Chapitre 15. Des unanimistes à l’art sonore : quand la littérature, l’art et la musique recréent la technologie
p. 389-416
Texte intégral
1L’apparition des technologies du son à partir de la fin du XIXe siècle entraîna des bouleversements artistiques inattendus. Pensés comme extensions de la nature du son, les nouveaux dispositifs mécaniques et électriques étaient, au mieux, utilitaires. Objets techniques dont les concepteurs avaient parfois du mal à envisager la fonction sociale, ils n’étaient pas pourvus de caractère artistique.
2Pourtant, leur existence et leur développement prirent au début du XXe siècle un tour inattendu : les artistes se saisirent des nouvelles machines et, les détournant de leur fonction initiale, en firent des instruments de création.
3On sait quel rôle ces technologies jouèrent ensuite dans l’exploration et le façonnement de nouvelles pensées musicales tout au long de ce siècle, mais il est remarquable de constater combien ce nouvel art sonore devait aux poètes et aux écrivains. C’est ainsi que deux poètes, Guillaume Apollinaire et Henri-Martin Barzun, inventèrent la poésie phonographiste. Inspirés par le mouvement simultanéiste, si puissant dans les années 1910, les deux artistes rêvaient d’une poésie que seul permettrait le phonographe.
4Nous ferons remonter cet événement à l’influence de Jules Romains à travers la publication de son recueil La vie unanime (1904-1907). Barzun fut, en effet, un participant actif du cercle des unanimistes. De son côté, Apollinaire fut un apôtre fervent du cubisme. De ces deux mouvements découla leur tentative, inaboutie, de poésie renouvelée par le son. Nous retracerons le cheminement de ces influences jusqu’à leur incarnation chez les dadaïstes de Zurich et tenterons de montrer que l’art sonore du XXe siècle, qui permet aux artistes de recréer la technologie de leur époque, fut le résultat de croisements de disciplines.
5Ce détournement précoce de la technologie de l’enregistrement représente un jalon déterminant dans l’étude de la genèse de l’emploi des technologies du sonore dans la création. Au passage, notons que la création considérée n’est pas nécessairement dans le champ de la musique mais qu’elle peut s’appliquer à des domaines proches comme, par exemple, la poésie sonore et, plus généralement, ce qu’on appelle, de façon un peu malhabile, l’art audio. Il est aussi remarquable que les technologies pionnières soient avant tout appliquées à la voix. Le téléphone (1876) comme le phonographe d’Edison ou de Charles Cros (1877) sont illustrés par la transmission ou l’enregistrement de la parole. L’enregistrement magnétique (1898) trouvera avant tout son utilisation pendant un demi-siècle comme dictaphone, avant l’invention du magnétophone à la fin des années 1930. La radio, enfin, est surtout le médium de la parole (information, théâtre radiophonique) tout autant sinon plus que celui de la diffusion musicale. Ces technologies posent naturellement les conditions du mouvement d’invention de nouvelles musiques de la seconde moitié du XXe siècle.
6Je définirais les technologies du sonore comme instrumentarium de l’enregistrement et de la reproduction, et, plus généralement, de la transduction électrique. Il faut noter qu’elles sont remarquablement dirigées vers la voix, son enregistrement, sa reproduction et sa transmission. Nées de la saisie de la parole et du chant, elles participent de ce que j’appellerais une épiphanie de la voix au XXe siècle, c’est-à-dire d’un véritable dévoilement. Celui-ci se traduit de mille façons en s’inscrivant dans la tradition, avec le théâtre, la poésie et le chant, en inventant aussi de nouvelles formes d’expression et en servant de matériau privilégié dans les musiques électroacoustiques et l’art audio.
7Ces questions figurent au premier plan des interrogations soulevées dans un nouveau champ de recherche, celui des études des musiques électroacoustiques. L’un des buts de ce champ est d’éclairer les mouvements où les artistes côtoient la création sonore, surtout lorsque celle-ci s’appuie sur la technologie mécanique, électrique ou électronique – du moins à un moment de son existence –, jusqu’au moment où, après la Seconde Guerre mondiale, apparaît la création électroacoustique, à laquelle Pierre Schaeffer, d’abord, donnera le nom de musique concrète, après avoir, pendant près de deux ans, appelé cette nouvelle forme de production musicale de différentes manières : musique de bruits, avec son rêve d’une symphonie de bruits et ses cinq études de bruit diffusées sous le nom de « Concert de bruit » en juin 1948 à la radio, musique abstraite aussi, puisque la musique est conçue et réalisée sans l’aide d’instruments mais permet l’inscription directe du geste du compositeur dans l’œuvre, et musique plastique, en référence à la position du compositeur, comparable à celle de l’artiste devant son matériau plastique. Apparaît peu après, en 1951, une autre forme de création musicale avec la musique électronique instaurée, non sans contradictions ni malentendus, à Cologne avec Herbert Eimert, Robert Beyer et Meyer-Eppler, puis, de façon radicale, avec Karlheinz Stockhausen. À ce propos, je laisse volontairement de côté ce qui touche à la synthèse du son et, plus généralement, à la lutherie électrique et électronique au sens strict, c’est-à-dire au sens d’un instrument de musique.
8Puisque la musique électroacoustique de la seconde moitié du XXe siècle s’appuie sur un détournement de la technologie et suscite l’invention de nouvelles techniques, et puisqu’elle est guidée par des intentions esthétiques fortes, il n’y a pas de raison de penser que ces conditions, qui reposent sur la technologie, la technique et l’invention, n’aient provoqué des expérimentations de même type dans la première moitié du siècle, même si l’on sait qu’aucune n’aura eu la même visibilité.
9Cette recherche va donc puiser dans des sources extramusicales, comme la littérature, comme bien sûr les romans, mais aussi la poésie, le théâtre, les essais. Elle regarde aussi du côté des arts et même du cinéma, avec toutefois comme point central la création sonore, comme on le relève dans la genèse du dadaïsme à Zurich, un mouvement né en cabaret et donc associé à la musique, même si celle-ci ne nous intéresse pas directement. Si l’on se penche un instant sur dada, on en retiendra d’autres traits autrement plus importants et sur lesquels je reviendrai dans un instant. Cette recherche n’est pas non plus isolée, et l’intérêt pour ces questions suscite un nombre croissant de travaux, encore bien insuffisants en nombre, toutefois.
10L’art audio est le résultat du croisement d’un faisceau de conditions dont la principale est sans doute la plus difficile à définir : la modernité. Les artistes de cette époque, de même d’ailleurs que les sociologues et les philosophes, donnent de la modernité qu’ils vivent des images très variées, et contribuent de plus, par leurs œuvres, à la façonner.
