source indirecte, un article paru dans un journal de Cambrai où l’on commente les volumes composant La lexicologie des écoles :
Il nous paraît impossible que tous les maîtres, même les plus médiocrement zélés (et c’est le criterium des bonnes méthodes), ne tirent pas un excellent parti des procédés d’instruction, des devoirs inventés par M. Larousse. Rien de plus propre à fortifier chez les élèves, et à un haut degré, l’attention, et, par suite, l’esprit d’observation, sans lesquels les facultés de l’intelligence sont réellement des lettres mortes, des instruments plus nuisibles qu’utiles au progrès des solides études.

La lexicologie des écoles primaires (© Larousse)
6On remarque dans ces deux dernières citations le caractère d’originalité sur lequel insistent les commentateurs : l’élaboration d’une « nouvelle méthode » et l’invention d’une nouvelle typologie de « devoirs ». C’est sur cet argument qu’il faut s’arrêter avant d’aborder le problème des destinataires — c’est-à-dire les maîtres, les enfants et les femmes — pour essayer de comprendre en quoi consistèrent le succès et le déclin des ouvrages de Larousse pour l’école.
la conception d’une méthode
7Larousse conçut une méthode qu’il désigna avec un terme très proche de ses intérêts lexicographiques, l’adjectif lexico-logique8. On trouve dans différentes sources plusieurs définitions de cette méthode qu’on essayera de présenter à travers les mots de son auteur et à l’aide des notices du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1887-1888) de Ferdinand Buisson, qui est à la fois un instrument de consultation et un lieu de réception, où l’on trouvera entre autres la critique la plus sévère sur le corpus d’ouvrages scolaires de l’auteur du Grand Dictionnaire.
8En s’opposant au formalisme grammatical et aux pratiques courantes de mémorisation des règles (y compris les exercices de cacographie), la méthode lexicologique se définit avant tout par antithèse : « Ce n’est point une grammaire proprement dite — lit-on dans le Grand Dictionnaire (s.v. Lexicologique, Méthode) — c’est plutôt un recueil de devoirs combinés pour donner aux élèves des notions qui manquent dans toutes les grammaires, bien qu’elles se rattachent aux mots de la langue. » Dans la présentation des Miettes lexicologiques, ouvrage destiné aux élèves de moins de 10 ans paru en 1863, l’auteur s’empresse de situer la lexicologie à l’intérieur des matières enseignées. Cette nouvelle discipline, ayant pour objet le sens du mot, se trouve entre la grammaire et la rhétorique :
Hâtons-nous de le dire, dans ces échecs répétés, nul n’avait à en renvoyer aux autres la responsabilité, ou à s’en attribuer à soi-même la cause, qui reposait tout entière sur une lacune qu’on sentait sans la définir, qu’on déplorait sans chercher à la combler. Eh bien, ce vide regrettable qui existait entre la grammaire et la rhétorique, et dans lequel il faut chercher le secret de tant d’éducations incomplètes au point de vue de la langue, la méthode lexicologique l’a rempli ; elle est devenue le trait d’union qui unit deux sœurs restées jusque-là presque étrangères l’une à l’autre, le pont qui relie deux rives escarpées. [...] Quel est le rôle qu’a joué la lexicologie en dehors de ceux que la grammaire et la rhétorique se sont partagés ? C’est d’avoir, la première, indiqué le rapport exact, rigoureux, qui unit un terme à un autre ; c’est d’avoir exercé l’élève à employer en toute circonstance le mot propre aussi bien que l’expression élégante (L’École normale 1861-1862, VII, p. 3l8b-319b).
9On trouve dans la dernière phrase de ce passage un mot-clé qu’il faut mettre en relation avec les autres termes : c’est le verbe employer, qui renvoie à l’usage courant et donc à la langue considérée dans son état synchronique. La méthode de Larousse, tout en restant plus une technique d’enseignement qu’une approche théorique, contiendrait en germe des concepts élaborés à une époque postérieure par des linguistes de la réputation d’un Bréal. Dans les exercices d’enrichissement lexical proposés par le lexicographe, l’idée d’étudier le vocabulaire en tant que système se présente de manière pragmatique : il faut trouver à chaque fois un mot ou un groupe de mots pour compléter des phrases sur la base des relations sémantiques et hiérarchiques qui existent entre ces éléments de la langue. C’est pour cette raison que la plupart des exercices portent sur le lexique dans les deux volumes composant La lexicologie des écoles primaires, l’un pour la première année (1849) — dit aussi Grammaire élémentaire lexicologique — et l’autre pour la deuxième année (1851a) — ou Cours lexicologique de style —, même si le but visé est avant tout l’orthographe9.
10Par ailleurs, on peut avoir recours au Jardin des racines grecques (1858) et au Jardin des racines latines (1860a et 1860b) pour comprendre des mots savants composés à partir des éléments tirés des langues classiques, c’est-à-dire les racines et les affixes qui reviennent dans les mots français et que Larousse propose d’étudier sans qu’il soit nécessaire de connaître le grec et le latin.
