Chapitre 9. Hiérarchie et homogénéité dans Le jardin clos de Fauré
p. 237-254
Texte intégral
1L’écoute de Fauré – plus particulièrement ses œuvres du XXe siècle – s’avère parfois déroutante1. En fait, l’attention se porte sur des éléments familiers en eux-mêmes, mais employés dans un contexte inhabituel. Du point de vue harmonique, on y reconnaît les accords du système tonal, mais ceux-ci sont souvent brouillés par des notes étrangères ou par le décalage rythmique des voix, et ils s’enchaînent de manière peu prévisible. On perçoit également des cadences, mais le moyen d’y parvenir suscite souvent la surprise. Bref, des attentes tonales sont suscitées par le matériau employé, mais elles sont constamment déjouées, d’où la difficulté de fixer des points de repère clairs. Par ailleurs, les textures, les motifs et les timbres sont peu variés au sein d’un même mouvement. La mélodie demeure plutôt statique, dans un ambitus restreint. De sorte que cette musique dégage de prime abord une impression d’homogénéité. Cela surprend pour le début du XXe siècle, où la recherche de timbres, d’échelles sonores nouvelles, de rythmes contrastés et de textures variées était si importante.
2Pourtant, à force d’écoute, une relation de cause à effet entre les divers éléments prend forme. Par besoin d’intelligibilité, l’auditeur cherche à mettre en relation les éléments musicaux, à les organiser en un système cohérent et à les hiérarchiser. Afin de mieux cerner ce processus cognitif, je vais m’inspirer d’un article de Michel Imberty, « Continuité et discontinuité », paru dans Musiques, une encyclopédie pour le XXe siècle2. Pour Imberty, l’écoute est une construction mentale élaborée par l’auditeur. Cette construction peut se faire en fonction d’une grammaire préétablie, comme en musique tonale, ou par une hiérarchisation des saillances, qui sont mises en relation entre elles. On entend par saillance des événements sonores qui captent immédiatement l’attention de l’auditeur : la répétition d’une note ou d’un accord, les jeux de tension et de détente, les accents. Imberty applique le concept de saillance à la construction mentale, ce qui lui fait dire qu’en musique atonale, il y a hiérarchisation par les saillances, alors qu’en musique tonale, la structure sous-jacente hiérarchise les tensions et les détentes, et induit une sensation de progression et de direction, dans un contexte où les éléments stables et instables sont reconnus comme tels a priori.
3En appliquant ce constat à l’écoute de Fauré, on comprend que la construction mentale est à la fois difficile selon des critères tonals, à cause de l’imprévisibilité des enchaînements harmoniques, et difficile selon des critères atonals, puisque la texture est lisse, c’est-à-dire homogène, sans contrastes ni mouvements dynamiques suffisamment marqués pour constituer des saillances claires. Sur quel paramètre, alors, peut-on organiser et hiérarchiser le discours musical fauréen ? Telle est la question à laquelle je souhaite répondre dans ce texte3.
4En fait, la recherche de l’homogénéité chez Fauré au XXe siècle peut être vue comme la prolongation du spleen de la fin du XIXe siècle, la poursuite de cette complaisance quasi hédoniste dans les atmosphères où se confondent joie et tristesse, raffinement et décadence, où l’on ne nomme point la chose, mais plutôt l’effet qu’elle procure sur l’esprit. Dans cette esthétique du clair-obscur4, l’homogénéité fauréenne est ce qui permet à plusieurs niveaux de significations de coexister, tant musicalement que poétiquement. À ce titre, le choix par Fauré des poèmes symbolistes du Jardin clos (Tableau 1) de Lerberghe n’est pas fortuit. Composé en 1914, le cycle mélodique appartient aux dernières années créatrices du compositeur, celles où son style parvient à son ultime accomplissement. Fauré poursuit certaines idées de La Chanson d’Ève – un cycle qui est lui aussi composé sur des poèmes de Lerberghe – mais dans une écriture plus limpide, plus vocale et plus systématique. En outre, les procédés d’écriture du Jardin clos cultivent l’homogénéité tout en établissant différents modes de hiérarchisation.
