Chapitre 11. Composer en images ? À propos des symphonies de Honegger
p. 281-299
Texte intégral
1Il est bien connu que c’est presque aussitôt après qu’Henri Collet eut forgé, en janvier 1920, la célèbre dénomination « Les six Français », qu’Arthur Honegger prit ses distances vis-à-vis de l’esthétique formulée par Jean Cocteau pour le « Groupe des Six ». En août de la même année, dans une lettre à Paul Landormy, Honegger souligne qu’il « ne cultive pas l’admiration de la Foire et du Music-hall, mais au contraire celle de la musique de chambre et de la musique symphonique dans ce qu’elle a de plus grave et austère1 ». Une profession de foi si catégorique en la tradition du XIXe siècle le sépare distinctement de ses amis Darius Milhaud ou Francis Poulenc, et bien plus encore d’Erik Satie, dont la musique aux composantes ironiques et grotesques était offerte en modèle par Cocteau. Ainsi Harry Halbreich, appelle-t-il Honegger avec raison « le moins “Six” des Six2 ». Et un regard sur le catalogue de ses œuvres prouve que les genres en question jouent un grand rôle dans la production du musicien franco-suisse : n’y figurent pas moins de trente-six œuvres de musique de chambre, avec en premier lieu les trois quatuors à cordes et de nombreuses sonates, ainsi que vingt-neuf œuvres orchestrales3, dont cinq symphonies. On peut cependant être surpris, d’un musicien se destinant à une musique « grave et austère », par le grand nombre des ouvrages pour la scène, la radio et le cinéma. Honegger nous laisse vingt-huit partitions de musique de scène, neuf musiques radiophoniques et quarante-trois partitions pour le cinéma. Per definitionem, il s’agit de musiques fonctionnelles, généralement de prétentions relativement modestes. Il est évident qu’une telle musique occupe une position très éloignée de celle de la musique pure des quatuors à cordes ou des symphonies – sans doute ces deux genres de musique forment-ils les pôles extrêmes du vaste horizon à la disposition de ce compositeur, universel au vrai sens du mot.
2S’agit-il pourtant de catégories complètement séparées, sans aucun lien ? Afin de proposer une réponse, il convient de prendre pour point de départ une idée du biographe Harry Halbreich, qui résulte de ses analyses de la musique d’Honegger. L’auteur met en relief le « don d’images » du compositeur, qui aurait prédestiné celui-ci à « sa féconde carrière de musicien de cinéma4 ». Sans fournir d’indications concrètes, il évoque en général un « élément inné » du « génie créateur » d’Honegger, « ainsi qu’on le constate au plus tard à partir du Roi David [1921], voire déjà du Dit des jeux du monde [1918] ». En même temps, Halbreich tient au fait qu’il s’agit d’une faculté d’évoquer « en quelques instants avec une vigueur et une justesse étonnantes un personnage, une situation, une atmosphère » – et cela « avec des moyens purement musicaux5 ». Dans ces situations où la musique assume expressément le devoir d’illustrer des sujets extramusicaux, c’est-à-dire essaie de restituer une peinture sonore, l’effet de la création des « images » par des moyens musicaux est évident, et ne nécessite pas d’être souligné. On pense immédiatement aux genres prédestinés à un tel processus : à la musique à programme en général et notamment aux poèmes symphoniques. Il est vrai qu’Honegger n’a abordé que rarement ce genre, mais des ouvrages comme Le Chant de Nigamon (1917) ou Pastorale d’été (1920) ont formé ses premières œuvres de musique symphonique. Ainsi ces deux œuvres ont-elles joué un rôle initiateur dans sa longue progression vers la symphonie6. Car il faut prendre en compte le fait qu’au moment de sa déclaration en faveur de la tradition des genres les plus nobles, vers 1920, Honegger avait achevé plusieurs sonates pour violon, alto ou violoncelle et piano, et notamment le premier quatuor (1913-1917), que lui-même désignait comme un de ses « sous-produits beethovéniens », un « Beethoven du pauvre » ; en revanche, il était encore très loin de la réalisation de sa première symphonie qui n’allait voir le jour qu’en 1929-1930. Bien que son accès à la musique de chambre, voire aux sonates pour quelques instruments à cordes et piano, fut facilité par sa propre formation en tant que violoniste, il n’envisageait pas moins la musique orchestrale en vue de l’expression des valeurs dramatiques, et ce, dès le début.