11De la même façon, sans avoir lu les œuvres des auteurs qui ont enrichi la langue cultivée d’expressions célèbres, on peut également s’appliquer à l’étude de la littérature. Dans la Grammaire littéraire (1867), il s’agit d’apprendre des citations tirées du patrimoine littéraire et de les réemployer dans des exercices comportant des textes à compléter. On voit bien que dans ce dernier cas la méthode s’estompe au profit de la commercialisation d’une série d’ouvrages qui sont sans doute le fruit des dépouillements pour le Grand Dictionnaire. Le Dictionnaire de pédagogie de Buisson (1887-1888, p. 1514a, s.v. Larousse) ne se trompe pas :
Pierre Larousse est, on le voit, parti d’une idée juste, mais il a manqué de largeur de vues et faussé sa méthode en l’exagérant. Le succès lui était venu après la publication de son Cours lexicologique de style, et il a cru qu’il pouvait poursuivre sa route et y entraîner le personnel enseignant. Nous croyons qu’il s’est trompé et que ses premiers ouvrages resteront la meilleure partie de son œuvre pédagogique.
12C’est toujours dans ce répertoire que l’on trouve des renseignements sur l’origine et l’évolution de la méthode appliquée par Larousse, qui aurait diffusé dans ses ouvrages imprimés des exercices que Grégoire Girard faisait faire à ses élèves de vive voix, comme l’atteste son essai De l’enseignement régulier de la langue maternelle (1844), où l’auteur évoque son expérience de plus de 20 ans à l’école française de Fribourg (Buisson 1887-1888, s.v. lexicologie, grammaire et vocabulaire). D’ailleurs, toujours à propos de l’étude du vocabulaire, sans que le mot lexicologie ne soit non plus employé, Louis C. Michel, l’éditeur des ouvrages du père Girard, est mentionné pour ses Études sur la signification des mots et de la propriété de l’expression (1858), ouvrage destiné aux élèves des écoles primaires supérieures. Sans vouloir approfondir cet argument qui appartient à l’histoire de la didactique du français, il est toutefois évident que l’œuvre pédagogique de Larousse n’est pas novatrice en elle-même, mais pour tout ce qu’elle représente sur le plan culturel en tant que témoignage d’une volonté de renouvellement dans le monde de l’éducation et de l’acculturation des classes inférieures de la société. Il ne faut pas, par ailleurs, oublier que Larousse contribua, avec tant d’autres auteurs de manuels, à l’évolution de la grammaire scolaire (Chervel 1977) et que ses livres mériteraient encore l’attention des historiens de la didactique en ce qui concerne l’enseignement du vocabulaire.
les maîtres
13La loi Guizot du 28 juin 1833, ayant imposé une école par commune et une École normale par département, a de fait marqué le destin de Larousse non seulement en ce qui concerne sa première occupation d’instituteur, mais aussi en lui ouvrant le marché scolaire. On sait qu’après avoir obtenu le brevet supérieur à l’École normale de Versailles, où il entre en 1834, il enseigne à l’école primaire de Toucy de 1838 à 1840. Mais l’auteur de La lexicologie des écoles se rend compte d’une part que le succès de son premier ouvrage ne peut pas être éphémère et de l’autre que ses ambitions s’élèvent bien au-dessus de celles d’un maître d’école. L’article consacré à l’entrée instituteur dans le Grand Dictionnaire nous révèle tous les arguments qui amènent son éditeur à quitter son poste sans pourtant abandonner les idéaux qui l’animent ; on ne citera ici que quelques passages :
C’est une fonction bien modeste que celle de maître d’école ou d’instituteur, et pourtant il n’en est aucune qui ait plus d’importance au point de vue des progrès futurs de notre espèce. C’est la science qui, par ses découvertes, rend ces progrès possibles ; mais si les vérités que la science découvre s’accordent mal avec de vieilles doctrines sur lesquelles les classes privilégiées ont eu l’habileté de fonder ce qu’elles regardent comme leurs droits, ces vérités sont bientôt étouffées, ou plutôt on ne permet pas même aux savants de les montrer au peuple.
14Ces observations qui témoignent bien de l’engagement social du lexicographe entraînent une conséquence tout aussi importante :
Pour que les instituteurs puissent rendre à la société tous les services que celle-ci a le droit d’en attendre, deux conditions sont requises : 1° il faut que les instituteurs soient des hommes instruits (nous ne disons pas des savants), et qu’ils aiment leur état, car tout ce qu’on fait avec dégoût, on le fait mal ; 2° il faut qu’ils aient de bons livres à mettre entre les mains de leurs élèves.
