Pierre Larousse, genèse et épanouissement d’un lexicographe et éditeur hors du commun
p. 13-40
Texte intégral
1« Le personnage de m. Larousse s’est identifié à tel point avec la notion de dictionnaire, que j’ai entendu parler du Larousse de Littré !... C’est pourquoi M. Larousse est au musée Grévin, dans la partie éternelle [...] non dans la partie qui change avec les modes. [...] Il est assis, il est en cire, il pense le monde par ordre alphabétique sur une chaise de salle à manger, et il ne cesse de le penser ainsi, sans qu’une telle contention d’esprit vienne imprimer une ride sur son front lumineux », déclare avec son talent coutumier Alexandre Vialatte (1984, p. 257) dans l’Antiquité du grand chosier.
2Qui se cache en réalité derrière ce front lumineux ? Le « grammairien, lexicographe et littérateur français, né à Toucy (Yonne) le 23 octobre 1817 », que se plaît à décrire Pierre Larousse, dans l’article autobiographique qu’il se consacre dans le dixième volume du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle ? Ou bien, comme on a coutume de le lire, le protagoniste illuminé d’une folle entreprise — le Grand Dictionnaire — qui aurait inquiété son associé Augustin Boyer, au point qu’une séparation semblait à ce dernier la seule solution pour ne pas risquer de tout perdre ? Ou bien encore — et peut-être ne l’avait-on pas encore pleinement perçu, faute de documents suffisants — un éditeur hors du commun, pionnier en son genre ?
3Si chacun est aujourd’hui convaincu que Pierre Larousse fut un lexicographe de très grand talent, sans doute l’heure est-elle venue d’accompagner ce jugement consensuel d’une autre réflexion sur le caractère novateur exceptionnel de l’éditeur. Force est de constater en effet que ce fils de bourguignons, un forgeron et une aubergiste, a su créer au XIXe siècle une maison d’édition lexicographique qui n’a cessé de s’imposer au tout premier plan dans ce paysage éditorial distinctif par son ampleur et son dynamisme remarquables.
4Ainsi, « Larousse », c’est aujourd’hui, d’une part un homme entré dans l’histoire, Pierre Larousse, d’autre part des dictionnaires, les Larousse constituant une armée d’outils au service de la langue et des savoirs. Mais c’est aussi une entreprise florissante, en l’occurrence les Éditions Larousse avec plus de 150 ans d’histoire et, faut-il le dire, un chiffre d’affaires impressionnant qui en fait la première entreprise de France dans le domaine des dictionnaires.
5Cette réussite n’est pas le fruit du hasard, nous le constaterons. Pierre Larousse a eu effectivement de l’intuition, bien plus qu’on ne l’imaginait, en inventant un nouveau métier : éditeur de dictionnaires. L’auteur du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle a de fait été le plus souvent cantonné par ses biographes1 dans le rôle d’un lexicographe ardent, animé d’une flamme qu’avivait sa foi en le progrès, le tout sur fond de républicanisme avancé. Si cette image reste vraie, on y a au passage enfermé Pierre Larousse dans une figure mythique, une sorte d’infatigable cerveau, le cerveau d’un être pensant qui aurait été bien éloigné des contingences pratiques dont se serait occupé le réaliste Augustin Boyer.
6Pierre Larousse est pourtant beaucoup plus que cela. En vérité, grâce aux travaux précis et érudits de Christian Guillemin (2004), descendant des familles Boyer et Larousse, qui a pu étudier des documents inédits rassemblés dans les familles respectives, nous bénéficions aujourd’hui de nouveaux éclairages sur Pierre Larousse, que nous sommes très heureux de livrer en partie ici.
une enfance heureuse, à l’école de la prospérité, entre force et fourneaux...
7« Fils d’un charron-forgeron », c’est tout ce que signale en termes de filiation Pierre Larousse dans l’article autobiographique du dixième volume du Grand Dictionnaire universel, article qui nous servira de fil conducteur. Il y manque à dire vrai l’essentiel : une mère aubergiste. C’est en effet de la forge paternelle à l’auberge attenante, fort bien située sur la route royale qui traverse Toucy, que le jeune Larousse va faire ses premiers pas d’enfant heureux. C’est là qu’il va s’imprégner d’un univers actif, entre les voituriers qui viennent notamment d’Auxerre et les colporteurs qui s’y arrêtent pour faire étape. Ces colporteurs vendront d’ailleurs au passage aux jeunes parents de Pierre Larousse quelques livres qu’il s’empressera de dévorer.
8À juste titre, Jean-Yves Mollier (1995, p. 10) assimilera ainsi Pierre Larousse à un « enfant du colportage », lecteur boulimique de Voltaire et de Rousseau mais aussi de PigaultLebrun, lecteur passionné de Paul et Virginie tout aussi bien que d’Estelle et Némorin ou des Quatre fils Aymon. Monuments de la littérature classique, almanachs, Bibliothèque bleue, contes à trois sous, tout y passe, avec quelques coups de cœur avoués par le lexicographe. Par exemple, en garçon rêvant déjà d’un univers à construire, il éprouvera une passion pour Robinson Crusoé dont l’esprit inventif et constructif l’émerveille. Aucun doute, cet « enfant du colportage » trouve dans la diversité de ses lectures matière à stimuler, nourrir et forger une curiosité universelle, qui prendra une dimension hors du commun avec le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.
9L’auberge représente en réalité un lieu privilégié d’échanges et, au contact de ces marchands affairés échangeant leurs soucis, leurs réussites et leurs échecs, le futur entrepreneur de dictionnaires ne peut que s’initier aux réalités diverses d’un monde concret, actif, qui le pousse à imaginer ses propres projets. De la même manière, Paul Robert, au contact stimulant de la propriété agricole de son père, s’était inventé une ferme avec des comptes précis, en tenant un cahier de ses ventes et de ses achats, certes virtuels mais si réels dans l’imagination d’un enfant entreprenant. On aurait tort de construire une sorte d’image sainte du lexicographe-éditeur, assimilant son enfance à la gestation d’un pur cerveau : le lexicographe éditeur associe une énorme curiosité sur la langue et les savoirs qu’elle véhicule à la folle envie de réussir dans une entreprise qu’il met un certain temps à définir.