11Un autre axe est la présence de nouvelles technologies du sonore. Les technologies du sonore existent depuis la fin du XIXe siècle, avec le téléphone (1876), le phonographe (1877), l’enregistrement magnétique et la radio (vers 1900), ainsi que ce que Curt Sachs dénomme en 1940 les électrophones, c’est-à-dire la lutherie électrique, électro-mécanique ou électro-magnétique, et électronique, qui a été largement utilisée dans la première moitié du XXe siècle.
12Ces technologies sont très différentes les unes des autres par leurs procédés, puisque certaines sont purement mécaniques, comme le phonographe de Charles Cros et celui de Thomas Edison (1877), d’autres sont électriques, comme le téléphone (1876), d’autres encore sont électroniques, comme la lampe amplificatrice de Lee de Forest ainsi que la radioélectricité, ou bien encore électromagnétiques (Telegraphone). Mais ce qui les relie toutes, c’est qu’elles sont une forme de représentation symbolique du monde sonore réel : elles encodent et décodent, elles sont transduction.
13Il n’y a pas pour autant de création sonore nécessairement liée à l’ensemble de ces disciplines ni une sorte de tissu, plus ou moins serré, reliant tous les fils de cette histoire. Il y a, en effet, dans l’évolution des arts au début du XXe siècle, des ruptures nettes, souvent causées par des transgressions. Les manifestes, nombreux dans les années 1910 et les années 1920, sont là pour en témoigner. Ce sont, pour beaucoup, des manifestes littéraires, poétiques, artistiques et, plus rarement mais très importants, quelques manifestes musicaux, qui inaugurent les mouvements en « isme », si nombreux : vorticisme, cubisme, futurisme italien, égo-futurisme, cubo-futurisme, avenirisme, constructivisme, etc. C’est dans cette période qui s’étend des années 1910 aux années 1920 que se produisent des factures déterminantes qui vont laisser une empreinte indélébile dans les arts sonores en inscrivant dans la pratique artistique l’écho des bouleversements de la société. La technologie ne permet pas encore de restituer les projets, et il faut plutôt se fier à l’histoire des idées qu’à celle des œuvres. Comme le dit Pablo Picasso en 1923 dans un entretien avec Marius de Zayas : « L’art en lui-même n’évolue pas. Ce sont les idées qui changent et avec elles les modes d’expression1. »
14La question n’est donc pas de dégager des événements ou des situations où l’impact d’un mouvement artistique serait direct, immédiat et visible sur la création sonore, mais de délier les fils entrelacés de la pensée en marche. Il convient surtout de voir comment ces mouvements posent les conditions, par leur pratique, mais aussi par leur position esthétique, d’une nouvelle approche de la création qui englobe le sonore.
15Avec les technologies du sonore se reforme progressivement la notion d’acousmate, ce phénomène dont nombre de grands mystiques ont témoigné, et qui fait entendre des voix dont le corps est absent. Des voix sans corps, c’est ce dont il s’agit avec les technologies du sonore qui transportent ou reproduisent le son sans pour autant y associer le corps qui, peut-être, l’a produit. La notion d’acousmate est, dans l’Histoire, plus liée à la mystique qu’à ce qu’on a attribué à une pratique de Pythagore, que Jérôme Peignot souffla à Pierre Schaeffer à la fin des années 1950. Voici ce qu’en dit le Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition, 1798 :
ACOUSMATE. s. m. [Substantif masculin] Bruit de voix humaines ou d’instruments qu’on s’imagine entendre dans l’air2.
16Un critique du dictionnaire de l’Académie, Antoine Augustin Renouard, répond :
– « Des biographes ont écrit que sainte Cécile, prête à recevoir le martyre, entendoit au dedans d’elle-même des chants angéliques ; d’où lui est venu le titre de patronne des musiciens. Si ce trait d’histoire est exact, sainte Cécile étoit alors dans un état d’Acousmate ou d’incantation ; car ces deux substantifs, dans le langage des doctes métaphysiciens, sont essentiellement synonymes. L’un et l’autre désignent une affection mentale, que peu de physiologistes savent distinguer ; affection rarement morbifique, parfois endémique, mais dont ceux qui en souffroient, quand ils n’étoient pas des saints, ont souvent imputé la cause à sorcellerie3. »
17On a trouvé dans les notes de jeunesse d’Apollinaire la copie mot pour mot de la définition de l’Académie. Le poète donna à deux poèmes ce titre d’acousmate. Le premier est un poème inclut dans le recueil Stavelot et probablement daté de 1899 : « J’entends parfois une voix quiète d’absente4. »
18Dans le second poème, également intitulé « Acousmate » et datant sans doute de la même époque, Apollinaire écrit ces vers ; « Les bergers écoutaient ce que disaient les anges [...] / Les bergers comprenaient tout ce qu’ils croyaient entendre5 ».
19C’est le rôle de la phonographie, tel que lui ont attribué écrivains, chercheurs et poètes, de faire entendre des voix sans corps ou des sons sans source causale. Le phonographe retient pour mieux restituer. Un de ses inventeurs, le poète Charles Cros, écrit à ce sujet : « Le temps veut fuir, je le soumets6 ». Cette propriété de fixer les vibrations acoustiques, fugaces par essence, s’efface devant celle de faire entendre des sons qui ne sauraient être réunis de manière naturelle.
20C’est dans ces deux tendances, la restitution et la recréation, que l’on trouve les sources de la création sonore phonographique.