15On peut aisément imaginer que ces deux conditions relèvent d’une réflexion autobiographique de l’ancien instituteur, qui se souvient de sa propre expérience ; d’ailleurs, il ne manque pas de s’adresser à ses collègues d’autrefois, en fondant une revue spécialisée : L’École normale (dont 13 volumes paraissent entre novembre 1858 et octobre 1865) (Rétif 1975, p. 119-121). Quant aux ouvrages didactiques, il faut noter que presque tous les volumes comprennent non seulement le livre de l’élève, mais aussi un livre du maître avec les consignes et le corrigé des exercices. De plus, si l’on considère la somme de livres publiés dont Larousse est l’auteur ou tout simplement l’éditeur, on constate que ce n’est pas tant la variété des sujets traités qui surprend (surtout dans cette période où le marché des manuels est très actif) (Choppin 1992), mais les différentes manières de proposer la même matière. En ce qui concerne la grammaire et en particulier l’orthographe, Larousse n’a de cesse de servir la cause en offrant aux instituteurs des recueils d’exercices à utiliser dans les différentes classes. Le Livre des permutations (1862b) est un ouvrage qu’on peut citer à titre d’exemple ; il s’agit d’un livre qui réunit plusieurs textes à transformer, en changeant le nombre, le genre, la personne, la forme de la phrase et la voix active ou passive. Ni l’élaboration théorique, ni la fabrication d’un tel recueil ne sont le fruit d’un travail important, mais si l’on songe à la pénurie des moyens et à l’isolement de bon nombre d’écoles, on comprend mieux la valeur marchande de ces ouvrages. L’auteur justifie par ailleurs le sens de son entreprise avec des arguments qui sont un témoignage, bien que fragmentaire, des pratiques de classe de l’époque. On lit dans la préface du livre :
Tous les instituteurs connaissent la méthode cacographique, où l’orthographe de règles et d’usage était dénaturée à dessein par des fautes que l’élève devait corriger [...] rien, jusqu’ici, n’est venu suppléer ce système funeste ; en sorte que depuis trente ans on peut dire que la tache a été remplacée par un trou. À notre époque de progrès, où l’enseignement tend chaque jour à se perfectionner, une lacune aussi regrettable doit être enfin comblée. Cet ouvrage, d’un plan nouveau s’il en fut jamais, est, nous osons le dire, la première tentative heureuse essayée dans cette voie. Dans notre Livre des permutations, nous donnons aux élèves un texte suivi, qui n’est nullement défiguré par les exigences de la syntaxe, c’est le plus souvent, une anecdote, un conte, une historiette, que nous avons empruntés à un auteur, en choisissant les sujets qui se prêtaient le mieux à notre méthode. Nous les mettons sous les yeux des élèves, qui ont à les revêtir d’une autre forme et qui sont aussi forcés à y faire des changements de nombre, de genre, de personne, de voix, et à leur appliquer toutes les règles de terminaison et d’accord qui sont le fond même de l’orthographe française.
16La Petite encyclopédie du jeune âge, préparant les élèves à l’étude de l’orthographe, de la grammaire, de la lexicologie et de l’arithmétique (1853a), conçue pour les exigences d’une classe nombreuse où le maître doit faire face à des niveaux d’instruction différents, est un autre exemple révélateur de l’expérience de Larousse et de son intuition dans la commercialisation d’instruments de travail mis à la disposition des enseignants. On lit dans l’avertissement :
Cette Petite Encyclopédie s’adresse aux enfants qui ont fini les tableaux de lecture et qui commencent à écrire enfin. Il est très-difficile dans une classe nombreuse d’occuper constamment, et d’une manière efficace, les vingt-cinq ou trente élèves qui sont arrivés à ce degré intermédiaire de leur instruction. Il n’est pas encore temps de mettre entre leurs mains une grammaire, qu’ils ne comprendraient pas ; cependant il leur faut un livre qui renferme autre chose que des exercices de lecture et de mémoire exclusivement ; un livre au moyen duquel ils puissent travailler seuls, pendant que le maître s’occupe des autres élèves plus faibles ou plus avancés.
17L’attention de Larousse pour le travail des instituteurs témoigne d’une sensibilité qui va de pair avec son engagement. Il est d’ailleurs évident que le corps enseignant et surtout les maîtres des écoles primaires jouaient, aux yeux du lexicographe, le rôle le plus important dans la formation des classes populaires. De fait, en 1861, dans une lettre ouverte à Rouland, ministre de l’Instruction publique, il réclame l’instruction en partie gratuite et obligatoire : c’est une autre preuve, si besoin en est, des convictions personnelles de l’auteur du Grand Dictionnaire, qui mène son action dans plusieurs directions, en intervenant à tous les niveaux de l’échelle sociale pour la diffusion d’une culture de plus en plus élargie.