10Qu’on nous pardonne ici un parallèle qui a donné lieu à quelques développements dans un autre ouvrage de référence sur Larousse (Pruvost et Guilpain-Giraud, dir., à paraître) : tout comme Pierre Larousse, Alexandre Dumas a en effet passé son enfance dans l’auberge de sa mère, à Villers-Cotterêts, gambadant entre les clients et les fourneaux. On sait combien Larousse appréciait en effet l’auteur des Trois mousquetaires et il suffit de lire l’article qu’il lui consacre pour comprendre que les deux hommes sont bâtis sur le même moule généreux. Il n’est d’ailleurs guère surprenant que, sensibilisés au même univers stimulant, tous deux aient un goût prononcé pour monter des entreprises, en somme concrétiser leurs différents rêves. Si, dans le cas de Pierre Larousse, fils d’une aubergiste qui mène bien ses affaires, la réussite financière est au rendez-vous, ce n’est toutefois pas le cas d’Alexandre Dumas, fils d’une aubergiste qui a quelques difficultés ; on n’en tirera pas nécessairement des liens de cause à effet. Alexandre Dumas se lancera effectivement dans les entreprises les plus variées, de l’imprimerie à l’exploitation de minerais, en passant par la direction de différents journaux avec, il faut bien le signaler, un art consommé de l’échec.

Toucy (Yonne) [v. 1910] (© Larousse)
11Le parallèle ne serait pas complet si on ne signalait qu’Alexandre Dumas, ruiné, achève son œuvre par ce qu’il déclarait lui tenir le plus à cœur : un dictionnaire, le Grand Dictionnaire de cuisine publié en 1873, pendant que Pierre Larousse prend un plaisir non dissimulé à égrener tout au long du Grand Dictionnaire universel des recettes de cuisine, chaque fois que le sujet peut s’y prêter. Le lexicographe se souvient ainsi de son enfance à Toucy et, au moment de décrire sa petite ville dans le Grand Dictionnaire universel, il en profite pour rappeler qu’on y cultive des asperges et combien ces dernières sont « douces et extrêmement savoureuses ». L’article consacré à l’asperge est d’ailleurs éloquent sur un sujet avec lequel le fils d’aubergiste ne plaisante pas : « C’est surtout à la sauce blanche que l’on en tire tous les sucs délicieux qu’elles recèlent : leur délicatesse s’accommode peu de l’huile et du vinaigre. Manger des asperges de Toucy à l’huile et au vinaigre, autant vaudrait arranger un ortolan à l’ail ou un faisan en fricassée » (cité dans Rétif 1975, p. 12). Alexandre et Pierre ne badinent pas avec l’art de Brillat-Savarin ! Au reste, dans les projets de Pierre Larousse, nous constaterons que l’un d’entre eux portait justement sur l’une des fiertés gastronomiques de la Bourgogne : son vin.
du très bon élevé au jeune instituteur dynamique, bride dans sa liberté d’entreprendre
12Un bon maître, Edme Plait installé à Toucy depuis 1808, un élève très réceptif, Pierre Larousse, de jeunes parents qui au moment où ils inscrivent à six ans leur fils à l’école, en 1823, ont respectivement 29 ans pour le père et 38 ans pour la mère, avec le souhait d’offrir un solide savoir à l’enfant curieux de tout, au point de lui faire donner des leçons particulières après la classe, voilà qui vous conduit tout droit, si l’on est un des meilleurs élèves du village, vers la carrière d’instituteur. D’autant plus qu’est publiée, le 28 juin 1833, la loi Guizot sur l’Instruction primaire, imposant l’entretien d’au moins une école publique pour chaque commune et d’une École normale pour chaque département, cette dernière offrant aux meilleurs élèves desdites communes la possibilité de devenir instituteur.
13Il n’en faut pas plus pour que le jeune Larousse soit choisi parmi les quatre élèves les plus méritants du département de l’Yonne qui, avec un Conseil général n’ayant pas eu le temps de faire construire une École normale, envoie ses candidats à celle de Versailles, ouverte avant l’heure dès 1831. Le futur lexicographe devient ainsi un des premiers « élèves-maîtres » de ce type d’établissements, austère s’il en est, dont la discipline et l’enseignement s’illustrent par une rigidité certaine, très éloignée de l’ouverture d’esprit dont témoigne Pierre Larousse. Mais il faut d’emblée le souligner, Pierre Larousse trouvera là, a posteriori et parmi ses anciens maîtres — M. Gallien par exemple —, quelques précieux collaborateurs au moment de lancer le Grand Dictionnaire.
14Le 17 avril 1837, voilà donc Pierre Larousse âgé de 20 ans et récipiendaire du Brevet élémentaire. Le 9 février 1838, le jeune homme est alors consacré instituteur avec le Brevet d’enseignement du premier degré : André Rétif (1975, p. 49) qui est entré dans le détail de cette période rappelle opportunément qu’en 1837, il ne fut décerné que 194 de ces brevets, ce qui souligne s’il en était besoin combien ce diplôme n’est pas, pour le moins, galvaudé.
15Pierre Larousse n’ayant pas propension à la prolixité lorsqu’il s’agit de son autobiographie, on en est parfois réduit à des supputations. Jusqu’au 7 mai 1838, date à laquelle il prend ses fonctions d’instituteur à Toucy, il semblerait par exemple que compte tenu des propos qui lui échappent dans le Prospectus de la grammaire lexicologique de 1850, le jeune Larousse ait d’abord exercé la fonction de répétiteur à l’École normale de Versailles. Cela pourrait bien expliquer les liens privilégiés qu’il aurait alors établis avec quelques enseignants de l’École normale, des enseignants qu’il saura retrouver en tant qu’éditeur.
16Lorsque Pierre Larousse, « porteur des certificats de capacité et de moralité exigés par la loi », comme le précise l’extrait du registre des délibérations du Comité d’instruction primaire de Toucy, succède à M. Barthélémy, lui-même remplaçant d’Edme Plait depuis le 28 mars 1833, on imagine aisément la fierté de ses parents. Après avoir racheté à son prédécesseur, comme c’en était la coutume, tout le matériel nécessaire à l’exercice de son ministère, voilà donc le fils de l’aubergiste à la tête d’une classe unique, et de ce fait directeur de l’école d’une petite ville où il s’était quelques années plus tôt illustré en tant que brillant élève.
