De Diderot à Pierre Larousse : un paysage lexicographique prémonitoire
p. 41-62
Texte intégral
1 Pierre larousse le déclare sans ambiguïté dans la préface du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1876) : le modèle qu’il révère et dans le sillage duquel il souhaite s’inscrire, c’est bien, au XVIIIe siècle, ce monument national et pour tout dire international qu’a représenté l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. « Trois préfaces célèbres ont marqué jusqu’ici l’histoire littéraire de notre pays : celle de la grande Encyclopédie du XVIIIe siècle, par d’Alembert ; celle qui figure en tête de la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie » et « la préface du drame de Cromwell, de M. Victor Hugo », déclare-t-il sans ambages au seuil même de l’imposante préface qu’il donne à son propre monument (Larousse 1866, p. v).
2On ne peut donc passer sous silence combien l’Encyclopédie conduite par l’éditeur Le Breton allait s’avérer une source indéniable d’information, d’admiration puis de projection pour le lexicographe Pierre Larousse, dont on n’oubliera pas que le patronyme restera pendant quelques décennies, au XXe siècle, synonyme de dictionnaire. En vérité, dès que Pierre Larousse se rend à Paris, en 1839, le jeune homme de 22 ans fait déjà preuve d’une ambition tout à la fois généreuse, républicaine et financière. De fait, cette ambition prométhéenne, démarquée en 1849 par la publication de La lexicologie des écoles primaires et en 1856 par le Nouveau Dictionnaire de la langue française, allait prendre toute son utile démesure dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1876). En vérité, le rêve non encore formulé est bien déjà là dès 1856. Si, au XVIIIe siècle, le siècle des philosophes et des Lumières, a pu correspondre un monument, l’Encyclopédie — avec pour fers de lance Diderot et d’Alembert —, au XIXe siècle, le siècle du progrès et « des dictionnaires » selon Pierre Larousse, doit correspondre un autre monument, son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle qui, tout en célébrant l’avancée de la civilisation, essaiera d’être digne de son illustre prédécesseur.
3Cependant si l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sur le plan lexicographique (c’est-à-dire la recherche portant sur les mots) et dictionnairique (c’est-à-dire le savoir-faire dans le domaine de la présentation et de la diffusion des informations), a profondément marqué l’histoire des dictionnaires et encyclopédies, d’autres événements éditoriaux et d’autres publications ont également préparé le succès de Pierre Larousse. Tout comme l’Encyclopédie représente la résultante d’une série d’avancées, le rayonnement de l’œuvre laroussienne dans l’histoire éditoriale et lexicographique — et dans l’histoire au sens large — repose sur une évolution et des étapes qui n’ont pas forcément été repérées par Pierre Larousse lui-même, mais dont il est néanmoins l’héritier.
4Ainsi, on pense à l’émergence des dictionnaires spécialisés de la langue, en parallèle à la publication de l’Encyclopédie, et notamment à celle des dictionnaires de synonymes qui aura aussi ses résonances auprès de Larousse. En tant qu’éditeur, par exemple, c’est avec l’enthousiasme du pionnier qu’il fera paraître en 1862 le premier ouvrage analogique en France, le bien nommé Dictionnaire analogique de la langue française de Prudence Boissière. Rappelons que ce lexicographe fera partie de l’équipe rapprochée de Pierre Larousse dès le premier volume et qu’il sera même sur la fin l’un des secrétaires les plus efficaces du Grand Dictionnaire universel. Il conviendra donc de rappeler les étapes essentielles de cette lexicographie moins prestigieuse mais pour le moins tout aussi innovante, définie par l’ensemble des classements sémantiques.
5Pour le XVIIIe siècle, une autre dimension est à relever, la dimension utilement critique, toujours très présente chez Pierre Larousse. En l’occurrence, il faut citer un dictionnaire qui en est le représentant le plus marquant, le Diction(n)aire critique de la langue française de l’abbé Féraud, publié en 1787. Il n’est pas certain que Pierre Larousse l’ait consulté, mais la publication de ce dictionnaire préfigure en réalité un état d’esprit qui demeure très présent dans l’œuvre laroussienne, d’autant plus qu’il sera vivifié par la Révolution française dont Pierre Larousse s’avère un héritier en républicain convaincu qu’il est.
6Au XIXe siècle et s’agissant de la période postrévolutionnaire, productive et sous le signe du romantisme foisonnant, il est tout aussi essentiel de prendre en compte les types de dictionnaires qui colorent le paysage éditorial et cela dans deux perspectives différentes.
7La première correspond aux dictionnaires que Bernard Quemada (1967) classe parmi les accumulateurs de mots et qui, effectivement, se démarquent par la recherche maximaliste de mots, aboutissant à des nomenclatures pléthoriques. Dans la préface du Grand Dictionnaire universel qui, à bien des égards, s’assimile à une histoire de la lexicographie dans la mesure où Pierre Larousse y passe en revue tous les grands dictionnaires ayant précédé le sien, la plupart des divers ouvrages de la première moitié du XIXe siècle ne méritent pas à vrai dire à ses yeux une haute estime. Le grand lexicographe bourguignon les trouve par trop négligents dans l’acte définitoire et il n’a pas tort. Soulignons au passage en effet que le jugement de Pierre Larousse se révèle toujours étonnamment sûr. Cependant, la conception extensive de la nomenclature qu’ont les lexicographes de la première moitié du XIXe siècle, tels que Napoléon Landais et, en toute fin, Louis-Nicolas Bescherelle, et leur enthousiasme pour une langue qu’ils veulent présenter à profusion, se retrouveront bel et bien chez Larousse qui, d’une certaine façon, incarne aussi l’élève doué de cette génération de lexicographes « romantiques », c’est-à-dire installés dans le bouillonnement créatif postrévolutionnaire.