5La première mélodie du cycle, « Exaucement », crée un réseau de signification par l’équivoque. Dans le poème, par exemple, les lèvres sont à la fois énonciatrices de la prière et expression de l’amour charnel. Et il est difficile de déterminer exactement quand se fait le passage d’un sens à l’autre. On peut dire que le poème cultive l’homogénéité non par unicité du sens, mais par la continuelle juxtaposition des divers sens. Musicalement, Fauré procède lui aussi par juxtaposition. La toile de fond sur laquelle va se déployer le discours harmonique est relativement homogène : des motifs neutres sont énoncés, puis maintenus jusqu’à la fin, bien que modifiés de manière très graduelle. En outre, les équivoques harmoniques causées par les notes étrangères, les décalages entre les voix et les enchaînements imprévus contribuent à alimenter l’impression d’uniformité. Ces éléments de surface favorisent les conditions qui vont permettre à différents niveaux harmoniques et contrapuntiques de coexister.
1. Exaucement |
2. Quand tu plonges tes yeux dans mes yeux |
3. La messagère |
4. Je me poserai sur ton cœur |
5. Dans la nymphée |
6. Dans la pénombre |
7. Il m’est cher, amour, le bandeau |
8. Inscription sur le sable |
Tableau 1 : les huit mélodies du cycle Le Jardin clos, op. 106.

* Les chiffres romains indiquent les structures de prolongation
Exemple 1 : Gabriel Fauré, Les jardins clos, « Exaucement », mes. 9 à 28.
6Dans son article intitulé « Smoke, Mirrors and Prisms : Tonal contradiction in Fauré5 », Edward R. Phillips a employé l’analyse schenkérienne pour conclure à des différences de signification tonale entre les éléments de surface et les structures sous-jacentes. Dans l’Exemple 1, extrait d’« Exaucement », le niveau de surface est particulièrement brouillé par les décalages qui interviennent dans la conduite des voix et par l’éloignement tonal apparent des accords.
7Je reprends ici l’analyse de Phillips pour la section qui, selon lui, s’étend de la mesure 16 à la mesure 21. Phillips affirme que, dans une structure de prolongation de l’accord de tonique en do majeur, le contrepoint sous-jacent de la ligne supérieure décrit un mouvement de do vers sol (les notes du contrepoint sous-jacent sont encerclées dans l’exemple). Cette analyse implique qu’à la mesure 20, le sol dièse est en fait un la bémol qui, suivi du fa dièse, forme une double appoggiature du sol. Or, localement, si on s’en tient au niveau de surface, on a plutôt l’impression d’un enchaînement de V/V (avec le fa dièse) à I (mes. 21). Il y a ici une contradiction entre niveau de surface et structure sous-jacente de la tonalité, contradiction qui est qualifiée « d’écran de fumée » (smoke screen) par Phillips6.
8Même si je reconnais avec Phillips qu’il y a souvent contradiction entre le niveau de surface et les structures sous-jacentes, son analyse soulève deux objections. La première concerne les limites d’application de la théorie schenkérienne à Fauré. Cette théorie ne fait pas d’abord appel à la perception mais à une idée préconçue, celle d’une structure standardisée de la composition tonale. En ce qui concerne Fauré, la contradiction des significations tonales se double d’une juxtaposition de langages différents : Fauré développe des procédés harmoniques nouveaux, qui demandent aussi à être expliqués. Ces procédés imposent leur propre hiérarchie, en parallèle de la tonalité. Ce qui me semble déterminant dans ce passage, du point de vue de la hiérarchie et de la construction cognitive, ce n’est pas la structure tonale sous-jacente, au sens schenkérien, mais la direction donnée par les lignes mélodiques au niveau de surface. Les saillances sont surtout d’ordre contrapuntique. Ce sont les constructions mélodiques qui constituent le fil d’Ariane, au travers des dédales harmoniques du niveau de surface. Du point de vue des saillances mélodiques, on entend clairement une succession de dixièmes parallèles entre la voix et la basse du piano. Le premier des deux accords de do est suffisamment brouillé pour qu’il devienne difficile de le percevoir comme pôle tonal, alors que la saillance en mouvement parallèle du niveau de surface est clairement perceptible, même s’il s’agit d’une saillance discrète.