3Une œuvre de cette époque-là constitue non seulement un événement marquant dans l’évolution de Honegger vers le genre symphonique, mais permet également d’élucider les rapports intimes existant pour lui entre les différents domaines de la musique. Il s’agit d’une composition primitivement prévue comme une musique de scène : Horace victorieux (1920). Se référant à une légende de l’histoire romaine durant la guerre entre Rome et Albe, le peintre Guy-Pierre Fauconnet voulait voir les acteurs jouer avec des masques conformes au modèle de ceux des mimes des théâtres de l’Antiquité. La mort soudaine de Fauconnet au début de l’année 1920 fit échouer ce projet de pièce scénique pour mimes et chœur avec musique. Mais Honegger reprit l’idée à la fin de la même année en élaborant une partition symphonique après qu’un nouveau projet de composition de cette musique pour les Ballets suédois ait été refusé. Le compositeur publia cette œuvre avec le sous-titre « Symphonie mimée », une allusion à son ancienne fonction. La musique d’Horace victorieux (Exemple 1) est établie selon un double principe. D’une part, elle reste liée à l’argument de la pièce, et ses différentes parties portent des titres illustrant l’action de la scène, enrichies par une brève introduction et une coda de même envergure. D’autre part, l’œuvre se distingue assez nettement d’une suite formée d’extraits juxtaposés, ou d’une musique de scène complète. On n’a pas du tout l’impression d’un ouvrage compilé, mais d’une partition austèrement travaillée. C’est aussi la légitimation de la dénomination « symphonie », car bien que cette musique n’ait rien à voir sur le plan formel avec une véritable symphonie, elle rappelle ce genre par le souci de la forme et la présence d’éléments unificateurs à travers ses parties fort contrastantes, ainsi que par les modifications et développements subis par ses thèmes et motifs. Que cette musique à la croisée de la scène et du concert comprenne de nombreux passages suggérant des moments concrets de l’action n’est pas pour surprendre. Le spectre de cet imaginaire s’étend de simples illustrations, comme par exemple les deux fanfares des adversaires lors du combat entre Horaces (pour Rome) et Curiaces (pour Albe), dans la partie « Annonce et préparatifs du combat », jusqu’à des mises en musique symboliques, comme le « Meurtre de Camille », châtiment impitoyable, par un des Horaces victorieux, de l’amour de sa sœur pour l’un de ses adversaires vaincus. Honegger présente des coups d’orchestre aigus et perçants, suivis d’un silence qui suggère l’action horrible d’une façon plus impressionnante que toute autre musique pourrait le faire.

Exemple 1 : Arthur Honegger, Horace victorieux, « Meurtre de Camille », mes. 7-9 après 27.
4Peu après l’achèvement de cette page aussi bien symphonique que dramatique, Honegger se met à la composition du Roi David, œuvre qui allait le rendre célèbre dans le monde musical de l’époque. Aujourd’hui, l’habitude s’est établie d’exécuter cette œuvre au concert, sous forme d’oratorio, mais le « psaume symphonique » fut primitivement conçu comme « drame biblique » pour la scène. Plus tard, le compositeur lui-même regretta la priorité de la version postérieure, tout en renvoyant aux problèmes que pose un tel déplacement :
Le défaut principal du Roi David tient à ce qu’on donne aujourd’hui en oratorio un ouvrage conçu à l’origine comme une partition accompagnant un drame, une musique de scène. Ce drame, je l’avais illustré comme un graveur image des chapitres d’un livre. Il y avait des chapitres plus ou moins longs. À la scène, cela passe tout naturellement ; au concert, il y a trop de morceaux brefs dans la première partie, ce qui donne une impression de morcellement7.