21Dans les dernières années du XIXe siècle, le rôle du phonographe s’élargit. La machine prend sa place dans la recherche scientifique, avec la création du Laboratoire de phonétique expérimentale animé par l’abbé Rousselot, sous l’égide de la chaire de grammaire comparée du Collège de France occupée par Michel Bréal. Les technologies du sonore font alors leur apparition dans l’instrumentarium de la recherche. En mars 1911, le Conseil municipal de la ville de Paris décide d’instituer un Musée de la parole et du geste afin que soient conservées pour l’Histoire les archives phonographiques et cinématographiques importantes. Ce musée ne prendra forme qu’en 1927, mais il ancre l’importance accordée à l’enregistrement mécanique en lui donnant une fonction de mémoire au delà des simples applications commerciales. En juin 1911, date décisive pour notre étude, sont créées en Sorbonne les Archives de la parole, dirigées par le professeur Fernand Brunot, titulaire de la chaire d’histoire de la langue française. Le laboratoire profite du soutien de l’industriel français Émile Pathé et est doté d’un phonographe enregistreur7. Lors de l’inauguration, Brunot déclare : « Voici qu’à présent en même temps que l’homme commence à faire son chemin vers le ciel8, la parole se grave dans la matière pour toujours9. »
22Apollinaire apprend l’existence de ce laboratoire10 et rédige aussitôt un bref article qu’il intitule « La Sorbonne est ébranlée11 ». C’est dans ce texte qu’Apollinaire fait, pour la première fois, référence au phonographe en tant qu’une machine revêtue d’une fonction de création artistique : « S’il n’y a pas encore, outre le phonographe à poésie, de machine à histoire ou à philologie, les travaux auxquels on se livre en Sorbonne y sont, en quelque sorte, aussi mécaniques12. »
23Cependant, l’idée de recourir à des machines pour la recherche l’inquiète. Il y voit une manière de délaisser la culture générale au profit d’une « spécialisation » aux mains d’opérateurs et d’ouvriers qui « s’adonnent à des travaux aussi ingrats et de si peu de profit pour leur esprit13 ». Mais c’est là une attitude caractéristique du poète que d’osciller entre les tendances de l’avant-garde tout en regardant en arrière vers la tradition qui donne des outils conceptuels à ne pas négliger et n’enlève rien à son apport à la phonographie.
24Apollinaire aura peut-être plus été un théoricien de la peinture que de la poésie. Cependant, ce qu’il dit du cubisme nous éclaire sur les sources d’inspiration des artistes en ce début du XXe siècle. Dans un long essai intitulé « Sur la peinture14 », ouvrant les Méditations esthétiques – les peintres cubistes, il distingue quatre tendances : deux sont qualifiées de « parallèles » et deux de « pures ». Il y a le « cubisme scientifique » (tendance pure) : « c’est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de connaissance ». Cette abstraction permet de restituer « la réalité essentielle avec une grande pureté ». Le « cubisme physique » part d’éléments « empruntés pour la plupart à la réalité de vision ». Il ressort du cubisme « par la discipline constructive », mais « ce n’est pas un art pur », car « on y confond le sujet avec les images ». Le « cubisme orphique » est « l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité visuelle, mais entièrement créés par l’artiste ». C’est donc de l’art pur. On voit poindre dans cette aspiration, à laquelle il associe les noms de Picasso, Robert Delaunay, Léger, Picabia et Duchamp, l’élan vers une non-figuration décisive. La dernière catégorie est qualifiée de « cubisme instinctif », dans laquelle les ensembles nouveaux sont suggérés à l’artiste par « l’instinct et l’intuition ». C’est ce mouvement qui « s’étend maintenant sur toute l’Europe ».
25Ce texte théorique propose des cadres très instructifs pour cet épisode de l’histoire de l’art qu’est l’apparition du cubisme dans la seconde moitié des années 1900, mais qui éclaire la position des artistes de différentes disciplines. Si chaque forme d’art a ses contraintes et sa dynamique propres, les quatre catégories ont le mérite d’analyser des tendances manifestement opposées, justement parce quelles se font jour au sein d’un même mouvement, moins homogène, donc, qu’il n’y paraît.
26Pour ce qui est de l’art sonore, appellation commode puisqu’on ne saurait encore, à cette époque, parler du renouveau de la musique en ce qu’elle serait affectée par la technologie, c’est par les poètes que s’amorce une voie qui, à la longue, se révélerait fructueuse. On ne constate pas, en 1911, d’affirmation d’un rôle créateur de la technologie en musique ; il faudra la déceler ailleurs, et c’est précisément en poésie quelle apparaît.
27À propos des mouvements littéraires du début du XXe siècle, Jean-Louis Backès évoque la difficulté à en caractériser les formes, surtout, dit-il, en poésie, avec l’éclatement du vers déjà présent depuis Mallarmé. Il parle d’ailleurs de « l’éclatement du vers15 » et même de « pulvérisation16 ». Il retrouve la même difficulté dans le roman, chez Proust, d’abord, avec À la recherche du temps perdu, et chez Joyce avec Ulysse (1922). En étendant cette réflexion jusqu’à la musique – il va de soi qu’il aurait pu tout aussi bien aller jusqu’aux arts plastiques –, Jean-Louis Backès parle de l’évanescence des formes. Quoi qu’il en soit, les témoignages laissés par les artistes de ce temps, qu’ils soient inscrits dans leurs œuvres ou sous forme de paratextes, sont nombreux, mais il faut les interroger selon une approche particulière.
Le thème de la métamorphose de la ville, dont l’âme commune vient au monde par la médiation du poète17...
28Je voudrais ici ancrer ces bouleversements dans un mouvement qui eut, à son époque, un écho retentissant : l’unanimisme. Ce fut le poète Jules Romains qui en illustra les caractères dans un recueil de poèmes écrit entre 1904 et 1907, La Vie unanime. C’est en plein dans les années du surgissement du cubisme qu’un jeune auteur inconnu, Jules Romains, publie un recueil de poèmes baptisé La Vie unanime, qui répandra rapidement le concept déjà mis à jour par le sociologue Émile Durkheim sous le nom d’unanimisme. La Vie unanime paraît la même année que L’évolution créatrice de Bergson.
29Le recueil, que Jules Romains considère comme un livre à part entière, fut écrit par un tout jeune auteur, puisqu’il avait 18 ans en 1904 lorsqu’il le commença et seulement 22 à son achèvement. Publié un an plus tard, en 1907, l’ouvrage connut un succès immédiat. L’année 1907 est aussi celle de la première exposition des peintres cubistes et de l’affirmation de l’appellation « cubisme » par Matisse, répandue ensuite par Apollinaire.
30L’unanimisme semble une constatation de l’évidence que l’individu est désormais enserré dans le collectif. Le thème de la ville préoccupe aussi les sociologues et les philosophes de cette époque, mais un thème surgit du chaos de la ville moderne : celui des communications et des transports qui créent des liens inédits entre les hommes. On peut mentionner quelques-uns de ces caractères en se référant au poème « Liens » d’Apollinaire. Apollinaire, de son côté, est sensible au thème de l’unanimisme, comme on peut l’observer en rapprochant des fragments de poèmes des deux auteurs, le premier de Romains, le second d’Apollinaire :
La terre n’entend pas leurs caresses qui courent,
Et ne devine pas l’amour aérien
Que s’envoient sur les fils, en frissons électriques
Leurs cœurs, mal assouvis par la lenteur des trains18.
Cordes faites de cris
[...]