17Cependant, il serait vain d’imaginer en 1838 des conditions de travail idylliques, c’est une centaine d’élèves qu’il faut en effet compter dans la classe unique, une soixantaine au moment des moissons, des élèves qui ont entre 5 ans au minimum et 17 ans au maximum, bien qu’aucun élève ne reste en général à l’école au delà de 12 ou 13 ans. Et pour faire bonne mesure à cette situation peu propice à l’épanouissement pédagogique, une étroite surveillance est de mise avec, d’une part, un inspecteur départemental et, d’autre part et surtout, le comité local d’instruction constitué par le maire, le curé de la commune et trois conseillers municipaux, sans oublier le comité d’arrondissement, composé du préfet, du ministre des cultes, des conseillers généraux, etc. Le règlement officiel est strict : l’instruction religieuse et morale y tient le premier rang, toutes les classes se commencent et se terminent par des prières, on est encore bien loin de l’école de la République que défendra Pierre Larousse.
18On comprend donc que, dans ces conditions, Pierre Larousse ne soit pas débordant d’enthousiasme pour sa fonction et qu’à la première occasion il reprendra sa liberté intellectuelle. Date symbolique avant la lettre, c’est en l’occurrence le 1er mai 1840 et donc à quelques jours près, deux ans après sa prise de fonction, qu’il laisse sa charge à un nouvel instituteur qu’il a soin de former pendant quelques semaines. Faut-il conclure que cette courte période d’enseignement compte peu dans la formation du lexicographe ? Nous ne le pensons pas, c’est sans doute à la manière de l’éducation négative prônée par Rousseau que Pierre Larousse aura au contraire ici fait ses premières armes. Par réaction aux insuffisances de cet enseignement trop corseté et sans perspectives d’épanouissement, Pierre Larousse n’a pu manquer de concevoir déjà les premiers principes de sa didactique, notamment celle correspondant à l’enseignement de la langue française, les premiers concepts d’une philosophie cohérente qui en se développant irriguera le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. On ajoutera que si Larousse a d’abord fait preuve d’une foi chrétienne modérée, teintée de christianisme social, ses rapports tendus avec le curé du village sont déjà révélateurs d’une foi républicaine éloignée du cléricalisme.
les germes de l’éditeur chez l’instituteur pionnier déçu et les premiers pas du « bibliothécaire »
19Au cours de cette expérience d’instituteur, Pierre Larousse s’est sans aucun doute forgé des points de vue qui ont prévalu ensuite dans sa carrière d’éditeur. Tout d’abord, dans le cadre des carences constatées, propres à susciter chez un esprit entreprenant l’envie d’y remédier, la médiocrité et le petit nombre des ouvrages archaïques proposés aux élèves ne pouvaient que lui paraître flagrants. Et notamment, pour ce qui concernait l’apprentissage de la langue, réduit à sa plus simple configuration, en l’occurrence un seul livre, le premier livre de lecture. Larousse prend ici la mesure d’un grand vide à combler, l’éditeur à naître y trouve ses premières marques en tant que futur auteur, qu’il s’agisse du contenu avec son premier manuel, La lexicologie des écoles primaires (1849), ou de la palette à couvrir avec toute la collection qui suivra, jalonnant chaque tranche d’âge.
20Il faut rappeler que les mutations pédagogiques alors à l’œuvre favorisaient l’esprit d’entreprise : le fait que Pierre Larousse essayait de pratiquer dans sa classe les pédagogies novatrices du moment, l’enseignement simultané et l’enseignement mutuel, est sans doute aussi de nature à orienter ses travaux futurs, qu’il s’agisse de l’auteur ou de l’éditeur. Ainsi, l’enseignement dit simultané, c’est-à-dire une même leçon donnée à un groupe d’élèves de niveau identique au sein d’une classe unique qui, rappelons-le, rassemblait des élèves de 6 à 17 ans, prend progressivement la place de ce qui dominait partout, c’est-à-dire l’enseignement dit individuel. Ce dernier consistait par exemple à apprendre à lire à un seul élève, pendant que les autres étaient occupés à autre chose, situation si peu confortable qu’elle explique à elle seule les nombreuses gravures où un enseignant est mis en scène avec un élève installé à ses côtés, pendant que le reste de la classe s’agite joyeusement.
21En réalité, Pierre Larousse et plus largement tous les éditeurs scolaires profiteront de cette mutation pédagogique qui, en instaurant l’enseignement simultané au moment même où la loi Guizot entraînait une scolarisation croissante des enfants, offre un immense terrain d’action aux éditeurs qui vont pouvoir lancer des collections de manuels scolaires, devenus nécessaires pour rendre efficace l’enseignement simultané. Cette situation nouvelle où chaque élève d’un niveau donné se trouve au même instant à la même page d’un livre en plusieurs exemplaires, voilà qui représente à la fois un progrès pédagogique certain et, disons-le sans barguigner, une manne pour de jeunes éditeurs tels que Larousse ou Hachette. Pierre Larousse y ajoute un élément, le dictionnaire : au manuel scolaire s’implantant dans les classes, peut en effet alors naturellement s’ajouter le dictionnaire individuel en tant qu’outil précieux d’accompagnement. Une précision s’impose : ce compagnon de la langue est d’autant plus utile aux petits Français et d’un commerce rentable que la plupart des enfants, ce qu’on oublie trop souvent, ne parlaient pas spontanément le français, langue de l’école et de la Nation, mais presque jamais leur langue maternelle.
22Au constat de l’insuffisance quantitative des livres fait aussi écho celui de leur indigence quant au contenu. L’article autobiographique de Pierre Larousse ne laisse d’ailleurs pas de doute à cet égard. Le lexicographe, remarquant ainsi « les lacunes qui existaient dans nos livres d’école, et le vice radical de ces méthodes routinières qui réduisaient l’intelligence de l’enfant au rôle d’un simple mécanisme », se déclare, en jeune homme ambitieux qu’il est, « dès lors » résolu à « opposer à cette scolastique vermoulue une bibliothèque complète d’enseignement primaire et supérieur ». Toute autobiographie offre certes l’occasion d’une tentante toilette du passé, mais il n’en reste pas moins que dans l’esprit du lexicographe du Grand Dictionnaire universel, le jeune instituteur qu’il était alors aurait pris conscience que pour bâtir cette collection de livres, il manquait « d’eau, de biscuit, de charbon, nous voulons dire de cette masse de connaissances nécessaires dans un siècle où le domaine des lettres et des sciences va chaque jour s’agrandissant » (article Larousse, Pierre du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866).