les enfants
18Pour tous les enfants des écoles, Larousse fonde une revue, L’Émulation (parue entre novembre 1862 et octobre 1864) (Rétif 1975, p. 121-122), où sont publiés et commentés les meilleurs devoirs envoyés au comité de rédaction. Dans ce cas aussi, ce n’est pas tant le concept d’émulation qui se présente comme une nouveauté, mais l’idée d’une participation active de la part des élèves et des maîtres encouragés à confronter les résultats de leur action didactique. Larousse utilise à ce propos un mot-clé pour définir la partie qu’il faut solliciter chez l’apprenant : c’est son intelligence, entendue comme capacité d’action. Dans le Grand Dictionnaire, c’est le même terme qui est employé pour décrire l’originalité de la méthode lexicologique :
lexicologique (Méthode) pour l’enseignement de la langue française, créée par M. Pierre Larousse, et appliquée par lui dans toute la série des nombreux ouvrages qu’il a publiés pour les écoles. L’idée dominante de cette méthode consiste à exercer constamment l’intelligence des élèves, non comme une faculté simplement passive, mais comme une faculté active et capable par elle-même d’exprimer des idées et d’en créer même au besoin, quand on lui trace d’avance le champ limité dans lequel ces idées doivent être circonscrites.
19Voué lui-même à l’action, Larousse essayera de trouver une nouvelle manière d’enseigner la grammaire aux enfants, qui sont le plus souvent soumis à des efforts de mémorisation. Dans la préface du Cours lexicologique de style, c’est-à-dire La lexicologie des écoles de deuxième année, on voit bien comment la méthode lexicologique aurait dû remplacer l’étude traditionnelle de la grammaire :
À tort ou à raison, la grammaire est le premier livre que l’on met entre les mains des enfants ; on en fait le criterium de leur intelligence. Il importe donc de choisir avec discernement cette première compagne de leurs études, afin de la leur faire aimer. Voué depuis douze années à l’enseignement, nous avons soumis à un examen consciencieux la plupart des livres didactiques qui traitent de la science grammaticale ; et nous avons trouvé partout de quoi justifier la critique : deux catégories bien tranchées d’ouvrages qui se touchent et se ressemblent par les extrêmes, qui disent trop ou trop peu ; en un mot, des traités trop abstraits ou trop puérils. [...] Avec la méthode lexicologique, l’élève apprendra, non plus seulement à orthographier les mots, mais aussi à en peser la valeur, à en reconnaître l’étymologie, à distinguer le sens propre du sens figuré, à déterminer les rapports d’opposition ou de synonymie, etc. Et cette double étude sera le fruit d’une règle de grammaire, qui n’avait eu jusque-là pour conséquence qu’un devoir de dictée ou d’analyse (Larousse 1856, p. iii-iv).
20La même démarche est adoptée pour enseigner le style, c’est-à-dire la clarté et la précision dans l’emploi des mots au départ, dans la construction de la proposition et de la phrase ensuite. Dans l’ABC du style et de la composition, c’est encore une fois la méthode lexicologique qui l’emporte :
Mais en quoi doit consister cette méthode pratique pour l’enseignement du style ? Nous avons espéré atteindre ce but au moyen des petits devoirs que nous donnons ici, où l’élève est mis en demeure de suivre une pensée, de saisir les nuances d’une idée et d’en trouver lui-même l’expression. [...] À la suite de ces deux genres d’exercices — le terme propre à trouver, un mot à remplacer par un équivalent — nous avons ajouté quelques devoirs empruntés à la poésie. Ici, le cercle se rétrécit, les difficultés augmentent ; le choix des expressions, limité par les exigences du rythme poétique, crée pour l’élève de nouveaux obstacles qu’il ne peut surmonter qu’au moyen d’un travail sérieux et soutenu. Voilà ce que nous osons nommer des Exercices de Rhétorique pratique, persuadé que les instituteurs qui nous suivront dans cette voie, verront diminuer chaque jour pour leurs élèves les difficultés si mùultipliées de l’art d’écrire10 (Larousse 1882, p. vii-viii).
21Au centre de l’action didactique se trouvent donc les élèves auxquels Larousse consacre ses ouvrages, en se focalisant sur leur potentiel intellectuel qui doit être stimulé à travers le travail pratique. Dans tous ses manuels, l’élève apprend en faisant des exercices ; on peut affirmer qu’au delà de la présentation et de la mémorisation des règles de grammaire, qui seront exposées dans le troisième volume de La lexicologie des écoles : la Grammaire supérieure, la méthode de Larousse consiste dans l’application de ces règles et non pas dans leur mémorisation. Le trait d’originalité de tous ses ouvrages réside dans le foisonnement des exercices et dans la créativité de son auteur qui, suivant ce principe, transforme en activités des matières comme la littérature, le latin et le grec. Les livres qui contiennent de pareilles disciplines s’adressent toutefois à un public plus âgé comprenant entre autres les femmes, mais il ne faut pas oublier que c’est à partir de ses observations sur les stratégies d’apprentissage des enfants que Larousse élabore les manuels publiés après les deux premiers volumes de La lexicologie des écoles.
les femmes
22On mentionnera dans cette partie les ouvrages consacrés aux langues classiques, puisqu’ils s’adressent à un public plus hétérogène et adulte qui comprend également les femmes. Il faut noter que Larousse s’intéresse à l’éducation féminine de manière précoce, c’est-à-dire à une époque où les bases de l’enseignement des filles viennent d’être jetées : on sait que la loi Duruy instituera en 1867 une école pour cette partie de la population dans les communes comptant plus de 500 habitants.