8La seconde perspective est celle de l’apprentissage et des dictionnaires y faisant écho, dictionnaires généralement en un volume. En effet, avec la Révolution qui, dans le sillage de l’abbé Grégoire, faisait de la langue française la « langue universelle » et la langue des grands idéaux démocratiques, toute une série d’ouvrages concourant à cette philosophie profiteront d’un courant porteur. Dès 1800, avec Boiste, naissent ainsi des dictionnaires à la fois « universels », « portatifs », et propices à l’éveil des élèves des lycées, et l’on pense notamment aux lycées impériaux qu’instaure Napoléon Ier. Une vague nourrie de dictionnaires, somme toute à vocation démocratique, déferlera alors sur le paysage éditorial de la première moitié du siècle, avec un vent pour le moins favorable, celui né en 1833 avec la loi Guizot, imposant une école primaire par commune et une École normale par département. N’oublions pas que Pierre Larousse sera l’un des premiers élèves de ces Écoles normales créées pour former des instituteurs. Le Nouveau Dictionnaire de la langue française que Pierre Larousse édite en 1856, dictionnaire pionnier s’il en est notamment par sa préface militante et les points de vue défendus, reste l’héritier direct de ces dictionnaires d’apprentissage, là aussi à la manière d’un descendant particulièrement doué.
9Enfin, il est un mouvement moderne auquel Pierre Larousse a su d’emblée se rattacher, en tant que « grammairien, lexicographe, et littérateur », comme il aime à se définir. C’est, en l’occurrence, tout le courant scientifique issu de la linguistique en train de naître, à partir de la découverte du sanscrit et donc de la famille des langues indo-européennes. À cet élan dynamisant d’une discipline nouvelle font effectivement écho une série de dictionnaires novateurs fondés sur la linguistique historique, dictionnaires généraux comme celui de Laveaux ou Dochez ou dictionnaires de spécialité ou spécialisés de la langue, comme le Complément du Dictionnaire de l’Académie et, très efficacement, le Dictionnaire des synonymes de Benjamin Lafaye ou le Dictionnaire analogique de Prudence Boissière. On n’oubliera pas non plus le rapport critique et déférent qu’il entretiendra constamment avec l’œuvre de l’Académie française.
un premier monument modélisant et instructif pour l’auteur-éditeur pierre larousse : l’encyclopédie du XVIII e siècle
10C’est après avoir honoré le Dictionnaire historique et critique (1697) de Bayle, celui-ci ayant exercé une forte influence sur les esprits au XVIIIe siècle et contenant en germes l’Encyclopédie, que Larousse rend un hommage particulièrement émouvant au « monument de l’esprit humain » qu’érige Diderot. « [N]otre infime personnalité va se reconnaître à chaque ligne, se retrouver dans chaque épisode de cet enfantement laborieux qu’on nomme l’Encyclopédie du XVIIIe siècle » (Larousse 1866, p. xxiii). Elle illustre aux yeux de Pierre Larousse l’« entreprise littéraire la plus vaste qui ait été formée depuis l’invention de l’imprimerie.[...], la première pierre d’un édifice que le temps pourra modifier ou perfectionner sans cesse, mais qui sera toujours pour son fondateur un titre incontestable à la reconnaissance de la postérité » (ibid.).
11Ce que Larousse révère en fait par-dessus tout dans cette aventure, c’est l’immense travail d’un homme, Diderot, qui réussit à construire un monument de papier, véritable « arche du savoir » et « dépôt des connaissances humaines » (ibid.), comme il le souligne dans la préface de son propre monument, au tout début de son exposé dithyrambique sur l’Encyclopédie. On sent d’ailleurs ici l’importance du modèle, lorsqu’il rappelle un peu plus loin que « celui qui trace ces lignes connaît tout le poids » d’un pareil travail, « bien qu’il n’ait entrepris la publication du Grand Dictionnaire qu’après y avoir travaillé seul pendant vingt années, chaque jour, chaque heure qui s’écoulait venant toujours apporter sa pierre à ce monument qui, lui aussi, restera imparfait... » (ibid.)
12C’est indéniablement l’Encyclopédie qui fait donc l’objet de toute l’attention de Pierre Larousse quand il s’agit du XVIIIe siècle mais, pour autant, le Dictionnaire de Trévoux — du nom de la ville où il fut publié par les Jésuites —, avec sa première édition en 1704 (trois volumes) et la dernière en 1771 (huit volumes), n’est pas occulté par Pierre Larousse. Il reconnaît en effet combien cet ouvrage, dans le droit fil du Diction(n)aire universel de Furetière, a bénéficié d’un crédit certain auprès des lexicographes. « [T]ous les auteurs de dictionnaires et d’encyclopédies ont puisé à pleines mains dans cet immense arsenal » et, s’il a beaucoup vieilli, ajoute-t-il, « il serait injuste de contester les services qu’il a rendus à la langue et aux écrivains » (Larousse 1866, p. xiv). Ce point de vue du républicain Pierre Larousse est d’autant plus sincère qu’il ne partage en rien les idéaux des Jésuites qui s’opposaient idéologiquement de toutes leurs forces à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
13On rappellera de notre côté un fait éditorial oublié : l’habitude prise par le public français de pouvoir bénéficier au cours de chaque siècle, à partir de la fin du XVIIe siècle, d’un dictionnaire encyclopédique en plusieurs volumes, habitude installée tout d’abord par Furetière, reprise ensuite vigoureusement par les Jésuites de Trévoux, avec, ne l’oublions pas, pour successeur direct du genre, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. Il y a bien en effet une continuité éditoriale et générique d’Antoine Furetière à Pierre Larousse qui passe par le Dictionnaire de Trévoux. C’est inversement une belle continuité idéologique, mais non lexicographique, qui reste à dégager entre Pierre Larousse et l’Encyclopédie, cette dernière offrant en effet un répertoire alphabétique de thèmes et de concepts, ce qui la fait différer d’un répertoire des mots de la langue.