23C’est ce qui, à l’âge de 23 ans et à la fin de l’été 1840, l’aurait donc décidé à rejoindre Paris pour bénéficier « dès son arrivée », des « cours de linguistique, de littérature, d’histoire, de sciences » (ibid.) en auditeur assidu, entre autres de la Sorbonne, du Collège de France, du Muséum d’Histoire naturelle et du Conservatoire des Arts et métiers. C’est aussi pour lui le moment de fréquenter toutes les grandes bibliothèques, notamment la Bibliothèque Sainte-Geneviève qu’il hante de 18 à 22 heures, cette dernière restant la seule ouverte le soir. Dans l’extrait de presse le concernant (L’Yonne, 1866), cité par Pierre Larousse à la fin de la préface du Grand Dictionnaire en guise de biographie — il y a d’ailleurs tout lieu de penser que Larousse en est l’auteur—, c’est avec complaisance que l’on évoque le surnom qui lui est alors donné par ses compagnons d’hôtel : le « bibliothécaire ». Ce « bibliothécaire », soucieux de constituer une « bibliothèque complète d’enseignement primaire et supérieur », était sans doute alors tout entier occupé à constituer là des milliers de fiches sur tous les sujets, dans la frénésie d’une formidable boulimie intellectuelle. Des fiches permettant de nourrir, deux décennies plus tard, les colonnes du Grand Dictionnaire universel.
24C’est ainsi que huit ans durant, de 1841 à 1848, Pierre Larousse va mener une vie d’étudiant autodidacte ne cessant d’étancher une soif insatiable de savoirs. Il aura profité du pécule que lui ont attribué ses parents pour se consacrer à une formation culturelle et intellectuelle lui semblant indispensable à l’accomplissement d’une grande œuvre, dont les contours restent sans doute encore confus. À l’en croire, c’est au cours de cette période que le lexicographe perce sous l’étudiant, que l’autodidacte aurait déjà l’idée de l’œuvre gigantesque à construire. De fait, nombre d’articles du Grand Dictionnaire universel consacrés à tel ou tel phénomène ou telle ou telle sommité contemporaine présentent la trace explicite des souvenirs de l’ex-étudiant Larousse.
25L’essentiel est de retenir que Pierre Larousse, qui ne passera aucun examen, accumule au cours de ces années un savoir encyclopédique au sens à la fois démesuré et laudatif du terme, tout en se forgeant progressivement une idéologie républicaine au contact direct des célébrités telles que Michelet, Lammenais, Quinet, Saint-Marc Girardin, Flourens, dont il suit fébrilement les conférences. La formation de l’intellectuel se complète, cependant l’homme d’action s’impatiente... Comment désormais se faire connaître et faire fortune ?
d’une entreprise à l’autre : des vignes de toucy aux livres de la librairie larousse et boyer
26Nous sommes en 1846 et les parents de Pierre Larousse souhaitent se retirer en confiant l’auberge à qui, dans la descendance, voudra bien en assurer la responsabilité. Pierre Larousse ayant pris déjà son envol pour la capitale, « le cœur et le cerveau de la France », selon la définition qu’il en donnera dans le Grand Dictionnaire, c’est à sa sœur Sophie Marie-Louise, épouse depuis le 7 février 1842 de Jules Alexandre Hollier, qu’échoit l’auberge familiale qu’elle tiendra avec son mari. Les parents de Pierre Larousse font donc une donation à leurs deux enfants moyennant une pension, à cette occasion reviennent à Pierre Larousse les vignes de la côte Saint-Jacques à Toucy.
27Dans les Archives des descendants de Jules Hollier-Larousse, Christian Guillemin a retrouvé une lettre émouvante de Pierre Larousse adressée à sa sœur et datée du 12 février 1847, qui témoigne, d’une part, de la totale confiance qui règne dans la famille et, d’autre part, du bonheur simple de celui qui se retrouve avec des biens à faire fructifier, sans savoir encore que cinq ans plus tard il sera à la tête d’une librairie qu’il devra faire prospérer en compagnie d’Augustin Boyer. « Comment vont les affaires, les partages ? À combien s’élève notre portion ? Je ne signe plus mes lettres que Larousse propriétaire. Voilà mon père devenu rentier », s’exclame-t-il joyeusement.
28Dès que Pierre Larousse se retrouve ainsi propriétaire de vignes, des vignes qui donnaient un très bon vin blanc, « il eut alors l’idée de se faire dans le monde de l’enseignement une clientèle à laquelle il pourrait vendre du vin tout en conservant sa place à l’Institution où il gagnait 3000 francs par an », comme le précise Christian Guillemin (2004, p. 33). Pierre Larousse était alors en effet déjà répétiteur à l’Institution Jauffret où il était entré aux lendemains de la Révolution. Ce projet prend si bien forme dans son esprit qu’après s’en être ouvert à des négociants en vin du Quai Bercy, il propose à sa sœur et à son beau-frère d’investir chacun 5000 francs avec, déclare Larousse, de 2000 à 3000 francs de bénéfice pour la première année, et 15 000 francs de bénéfice net à percevoir dans moins d’une dizaine d’années. Toujours cité par Christian Guillemin (2004, p. 34), Pierre Larousse écrit à sa sœur avec l’enthousiasme d’un jeune homme entreprenant : « C’est le meilleur de tous les commerces de Paris, jamais on n’a vu un marchand de vin en gros faire faillite : il y a 2 ou 3 compagnies à Bercy qui réalisent cent mille francs de bénéfice par an. » Un négociant en vin que cite Pierre Larousse, monsieur Saumet, l’avertit cependant que s’il y a là « quelque chance de réussite, Monsieur Larousse serait plus tranquille en s’en tenant à sa profession ». De fait on ne boira pas de vins Larousse, Louise Hollier ne le suivra pas et Pierre Larousse devra faire fortune autrement !
29L’Institution Jauffret sera donc le creuset du jeune homme ambitieux qui, dans cet internat privé chargé de l’enseignement secondaire et installé dans le Marais, fera la rencontre de celle qui sera sa compagne tout au long d’une vie, Suzanne Pauline Caubel, originaire de l’Aveyron et issue d’un milieu très modeste. L’établissement préparait ses pensionnaires aux examens du lycée Charlemagne et avait bonne réputation ; Pierre Larousse confiera plus tard qu’il était entouré de collègues stimulants et, par exemple, du lexicographe des biographies contemporaines, Vapereau, qui avait refusé le serment à l’Empereur. Parmi ses élèves, on comptera ainsi Edmond About et les fils de Victor Hugo, François et Charles. C’est donc dans ce cadre qu’il commence, en esprit innovant, à tester les méthodes auxquelles il croit. C’est, d’une part, au contact direct des enfants qui lui sont confiés au sein de l’une des classes inférieures, mais aussi, d’autre part, à travers des répétitions qu’il donne aux élèves qui suivent les cours du lycée de Charlemagne, que s’élabore son premier ouvrage, La lexicologie des écoles primaires. Première année, publié en 1849 à compte d’auteur.