23Le Jardin des racines grecques (1858) et le Jardin des racines latines (1860a et 1860b) sont à juste titre cités dans le répertoire d’Alain Choppin (1991), Les manuels en France de 1789 à nos jours. Grec, italien, latin, mais en regardant de près ces deux livres, on s’aperçoit que ce ne sont pas des méthodes pour apprendre le grec et le latin. On pourrait en réalité les classer dans les manuels de français langue maternelle, comme l’auteur le suggère en présentant ces textes. Dans le cas du latin, l’auteur met l’accent sur l’inégalité et l’idée de progrès dans le domaine de l’éducation :
Ce n’est pas le latin que nous voulons enseigner, qu’on le remarque bien ; c’est un peu de latin, quelques mots seulement, et toujours au point de vue de notre langue seule. [...] Nous voulons diminuer un peu l’inégalité que tout le monde remarque entre l’éducation classique et l’éducation élémentaire ou industrielle dans un siècle et chez un peuple où, par un principe de justice, toutes les inégalités de race ont été supprimées. Dans l’accomplissement de cette tâche, tous ceux qui aiment le progrès doivent nous tendre la main (Larousse 1860b, p. 5).
24Si on lit le titre complet du livre destiné à l’étude du grec, on voit bien que plusieurs institutions sont prises en considération et que la langue cible est bien le français (le français de spécialité, dirait-on à l’heure actuelle) : Jardin des racines grecques à l’usage des écoles professionnelles, des écoles normales, des pensionnats de demoiselles et des écoles primaires des deux sexes. Étude raisonnée de plus de 4 000 mots que les sciences, les arts, l’industrie ont empruntés à la langue grecque. Dans la préface, Larousse déclare ses intentions sur lesquelles on ne peut se méprendre :
[C]’est au moment où la langue française puise à pleines mains dans la langue grecque, au moment où toutes les sciences, la chimie, la physique, les mathématiques, la médecine, la pharmacie, l’histoire naturelle, les arts industriels, demandent de nouvelles dénominations à cette mine inépuisable, au moment enfin où la connaissance de la langue d’Homère semble être d’une utilité incontestable, c’est alors que l’étude de cet idiome est la plus négligée, et qu’elle n’occupe plus qu’une place secondaire dans l’enseignement général. [...] Les conséquences de cette sorte d’antinomie sont faciles à deviner. Il doit arriver nécessairement, et dans un avenir prochain, que notre langue se trouvera chargée d’une terminologie bizarre, dont on ignorera de plus en plus les raisons étymologiques, et dont il sera à peu près impossible de retenir la signification (Larousse 1861b, p. vi-vii).
25En annonçant le plan du livre, il expose aussi ses principes méthodologiques qui renvoient encore une fois aux exercices lexicologiques, tels qu’il les avait utilisés dans ses manuels pour les enfants :
Ainsi, prendre tous les mots d’origine grecque employés dans les sciences, les arts, la philosophie, la littérature, la grammaire ; les distribuer par familles, les disséquer et mettre à découvert les éléments qui ont servi à leur formation ; expliquer avec netteté et concision le sens du mot composé ; le faire entrer dans une phrase de devoir lexicologique, qui achève d’en déterminer la nature et l’emploi ; indiquer les dérivés : voilà la marche que nous avons suivie dans la composition de cet ouvrage, dont la nouveauté et l’utilité ne seront contestées de personne (ibid., p. viii-ix).
26Nous savons au contraire que cette manière d’enseigner quelques éléments seulement d’une langue (dans ce cas précis, le grec) suscita des critiques, comme celle qui fut publiée dans L’École normale par Larousse même qui, en répondant aux objections de son interlocuteur, s’exclame : « Si j’avais ambitionné ce luxe d’exactitude, mon livre n’était pas possible. J’ai fait de la méthode, M. Bernard Jullien fait de la philologie » (L’École normale 1860-1861, IV, p. 398-399). Mais l’auteur des deux Jardins avait fait de la linguistique, en essayant de créer un intérêt diffus pour une formation plus poussée en langue maternelle.
27La Flore latine de 1861 (Fleurs latines en 1862) s’inscrit dans le même courant d’acculturation et elle s’adresse en particulier aux dames, c’est-à-dire à un public féminin adulte, comme on le lit dans la notice publiée dans L’École normale (1859-1860, III, p. 240) :
Mais les dames, dira-t-on, les dames ne savent pas le latin ; à tort ou à raison, on ne le leur enseigne pas. N’est-ce donc pas les humilier en quelque sorte, leur faire sentir leur infériorité que de parsemer des livres qu’elles peuvent lire de citations qu’elles ne peuvent pas comprendre ?[...] Cette objection a sa valeur, et, en attendant que le latin fasse partie du programme des études féminines, le livre que nous annonçons vient y répondre. M. Larousse a recueilli les citations les plus en usage dans nos auteurs, celles qui se présentent le plus fréquemment sous la plume. Il les a rassemblées, traduites et commentées dans son livre, qui devient ainsi un dictionnaire attrayant.