14Concernant l’Encyclopédie, il importe de se souvenir que Diderot, issu comme Larousse de la province et du peuple — le Plateau de Langres et un père coutelier —, monté comme lui à Paris pour y tenter sa chance, sera d’abord repéré par les éditeurs en tant qu’excellent traducteur de la langue anglaise et, à ce titre, sollicité pour traduire un dictionnaire de médecine, celui de Robert James. C’est ainsi que Le Breton fit tout naturellement appel à Diderot pour traduire la Cyclopoedia en deux volumes d’Ephraïm Chambers qui connaissait un franc succès Outre-Manche.
15Larousse n’ignore assurément pas tout cela, et même s’il place l’aventure encyclopédique sur le terrain du combat pour la liberté de pensée et la liberté du peuple, l’expérience éditoriale de l’Encyclopédie, avec la publication de 35 volumes dont 17 de textes, 5 de Supplément, 2 de Tables analytiques et 11 de planches, publiés de 1751 à 1780, avec pas moins de 72 000 articles, avait de quoi faire rêver l’instituteur bourguignon qui dispose là, en quelque sorte, d’un modèle dont il aimerait reprendre l’échelle.
16Son analyse liminaire de l’Encyclopédie est à cet égard presque révélatrice dans la mesure où il en tire d’évidentes leçons pour éviter d’en revivre les écueils dans son entreprise même. « Celui qui trace ici ces lignes », déclare-t-il entre parenthèses comme une confidence faite au lecteur, au moment où il évoque les moments difficiles de l’Encyclopédie au cours desquels se sont affrontés l’audacieux philosophe Diderot et son prudent éditeur Le Breton, « savait par cœur cette triste odyssée du grand encyclopédiste » (Larousse 1866, p. xxix). Aussi, « n’a-t-il hasardé le premier pas dans cette périlleuse carrière qu’après s’être prémuni à l’avance contre toutes les vicissitudes qui peuvent surgir sur sa route » (ibid.). Et c’est ainsi que Pierre Larousse annonce presque fièrement à ses souscripteurs, au seuil de l’aventure qu’il tente à son tour, qu’il n’a pas hésité pour leur éviter quelque désagrément à « être son propre imprimeur ». « Les caractères sont sa propriété ; l’atelier lui appartient ; il fait lui-même, chaque semaine, la banque à ses ouvriers typographes, et quand il a parafé le bon à tirer, personne n’oserait, nous ne disons pas mutiler un passage, mais transposer une virgule » (ibid.).
17De surcroît, faire vivre, si l’on en croit Voltaire, pendant plus de 25 ans plus de 1000 ouvriers, papetiers, imprimeurs, relieurs et graveurs, avec un nombre de lecteurs croissant au de là même du XVIIIe siècle, c’est bien offrir à la France et plus largement à l’Europe une expérience éditoriale exceptionnelle qui a intensément concouru à cette avance que prend la France, dès le XVIIIe siècle, dans le domaine de la lexicographie. Il faut en réalité percevoir Pierre Larousse comme un héritier direct de Diderot mais aussi de Le Breton : il saura en effet conjuguer la pensée énergique et audacieuse de l’auteur encyclopédique tout en faisant preuve de la ténacité commerciale et novatrice de l’imprimeur-éditeur. Quant au public, si celui de Pierre Larousse ne représente pas exactement le même que celui de Diderot, l’un s’assimilant plutôt à la bourgeoisie éclairée et l’autre au peuple en train de s’instruire, incarné entre autres par les instituteurs et leurs meilleurs élèves, il reste, compte tenu de la différence d’époque, de même ouverture et tout entier acquis à l’idée de progrès. En définitive, un élan éminemment démocratique et une formidable expérience éditoriale, telles sont les dynamiques communes à l’Encyclopédie et au Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, la première offrant indéniablement un prototype stimulant.
la langue soumise à l’examen critique : le diction(n)aire critique (1787) de l’abbé féraud
18Le Diction(n)aire critique de l’abbé Féraud, publié en 1787, s’est révélé presque avant la lettre « révolutionnaire ». Tout d’abord par le fait qu’il s’agit d’un dictionnaire très engagé en matière d’orthographe, comme en témoigne d’emblée son intitulé avec un seul n. Ensuite, parce que le lexicographe marseillais n’a pas hésité à faire œuvre critique sur la langue française en donnant clairement et courageusement son point de vue sur tous les points délicats de la langue française.