30En un mot, quelle est l’originalité de cet ouvrage ? Il s’agit en vérité d’un ouvrage portant sur la langue française et sa grammaire, mais en considérant cette dernière comme une langue vivante dont l’apprentissage représente une fin en soi, contrairement à la grammaire de Lhomond qui, en réalité, préparait les élèves à l’apprentissage du latin. Cependant, de Lhomond largement critiqué par les savants du moment qui trouvaient l’ouvrage très incomplet, Pierre Larousse retient un principe premier, gage du succès commercial : la simplicité du discours. « Le bonhomme ne volait pas haut, mais aussi ses élèves ne le perdaient pas de vue », déclare-t-il avec son habituelle verve à l’article qu’il consacre au grammairien dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (Larousse 1866-1876, vol. 10, p. 458). Et d’ajouter : « Il n’était pas profond, il ne disait pas tout, mais il était simple, clair et bref, et cette méthode, que ses successeurs ont jugée trop enfantine, s’est trouvée être la bonne [...]. » C’est ce discours efficace et simple que choisira Pierre Larousse en l’appliquant aux mots avant tout, d’abord étudiés sous l’angle de la grammaire avec force exercices d’application, puis en en faisant le sujet même de son premier dictionnaire, un dictionnaire de la langue.
31Pierre Larousse a compris, comme le souligne Christian Guillemin en reprenant le propos de Saumet, que c’est « en s’en tenant à sa profession » et en y trouvant sa première clientèle, qu’il pourra faire fortune, tout en diffusant ses idées. Une première étape consiste donc à ne pas passer par un éditeur, mais à faire imprimer à ses frais par Bonaventure, Quai des Grands Augustins, La lexicologie des écoles, avec dès novembre 1849, les amis instituteurs comme premiers clients et, parmi eux, Augustin Boyer qui allait devenir son collaborateur. Mais les rentrées d’argent ne compensant pas les dépenses, il décida alors de déposer ce premier manuel ainsi que les deux suivants, la Méthode lexicologique. Traité élémentaire d’analyse grammaticale et le Cours lexicologique de style ou Lexicologie de deuxième année, chez le libraire Maire-Nyon, ce qui permettait de conserver la propriété littéraire de ses ouvrages. De fait, à la manière d’Émile Zola, Pierre Larousse ne se montre en rien un esprit éthéré, il sait rester très concret quant aux conditions de sa fortune à construire en sachant qu’elle repose sur une œuvre à promouvoir.
32On peut lire dans une lettre de 1850, tirée de la correspondance recueillie par Christian Guillemin auprès des descendants de Jules Hollier-Larousse, adressée par le jeune auteur à sa sœur, les propos suivants d’un Pierre Larousse qui sait assurément très bien compter :
J’arrive au fait : ma publication a complètement réussi et me prépare le plus brillant avenir. Mais elle va m’occasionner, dans quelques mois, des frais énormes de prospection et de circulaires, car il faut nécessairement que je porte ma méthode à la connaissance de tous les instituteurs de France. Les frais, je n’aurais pas à y faire face, si je consentais à vendre cette 1re partie de mon ouvrage à un éditeur. J’en trouverais 20 demain qui me compteraient, si je voulais, 10 000 F de ma propriété. Mais à moins d’être fou, je ne puis en venir là qu’à la dernière extrémité. Car en m’achetant cette première partie, l’éditeur devient naturellement propriétaire, au même prix de chacune des parties qui suivront. De cette manière, j’aliène, pour une trentaine de mille francs, ce qui doit fonder ma fortune et faire mon nom.
33Pierre Larousse a quelque chose de Rastignac ! Le fils d’aubergiste du terroir bourguignon a bel et bien les pieds sur terre.
34Il va prouver qu’il sait allier des idéaux et aligner des chiffres tout en faisant œuvre didactique pionnière. Ayant besoin d’argent pour se lancer, c’est tout naturellement vers sa sœur qu’il se tourne en lui demandant de lui acheter la nue-propriété d’un bien qui lui vient de la donation-partage de ses parents au prix de 3500 francs dont 1500 francs payables tout de suite, puis 500 francs tous les six mois. Si sa sœur n’accepte pas, ce qu’il comprend fort bien parce qu’il s’agit d’une somme importante, la chance va néanmoins lui sourire en la personne d’Augustin Boyer. Ce dernier, formé comme lui à l’École normale de Versailles, originaire d’un village voisin de Toucy — la famille de Pierre Larousse et celle d’Augustin Boyer avaient vécu avant le Premier Empire à moins de 300 mètres l’une de l’autre2 —, va lui apporter ce qui lui manquait : des fonds. On a en effet longtemps cru que l’argent nécessaire à la fondation, en 1852, de la Librairie Larousse et Boyer venait de la sœur de Larousse, mais c’est en fait, comme le démontre Christian Guillemin, documents à l’appui, de Mme Riollet, c’est-à-dire la « Sœur Providence » d’Augustin Boyer et en somme pour l’orphelin qu’il était sa « seconde mère », que vinrent les 3500 francs indispensables, comme le livre de compte de cette dernière en atteste.
35Augustin Boyer, de quatre ans plus jeune que lui, après avoir exercé en tant qu’instituteur dans la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, alors haut lieu pédagogique, avait embrassé quelque temps une carrière commerciale. Puis, au moment de postuler en tant qu’instituteur à l’école de Villiers-Saint-Benoît, il s’était trouvé écarté, « proscrit » pour ainsi dire de l’Éducation nationale, comme en témoigne entre autres son dossier au ministère de l’Instruction et des Cultes, où il fut fiché comme « dangereux au point de vue de la morale et de la religion ». Victime de la répression cléricale en vertu de ses idées trop républicaines, instituteur également convaincu d’un nécessaire renouveau pédagogique, doté d’une expérience dans le commerce, Augustin Boyer ne pouvait que plaire à Pierre Larousse à la recherche d’une solution pour se lancer en tant qu’auteur-éditeur.