28En réalité, on pourrait ranger ce livre parmi les ouvrages lexicographiques en raison de sa typologie qui est celle d’un répertoire, dont on retrouve d’ailleurs le contenu dans les célèbres pages roses du Petit Larousse (Pruvost 2004, p. 63-64). Son format in-octavo ainsi que son élégante mise en pages révèlent les intentions de l’éditeur qui met sur le marché un livre très rentable : on sait que la Flore latine fut rééditée jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale. Comme la Flore latine, un autre livre s’adresse surtout au public féminin : il s’agit des Jeudis de l’institutrice, livre de lecture courante à l’usage des pensionnats de demoiselles et des familles, de douze à dix-huit ans, composé par Pierre Larousse et Alfred Deberle, un de ses collaborateurs du journal L’École normale (comme nous l’apprend entre autres la couverture du volume). Dans la préface, l’auteur propose de continuer en dehors du cadre scolaire la lecture des textes recueillis :
[Notre livre] présente un recueil de récits vrais ou de pure imagination : des ballades, des légendes, des anecdotes historiques, etc., etc., qui offrent toutes de l’intérêt, et dans la plupart desquelles nous nous sommes attachés à joindre l’utile à l’agréable. Nous aimons à croire que ce jugement sera aussi celui de nos jeunes lectrices, et que chacune d’elles, en quittant le pensionnat, tiendra à emporter son petit volume des Jeudis, qui lui rappellera, quand elle sera devenue à son tour épouse et mère, les doux moments où la lecture de ces sujets d’agréable récréation lui arrachait des larmes d’attendrissement et de plaisir. La corde de l’émotion, du sentiment, est surtout celle que nous nous sommes efforcés de faire vibrer (Larousse et Deberle 1872, p. iii).
29Il ne fait aucun doute que Larousse considérait les instituteurs, les élèves de tout âge et les femmes les sujets les plus aptes à la formation. On voit que, dans ce dernier cas, il opte pour un type d’éducation qui est surtout une récréation. Avec les Jeudis, la Flore latine et les Fleurs historiques, encore un ouvrage destiné « aux dames et aux gens du monde » de 1862, l’auteur de manuels essaie de combler des lacunes avec des textes de lecture et de consultation qui n’ont plus rien à voir avec les livres pour les écoliers. Ses publications sont plus proches du Grand Dictionnaire, qui est en vérité un instrument didactique universel destiné à tous les Français.
30En guise de conclusion, on considérera la collection d’ouvrages scolaires de Pierre Larousse sous trois aspects : méthodologique, éditorial et culturel. Sur le plan méthodologique, la série La lexicologie des écoles s’insère dans un courant pédagogique qui, dans les années 1860 et 1870, est animé par des personnalités comme celles de Bréal d’abord et Buisson ensuite. En ce qui concerne le regard des contemporains, plusieurs témoignages prouvent la notoriété de Larousse dans le cadre des institutions scolaires. Dans le « Rapport sur l’instruction primaire à l’Exposition universelle de Vienne en 1873 » (cité dans Chervel 1992, p. 297), sont mentionnés :
les petits livres d’un regrettable instituteur, M. Larousse, ces nombreux ouvrages élémentaires où de bons juges ont cru retrouver la menue monnaie du Père Girard et où du moins il est impossible de ne pas voir un sens très juste de ce qui convient à l’enfance, un art heureux de simplifier et d’animer l’enseignement oral et écrit.
31Dans le Dictionnaire de pédagogie (Buisson 1887-1888, p. 1571b), on trouve, comme on l’a montré, des jugements sévères, et une analyse rigoureuse du Cours lexicologique de style :
Le Cours lexicologique de style de Larousse commence par l’étude des synonymes ; or il ne semble pas que l’élève puisse aborder tout d’abord les nuances de mots comme finesse, ruse, - arracher, ravir (1re leçon), ou éloigner, écarter, - génie, esprit (2e leçon) : il y a là des délicatesses qu’on ne saisit qu’après s’être familiarisé avec les racines. Plus faciles sont les exercices qui suivent sur les acceptions diverses d’un même mot et sur les contraires ; ils supposent cependant déjà bien des lectures.
32Comme le signale André Chervel, Félix Pécaut — animé peut-être par une certaine malveillance — note dans les « Rapports d’inspection générale pour l’année scolaire 1879-1880 » qu’« on se noie presque partout dans ce qu’on appelle la lexicologie, et qui n’est qu’une routine mécanique d’un nouveau genre » (cité dans Chervel 2000, p. 128). Mais le fait d’avoir élaboré à travers des exercices lexicologiques une nouvelle façon d’aborder l’étude de la grammaire et de l’orthographe ainsi que l’idée d’appliquer ce modèle didactique à d’autres disciplines, telles que la littérature, l’histoire et les langues classiques, s’inscrivent dans une volonté réformatrice dont on ne peut ignorer la portée. Encore faudrait-il comparer la production scolaire de Larousse avec celle d’autres éditeurs pour cerner de plus près les contours d’un mouvement pédagogique qui investit l’étude du lexique et non seulement celui de la grammaire.