9La deuxième objection, qui découle de la première, concerne le découpage : le passage analysé par Phillips doit être compris dans un contexte plus large, en fonction des saillances mélodiques. C’est pourquoi je considère que la zone harmonique commence plutôt à la mesure 14 et qu’elle se termine à la mesure 23. Du point de vue des nuances et de la mélodie, le sommet du passage se situe sur le do aigu, à la mesure 17. Ce sommet est précédé d’une montée et suivie d’une descente de la voix – c’est une mélodie en arche – pendant que la basse, au piano, est principalement descendante – c’est une mélodie en gamme. Du point de vue harmonique, on commence sur la dominante, puis on revient sur cette même dominante, pour enfin conclure sur la tonique. J’en conclus que tout le passage analysé par Phillips serait plutôt une structure de prolongation de la dominante, et non une structure de prolongation de la tonique, en raison des saillances mélodiques.
10L’analyse comparée des niveaux de surface et des structures sous-jacentes nous permet encore de constater que les appuis dynamiques ne coïncident pas avec les appuis tonals, qu’ils sont décalés entre eux. La dominante est bien présente, mais elle est brouillée par les saillances dynamiques qui ne coïncident pas, et lorsque le momentum tonal arrive, avec la résolution sur la tonique, la dynamique est à son plus bas. Pour Fauré, ce procédé de « dominante estompée » est un moyen de maintenir l’homogénéité ambiante sans quitter le cadre de la tonalité. Je remarque également qu’au niveau de surface, la perte de la direction usuelle des lignes se produit alors que le contexte tonal est limpide. La conduite des voix irrégulière devient donc un moyen de poursuivre le sentiment d’équivoque tonal qui précédait, et de maintenir un niveau homogène de flou harmonique. Dans de tels passages, les résolutions se produisent à une autre voix, par octaviation. En effet, aux mesures 23 et 24, répétées aux mesures 25 et 26, la résolution de la 7e à la basse (si bémol – Exemple 1) ne s’explique que par changement de voix et octaviation. Mais dans les structures sous-jacentes, les lignes demeurent toujours clairement orientées tonalement. Lorsque Phillips analyse la mélodie de la mesure 20 comme une double appoggiature du sol, situé une octave plus basse et à un plan différent (l’accompagnement du piano), il le fait pour des raisons de méthode : selon la théorie schenkérienne, la structure mélodique sous-jacente doit aboutir à la tonique ou à la dominante pour la cadence. Or, selon moi, la cadence se produit plutôt à la mesure 23, au moment où la structure de prolongation de dominante se résout sur celle de tonique. En effet, le ralentissement du rythme harmonique avec la basse s’immobilise sur la dominante sol (mes. 22), induit une saillance claire où, pour la première fois, les vecteurs dynamiques coïncident avec la structure tonale. Le repositionnement de la cadence à la mesure 23 permet de mieux comprendre, en termes tonals et schenkériens, le mouvement mélodique vers le sol qui se produit alors, tout comme l’insistance sur ce même sol pour les dernières mesures de la mélodie. Enfin, du point de vue sémantique, la relation entre le texte et la musique devient plus étroite si l’on comprend que les mots « en sa douce volonté faite » coïncident avec la résolution tonale du morceau ; c’est un renforcement sémantique.
11C’est donc l’ordonnance du niveau de surface – et non les structures sous-jacentes – qui rend l’écoute de Fauré parfois déroutante. Par ailleurs, si l’on quitte le cadre de référence tonal, de nouveaux modes d’organisation des hauteurs deviennent perceptibles. Outre les procédés séquentiels (mesures 9 à 13, Exemple 1) et les mélodies en arche (mesures 25 à 37, Exemple 3), je souligne deux autres procédés employés dans « La Messagère » : la mélodie sur un mode grégorien (Exemple 2) et la mélodie à cadre mobile sur arpèges et sur gammes (Exemple 3). Dans le premier cas, la mélodie obéit à une organisation mélodique propre au chant grégorien. Ainsi, les 17 dernières mesures de « La Messagère » font entendre clairement une mélodie du 7e mode grégorien sur sol ; les principales occurrences mélodiques correspondent à la, do et ré, alors que la finale, sol, n’arrive que pour conclure.