Cordes
Cordes tissées
Câbles sous-marins
Tours de Babel changées en ponts
Araignées-Pontifes
Tous les amoureux qu’un seul lien a liés19.
31C’est d’ailleurs ce thème qu’amplifie Henri-Martin Barzun dans L’ère du drame :
Ainsi, après la vapeur et l’électricité, l’aviation et la télégraphie aérienne transforment la notion de distance, bouleversent notre sentiment du pathétique, étendent notre puissance psychologique20.
32En conjonction avec les tenants de l’unanimisme se forme une autre tendance artistique, qui se fera connaître sous le nom de simultanéisme. Unanimisme et simultanéisme sont liés, tout d’abord en la personne du poète et théoricien Henri-Martin Barzun. Ce fut lui qui permit de créer le Groupe de l’Abbaye en prêtant une maison sur les bords de la Marne à Créteil. Le groupe de l’Abbaye fut un foyer réunissant des poètes et des peintres. De ce groupe, Barzun émergea avec l’idée de simultanéisme.
33Barzun donne cette définition de l’Abbaye dans le dernier chapitre de son ouvrage de 1912, L’ère du drame :
L’Abbaye de Créteil, fondée en octobre 1906, et dissoute par notre départ, en janvier 1908, ne fut jamais21, à aucun moment, une école poétique, une chapelle littéraire. Ce fut, tout au contraire, le centre actif22 de la génération montante, car elle groupa fraternellement plus de cinquante poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, graveurs venus de tous les horizons pour affirmer leur art23.
34Située au sein d’un parc, l’édifice de Créteil abritait ces artistes dans des intentions diverses : « Notre phalanstère d’art poursuivait, d’ailleurs, un tout autre but que celui d’affirmer des credo littéraires24. » Le groupe était doté d’un atelier d’imprimerie permettant à « tous les écrivains de talent, adhérant ou non à l’œuvre, et sans distinction de tendances, qui voulaient bien confier à notre atelier typographique leurs ouvrages à imprimer, pour des prix vraiment confraternels25 ». La vie de cette communauté « abbatiale » se consacrait aussi aux tâches quotidiennes, « l’entretien de l’immeuble et du vaste parc, la culture ménagère et le jardinage26 ». Cinq artistes furent les créateurs de ce « rêve icarien27 » : le peintre Albert Gleizes et les poètes René Arcos, Alexandre Mercereau, Charles Vildrac et Henri-Martin Barzun28. Pour ce dernier à qui appartenait la propriété, c’est bien l’Abbaye qui fut le ferment des idées plus tard développées par Jules Romains, Apollinaire et bien d’autres. Il n’est nul besoin de trancher : les revendications chronologiques de Barzun n’ont pas à être vérifiées. Elles justifient la position du poète dans sa quête de nouvelles formes d’expression et c’est bien suffisant. En effet, l’œuvre qui marqua véritablement la pensée de Barzun est son ouvrage théorique L’ère du drame publié à Paris en 1912 :
Sur lecture du livre en épreuves par un groupe de poètes et d’écrivains, il cessa d’être mon œuvre pour devenir le manifeste de l’esprit nouveau, contresigné par Alexandre Mercereau, l’initiateur de cette idée, Sébastien Voirol, Pierre Jaudon, Tancrède de Visan, Georges Polti, Guillaume Apollinaire29 et moi-même. Lorsque ce manifeste de 150 pages fut critiqué, on nous appela la nouvelle pléiade30.
35L’apparition du thème de simultanéisme fut très fécond, puisqu’il guida la réflexion artistique des décennies qui suivirent. Du simultanéisme en poésie, Barzun déclara :
Citerai-je en bloc tout le Groupe de l’Abbaye en ses manifestations de poésie scientifique et philosophique, certes inspirée du symbolisme aussi, mais promettant les nouveaux bourgeons, des élans vers l’inexploré ?
Vous citerai-je des titres ? Non, vous les connaissez tous : ceux de Romains, de Duhamel, d’Arcos, de Viladrac et de leurs amis, de 1905 à 1909, ne respirent-ils la foi en l’homme, la santé, la force, l’aspiration de la vie à découvrir ?
Ajoutez à cet énorme effort de libération des vieux thèmes poétiques à Paris, le mouvement d’énergie littéraire venu de Milan en 1909, et la naissance à la même époque de la peinture cubiste chez nous31 ?
36D’une certaine manière, Barzun se voit en précurseur des mouvements du moderne. Dans le même manuscrit, il déclare :
J’avais produit, de 1903 à 1912, sept poèmes d’importance variée et d’inégal mérite32.
Si je porte un jugement sévère sur les premiers d’entre eux, ce n’est pas par vertu mais bien pour arriver à ma propre maîtrise. Cependant, le premier, qui parut sous la firme de l’Abbaye en 1906, donnait le jour au titre général précité et contenait, en 24 chants, les thèmes majeurs de ce que nous appelons aujourd’hui, avec pompe, l’inspiration moderne. Dès 1907, un critique, M. Tancrède Martel, hugolien de marque, amorçait par cette œuvre « la naissance d’un beau poétique tout à fait nouveau ». Gustave Kahn, qui la préfaçait, en louait lui-même l’inspiration « collective », pouvant intéresser tous les hommes, et y voyait aussi une contribution au « chant nouveau33 ».
37Barzun enchaîne alors en ancrant plus profondément encore sa situation de précurseur vis-à-vis de Jules Romains et même de Marinetti :
Lorsqu’en 1908 parut La Vie unanime de Jules Romains, d’autres critiques apparentèrent les deux œuvres. Enfin, un an plus tard, en 1909, les clameurs explosives de Marinetti ne purent me surprendre, car ses manifestes en prose ne répétaient que l’essentiel de mes 24 thèmes de 1906.
[...] Il y avait donc conjonction d’énergies nouvelles, non au temps de la publication, malgré que j’en aie l’avantage, mais au temps de l’inspiration : celle de l’époque, celle de notre siècle, de notre temps34.