33Sur le plan éditorial, la publication d’ouvrages didactiques fait partie de la politique de la maison de Larousse et Boyer, qui profitent au milieu du siècle des conditions très favorables du marché libraire pour la production scolaire. On sait que Larousse publia à compte d’auteur sa Lexicologie des écoles en deux volumes (Mollier 1988, p. 263)11 ; ce fait atteste l’intuition de l’éditeur du Grand Dictionnaire, mais il faut également constater que, même après sa mort, non seulement les dictionnaires jouiront de la faveur du public, mais aussi les livres scolaires. La parution des Dictées sur l’histoire de France en 1883 témoigne en effet de la réussite éditoriale de la série d’ouvrages inaugurée par Larousse. Comme dans tous les autres manuels, les rédacteurs de ce recueil de dictées, en interprétant les principes didactiques de Larousse, complètent chaque texte avec un questionnaire comportant des exercices lexicologiques, ainsi qu’une interrogation sur les sujets traités :
Nous avons fait suivre chaque dictée d’une sorte de Questionnaire qui peut devenir entre les mains du Maître une source abondante de devoirs et un précieux moyen d’enseignement grammatical, géographique, historique, etc. [...] Nous aurons ainsi accompli un des vœux de P. Larousse et délivré à la jeunesse studieuse, qu’il aimait tant, le legs qu’il lui avait destiné (Larousse 1885, p. vi).
34On remarque toujours à ce propos que dans le Dictionnaire de pédagogie (Buisson 1887-1888, p. 1502a, s.v. langue maternelle), il est recommandé d’introduire dans les dictées un contenu qui stimule la réflexion sur d’autres disciplines, parmi lesquelles se trouve justement l’histoire :
[O]n pourrait tirer cette conséquence pédagogique que les dictées devraient alternativement rouler sur l’hygiène, sur les notions professionnelles d’industrie ou d’agriculture, sur la morale, les devoirs de l’homme et du citoyen, sur l’histoire nationale, enfin donner satisfaction à ce besoin d’idéal, et contribuer à ces plaisirs de l’imagination et du goût, sans lesquels l’éducation, même primaire, resterait imparfaite.
35Il est donc évident que, tout en étant soumis aux lois du marché, Larousse et Boyer se sont imposés avec leurs livres et à côté de bien d’autres éditeurs, comme Louis Hachette, sans renoncer à un projet éducatif s’inspirant d’idéaux de solidarité sociale allant au delà des intérêts commerciaux. Le fait de conjuguer ces deux aspects témoigne encore une fois de la personnalité de Larousse.
36Sur le plan culturel, on peut affirmer qu’on retrouve dans les ouvrages de Larousse des idées qui étaient dans l’air du temps. On prendra ici en considération deux dictionnaires en tant que lieux privilégiés de réception et de diffusion des opinions courantes : les Synonymes français de Benjamin Lafaye, publié chez Hachette en 1841, et le Dictionnaire analogique de la langue française de Boissière, publié chez Boyer en 1862. Dans l’introduction des Synonymes français, dans la partie consacrée à l’« Objet et nécessité des travaux de la lexicologie relativement aux synonymes », Lafaye met en évidence l’importance de la lexicologie en tant qu’étude du vocabulaire, jusqu’à affirmer qu’il faut combler une lacune en ce qui concerne cette branche du savoir :
On donne le nom de lexicologie à la science qui s’occupe de déterminer les significations des mots et celui de dictionnaire aux livres où ses décisions se trouvent consignées. Ensuite, les éléments que les dictionnaires donnent séparés doivent subir certaines modifications et certaines combinaisons d’après les règles prescrites et sanctionnées par l’usage : sur ce point, c’est la grammaire qu’il faut consulter. [..] La grammaire, il est vrai, quoique la théorie et la rédaction en soient abandonnées à des savants modestes et peu estimés, n’a jamais cessé de jouir d’un assez grand crédit : elle est l’objet de nombreux traités, et il n’y en a pas qui soient recherchés par autant de lecteurs. Mais on ne saurait imaginer toute la négligence apportée dans les travaux de la lexicologie et combien peu de prix on attache en général à leur perfectionnement ; comme si la connaissance de la propriété des termes était chose trop facile ou trop indifférente pour mériter qu’on en fasse, ainsi que de la rhétorique, une partie essentielle de l’art de bien parler, et qu’on s’applique à l’acquérir.