19C’est ici que, sans trop le savoir sans doute, Pierre Larousse se révèle un héritier indirect de cette attitude qui consiste à se prononcer fermement en linguiste sur tel ou tel thème, qu’il soit question de l’orthographe, du lexique ou de la grammaire. Ainsi, lorsqu’il évoque la synonymie, qu’il s’agisse de la critique du dictionnaire de l’Académie à laquelle il procède dans la préface ou des commentaires nourris qu’il ajoute à l’article synonymie et aux ouvrages y correspondant (ceux de Girard, Roubaud, Guizot, Lafaye, par exemple), on perçoit combien Pierre Larousse n’est pas homme à diffuser une norme ou une attitude lexicographique sans la remettre en cause si elle ne lui paraît pas cohérente. Il suffit aussi de lire l’article qu’il consacre à l’argot, pour constater sa position critique à l’égard de tout sujet important pour la vie de la langue. Il s’y montre ici par exemple en véritable enquêteur dans les différents lieux mal famés de Paris, déguisé, pour ne pas être reconnu, et notant tous les usages particuliers de la langue argotique, pour la meilleure information possible de ses souscripteurs.
20Larousse s’inscrit dans cette tradition philologique inaugurée par l’abbé Féraud et qui consiste à ne rien admettre sans le soumettre à l’examen critique. Les positions ainsi disséminées par l’abbé Féraud ou par Pierre Larousse tout au long de leur dictionnaire font de fait aujourd’hui l’objet d’une relecture attentive, tant on y reconnaît un regard aiguisé, souvent encore de pleine actualité.
la lexicographie de la réduction et de l’accumulation, issue de la révolution française, installée dans la dynamique romantique
21Pierre Larousse qui conclut sa préface par un mot sur Proudhon, dont il loue la pensée vigoureuse, porte évidemment à la Révolution française un sentiment ému : on n’oubliera pas que l’œuvre de Diderot représente pour lui, en reprenant le propos de M. David « dans sa notice sur l’Encyclopédie », la matrice qui « a enfanté cette vaillante armée de penseurs qui surgissent, à l’heure voulue, pour revendiquer les libertés dont les peuples ne sauraient pas plus se passer que du pain de chaque jour » (Larousse 1866, p. xxxi).
22Il n’a pas cependant apprécié à leur juste mesure les dictionnaires qui sont nés de la Révolution, les assimilant un peu vite à « une foule de dictionnaires qui, depuis 20 ans, se sont échappés de nos grandes boutiques de librairie, pour s’abattre comme des nuées de sauterelles dans nos bibliothèques et dans nos écoles » (Larousse 1866, p. xvii). En réalité, c’est tantôt dans la perspective démocratique de l’apprentissage passant par des ouvrages nécessairement réducteurs d’informations, tantôt en tant que dictionnaires en deux ou trois volumes destinés à un public soucieux prioritairement d’avoir accès à un lexique riche, celui issu du romantisme foisonnant, que la lexicographie de grande diffusion effectuait ses premiers pas. Et ce faisant, si la qualité n’était pas toujours au rendez-vous, elle préparait indéniablement la voie à l’œuvre laroussienne, destinée par volonté à une très grande diffusion.
Les dictionnaires d’apprentissage, dictionnaires de la réduction
23C’est à la faveur de la réduction d’ouvrages en plusieurs volumes que naquit peu à peu l’idée démocratique que des dictionnaires réduits en taille pourraient se révéler utiles aux élèves du système scolaire. Certes, avant la Révolution, on disposait déjà de dictionnaires manuels — c’est-à-dire que l’on tenait dans une main — ou encore de dictionnaires portatifs et, bien sûr, d’abrégés, mais il ne s’agissait pas encore vraiment de dictionnaires d’apprentissage.
24Ainsi, paraîtra en 1802, en deux volumes et dans un format in-octavo, le Dictionnaire portatif de la langue françoise, extrait du grand Dictionnaire de Pierre Richelet, par M. de Wailly, avec, en fin de chaque volume, un Vocabulaire géographique des royaumes, provinces, villes, et départements, ce qui renforce le caractère utilitaire de l’ouvrage.
25Ce dictionnaire portatif ne s’assimile pas encore réellement à un dictionnaire d’apprentissage, il symbolise cependant un mouvement de démocratisation du savoir accessible à tous et, entre autres, aux jeunes gens qui fréquentent les établissements scolaires, donnant le ton à toute une série de dictionnaires de même nature qui vont marquer la première moitié du XIXe siècle. Un « dictionnaire d’une langue vivante », comme le signale de Wailly (1802, p. 1), doit présenter « les changements que l’usage produit », et notamment parce qu’il s’agit d’un « ouvrage qui peut être regardé comme un livre classique pour les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe et comme un livre nécessaire pour les hommes faits ». Les « jeunes gens », tel est bien en effet l’un des publics visés et, en ce sens, on tient là un des maillons qui nous conduira au dictionnaire spécifiquement élaboré pour l’apprentissage.
26De Wailly est l’un des premiers à évoquer le « livre classique », avant que d’autres dictionnaires ne soient qualifiés de « classiques ». Retenons que l’adjectif « classique » qualifie alors les auteurs « dont on voit les ouvrages au Collège », selon la définition même apportée par de Wailly dans le Dictionnaire portatif de 1802. Ainsi, un dictionnaire « classique » est par définition destiné aux classes du collège, c’est-à-dire aux élèves de plus de onze ans en général. L’un des « dictionnaires classiques » les plus connus sera par la suite le Larousse classique, né en 1911 sous la direction de Claude Augé, qui pérennisera cet intitulé jusqu’en 1987 avec, de fait, les collèges pour public privilégié.