38Certes, il fut reproché à Barzun de s’approprier nombre de mouvements d’idées. Apollinaire déclara que pour ce « personnage atrabilaire », sa « manie d’avoir tout inventé n’égale que l’outrecuidance fantomatique avec laquelle il s’en vante35 ». Mais les réflexions de Barzun sur la chronologie des textes marquent les jalons de l’expression d’une forme de modernité, celle de la foule et du collectif. Elles précèdent ce vers quoi le poète tend, et qui est la question de la manière artistique propre à rendre cette forme. Barzun en sera hanté jusqu’à la fin de ses jours, et ses publications en déclinent des images multiples mais toujours homogènes. C’est dans une sorte de fusion de la poésie, de la musique et du théâtre qu’il en cherche la solution, lorsqu’il se demande s’il ne faudrait pas concevoir un « instrument nouveau pour l’expression collective » :
Ce titre36 était suggestif pour l’époque : il marquait la tendance de l’œuvre vers la synthèse de la forme et du fond : unir toutes les forces chantantes en un Hymne collectif et total dans une technique appropriée. Difficile problème, posé déjà par ce titre : La Terrestre tragédie, et par cet autre, La Vie unanime. Peut-on chanter le collectif avec un instrument individuel, ou faut-il faire chanter le collectif par lui-même collectivement37 et créer ainsi un instrument nouveau pour l’expression collective38 ?
39Barzun déclina aussi ce thème sous le nom de dramatisme, puis il se rallia à l’orphisme, comme le montre le nom de panharmonie orphique qu’il donne à son œuvre à partir des années 1920. Selon Fernand Divoire, très proche de Barzun, dont il déclare qu’il est le seul inventeur du simultanéisme39, celui-ci n’aurait même pas cherché à « imposer un nom à son esthétique : poésie simultanée, panrythmique, polymnique, harmonique, etc. Choisissez40. »
40C’est l’expression de « poésie orchestrale » sur laquelle Barzun s’arrêtera lorsqu’il aura émigré aux États-Unis. Ce mouvement se développa sous le nom d’Orchestral Poetry. Voici comment il la définit : « La poésie orchestrale est à la poésie lyrique ce qu’une symphonie complexe est à un chant solitaire41. » Cette expression était apparue déjà en 1911 dans le premier manifeste de musique futuriste de Francisco Balilla Pratella : « Les deux formes les plus importantes de la symphonie futuriste sont le poème symphonique orchestral et l’opéra42. »
41Il faut rapprocher le simultanéisme naissant du cubisme pour en comprendre certains traits. Je ne m’y arrêterai pas ici, mais il est frappant de constater que celui qui défendit le mieux le cubisme naissant, Guillaume Apollinaire, qui écrivit des monographies sur Picasso, entre autres, et en rédigeant des notices sur les expositions et le mouvement cubiste, Apollinaire, donc, fut celui qui se rallia le plus vite au simultanéisme.
42Il faut aussi mentionner que presque aussitôt, il apparut aux deux poètes, Barzun et Apollinaire, que la création d’une poésie simultanéiste passait par l’emploi de la technologie, celle du phonographe. Ce point est cependant délicat. D’une part, la prise de conscience du rôle que pourrait jouer la phonographie n’est pas formulée de manière opératoire. D’autre part, cette mention de la machine n’intervient que comme élément pouvant poser la condition de la réalisation de la poésie simultanéiste. Barzun s’engagera dans la voie de la poésie orchestrale pour réaliser sa panharmonie orphique tandis qu’Apollinaire se dirigera vers les calligrammes et les poèmes-conversation, formes, elles aussi, de mise en œuvre du simultanéisme.
43Cependant, les références au phonographe apparaissent si fréquemment et de diverses manières qu’il est justifié de lui accorder une certaine importance : « Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent43. »
44De cette volonté de créer ce qu’Apollinaire appellera une poésie verticale naîtra une étape décisive dans cette relation de la création à la technologie, la poésie phonographiste. Guillaume Apollinaire rejoint Barzun dans cette entreprise d’une nouvelle poésie. Apollinaire la différencie de la poésie déclamée, de la poésie horizontale, de la nouvelle poésie, qu’il nomme poésie verticale, puisqu’elle se conçoit de façon polyphonique.
Il est vrai que depuis un an j’ai souvent parlé du disque poétique, ajoutant que c’était la forme par laquelle je voudrais publier mes poèmes. Barzun a eu raison de lancer son manifeste touchant la simultanéité poétique dont la paternité lui appartient, car je n’avais songé à confier aux disques que des poèmes personnels. Il a ainsi élargi l’idée et en a fait l’élément principal de la plus importante réforme littéraire de tous les temps. Loué soit-il ! Mais n’oublions pas que le véritable auteur de cette réforme, c’est Charles Cros, inventeur du phonographe44.
45C’est dans une conférence écrite en 1917, présentée au Théâtre du Vieux-Colombier et accompagnée de lectures de poèmes, qu’Apollinaire revient sur le rôle de la machine. Publié au Mercure de France sous le titre de « L’Esprit nouveau et les Poètes », le texte reflète l’ambivalence du poète en ces années de guerre face à la question de l’avant-garde. Ainsi, « la synthèse des arts, qui s’est consommée de notre temps, ne doit pas dégénérer en une confusion ». Il serait « sinon dangereux du moins absurde, par exemple, de réduire la poésie à une sorte d’harmonie imitative qui n’aurait même pas pour excuse d’être exacte ». Cette « harmonie imitative » pourrait cependant « jouer un rôle, mais elle ne saurait être la base que d’un art où les machines interviendraient45 ».
46C’est alors qu’Apollinaire donne une précieuse indication sur ce qui a dû être discuté dans le feu du simultanéisme, mais qui ne pouvait pas apparaître sous cette forme chez Barzun, trop occupé à chercher à « faire retentir le drame universel dans l’œuvre par la polyphonie des voix simultanées du monde46 ».
Un poème ou une symphonie composés au phonographe pourraient fort bien consister en bruits artistiquement choisis et lyriquement mêlés ou juxtaposés47.
47Fernand Divoire, écrivait à ce propos en 1923 :
Le plus beau poème simultané serait : entendre la vie ; bruit des paroles ici, du grillon chez le boulanger, du train sur la voie des Indes, des étoiles [...] des machines à Liverpool [...] Tout48 !
48Divoire poursuit en tendant une abstraction qui confère une valeur artistique à cette collection d’échantillons sonores :
Mais dans cette immense photographie, il y a l’art de choisir. Et d’ajouter. Et d’ajouter toute l’âme humaine : la voix des pensées49.
49Ailleurs, il propose un exemple de ce que pourrait être ce simultanisme phonographique, placé lui-même au sein d’un « Art poétique orchestral » : « Dans le simultanisme, tel que Barzun l’a créé, les voix et les bruits se font entendre en même temps. Plusieurs voix, disant des paroles différentes, peuvent donner ensemble leur concert ; les bruits (chant d’un oiseau, bruit d’un moteur ou d’un moulin à café) peuvent s’y mêler50. »
50Je mentionnerai aussi deux autres créations littéraires qui réinventent la technologie, voire qui l’imaginent.