36Il faudra en réalité plus de dix mois pour concrétiser leur idée d’ouvrir un petit magasin de libraire-éditeur : c’est qu’il fallait un minimum de capitaux pour qu’au delà des frais d’installation et d’impression, la maison puisse assurer le fond de roulement nécessaire au lancement des deuxièmes tirages. « Sœur Providence », dont le mari instituteur se doublait d’un prêteur d’argent dans un village où écrire et compter restaient rares, allait donc avec l’accord de son mari les aider financièrement. En somme, une forme de solidarité entre instituteurs se déployait pour permettre la création de la Librairie Larousse et Boyer. Pierre Larousse fit donc le 1er mai 1852 la demande d’un Brevet de libraire-éditeur à son seul nom, Augustin Boyer n’étant pas persona grata aux yeux du pouvoir, et parmi les quatre signatures de libraire nécessaires, Pierre Larousse avait pu recueillir celle de Louis Hachette. On se souvient en l’occurrence que Louis Hachette, qui avait rêvé d’enseigner et qui n’avait pu le faire pour des raisons politiques, respectait infiniment ses auteurs, en leur faisant « les conditions les plus favorables à leurs intérêts », achetant rarement « la propriété d’un ouvrage » par un scrupule qui l’honorait pleinement et auquel Pierre Larousse sut rendre hommage dans l’article qu’il lui consacra. C’est ainsi qu’en octobre 1852, Pierre Larousse et Augustin Boyer louèrent un petit local au 2, rue Pierre-Sarrazin qu’ils occuperaient de 1852 à 1856 : la grande aventure éditoriale commençait.

Augustin Boyer à 71 ans (© Larousse)
du petit nouveau dictionnaire de la langue française au grand dictionnaire universel du XIXe siècle
37Lorsqu’en 1852, les deux anciens instituteurs bourguignons fondent la Librairie Larousse et Boyer, leur complémentarité est d’emblée porteuse de succès. Selon le témoignage d’un neveu de Boyer, Georges Moreau (cité dans Rétif 1975, p. 139), qui les a connus tous les deux et en rappelait le souvenir lors de l’inauguration du buste de Larousse à Toucy en 1894, Larousse se démarquait par un « esprit mobile [...] dont le cerveau toujours en gésine accouchait d’une idée par jour ». « Prompt à s’enthousiasmer pour les idées, il les poursuivait avec ardeur, allait de l’avant, fermant les yeux sur les obstacles », alors qu’Augustin Boyer se présentait comme « le conseiller de tous les instants » qui « envisageait de sang-froid les conceptions du fécond inventeur, les passait au crible d’une critique judicieuse ». D’un côté le créateur, Tunique auteur pour un temps de la maison, prolixe et novateur, de l’autre l’habile démarcheur, sachant trouver les meilleurs débouchés commerciaux sur un marché scolaire florissant. L’image d’Épinal n’est pas fausse, mais on aurait tort de la prendre au pied de la lettre, Pierre Larousse était certes d’une imagination très créative, mais il n’en savait pas moins compter.
38Installée, dès 1856,49, rue Saint-André-des-Arts, la librairie prospère à grande allure. Si les manuels scolaires assurent l’aisance de la librairie, la fortune attendue sera en réalité le fait de la lexicographie, avec en l’occurrence la vente sans cesse croissante du Nouveau Dictionnaire de la langue française publié en 1856. Celui-ci atteindra en effet, en 1905, plus de cinq millions d’exemplaires, comme il est fièrement annoncé dans la préface de l’ouvrage, qui entre-temps était devenu le Dictionnaire complet de la langue française, avant de fournir la base du Petit Larousse illustré millésimé 1906.
39En vérité, ce petit dictionnaire de 714 pages se présente comme le prolongement naturel des exercices proposés dans La lexicologie des écoles, reposant sur une bonne connaissance du sens des mots. Six cent vingt-trois pages sont ainsi consacrées à la langue française, avec cette épigraphe célèbre, « Un dictionnaire sans exemple est un squelette ». Et les 91 pages restantes se partagent en trois parties, tout d’abord un dictionnaire de prononciation, ensuite des notes scientifiques, étymologiques, historiques et littéraires, enfin un dictionnaire des locutions latines. On a déjà compris que la prononciation et les notes encyclopédiques se fondraient à leur place alphabétique dans la partie consacrée à la langue, que les pages dévolues aux locutions latines, pages déjà roses, introduiraient une seconde partie ajoutée en 1862, celle consacrée aux noms propres, bouclant ainsi un joli programme de culture générale. D’abord un manuel de grammaire, ensuite un petit dictionnaire de la langue, puis son complément historique et géographique, installé derrière les pages roses pour une mise à jour annuelle plus facile et moins onéreuse, voilà qui représentait un bel outillage pour les élèves, une sorte de parfait vade-mecum pour tous ceux qui allaient se présenter au certificat d’études...
40C’est ici encore que les livres de comptes de Larousse et de Boyer, retrouvés dans les archives familiales confiées à Christian Guillemin, nous obligent à revoir la légende. À la lumière du contrat d’association et de ce livre de comptes, on comprend mieux le fonctionnement de l’entreprise : ainsi, Pierre Larousse a en responsabilité la réalisation de ses propres ouvrages scolaires, ouvrages dont la propriété littéraire ne revient pas à l’association, pendant que de son côté Augustin Boyer doit accroître le fonds éditorial de livres scolaires d’auteurs extérieurs, dont la propriété littéraire ne relève pas non plus de l’association. Et tous deux, Larousse et Boyer, prennent en charge la fabrication et la diffusion des deux fonds éditoriaux, pour la vente d’ouvrages pris en dépôt ainsi que pour celle d’ouvrages achetés pour la revente. Pierre Larousse percevra ainsi sur la vente de ses ouvrages scolaires quinze pour cent du prix de vente public, diminué du coût de la reliure. Christian Guillemin (2004, p. 48) souligne à juste titre que ce type d’association « est d’une conception particulièrement moderne » en rappelant que « de nombreux éditeurs de nos jours, sans mettre en commun leur fonds éditorial, gèrent ensemble une structure de fabrication et de diffusion commîmes ».