27Une première période commence avec le Premier Empire et la Monarchie de juillet, propice à la production de dictionnaires portatifs : s’installe en effet un dispositif d’État d’instruction publique, à travers les lycées impériaux, sous Napoléon Ier, et, à la suite de la loi Guizot de 1833, avec les Écoles normales qui forment les premiers instituteurs.
28Et parmi les nombreux auteurs de dictionnaires qui relèvent de cette première étape, il faut signaler à nouveau François de Wailly (1724-1801) dont l’activité éditoriale fut très importante, qu’il s’agisse comme on l’a constaté de la révision du Dictionnaire français de Richelet, ou du Dictionnaire de l’Académie dont il propose un Abrégé en 1801, avec le titre révélateur de Nouveau vocabulaire français ou Abrégé du Dictionnaire de l’Académie correspondant à un in-octavo. Pierre Larousse, qui n’a jamais été complaisant avec les autres lexicographes, déclarera dans la notice qu’il lui consacre dans le Grand Dictionnaire universel que cet Abrégé représentait le « premier livre bien fait dans ce genre » (Larousse 1866-1876, vol. 15, p. 1249). De facture et de tonalité classiques, selon la formule même de De Wailly (1844, p. vii), il lui importait cependant prioritairement de « renfermer beaucoup de choses dans un cadre très resserré ». On ne saurait mieux définir la lexicographie de réduction.
29Avec 22 éditions de 1801 à 1855, ce Nouveau vocabulaire français a en réalité représenté l’un des dictionnaires les plus réédités tout au long de la première moitié du XIXe siècle en bénéficiant des soins attentifs de trois générations de lexicographes, puisqu’il fut remis à jour et perfectionné successivement par le fils de François de Wailly, Étienne-Auguste (1770-1821), poète et grammairien qui devint Proviseur du Lycée Napoléon et du Collège royal de Henri IV, et par son petit-fils, Alfred (1800-1866), également Proviseur au Lycée Henri IV, avant qu’il ne devienne Inspecteur général de l’Instruction publique. Que ces dictionnaires classiques aient été largement diffusés et avec un succès confirmé dans le système scolaire n’étonne guère : les fonctions occupées par leurs promoteurs au cœur du système scolaire ne pouvaient que concourir à leur succès.
30Lorsque Pierre-Claude-Victoire Boiste publie en 1800 le Dictionnaire universel de la langue françoise, ouvrage en un volume paru en formats in-octavo et vénitien, c’est-à-dire deux fois plus large que haut, c’est la tradition du Dictionnaire universel cumulant les informations portant sur la langue et sur les savoirs encyclopédiques qui s’installe, avec 14 éditions successives de 1800 à 1857. Ainsi, en tant que dictionnaire pratique, multiusage, ce « portatif » se signale par de nombreux appendices, en l’occurrence une table d’homonymes et de paronymes, un relevé de synonymes, un dictionnaire des noms propres, un dictionnaire historique, mythologique, géographique, un dictionnaire de rimes. On dispose de la sorte d’un dictionnaire cumulatif très révélateur des appétits de savoir du moment, postrévolutionnaire et inscrit dans la mouvance foisonnante du romantisme. D’abord avocat avant de se consacrer à la littérature, Boiste (1765-1824), qui incarne la transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle, n’hésitera pas, dès la deuxième édition, à renforcer le caractère cumulatif de son dictionnaire en ajoutant à la suite de chaque entrée « le latin et les étymologies ». On se situe ainsi à la fois dans la lexicographie de réduction et dans celle du cumul : offrir un condensé le plus complet possible en un seul volume représente un objectif à atteindre et susceptible de séduire le public des professeurs et des élèves sous leur responsabilité. En 1834, dix ans après le décès de Boiste, Charles Nodier confirmait cette tendance cumulative en reprenant dans sa huitième édition le Dictionnaire universel avec un nouveau titre ajouté, le Pan Lexique.
31Le projet de Boiste était donc « universalisant » et c’est sans doute en cela qu’il ne manquait pas de partisans dans les collèges et lycées. Il s’agissait avant tout de rechercher le consensus en recueillant l’aval de l’Académie et en réunissant, « sans confusion, pour les lecteurs et les auteurs, tous les genres d’utilité, toutes les richesses communes à tous les Dictionnaires ou particulières à chacun d’eux », comme il l’affirme dans l’« Avertissement » (Boiste 1800, p. I). Cette sorte de « concordance » générale des dictionnaires et de leur Supplément ajoutait à la notion de réduction, celle de moyenne et de commun dénominateur.
32Soulignons d’emblée encore une fois que cette première moitié du XIXe siècle fut vraiment déterminante pour la constitution d’une instruction publique structurée, avec entre autres le développement des lycées, de l’Université et la création des premières structures hiérarchiques d’État, le corps des agrégés et de l’inspection par exemple. À cette évolution devait forcément correspondre une élite soucieuse d’offrir des outils académiques au sens institutionnel du terme dans le Second degré, en l’occurrence, pour la langue française. L’association complémentaire d’une grammaire et d’un dictionnaire destinés aux élèves s’échelonnant de la classe de sixième jusqu’au baccalauréat, de 11 à 18 ans en moyenne, allait s’imposer. Ce fut Charles Pierre Chapsal (1788-1858) et François-Joseph-Michel Noël (1755-1841), le premier en tant que professeur de grammaire générale au lycée Louis-le-Grand, le second en tant qu’Inspecteur général, qui incarnèrent le mieux ces nouveaux médiateurs d’un savoir unifié diffusé à travers de nouveaux outils dans le Second degré.