51Tout d’abord, Apollinaire invente de nouvelles techniques du sonore. Dans sa nouvelle, L’Amphion, faux messie (1910), il évoque un phénomène de téléprésence, tandis que dans une autre nouvelle, Le Roi Lune (1916), il imagine une technique de captation simultanée des bruits du monde, ce qu’il nomme « la symphonie du monde51 ».
[Le Roi Lune] était assis devant un clavier sur une touche duquel il appuya d’un air las et elle resta enfoncée, tandis qu’il sortait d’un des pavillons une rumeur étrange et continue dont je ne distinguai d’abord pas le sens.
[...]
Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition étaient réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus lointains de la vie terrestre. [...] Maintenant, c’était les rumeurs d’un paysage japonais. [...] Puis, d’une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande, j’entendis le sifflement des geysers [...]
[Taïti, Chicago, New York, Mexico, Rio de Janeiro, Saint-Pierre de la Martinique, Paris, Munster, Bonn, Coblence, Naples, Tripoli, Inde, Tibet, Saigon]
[...] Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c’est Pékin, les gongs et les tambours des rondes.
[...] Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s’élever, simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs52 de ce monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire53.
52C’est alors que se produisit un événement majeur dans l’histoire des relations musique-technologie : la réinvention d’un phonographe. En donnant au phonographe le statut d’instrument de création, Apollinaire et Barzun réinventent la technologie de leur époque.
53Tentons ici une esquisse de chronologie des événements qui émaillent cet épisode décisif.
1903
54Guillaume Apollinaire : premières esquisses de ce qui deviendra « Le Roi Lune », dont la version définitive fut publiée dans le recueil Le Poète assassiné en 1916. Le texte fait apparaître les thèmes de corps virtuel, de la téléprésence, des « timbres d’une nouveauté impressionnante », des captations microphoniques de sons du monde entier, un clavier à sons naturels...
1906
55Henri-Martin Barzun donne les moyens nécessaires à la création de l’Abbaye de Créteil, qui est fondée par un groupe de poètes et d’artistes. Les idées du simultanéisme se forment progressivement.
1908
56Parution du recueil de poèmes de Jules Romains, La Vie unanime, Il illustre le thème de la métamorphose de la vie de l’Homme dans la ville au pas sage du siècle.
57Dissolution du Groupe de l’Abbaye.
1911
58Apollinaire écrit au sujet de la création du Laboratoire de phonétique expérimentale de la Sorbonne.
1912
59Publication de L’ère du drame, le manifeste de Henri-Martin Barzun.
60Rencontre Barzun-Apollinaire.
61Dans son article « La loi de la renaissance » publié dans La Démocratie sociale, Apollinaire émet une critique des industries de reproduction (cinématographie, photographie, phonographie : « Les procédés mécaniques menacent tous les formes d’art qui peuvent se contenter des moyens physiques de l’artiste. Les comédiens, les virtuoses, les orchestres, les peintres qui se contentent de copier la nature peuvent être avantageusement remplacés par le phonographe, le cinématographe et la photographie54. »
1913
62Publication aux éditions des Hommes Nouveaux de l’ouvrage réalisé en commun par Biaise Cendrars et Sonia Delaunay, La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, premier ouvrage « simultanéiste » imprimé sur une bande de papier de deux mètres portant le poème de Cendrars le long de laquelle court l’illustration de Delaunay.
63Dans le poème « Arbre » publié ultérieurement dans Calligrammes, Apollinaire incorpore la poésie phonographiste à un simultanéisme très barzunien (« Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent. » Dans ce même poème, il fait une allusion au Transsibérien (« Nous avions loué deux coupés dans le Transsibérien »), manière sans doute de prendre parti pour Cendrars et Delaunay.
1914
64Rupture définitive de Barzun et d’Apollinaire, à travers des articles de Barzun dans Poème et drame et d’Apollinaire dans Paris-Journal.
65Apollinaire prend à plusieurs reprises le parti d’une œuvre poétique phonographique.
1918
66À la suite de la première publication des Calligrammes au Mercure de France, Apollinaire revient sur la position du phonographe en poésie. Dans une lettre à André Billy, il écrit : « Quand aux Calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-libriste et une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe5556. »
67À ce point de cette discussion, il est temps d’évoquer de manière succincte quelques épisodes de la pensée de cette époque qui plaident en faveur d’un rôle nouveau dévolu au phonographe. Cette question mérite d’être examinée en détail. Je me bornerai ici à en rappeler les points saillants. Elle se fonde sur certaines propriétés du phonographe qui n’échappent pas à l’imagination des artistes. Sans revenir sur la fonction d’ubiquité que lui associent très tôt les romanciers (Jules Vernes, Le Château des Carpathes (1892) ; Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future (1880-1881) ; Guillaume Apollinaire, Le Roi Lune ; Raymond Roussel, Locus Solus (1914), les créateurs de disciplines diverses en appellent à un rapport inédit à l’environnement sonore. L’art audio, comme on le nomme parfois aujourd’hui, y prend ses sources. Ce qui en ressort est à la fois un caractère dense, violent, aussi heurté que l’est le tissu urbain boursouflé par les usines, les ateliers, les logements d’ouvriers, les taudis, les voies éventrées par la construction du métropolitain ou des tramways, les poteaux des fils téléphoniques... En même temps, le rêve de l’environnement urbain s’étend à l’inaudible, à ce qui est situé au delà de l’univers acoustique, à ce qui se produit à l’instant même dans les pays lointains. Résultat de la présence croissante de la téléphonie et de la radiophonie, on veut désormais croire que les sons trop éloignés pour être perçus par notre oreille sont bien pourtant une matière à capter et à inclure dans l’acte créateur de l’œuvre. Mais c’est le phonographe qui peut capter et retenir tout cela. La première œuvre sonore, fondatrice sans doute autant de l’art audio que de la musique électroacoustique, est celle du cinéaste expérimental Walter Rutmann, Week End (1930), un « film sans image », qui fait entendre un montage vertigineux d’enregistrements pris sur le vif, montage musical plus que cinématographique, car libéré du poids des images, les séquences forment des figurent rythmiques s’appuyant sur des reprises, des répétitions et des changements agogiques.