41En 1858, Pierre Larousse se fait éditorialiste, sans y associer Boyer3, en fondant sa première revue, L’École normale. Journal de l’enseignement pratique, suivie en 1862 de L’Émulation, destinée aux élèves, en partant bien entendu des méthodes laroussiennes. La première revue a compté au moins 6000 abonnés, et les différents numéros réunis en 13 volumes, aujourd’hui difficiles à trouver, s’arrêteront en 1865, Pierre Larousse expliquant tout bonnement que ce qu’il souhaitait transmettre l’avait été. Il aurait pu ajouter que sa mission éditoriale était accomplie : offrir un socle d’acheteurs et d’abonnés pour la grande œuvre, le Grand Dictionnaire universel. Au reste, le 8 mars 1863, il procédait déjà dans ladite revue à un premier appel d’abonnement auprès des lecteurs pour le Grand Dictionnaire universel français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique du XIXe siècle, un titre qui heureusement allait se simplifier.
42Pour réaliser pareille œuvre qui, annonce-t-il, sera comme un « pan-lexique » renfermant « la matière de plus de 200 volumes in-8° », il faut avoir les reins solides... Pierre Larousse ressent alors le besoin d’un nouveau contrat, le contrat officiel de 1863, et nous emprunterons ici à Christian Guillemin, muni d’une solide compétence comptable, les conclusions essentielles de ses analyses très précises réalisées documents en main.
43Le contrat d’association de 1863 entérine en réalité une situation de fait : Augustin Boyer doit se consacrer à la librairie pendant que Pierre Larousse ne s’engage qu’à améliorer ses éditions successives. Le contrat prévoit par ailleurs la possibilité pour chaque associé de se retirer tous les trois ans, l’associé restant ayant le droit de racheter à l’associé sortant sa part de l’avoir commun. L’association Larousse et Boyer se réduit donc dès lors à un contrat de diffusion pour la Méthode lexicologique, trois ans constituant la durée accordée généralement pour ce type de contrat. En fait, dès 1863, Larousse n’avait plus l’ambition de concurrencer les éditeurs scolaires, le Grand Dictionnaire universel faisant déjà l’objet de toute son attention.

Pierre Larousse à 40 ans (© Larousse)
44Pierre Larousse a cependant besoin d’argent pour financer le grand projet, aussi concède-t-il tout d’abord à Boyer, dans un avenant de 1865, l’impression et la diffusion de La lexicologie des écoles par la Librairie Larousse et Boyer. Mais Augustin Boyer doit en contrepartie accepter que les droits d’auteur versés à Pierre Larousse passent à 20 %, ce qui est exorbitant. Puis, en 1869, souhaitant utiliser sa propre imprimerie pour le Grand Dictionnaire, Pierre Larousse envisage alors tout simplement de ne plus confier la diffusion de ses ouvrages à « Larousse et Boyer », ce qui pour Augustin Boyer était catastrophique. Contrairement à ce que l’on a pu écrire en effet, Pierre Larousse se trouvait suffisamment riche pour ne pas avoir besoin de son collaborateur et, de fait, celui-ci ne pouvait financièrement le suivre dans la nouvelle entreprise lexicographique. En définitive, au terme d’une crise assez grave entre les deux hommes, Augustin Boyer bénéficiera d’un arrangement lui laissant reprendre seul la librairie en restant, d’une part, le diffuseur des ouvrages classiques de Pierre Larousse pour le réseau des libraires et, d’autre part, le distributeur des autres ouvrages. Ce qu’il est convenu d’appeler la séparation de Pierre Larousse et d’Augustin Boyer s’est en fait terminé de manière courtoise, sans entacher l’amitié entre les deux hommes. En vérité, Pierre Larousse ne pouvait que continuer à accorder toute son estime à celui qui l’avait accompagné dès la naissance de la librairie et dont les idées politiques et pédagogiques étaient si proches des siennes.
45Toujours extraits des archives des descendants de Iules Hollier-Larousse, on lit en 1863, ces quelques mots écrits par Larousse à sa sœur :
Je mets en ce moment à exécution la plus vaste entreprise du siècle : mon Grand Dictionnaire universel. Il ne me laisse pas une heure et va commencer par m’absorber un capital de près de cinq cent mille francs. C’est te dire que pendant 4 ou 5 ans, ni parents ni amis ne vont entendre parler de moi directement. Je me dois tout entier à mon œuvre, dont toute la presse va retentir avant un mois...
46Et dans ce bel élan, Pierre Larousse décide de diriger lui-même l’impression de son dictionnaire pour ne pas connaître les mésaventures de Diderot, choisissant lui-même le papier, la typographie, allant jusqu’à acheter les caractères d’imprimerie, renouant ainsi sciemment avec les imprimeurs érudits de la Renaissance. C’est à Julien Larcher, homme de l’art et typographe chez l’imprimeur Crété à Corbeil-Essonnes, que Larousse confie la composition du Grand Dictionnaire. Dans une lettre de novembre 18634, on peut lire à propos de cette imprimerie : « Les ouvriers ont commencé ce matin à imprimer mon Grand Dictionnaire, hier ils ont planté un drapeau sur l’imprimerie et ont banqueté. » C’est le moment, fin mars 1864, où il s’installe à Concy, tout près de la station de chemin de fer de Montgeron d’où l’on peut rejoindre facilement Paris et Corbeil. « Demandez au chef de gare de la station M. Larousse, il vous indiquera ma campagne », écrit-il en 1866. Tout laisse penser que cette installation n’est en rien, contrairement à ce qu’on a pu imaginer, un Heu de paisible villégiature : « Demain matin, dimanche, nous partirons de Concy, mais pour y revenir coucher ce soir. Ce n’est la faute ni de Voltaire ni de Rousseau : c’est la faute du Grand Dictionnaire », signale-t-il à son ami Quihou vers 1864. « Nous voyageons matin et soir sur cette bonne ligne de Lyon 730 fois par an, 732, si l’année est bissextile », comme il le rappelle dans l’article chemins de fer. C’est que Pierre Larousse fait en réalité la navette pour apporter, de Paris, les copies de ses rédacteurs qu’il porte le lendemain, à Corbeil, chez l’imprimeur. Ce n’est donc pas la vie d’un bourgeois cossu qu’il connaît dans cette propriété de Concy, mais celle d’un banlieusard écartelé entre ses collaborateurs de la rue Saint-André-des-Arts et l’imprimerie de Corbeil.