33En 1808, Chapsal avait déjà publié, sous la forme de deux volumes in-octavo, un Nouveau Dictionnaire grammatical, et de sa rencontre avec l’Inspecteur général Noël, devait naître, en 1823, la Nouvelle Grammaire française, également constituée de deux volumes, le premier volume offrant la grammaire proprement dite et le second les exercices. Cette grammaire, en réalité davantage le fait de Chapsal que de Noël, bénéficia forcément du poids institutionnel de l’inspection générale qui la fit adopter dans tous les conseils de l’enseignement. Elle connut un succès retentissant, plus de 30 ans durant, et fut accompagnée de toute une série d’ouvrages adaptés à chaque niveau.
34La logique éditoriale et institutionnelle poussait à ce que soit doublé par des dictionnaires ce code grammatical, qui tranchait par sa clarté et sa cohérence méthodologique avec les ouvrages concurrents qui ne pouvaient rivaliser. Ainsi, Noël, naguère partisan sincère de la Révolution et qui, dès 1802, avec Bonaparte bientôt Napoléon Ier, occuperait la position enviable et stratégique d’inspecteur général de l’Instruction publique, publia par exemple un Dictionnaire de la fable (c’est-à-dire de la mythologie) en 1801 et un Dictionnaire étymologique, en 1831. En s’associant à Chapsal, il fit paraître pendant les trente premières années du XIXe siècle le Nouveau Dictionnaire de la langue française qui eut un succès considérable dans les collèges. En réalité, œuvre de compilation, de facture et de contenu très académiques, dotée d’une nomenclature où n’étaient admis qu’avec « une extrême réserve les mots nouveaux » (Noël et Chapsal 1826), ce petit dictionnaire en un volume et à gros tirage incarne parfaitement le type de dictionnaire conformiste et convenu alors proposé à des élèves totalement rivés à un système scolaire peu propice à l’épanouissement créatif. Comparer cependant la page de titre de ce dictionnaire et celle du dictionnaire de Pierre Larousse, de même titre, le Nouveau Dictionnaire de la langue française qu’il publie en 1856, c’est constater qu’il y a eu là indéniablement un modèle pour le lexicographe bourguignon à la recherche d’un public.
Les dictionnaires de la langue, dictionnaires de l’accumulation et « sauterelles » aux yeux de Pierre Larousse...
35Il faut toujours prendre en compte le marché de l’édition et ses contraintes : il n’y a en effet pas souvent de grandes réussites éditoriales sans un courant économique favorable. Entre 1780 et 1820, le marché de l’édition est en crise et du même coup les dictionnaires dépassent rarement deux ou trois volumes. En 1813, paraît en deux volumes le Dictionnaire universel portatif de la langue française de Claude-Marie Gattel, avec la prononciation figurée, ouvrage très favorablement accueilli. Pierre Larousse n’est pas sans le signaler dans sa préface et sans l’apprécier pour les nombreuses rectifications qu’on y trouve des travaux de l’Académie. C’est l’occasion pour lui de fustiger au passage la lenteur de l’Académie française : « Tandis que les quarante immortels sommeillaient paisiblement dans leurs fauteuils, de laborieux lexicographes se mettaient courageusement à l’œuvre, et Gattel doit être rangé parmi ces consciencieux travailleurs » (Larousse 1866, p. xv). Ainsi Gattel échappe à la qualification de « sauterelle » !
36Ce ne sera pas le cas des suivants, et notamment des deux volumes du Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires de Napoléon Landais, publié en 1834. Il s’agit en fait, comme le laisse deviner le titre, d’un ouvrage fondé sur la surenchère, notamment dans la quantité de mots offerts alors même que la qualité des définitions s’avère bien médiocre. Dans la décennie qui suit, en 1843, paraît le Dictionnaire national, au titre tout aussi immodeste, par Louis-Nicolas Bescherelle. Ce dictionnaire, qui connaît un succès rapide, sera suivi par de nombreuses rééditions jusqu’à la fin du siècle, au point qu’il devient éponyme et fait date dans l’histoire des dictionnaires : on utilise encore aujourd’hui un lointain successeur du Dictionnaire usuel de tous les verbes, dictionnaire que Bescherelle avait publié à la même date que le Dictionnaire national, en 1843.
37Curieusement, c’est sans particulière attention que Pierre Larousse rangera aussi parmi cette « nuée de sauterelles », les dictionnaires de Lachâtre, dont les opinions politiques avancées et l’engagement républicain courageux auraient pu être valorisés par Pierre Larousse de même tendance. Faut-il y percevoir une vague inquiétude de la part de Larousse de la concurrence, dans la mesure où, en 1865, commençaient à paraître les fascicules du Nouveau Dictionnaire universel de Lachâtre, au moment même où étaient aussi diffusés ceux du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle ? Ou encore, s’agit-il du rejet d’un type de dictionnaire de nature très encyclopédique et peu porté vers la description de la langue française, alors que Larousse se faisait gloire d’être d’abord un « grammairien » ? Le Dictionnaire français illustré que Lachâtre avait publié en 1858, dictionnaire condamné par la police du Second Empire et détruit en fonction des idées subversives qu’il comportait aux yeux du pouvoir, méritait peut-être quelques commentaires chaleureux de la part de Pierre Larousse, ce qui n’est pas le cas. On sait gré à François Gaudin, de l’Université de Rouen, de travailler à la meilleure reconnaissance d’un lexicographe très engagé politiquement et ce faisant assez proche de Pierre Larousse, auquel d’ailleurs il rendait hommage sans hésiter.