5L’influence de la scène avec ses nouvelles formes sur la musique d’orchestre qui en est issue avait beau être grande, l’influence du film allait s’avérer plus importante. En 1922, Honegger est chargé de la musique pour le film La Roue, du réalisateur très novateur en son temps, Abel Gance. On ne connaît aujourd’hui de la main d’Honegger qu’un seul morceau de cette musique, une ouverture « bien étrange, assez disparate et formellement “mal fichue”8 » (Exemple 2). Il s’agit d’une sorte de pot-pourri évoquant quelques moments caractéristiques de l’action du film. Mais il faut prendre en considération la nécessité d’assurer une musique quasi permanente pour de tels films muets ; la plupart des musiciens ne concevaient que très rarement une partition complètement originale pour ce genre d’occasion, mais préféraient compiler des pages de différentes provenances, de la musique déjà existante, soit personnelle, soit d’une autre plume, mélangée à quelques parties nouvelles. Ainsi, pour autant que l’on sache, Honegger a utilisé pour La Roue un fragment symphonique d’Alfred Bruneau9, mais aussi de la musique d’autres musiciens10 ; le compositeur fait ici figure d’arrangeur, ce qui était habituel à l’époque des films muets. Pour notre propos, ce sont les relations de cette musique au premier mouvement symphonique d’Honegger, Pacific 231 (1923), qui attirent l’attention. Dans une scène centrale, La Roue raconte comment le mécanicien Sisyphe, épris de sa fille adoptive Norma, veut se tuer en même temps que celle-ci, lorsqu’elle envisage de le quitter pour se marier, en poussant à toute vitesse sa locomotive. La locomotive et sa technique jouent un rôle principal lors de cette course aventureuse (vouée à l’échec) ; la pensée qui s’impose est qu’elles aient pu fournir l’idée fondamentale de Pacific. Nous savons que l’auteur a essayé plus tard, en 1951, de donner une valeur relative à l’influence que les images d’une locomotive qui démarre et accélère jusqu’à sa plus grande vitesse avaient exercé sur ce mouvement symphonique. Honegger a mis alors au premier plan l’idée abstraite, « en donnant le sentiment d’une accélération mathématique du rythme, tandis que le mouvement lui-même se ralentit11 ». Mais ces propos sont en contradiction avec un commentaire de l’année 1924, peu après l’achèvement de l’œuvre. En se distançant des humbles imitations de la perception auditive ou visuelle, Honegger y avoue :
Ce que j’ai cherché dans Pacific, ce n’est pas l’imitation des bruits de la locomotive, mais la traduction d’une impression visuelle et d’une jouissance physique par une construction musicale.
Elle part de la contemplation objective : la tranquille respiration de la machine au repos, l’effort du démarrage, puis l’accroissement progressif de la vitesse, pour aboutir à l’état lyrique, au pathétique du train de 300 tonnes lancé en pleine nuit à 120 à l’heure12.
6Cette relation étroite entre l’impression visuelle et la genèse de la musique est renforcée par le fait que l’Ouverture de La Roue contient un passage (à partir de la mes. 53) caractérisé par des mentions telles que « locomotive », « signal », « Le disque » ou « rail », qu’Honegger allait reprendre dans Pacific 231. C’est pourquoi on peut conclure que La Roue fut « le germe générateur ayant donné naissance à Pacific 23113 ».
7La série des trois Mouvements symphoniques (1923-1933) représente pour le compositeur les étapes décisives vers la symphonie. Tandis que les deux premiers mouvements, « Pacific » (Exemple 3) et « Rugby », sont animés par des images concrètes, le dernier mouvement n’en montre aucune trace. L’auteur a déclaré avoir manqué « en effet, d’imagination14 » pour un titre convenable ; Honegger, cependant, a fait cette remarque à un moment (1951) où il s’est efforcé de nier toute stimulation extramusicale à sa musique instrumentale, craignant que celle-ci n’ait été prise pour de la musique à programme. De plus, il faut tenir compte du fait que ce Mouvement symphonique no 3 a été conçu en 1932-1933, donc après l’achèvement de la première symphonie (1929-(1929-1930) ; sans doute le style de ce mouvement s’approche-t-il de celui des œuvres symphoniques ayant une forme plus nette et, sur le plan des thèmes, plus développée. En tout cas, les trois Mouvements symphoniques partagent tous le double sens du mot « mouvement », car cette notion n’y désigne pas seulement le terme technique indiquant une certaine partie musicale, à savoir un morceau de symphonie ou de sonate, mais aussi, dans un sens cinétique, traduit le rythme.

Exemple 2 : Arthur Honegger, Ouverture, La Roue, mes. 59 et suiv.15.