68Cette œuvre était annoncée, entre autres, par un poème d’Apollinaire, l’un de ceux qu’il nomme « poèmes-conversation » et qui est un collage de moments captés dans ma ville. Le plus clair d’entre eux est peut-être « Lundi rue Christine », publié dans Les Soirées de Paris en décembre 1913. Il mélange, dans un désordre pourtant très contraint par des jeux prosodiques, des bribes de phrases happées lors d’une réunion dans un café avec des amis. En connaître la circonstance – un ami, Jacques Dyssord, s’apprête à partir pour Tunis – permet de mieux comprendre le sensation de simultanéité qui ressort de ces croisements de conversation. La captation du réel, même sans la condition d’une technologie du sonore, est bien une figure de l’imaginaire du poète, l’une de celles qui ouvriront la voie à l’emploi du phonographe, comme, quelques années plus tard, dans les tentatives d’un Tziga Vertov.
69Cette tendance, qui conduira Pierre Schaeffer à inventer, en 1948, la musique concrète, est pressentie tout au long de la première moitié du XXe siècle.
70Chez les futuristes russes, Nicolaï Kublin écrit dans son manifeste pour « la musique libre » :
La faculté de concrétisation de la musique s’agrandit. On peut ainsi reproduire la voix de la personne aimée, imiter le chant du rossignol, le bruissement des feuilles, le sifflement tendre et violent du vent et de la mer. On peut représenter plus pleinement les mouvements de l’âme humaine. [...]
L’improvisation des sons libres peut être écrite provisoirement sur des disques de phonographe57.
71Pour André Cœuroy, le phonographe peut passer de l’état d’enregistreur à celui d’instrument propice à la création :
Machine à disque peut être non seulement un musée, mais encore un laboratoire. [...] Peut-être le temps n’est-il pas éloigné où un compositeur pourra représenter au pavillon d’enregistrement une musique directement composée pour phonographe58...
72Quant à Dada, il intègre parfaitement le mouvement simultanéiste. Pour Dada, en effet, le simultanéisme est un moyen de dépasser la diction linéaire du poème ou, surtout, du théâtre. L’influence de Barzun sur Tzara fut déterminante.
73Un autre courant fort de cette même époque est celui du futurisme italien. À partir d’un premier manifeste rédigé par Pratella, qui appelle à la destruction des catégories musicales conventionnelles au profit d’un opéra futuriste.
74Luigi Russolo, qui se définit lui-même comme peintre futuriste, définit une autre tendance qui, sans recourir explicitement aux technologies électriques du sonore, veut penser le bruit, en s’inspirant des bruits portés à l’attention par la mécanisation et la vie moderne :
Ce nouvel orchestre obtiendra les plus complexes et les plus neuves émotions sonores, non par une succession de bruits imitatifs reproduisant la vie, mais par une association fantastique de ces timbres variés59.
75Pourtant, la tentation du mimétisme est consciemment écartée chez les futuristes comme dans le simultanéisme. Apollinaire, pour sa part, répond : « Je conçois mal que l’on fasse consister tout simplement un poème dans l’imitation d’un bruit auquel aucun sens lyrique, tragique ou pathétique ne peut être attaché60. »
76Quand à Varèse, si familier de tous ces mouvements au sein desquels il sera très sensible au simultanéisme, il déclare :
Les futuristes (Marinetti et ses bruitistes) ont commis à cet égard une grosse erreur. Les nouveaux instruments ne doivent être, après tout, que des moyens temporaires d’expression [...] Ce que je recherche, ce sont des nouveaux moyens techniques qui puissent se prêter à n’importe quelle expression de la pensée et la soutenir61.
77Pour Varèse, il faut aller plus loin et inventer une technologie qui dépasse les possibilités d’un instrument de musique. Fallait-il encore que ce mouvement prenne de l’ampleur. C’est ce qui se produit avec la réflexion qu’a menée Pierre Schaeffer autour de l’enregistrement et de la manipulation des fragments enregistrés, ce qu’il nomma en 1952 le solfège concret. Il fallait aussi que les conditions matérielles existent, ce qui fut l’un des grands obstacles au développement précoce de l’art audio.
78On sait que c’est ce qui fit reculer Tziga Vertov lorsqu’en 1916, en tant que jeune futuriste russe, il réfléchit à un laboratoire de l’ouïe. S’il se tourna vers la caméra, c’est qu’à la différence du phonographe, la technologie du cinéma lui permettait d’aller sur le terrain capter des fragments du réel et d’aller explorer les villes et les foules.
79Et, certes, la référence explicite au rôle révolutionnaire de la phonographie exprimée par Apollinaire et Barzun restera pour longtemps sans lendemain, mais elle est un moment fulgurant dans la pensée simultanéiste. Elle représente de manière indélébile la charnière de l’art technologique naissant. Par le biais de l’Esprit nouveau, expression qui donnera plus tard son titre à une revue, mais qu’on trouve comme testament esthétique d’Apollinaire, le projet grandiose d’une poésie adaptée aux idées de l’Abbaye remet en question les moyens. Par les espoirs mis en elle par les deux poètes, la réflexion sur la modernité de l’expression artistique entraîne vers la mise en œuvre de la machine, et, à travers elle, à une repensée de la technologie. Peu importe de savoir qu’ils n’ont sans doute pas mis en pratique ces moyens, leur simple expression suffit à ancrer l’idée d’une technologie qui, entre les mains des artistes, se métamorphose en instrument de création.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Varèse, Edgar. Edgar Varèse. Écrits, éd. Louise Hirbour, Paris : Christian Bourgois, 1983.
Notes de bas de page
1 Pablo Picasso, « Picasso speaks », entretien avec Marius de Zayas, The Arts (mai 1923), p. 315-326. Réimprimé in Charles Harrison et Paul Wood (dir.), Art in Theory 1900-1990, Oxford: Blackwell, 1992, p. 212. Texte original : « Art does not evolve by itself, the ideas of people change and with them their mode of expression. » Traduit par Annick Baudoin et al in Art en théorie 1900-1990, Vanves : Hazan, 1997, p. 248.
2 Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition, 1789.
3 Antoine-Augustin Renouard, « Remarques morales, philosophiques et grammaticales », Dictionnaire de l’Académie française, 1807.
4 Guillaume Apollinaire, « Acousmate », Stavelot, vers 1899.
5 Ibid.
6 Charles Cros, « Inscription », Le Collier de griffes (publié en 1908, trente ans après la mort du poète), section Visions.
7 On peut entendre le « Discours d’inauguration des Archives de la parole » par Fernand Brunot sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France à l’adresse URL : <http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/scripts/Notice.php?O=SDCR_001658>.
8 Allusion à l’aviation naissante.
9 Brunot, « Discours d’inauguration des Archives de la parole », Gallica, <http://gallica.bnf.ff/scripts/notice.php?O=SDCR_001658>.