la renaissance lexicocraphique : de nodier à lafaye en passant par l’académie
Les grands dictionnaires généraux
38En 1828, paraissait l’Examen critique des dictionnaires de langue française où Charles Nodier se montrait à la fois caustique pour quelques dictionnaires, notamment celui de l’Académie et ceux de De Wailly, Gattel et Boiste, mais en même temps très respectueux du travail difficile des « lexicographes », des « dictionnaristes ». C’est à lui qu’on doit d’ailleurs ce dernier mot repris efficacement par Bernard Quemada. Allaient ainsi naître, dans la même période, quelques ouvrages dignes de la plus grande attention et préfigurant les deux véritables artisans du renouveau prestigieux : Pierre Larousse et Émile Littré.
39Il convient d’abord d’évoquer le Nouveau Dictionnaire de la langue française en deux volumes, de Jean-Charles Laveaux, ouvrage publié en 1820. Philologue érudit, Laveaux offre alors des définitions succinctes mais très claires, et surtout, selon le propos même de Pierre Larousse qui le cite dans sa préface, il se distingue par « un tact grammatical remarquable » (Larousse 1866, p. xv). Larousse fait aussi l’éloge de son Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française publié en 1847, qui « n’a pas vieilli » et représente « un des meilleurs traités qui aient été composés sur les nombreuses anomalies de notre idiome national » (ibid.). Et de conclure : « Laveaux était un travailleur infatigable, comme le sont presque tous les grammairiens, et le Grand Dictionnaire aime à rendre cet hommage à un mérite modeste et incontestable » (ibid., p. xv-xvi).
40Il importe aussi de citer le Nouveau Dictionnaire de la langue française contenant la définition de tous les mots en usage, leur étymologie, de Louis Dochez, paru en 1860. Ce dictionnaire, très apprécié par Littré pour sa présentation ordonnée des étymologies et des emplois illustrés d’exemples littéraires, donnés dans l’ordre chronologique, retient aussi manifestement l’attention de Larousse. « C’est un ouvrage très estimable, que l’auteur a composé seul, en y sacrifiant dix années de sa vie, la plus grande partie de sa fortune et son existence même, car il mourut au moment où l’on tirait les dernières feuilles », précise Pierre Larousse (1866, p. xvi), qui ne sait pas qu’il n’aura pas même cette chance. Cet ouvrage offrant, selon les mots de Dochez, « l’état civil de la langue reproduit aux principales époques de son histoire, avec les adjonctions nécessitées par les actes de naissance des nouveaux membres de la grande famille » (cité dans Larousse 1866, p. xvi), plaît particulièrement à Pierre Larousse qui remarque que les exemples retenus par Dochez sont tirés d’auteurs du XIXe siècle qu’il prend grand plaisir à énumérer : P.-L. Courier, Chateaubriand, Joubert, Ozanam, Guizot, Thiers, Cousin, Lamartine, Hugo, Moreau, Musset, Lamennais, Ravignan, Lacordaire, Proudhon, etc. « Ces noms, ajoute-t-il, sont une preuve des soins que Fauteur a apportés à la composition de son dictionnaire » (Larousse 1866, p. xvi). C’est ainsi que Pierre Larousse sera le premier à signaler que Dochez a en quelque sorte précédé Littré : « L’idée est née dans l’esprit des deux lexicographes, comme celle du calcul différentiel s’était simultanément éveillée dans le cerveau puissant de Leibnitz et dans celui de Newton » (ibid.). Larousse peut alors se livrer à l’examen de l’œuvre de Littré avec toute la déférence qui convient, mais non sans de justes remarques sur les quelques failles de son dictionnaire vénérable.
Les dictionnaires spécialisés de la langue française
41Avec le Complément du Dictionnaire de l’Académie, publié en 1842, ouvrage de Louis Barré destiné à rendre compte prioritairement des vocabulaires de spécialité, on entre de fait dans une lexicographie spécialisée qui concourt au renouveau de la lexicographie également fondée sur une appréciation philologique de la langue : la linguistique historique y prend en effet toute sa mesure. Dans le même temps, rappelons que continuait de s’élaborer au sein de l’Académie le Dictionnaire historique de la langue française qui, même si sa carrière s’achève en 1894 à la fin de la lettre A, aura contribué à donner à la période une dimension historisante. À sa manière, Larousse héritera aussi de cette dynamique, on sait combien en effet il a souhaité donner à l’étymologie une dimension scientifique en tenant compte des découvertes les plus récentes. « Parmi les sciences nouvelles auxquelles le XIXe siècle s’honore avec raison d’avoir donné naissance, il en est une qui attire tout d’abord l’attention [...] par la fécondité des résultats auxquels elle a conduit ; nous voulons parler de la philologie comparée » (Larousse 1866, p. lxvi). Un long développement est ainsi consacré par Larousse, qui en a compris le caractère pionnier, aux disciplines récentes des sciences du langage.