Exemple 3 : Arthur Honegger, Pacific 231, mes. 118 et suiv.
8Le rythme est justement le lien commun entre l’imagerie du film et la musique. Honegger lui-même a souligné ce rapport dans son article Du cinéma sonore à la musique réelle, publié en 1931. Le film parlant ayant fait son apparition entre-temps, le rôle de la musique de film a complètement changé. Il n’est plus nécessaire de traduire les sentiments ou sensations des acteurs par la musique pour rendre compréhensible l’action muette, mais plutôt de renforcer l’image dont le sens est devenu clair – en un mot : « la musique complète l’image16 ». En attaquant la pratique visant à utiliser de la musique existante, Honegger favorise la composition d’une musique adaptée au film, et franchit le pas vers la description, selon lui, du cinéma à venir :
Le cinéma sonore ne sera lui-même que lorsqu’il aura réalisé une union à ce point étroite entre l’expression visuelle et l’expression musicale d’un même fait qu’ils s’expliqueront et se complèteront l’un et l’autre à égalité17.
9Sa vision qu’un jour « la musique inspirera des films18 » ne tarde pas à se réaliser. Au cours de cette même année, en Russie, Mikhail Tsekhanovski réalise un film à partir de la partition de Pacific, suivi en France du film de Jean Mitry réalisé en 1949. Curieux fait : il s’agit de films sur une musique elle-même inspirée par un film !
10En théorie, Honegger insiste sur la différence fondamentale qui existe entre la genèse d’une œuvre symphonique et celle d’une musique pour la scène ou le film :
[...] les ouvrages symphoniques me donnent beaucoup de peine ; ils nécessitent un effort de réflexion soutenu. Au contraire, dès que je puis me référer à un prétexte littéraire ou visuel, le travail me devient beaucoup facile19.
11Dans un autre texte, le compositeur ajoute :
Je suis un homme très scrupuleux [...]. Bien sûr, cela concerne un ouvrage sérieux, par exemple la composition d’une symphonie. S’il s’agit d’une musique de film, il me suffit d’assister à la projection et de me mettre au travail : l’image est encore toute fraîche devant mes yeux. Plus le film est proche de ma mémoire, plus mon travail est facilité : l’important est de transcrire sans tarder des impressions encore vives20.
12Bien entendu, certaines différences sont évidentes. L’œuvre symphonique prétend à une qualité au-delà d’une utilisation éphémère, et doit suivre, selon Honegger, un développement logique, disposer d’une architecture prononcée et d’une texture complexe, tandis que la musique de film s’adresse, en principe, à l’image projetée sur le moment, sans souci de sa forme totale et, en évitant trop de complexité, doit convaincre par sa vigueur. Cependant, l’analyse des partitions de musique de film d’Honegger permet de constater que le compositeur s’éloigne généralement de telles caractéristiques. Il est vrai que l’écriture est plus simple et contribue au sentiment d’une plus grande facilité de compréhension par rapport à celle de ses symphonies, mais le souci d’édifier une architecture formelle et des motifs susceptibles de se développer va au-delà d’une musique purement fonctionnelle. Cette conscience de la structure musicale a rendu possible dans certains cas, à partir du matériau destiné au film, l’élaboration de suites orchestrales pour le concert, comme par exemple celle du film Les Misérables (1933-1934). Sans nier les différences qui existent entre ces genres musicaux, on ne peut guère contester la nature symphonique de ces partitions de musique de film, nature renforcée par le rôle unificateur du rythme. Dans les années 1920, au fur et à mesure que le compositeur réalise des partitions pour la scène ou le cinéma, le rythme devient un véritable élément générateur de la forme, principe morphologique qu’Honegger reprend dans ses symphonies, sans doute ses œuvres les plus ambitieuses.
13Choisissons un exemple concret : la Première Symphonie (Exemple 4), composée à la demande de Serge Koussevitzky pour le cinquantenaire de l’Orchestre de Boston et créée en 1931 ; elle présente au début de son mouvement initial une violence orchestrale surprenante. Selon Halbreich, on « pense à la mêlée brusquement déchaînée de Rugby, comme d’une meute de jeunes chiens se disputant une proie21 ». Contrairement aux autres symphonies, Honegger n’a laissé aucun commentaire relatif à cette symphonie. Par conséquent, d’éventuels liens avec le domaine sportif restent spéculatifs.