10 Grâce à l’ouvrage de Henri Massis, L’Esprit de la nouvelle Sorbonne. La Crise de la culture, la crise du français, Paris : Mercure de France, 1911.
11 Guillaume Apollinaire, « La Sorbonne est ébranlée », Œuvres en prose complètes, tome II, Paris : Gallimard, 1991, p. 1204.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Apollinaire, Méditations esthétiques – les peintres cubistes, in Œuvres en prose complètes tome II, p. 1204.
15 Jean-Louis Backès, Musique et littérature, Paris : PUF, 1994, p. 227.
16 Ibid.
17 Jean D’Ormesson, Discours de réception à l’Académie française, 1974, <http://www.academiefrancaise.fr/immortels/discours_reception/ormessom.html>.
18 Jules Romains, « La nature », La vie unanime, 1908.
19 Guillaume Apollinaire, « Liens », Ondes, 1913.
20 Henri-Martin Barzun, L’ère du drame, Paris : Eugène Figuière, 1912, p. 28.
21 Souligné dans le texte.
22 Souligné dans le texte.
23 Barzun, op. cit., p. 135.
24 Ibid., p. 136.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 137.
28 À l’initiative de Georges Duhamel, la municipalité de Créteil fit apposer une plaque dont voici le contenu : « René Arcos, Georges Duhamel, Albert Gleizes, Lucien Linard, Henri Martin, Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, réalisant le rêve chanté dans ses poèmes par l’un d’eux, fondèrent dans cette maison en 1906 L’Abbaye de Créteil. De grandes et belles œuvres prirent leur envol ici et firent par le monde mieux aimer nos lettres et nos arts. »
29 Cette même liste d’auteurs est citée dans la dédicace liminaire de L’ère du drame de Barzun, p. 11.
30 Barzun, « Le débat d’une génération » (manuscrit non publié), vers 1923, 28 feuillets non paginés. Archives Barzun, Columbia University, Rare Book and Manuscript Library, New York, feuillet 10. Ce texte semble avoir initialement été conçu comme réponse à un article de René Lalou dans la livraison de juin 1923 de la revue Europe. La revue Europe, publiée de 1923 à 1938, eut comme rédacteurs en chef René Arcos et Paul Collin, et comme collaborateurs des signatures bien connues de Barzun, comme Charles Vildrac.
31 Barzun, « Le débat d’une génération », feuillet 6.
32 Il s’agit sans doute de La Terrestre tragédie. Poèmes de l’adolescence, Créteil, L’Abbaye, 2903-2906 ; Poème de l’Homme - Chant de l’Idée, Créteil, L’Abbaye, 1904-1906 ; et Hymne des Forces, Paris : Mercure de France, 1922.
33 Barzun, « Le débat d’une génération », feuillet 8.
34 Ibid.
35 Guillaume Apollinaire, « Simultanisme-librettisme » (1924), Œuvres en prose complètes, tome II, p. 975.
36 Il s’agit de Hymne des forces, Paris : Mercure de France, 1912.
37 Dans le manuscrit, le terme « collectivement » a été ajouté.
38 Apollinaire, Hymne des forces (1912).
39 Fernand Divoire, « La découverte du simultané : inventeur : Barzun. Et nul autre », L’art orphique I, Paris : Éditions Albert Morancé, 1931 : Divoire, « L’art poétique orchestral » (article sous-titré « Le Simultané EST », 2923), L’art orphique I, p. 24.
40 Divoire, op. cit., ibid..
41 C’est moi qui traduis. Voici le passage original: « Orchestral poetry is to lyric poetry what a complex symphony is to a single song. » - Henri-Martin Barzun, « Orchestral Poetry. Message, technique, achievements ». Major Thesis, Leihig University, 2923, p. 6. Archives Barzun, Columbia University, Rare Book and Manuscript Library, New York.
42 Francisco Balilla Pratella, Manifeste des musiciens futuristes, placard replié en français, 29 mars 1911, reprise de « Manifesto dei Musicisti futuristi », Il nuovo teatro no 2 (11 novembre 1910). Réimpression : Futuristie, Giovanni Lista (dir.), Lausanne : L’Âge d’Homme, 1973, p. 307-311.
43 Guillaume Apollinaire, « Arbre », Calligrammes.
44 Guillaume Apollinaire, Lettre à André Billy, réponse à Jean de l’Escritoire [André Billy], « Gazette des lettres », Paris-Midi (5 juillet 1913), cité in Œuvres en prose complètes, tome II, p. 1701.
45 Guillaume Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les Poètes », Mercure de France (1910), Œuvres en prose complètes, tome II, p. 946-947.
46 Barzun, L’ère du drame, p. 98.
47 Apollinaire, op. cit., p. 947.
48 Divoire, « L’art poétique orchestral », L’art orphique I, p. 14.
49 Ibid.
50 « Simultanisme = un mode d’expression qui permettra peut-être de grandes choses. » - Divoire, op. cit., p. 44.
51 Guillaume Apollinaire, « Le Roi Lune », Le Poète assassiné (1908), Paris : Bibliothèque des Curieux, 1916 ; Œuvres en prose complètes, tome I, (Michel Décaudin [dir.]), Paris : Gallimard, 1977, p. 316.
52 Apollinaire avait d’abord écrit « tous les chants » avant de biffer et de remplacer par « toutes les rumeurs ».
53 Apollinaire, « Le Roi Lune », Œuvres en prose complètes, tome I, p. 313-316.
54 Guillaume Apollinaire, « La loi de la renaissance », La Démocratie sociale (7 juillet 1912), in Œuvres en prose complètes, tome II, p. 964.
55 C’est moi qui souligne.
56 Guillaume Apollinaire, Lettre à André Billy, réponse à Jean de l’Escritoire [André Billy], « Gazette des lettres », Paris-Midi, p. 1701.
57 Nicolaï Kublin, « La musique libre », Almanach du Blaue Reiter (1912). Reproduit in L’Année 1923, Liliane Brion-Guerry (dir.), tome 3, Paris : Klincksieck, 1913, p. 303-305.
58 André Coeuroy, Panorama de la musique contemporaine, Paris : Éditions Kra, 1928, p. 162.
59 Luigi Russolo, L’art des bruits, Milan (mars 1913).
60 Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les Poètes », Œuvres en prose complètes, tome II, p. 946-947.
61 Edgar Varèse, entretien publié au New York Telegraph (mars 1916), traduit et repris avec le titre « Credo » in Edgar Varèse. Écrits (Louise Hirbour [dir.]), Paris : Christian Bourgois, 1983, p. 23.
Auteur
Université Paris-Sorbonne [Paris IV], France
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