42C’est également du côté des classements sémantiques que la lexicographie va se distinguer et Pierre Larousse y sera particulièrement sensible. L’abbé Girard avait certes inauguré au XVIIIe siècle la série des classements sémantiques avec, en 1718, un dictionnaire fondé sur la synonymie distinctive, de même qu’il avait connu de solides successeurs avec Roubaud et François Guizot, ce dernier offrant une remarquable synthèse sur le sujet avec le Nouveau Dictionnaire universel des synonymes paru à l’aube du XIXe siècle, en 1809. Mais, en vérité, c’est à Benjamin Lafaye que revient la réflexion la plus structurée, avec une démarche linguistique clairement explicitée dans sa très longue préface du Dictionnaire des synonymes de la langue française (1858). Or, c’est dans son sillage et au contact de travaux anglais, notamment ceux de Peter Mark Roget, auteur d’un Thésaurus of English Words and Phrases (1852), que Prudence Boissière faisait justement paraître chez Larousse, enthousiaste, le Dictionnaire analogique de la langue française. Il suffit de lire, d’une part, la notice biographique que Larousse consacre à Boissière et, d’autre part, l’article analogique qu’il soigne tout particulièrement, pour comprendre à quel point Pierre Larousse percevait dans le classement sémantique, onomasiologique, l’avenir de la lexicographie. Il proposera même dans ledit article le plan d’un dictionnaire analogique dont il s’attribue par avance un droit de propriété intellectuelle !
43Il n’est pas innocent de choisir le Dictionnaire analogique pour achever cette rapide description du paysage lexicographique qui, depuis l’Encyclopédie, constitue l’écrin sur lequel se poseront les dictionnaires de Pierre Larousse, le petit et le grand. On a pu constater en effet que Pierre Larousse était parfaitement en mesure de nous accompagner dans ce voyage et même parfois de nous guider, sa préface se présentant comme une sorte de bel état des lieux. Pierre Larousse sait en effet se tourner vers le passé pour rappeler avec modestie qu’il est l’héritier de différents grands lexicographes qui l’ont précédé, héritier par exemple de Diderot quant au contenu encyclopédique et idéologique et de l’Encyclopédie quant à l’ampleur éditoriale de son propre projet. Nous avons rappelé — sans forcément qu’il le reconnaisse — combien il devrait aussi se sentir redevable de cette lexicographie d’accumulation et d’apprentissage qui, au début du XIXe siècle, prépare le terrain à des dictionnaires de grande diffusion. Il est aussi naturellement l’héritier de cette lexicographie savante issue du renouveau linguistique, qu’il s’agisse de la lexicographie générale ou spécialisée. Et dans le cadre de cette lexicographie spécialisée, il est pour le moins symptomatique de constater qu’il se révèle aussitôt comme un pionnier : avant même l’ère informatique, n’a-t-il pas en effet perçu que la consultation analogique — celle-là même qui se répand au XXIe siècle grâce à l’informatique et qui nous permet par exemple de redécouvrir thématiquement le Grand Dictionnaire universel sur dvd-rom — irait crescendo ?
44Tout voyage, même s’il se fait dans un beau paysage, devrait se terminer sur une note d’humour et les Larousse nous en donnent l’occasion, en se métamorphosant en véritables abris naturels de par leurs impressionnants volumes... Ainsi, dans La Maison de Claudine, Colette (1986, p. 988) rappelle suavement qu’elle aimait enfant « se loger en borde entre deux tomes du Larousse comme un chien dans sa niche ». De la même manière, elle signale avec un bonheur non dissimulé dans Claudine à l’école que sa chatte la tourmentait chaque soir pour qu’elle « retire de leur rayon deux ou trois des gros Larousse », le vide ainsi laissé formant « une espèce de petite chambre carrée où Fanchette s’installe et se love » (ibid., p. 113). C’est un thème récurrent : dans un roman plus récent, Sans feu ni lieu, Fred Vargas (1997, p. 197) se sert aussi du relief imposant des Larousse, en l’occurrence le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, pour que l’un de ses personnages y abrite, bien protégé derrière les gros volumes des prédateurs et des curieux, son crapaud..., l’animal familier auquel il s’est attaché. On le constate, les dictionnaires Larousse ne sont pas seulement de merveilleuses sources de savoir dans le paysage lexicographique, ils forment aussi d’utiles reliefs derrière lesquels il fait bon, enfant, chat ou crapaud, rêver, ronronner ou coasser !
Auteur
Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise, en France, où il enseigne la lexicologie et la lexicographie et dirige un laboratoire du CNRS (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire. Il organise chaque année à Cergy la Journée des dictionnaires, rendez-vous international des lexicologues et lexicographes. Auteur de plus de 200 publications dont deux « Que sais-je ? » (Les dictionnaires de langue française ; Les néologismes), et La dent-de-lion, la Semeuse et le Petit Larousse, il a obtenu en 2000 le prix international de linguistique Logos pour Dictionnaires et nouvelles technologies (PUF). Il est directeur scientifique du Nouveau Littré, publié aux éditions Garnier en 2004, et auteur du Dictionnaire du français oublié, à paraître. Membre de divers comités de rédaction de revues internationales, il est aussi codirecteur de collections érudites avec Bernard Quemada aux éditions Honoré Champion (coll. « Lexica » ; coll. « Études de lexicologie, lexicographie et dictionnairique »), codirecteur des Cahiers de lexicologie et rédacteur en chef des Études de linguistique appliquée (Didier érudition).
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