14Mais c’est, dans ces premières mesures, un autre élément qui nous rappelle le monde des machines : l’ostinato rythmique de croches accentuées (tutti, à partir de mes. 1), sur lesquelles s’élève le premier motif (trompettes, violons, altos, mes. 2 et suiv.), également marqué par de rudes martèlements (renforcement par les flûtes, mes. 4-5). Ce n’est pas un hasard si l’auditeur mémorise moins la forme ou la ligne de cette idée musicale, que le rythme, partiellement dominant. Ce rythme régulier et accentué est déjà utilisé dans l’Ouverture pour La Roue (Exemple 2) et plus développé dans Pacific 231 (Exemple 3). Ainsi pourrait-on parler d’un certain « mot musical » au sein d’un « vocabulaire » marqué par des événements extramusicaux. L’audition de ce rythme marqué par une progression quasi impitoyable évoque ainsi pour les auditeurs l’image d’un processus mécanique, et pour la postérité également, l’esprit de l’époque, avec ses machines modernes, comme au début du célèbre film Modem Times – qui ne fut réalisé que quelques années plus tard, en 1932-1935.

Exemple 4 : Arthur Honegger, Première Symphonie, Allegro marcato (début).

Exemple 5 : Arthur Honegger, Troisième Symphonie, Dona nobis pacem, « thème de l'oiseau » (fin).
15Prenons un autre exemple : la Troisième Symphonie (Exemple 5), dite « Symphonie liturgique » (1945-1946), à laquelle Honegger a consacré le commentaire le plus développé. Cette fois, le compositeur confesse :
J’ai faim de voir, autant que d’entendre, je suis avant tout un visuel. Voilà pourquoi j’aime les livrets colorés, véhéments, les éclairages un peu crus, les mots succulents qui provoquent en moi la levée des images22...
16Il est bien curieux qu’Honegger fasse une telle introduction au commentaire d’une symphonie, c’est-à-dire d’une œuvre symphonique dont il va prétendre peu d’années plus tard qu’elle lui a demandé beaucoup de travail, à défaut d’un prétexte visuel ou d’images. Ce qui suit dans ce commentaire est bien connu : le compositeur raconte « l’argument dramatique très net, et même assez poussé23 » de l’œuvre. Il est fort significatif que l’auteur offre cet argument, expliquant entre autres la dénomination « liturgique » sous la seule réserve qu’il s’agit d’« une suggestion imagée », de « la trame d’un récit », qui doit aider les auditeurs « à suivre et à goûter le discours musical24 ». Il semble qu’il soit soucieux, une fois de plus, d’éviter que l’on puisse prendre ce récit pour un programme. Cela serait effectivement un malentendu : il ne s’agit pas du tout d’un programme extérieur au sens de la musique à programme, mais, pour ainsi dire, d’un programme intérieur. C’est-à-dire que cette symphonie montre une certaine affinité avec un ouvrage comme Horace victorieux ; on pourrait considérer en quelque sorte qu’elle constitue la musique de scène ou de film destinée à un drame virtuel ; elle renferme l’imagerie de l’argument tout en se pliant aux exigences du genre symphonique.

Exemple 6 : Arthur Honegger, Deuxième Symphonie, Vivace non troppo - Presto, mes. 240 et suiv. (fin : entrée de la trompette).

Exemple 7 : Arthur Honegger, musique pour Napoléon, « Napoléon », (début).
17Dans cette symphonie, Honegger nous propose en particulier une image d’une grande force imaginative qui, en même temps, sert de motif cyclique pour la partition ; la façon dont ce « thème de l’oiseau », comme l’a appelé Honegger25, est présenté pour la dernière fois, à la toute fin de la symphonie, rappelle des passages caractéristiques d’une musique de film avec une certaine tendance à la sentimentalité. Ce chant de la petite flûte qui, selon l’interprétation de l’auteur, évoque l’image de la colombe et l’ardent désir de paix des hommes, s’élève bien distinctement sur un tapis de cordes en blanches liées.