47De la même manière, on a sans doute mal analysé la situation financière de Pierre Larousse qui se résumait paradoxalement à celle d’un éditeur riche, mais n’ayant pas un sou disponible... Pierre Larousse ne touchera en effet jamais à l’argent des souscripteurs, une somme pourtant considérable et qui n’entre pas dans les comptes visibles, d’où les erreurs d’interprétation qui ont pu être commises quant à la santé financière de l’opération, souvent sous-évaluée. « Voilà ma position, écrit-il à sa sœur le 30 mars 1865, elle est magnifique ; le champ est couvert d’épis dorés ; mais il peut survenir une tempête, la grêle, que sais-je ; et c’est contre ces fléaux qu’il faut que je me garantisse. » Un peu plus haut, il s’en expliquait : « J’ai peut-être en ce moment trois cent mille francs entre les mains ; mais rien de cela n’est à moi, à proprement dire. Je viens de prendre 100 actions de l’emprunt tunisien. » Et Christian Guillemin (2004, p. 105) de rappeler que « tant que les souscripteurs et ceux qui, après la période de souscription, achèteront le dictionnaire sans être intégralement livrés, n’auront pas reçu l’ouvrage de la lettre A à la lettre Z, Pierre Larousse considérera que leur argent ne lui est pas acquis. Il le placera dans un portefeuille de titres et s’interdira d’y toucher. »
48Pierre Larousse mesurait parfaitement par ailleurs que les articles politiquement audacieux du Grand Dictionnaire pouvaient entraîner son interdiction et il voulait être en mesure de rembourser sur l’heure tous ses souscripteurs. Cet argent n’étant pas « acquis », il n’était donc pas inclus dans la succession. Ce qui explique « l’impérieuse nécessité pour madame Larousse et Jules Edmond Hollier de s’associer pour terminer la publication » (Guillemin 2004, p. 107), lorsque Pierre Larousse meurt en 1875, et le fait que cette somme n’ait pas été déclarée. Ainsi, en 1876, le Grand Dictionnaire achevé, les successeurs de Pierre Larousse pouvaient bénéficier enfin de l’argent des souscripteurs (500 000 francs, environ 10 000 000 francs de 1980) et s’acheter effectivement immeubles et châteaux !
49À bien y regarder, l’entreprise ne fut pas seulement colossale dans son contenu, mais aussi dans son organisation et dans les masses financières en jeu. En effet, à l’arrivée, si l’on ne tient pas compte des Suppléments, on est passé des 3000 pages annoncées en 1863 à 20 695 pages en 1876, avec 524 fascicules au total et presque 500 millions de signes, justifiant à eux seuls au seuil du XXIe siècle leur traitement informatique ! Bien mesurer au XXIe siècle le caractère novateur de Pierre Larousse, véritable inventeur du métier d’auteur-éditeur-imprimeur d’un dictionnaire, c’est repérer nombre d’informations qui pèsent très lourd dans les nouveaux documents aujourd’hui mis à notre disposition grâce à Christian Guillemin.
50Ainsi, parmi bien d’autres faits révélés, il faudrait rappeler par exemple que Pierre Larousse n’a pas hésité à être le propriétaire de toutes les plaques de caractères en plomb correspondant aux milliers de pages de son dictionnaire. Ce sont alors plus de 100 tonnes qui furent ainsi immobilisées pour garantir la réimpression des pages du dictionnaire. C’est là ce que personne n’avait fait avant lui, pour plus de 20 000 pages, et qu’aucun imprimeur de l’époque n’était prêt à assumer.
51Au terme de ce voyage en terre lexicographique et éditoriale, on l’a bien compris, les études laroussiennes sont en plein essor. Et l’on sait infiniment gré à tous ceux et celles qui, en se passionnant pour le sujet, l’ont toujours fait mieux connaître, de Jean-Yves Mollier et Pascal Ory à Christian Guillemin, en passant par nos modestes travaux, avec des analyses dont les conclusions sont sans cesse à remodeler ou à peaufiner au regard de nouveaux documents. C’est le propre des œuvres immenses et des personnages hors norme que de se prêter à l’incessante réinterprétation : Pierre Larousse est de ceux-là.
52« Je confesse [...] que je mérite bien le surnom de Paperasse que m’a donné mon ami Lexico », s’exclamait joyeusement Augustin Boyer, tout fier de son nouveau bureau, dans une lettre adressée à sa sœur Sophie Moreau le 8 mai 1853 (cité dans Guillemin 2004, p. 60). D’évidence, 10 ans plus tard, la situation des deux amis, Boyer-Paperasse et Larousse-Lexico, a bien changé. Si les deux hommes ont bien préservé une vive amitié réciproque, inaltérable, le second s’est indéniablement métamorphosé en un extraordinaire lexicographe-éditeur-imprimeur, pionnier et inventeur d’un nouveau métier.
53On l’affirmera sans hésiter : sous le « front lumineux » du personnage historique du Musée Grévin, bouillonnent en réalité non seulement les mots mais aussi force chiffres et stratégies à l’essai, propres à un éditeur qui est tout simplement l’inventeur d’un nouveau métier. C’est tout un avenir de dictionnaires issus d’une entreprise novatrice qui se construisait là et dont au XXIe siècle, entourés de Larousse achetés auprès d’une maison prospère, nous sommes indubitablement les bénéficiaires reconnaissants.
Notes de bas de page
1 Je n’ai pas échappé à la règle.
2 On trouvera dans Christian Guillemin (2004) déjà cité force informations inédites sur la famille Boyer, probablement influencée par le jansénisme.
3 « Je fonde, moi personnellement et non en association, un journal qui paraîtra en octobre prochain. Si je réussis comme j’en ai l’espoir, je réaliserai d’assez beaux bénéfices », écrit-il à sa sœur le 4 juillet 1858.
4 Toutes ces lettres font partie des archives médites des descendants de Jules Hollier-Larousse.
Auteur
Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise, en France, où il enseigne la lexicologie et la lexicographie et dirige un laboratoire du CNRS (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire. Il organise chaque année à Cergy la Journée des dictionnaires, rendez-vous international des lexicologues et lexicographes. Auteur de plus de 200 publications dont deux « Que sais-je ? » (Les dictionnaires de langue française ; Les néologismes), et La dent-de-lion, la Semeuse et le Petit Larousse, il a obtenu en 2000 le prix international de linguistique Logos pour Dictionnaires et nouvelles technologies (PUF). Il est directeur scientifique du Nouveau Littré, publié aux éditions Garnier en 2004, et auteur du Dictionnaire du français oublié, à paraître. Membre de divers comités de rédaction de revues internationales, il est aussi codirecteur de collections érudites avec Bernard Quemada aux éditions Honoré Champion (coll. « Lexica » ; coll. « Études de lexicologie, lexicographie et dictionnairique »), codirecteur des Cahiers de lexicologie et rédacteur en chef des Études de linguistique appliquée (Didier érudition).
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