37De son côté, Boissière, qui — comme on le sait — était lié à Larousse par un rapport à la fois professionnel et amical, revient plusieurs fois dans la préface de son dictionnaire sur la nécessité d’un classement sémantique des mots à des fins pédagogiques :
[L]’esprit des jeunes gens ne pouvait se fixer nulle part, tant l’ordre alphabétique et la raison sont étrangers l’un à l’autre. Mais c’était néanmoins une chose fort étrange, que de jeunes enfants dussent étudier avec tant de soin la grammaire, c’est-à-dire l’art d’employer les mots, sans qu’on s’occupât jamais de leur faire apprendre les mots eux-mêmes. Cette inconséquence disparaîtra sans doute quand on pourra mettre entre les mains des élèves un dictionnaire où les mots seront groupés selon les rapports naturels des idées et des choses, puisque, dans cet ordre nouveau, basé sur la réalité des choses et non plus sur la forme seule, le chaos se débrouille, la lumière remplace les ténèbres et le bon sens est substitué au hasard : dès lors évidemment l’étude devient possible, et, si elle est bien dirigée, elle ne peut manquer d’être fructueuse. Chaque groupe est comme un chapitre distinct qui peut faire l’objet d’une leçon à part, et tous les mots que cette leçon renferme, rattachés entre eux par un lien commun, se gravent sans effort dans la mémoire (Boissière 1862, n. p.).
38On pourrait ajouter à ces deux témoignages bien d’autres textes pour essayer de reconstituer les étapes de l’histoire de l’enseignement du vocabulaire. Or, si l’Essai de sémantique de Michel Bréal peut être considéré comme l’acte de naissance d’une science des significations, il est certain que des travaux comme ceux de Pierre Larousse s’insèrent dans le corpus d’ouvrages attestant ce renouvellement dans la science du langage (voir à ce propos Saint-Gérand, s.d.).
Notes de bas de page
1 Pour tout ce qui concerne la biographie de Larousse, voir à ce propos Rétif (1975) ; quant à son expérience d’instituteur, voir aussi Doreau (1968).
2 Pour la liste complète des oeuvres de Larousse, voir Rétif (1975, p. 332-334).
3 Sur Boissière, voir Pruvost (1983).
4 Sur la typologie des exercices rédigés par Larousse et sur l’application de sa méthode, voir Barsi (à paraître).
5 La Société pour l’Instruction élémentaire date du printemps de 1815, lorsqu’elle fut créée avec l’approbation de Lazare Carnot — chargé de l’instruction publique pendant les Cent Jours — pour se consacrer à la propagation de l’instruction élémentaire (Buisson 1887-1888, s.v. Société pour l’instruction élémentaire, et Furet et Ozouf 1977, p. 157).
6 Sur le verso du frontispice du livre dans la cinquième édition publiée à Paris par Larousse et Boyer en 1856.
7 L’article est signé : J. P. F. Secrétaire de la Société d’Émulation de Cambrai.
8 Dans le Dictionnaire de pédagogie de Buisson (1887-1888, p. 1570b, s.v. lexicologie), on trouve une définition du substantif qui est rapporté à Pierre Larousse : « Ce mot a été, croyons-nous, employé pour la première fois par Butet (de la Sarthe), en 1801, en vue de désigner cette partie des études grammaticales qui considère les mots en eux-mêmes par rapport à leur valeur, à leurs flexions et à leur étymologie. Boniface (1825) l’a ensuite pris dans un sens plus restreint, la classification grammaticale des mots, et pour lui les exercices sur la lexicologie n’étaient autre chose que ce qui s’est appelé plus habituellement analyse grammaticale. Mais c’est surtout Pierre Larousse (1851) qui a donné à ce terme une certaine vogue en l’employant pour désigner une forme particulière de l’enseignement de la langue. Il voulait détourner l’attention des maîtres du seul point qui les avait jusquelà préoccupés, l’orthographe, pour la porter sur ce qui est beaucoup plus important : la signification exacte et par suite le bon emploi des mots. »
9 Comme le remarque Max Doreau (1968), il s’agit aussi de développer une mémoire auditive et visuelle chez l’enfant.
10 Petits exercices pour amener insensiblement les élèves à rendre leurs pensées ; la citation est tirée de la 14e édition de l’ouvrage ; la première édition remonte à 1862.
11 Au moment du dépôt de la demande de brevet officiel, les deux ouvrages sont déposés chez la veuve Nyon, 13, Quai Conti.
Auteur
« Professore associato » au Dipartimento di Scienze del Linguaggio e Letteratura Straniere Comparate de l’Università degli Studi di Milano, en Italie. Elle y enseigne la langue française et la didactique du français, langue étrangère. Ses recherches portent sur la lexicographie historique et sur la dictionnairique. Elle a publié en 2003 l’édition critique du Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial de Philibert Joseph Le Roux, chez Honoré Champion, à Paris. Elle a également fait partie du comité de rédaction de plusieurs dictionnaires bilingues italien-français. Elle est membre d’une équipe qui élabore actuellement à l’Université de Milan un ensemble d’outils pédagogiques intitulé Metodi in classe et destiné à la formation des professeurs de langue (à paraître). Ses autres recherches portent sur l’édition de textes historiographiques des XVe et XVIe siècles.
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