18Dernière référence : si l’on considère comme caractéristiques de la musique de film une écriture tonale et relativement simple ainsi que des mélodies nettement découpées et qui puissent être facilement chantées, nous en trouvons un exemple à la fin de la Deuxième Symphonie (Exemple 6). Il s’agit de l’entrée de la trompette dans une trame orchestrale limitée à la seule présence des cordes. Honegger tient à faire remarquer que la trompette ad libitum ne doit que renforcer la présentation du choral, et peut être remplacée par un autre instrument26.
19Cependant, lorsque l’on entend le timbre très marqué et perçant de la trompette dans ce contexte, on ne peut douter que le choix de la trompette ait été mûrement réfléchi. Le musicien y reprend à son compte une longue tradition qui renvoie, par cet instrument, à la sphère des seigneurs. Et par le choral, ce seigneur est distinctement identifié à Dieu, en tant que symbole d’espérance dans un moment d’angoisse (rappelons que l’œuvre fut conçue en 1940-1941, durant l’occupation allemande). Honegger réussit à faire imaginer la présence de Dieu, ou même à dessiner une sorte de portrait divin, par des moyens assez simples, mais efficaces. Il en va de même pour son portrait de l’Empereur dans sa musique pour Napoléon (1927) (Exemple 7), film muet réalisé par Abel Gance. Ce sont aussi les trompettes qui portent la mélodie, cette fois une ligne ascendante en quartes, symbole sonore du pouvoir. Ainsi, au-delà de toutes différences d’écriture et d’effectif, les affinités de l’orchestration rapprochent-elles musique de film et musique symphonique.
20Ces quelques exemples permettent de montrer que la faculté d’Honegger d’évoquer « en quelques instants avec une vigueur et une justesse étonnantes un personnage, une situation, une atmosphère » n’est pas strictement limitée à la musique fonctionnelle, c’est-à-dire à sa musique destinée à l’illustration d’images réelles, à la scène ou sur l’écran. Par des relations étroites qu’il tisse dès les années 1920 entre cette musique fonctionnelle et la musique symphonique – annonciatrice des cinq symphonies des décennies suivantes –, Honegger parvient à faire évoluer son don d’images vers la constitution d’une sorte de « vocabulaire », qu’il utilisera dans ses symphonies. Dans Du cinéma sonore à la musique réelle, le compositeur définit sa vision d’un film en relation avec la musique, et conçoit la possibilité « de donner de toute expression musicale la représentation visuelle correspondante exacte et précise27 » ; dans son œuvre symphonique, il applique le principe à l’inverse : donner à toutes les images de sa fantaisie ou de son imagination l’expression musicale correspondante.
21Tenant compte des capacités d’imagination visuelles de l’être humain, cette œuvre symphonique, et plus précisément la série impressionnante des cinq symphonies, se distingue nettement de l’ensemble de la production contemporaine, qui favorise la musique « pure ». En opposition, les symphonies d’Honegger prolongent la tradition de la Weltanschauungsmusik (la musique d’une vision du monde) partant de Beethoven, pour lequel l’intégration d’images scéniques n’a rien d’extraordinaire. Pensons par exemple à l’insertion des éléments de la musique de scène, du récitatif accentué ou de la marche de musique « turque », au sein des variations de l’« Ode à la joie » dans le final de la Neuvième ou, dans un autre contexte, à l’imagination d’une rencontre de différentes marches au point culminant du premier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler. D’ailleurs, Honegger avoue, dans son commentaire à sa Troisième Symphonie : « Je suis un romantique ou, plus exactement un néo-romantique. Je veux dire par là que mon désir essentiel n’est ni d’étonner, ni même de charmer : il est d’émouvoir. » C’est donc, entre autres, grâce à son don d’images, qu’il tente d’émouvoir, participant à la modernité par l’entremise d’un langage résolument contemporain. Certes, il paraît exagéré de prétendre que les symphonies sont composées en images, mais celles-ci, tout en conservant les schémas formels du genre, contiennent en même temps certaines stimulations ou suggestions venues de l’imagerie des nouveaux médias de l’époque. C’est, semble-t-il, un point essentiel de la qualité, mais aussi de l’originalité et finalement de la modernité de ces œuvres.
22En 1950, lors d’une enquête de Pierre Duvillar pour la revue L’Âge nouveau, la question « Le cinéma peut-il influencer l’art musical ? » a été posée à Honegger. Celui-ci n’a pas répondu sur le fond, mais a simplement réaffirmé son désir que « la participation du musicien dans l’établissement du film devienne de plus en plus importante28 ». À la lumière de son œuvre symphonique, nous pouvons maintenant donner une réponse positive.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Delannoy, Marcel. Arthur Honegger, Paris : Éditions Pierre Horay, 1953.
Halbreich, Harry. Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992.
Honegger, Arthur. Arthur Honegger. Écrits, textes réunis et annotés par Huguette Calmel, Paris : Honoré Champion, 1992.
—. « Pacific (231) », Dissonances no 4 (avril 1924), p. 79-80.
—. Je suis compositeur, Paris : Éditions du Conquistador, 1951.
—. Horace victorieux (partition de poche), Paris : Salabert s.d. (© 1924)
—. Pacific 231 (partition de poche), Londres : Eulenburg, 1986
—. Deuxième Symphonie (partition de poche), Paris : Salabert s.d. (© 1942)
—. Troisième Symphonie (partition de poche), Londres : Eulenburg, 1986
—. Napoléon (musique de film), Paris : Salabert, s.d.
Jost, Peter. « Den ästhetischen Anspruch in seiner ganzen Schwere und Strenge erfüllen », Arthur Honeggers Weg zur Symphonie in Das Orchester 40 (1992). p. 430-435.
Notes de bas de page
1 Lettre à Paul Landormy, Zurich, le 3 août 1920 in Arthur Honegger, Arthur Honegger. Écrits, Paris : Honoré Champion, 1992, p. 34.
2 Harry Halbreich, Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992, p. 374.
3 Si l’on y ajoute les suites et d’autres extraits de la musique de scène, de film et de radio, on compte même plus de 40 partitions symphoniques.
4 Halbreich, op. cit., p. 603.
5 Ibid.
6 Pour une étude plus approfondie, cf. Peter Jost, « Den asthetischen Anspruch in seiner ganzen Schwere und Strenge erfüllen, Arthur Honeggers Weg zur Symphonie » in Dos Orchester 40 (1992), p. 430-435.
7 Arthur Honegger, Je suis compositeur, Paris : Éditions du Conquistador, 1951, p. 117.
8 Halbreich, op. cit., p. 458.
9 Cf. Marcel Delannoy, Arthur Honegger, Paris : Éditions Pierre Horay, 1953, p. 156.
10 Dans son petit article « Adaptations musicales » (1923), Honegger énumère les auteurs dont il aurait utilisé de la musique. En plus d’Alfred Bruneau, se retrouvent également les noms de Florent Schmitt, Roger Ducasse, Darius Milhaud, Georges Sporck, Charles Marie Widor, Vincent d’Indy et Gabriel Fauré - Honegger, Arthur Honegger. Écrits, p. 39.
11 Honegger, Je suis compositeur, p. 118.
12 Arthur Honegger, Pacific (231), Dissonances, no 4 (avril 1924), p. 80.
13 Halbreich, op. cit., p. 430.
14 Honegger, Je suis compositeur, p. 119.
15 Manuscrit autographe (Fondation Paul Sacher, Coll. « Arthur Honegger »), reproduit avec l’aimable autorisation de la Fondation Paul Sacher, Bâle.
16 Du cinéma sonore à la musique réelle (1931), in Honegger, Arthur Honegger, Écrits, p. 107.
17 Ibid., p. 109.
18 Ibid.
19 Honegger, Je suis compositeur, p. 94.
20 Ibid., p. 99.
21 Halbreich, op. cit., p. 379.
22 Bernard Gavoty, La Symphonie liturgique. Propos recueillis par B. Gavoty (1948), in Honegger, Arthur Honegger, Écrits, p. 250.
23 Honegger, Arthur Honegger, Écrits, p. 250.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Cf. Symphonie pour orchestre à cordes (1943) in Honegger, Arthur Honegger. Écrits, p. 173.
27 Honegger, Arthur Honegger. Écrits, p. 110.
28 Musique et cinéma (1950) in Arthur Honegger. Écrits, p. 267.
Auteur
Richard Wagner-Cesamtausgabe, Allemagne
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