12Le deuxième cas – la mélodie à cadre mobile (Exemple 3) – consiste en une organisation des hauteurs où deux stéréotypes de la tonalité classique, la gamme et l’arpège, sont réemployés dans un contexte tonal élargi (je reviendrai plus loin sur le concept de tonalité élargie). Une première zone s’organise autour de l’arpège de sol mineur, puis de sol majeur, lorsque le si devient bécarre. Des broderies du ré et du si viennent enrichir la structure mélodique, mais demeurent clairement assujetties au cadre de l’arpège. Un changement important intervient à la mesure 14 : l’arpège de mi majeur devient le nouveau cadre mélodique7. Quatre mesures plus loin, le cadre descend d’un demi-ton, sur l’arpège de mi bémol majeur. À partir de la mesure 25, le cadre mélodique prend appui non plus sur un arpège, mais sur une gamme chromatique partant de fa dièse8. Une autre gamme, fa majeur, devient le cadre mélodique à partir de la mesure 38 ; la progression mélodique s’organise également en séquence ascendante. Enfin, la section s’achève par l’arpège de mi majeur, à partir de la mesure 46.

Exemple 2 : Mélodie sur le 8e mode grégorien (Gabriel Fauré, Le Jardin clos, « La Messagère », mes. 50 à 66).

Exemple 3 : Mélodie à cadre mobile sur arpèges et sur gamme (Gabriel Fauré, Le Jardin clos, « La Messagère », mes. 1 à 49).
13Une autre donnée importante concernant l’organisation hiérarchique de la tonalité chez Fauré repose sur la variété des degrés où se produisent les cadences. Une approche analytique appropriée pour saisir cet aspect du langage est celle de la tonalité élargie (extended tonality), qui est décrite par Schoenberg dans Structural Functions of Harmony9 (voir le Tableau 2). Dans la tonalité classique, les accords et les zones tonales se succédaient selon leur proximité dans le cycle des quintes, en raison du rôle prépondérant de la dominante. Dans la tonalité élargie, les fonctions de médiante et de sous-médiante se combinent avec l’emploi du mode mixte pour permettre l’enchaînement de tous les degrés de la gamme chromatique.

ABRÉVIATIONS
T : tonique
M : médiante
Np : degré napolitain
D : dominante
SM : sous-médiante
b : degré abaissé
SD : sous-dominante
S/T : sus-tonique
Les lettres majuscules indiquent des degrés majeurs et les lettres minuscules indiquent des degrés mineurs.
Tableau 2 : La tonalité élargie10.
14En ce qui concerne Fauré, l’intérêt du système de Schoenberg est que si la dominante conserve son statut de supériorité tonale, elle s’entoure de beaucoup d’autres fonctions qui, à l’intérieur de la monotonalité, établissent des polarisations secondaires. Cela a pour conséquence, entre autres, que chaque degré de la gamme chromatique peut devenir une fonction, servir d’appui à une cadence ou déterminer une zone tonale. Schoenberg étend cet argument à la mélodie pour franchir la frontière du dodécaphonisme. Pour sa part, Fauré, développe les potentialités de la tonalité élargie – le chromatisme des fonctions – tout en demeurant essentiellement diatonique sur le plan mélodique. Dans l’Exemple 3, on constate que les arpèges qui servent de cadres mélodiques correspondent à la sous-médiante majeure (mi majeur) et à la sous-médiante majeure abaissée par mode mixte (mi bémol majeur). L’harmonie des médiantes joue ici une fonction structurante dans la forme globale.
15Par ailleurs, si l’on identifie les fonctions où se produisent les cadences dans d’autres pièces du Jardin clos (voir le Tableau 3), on observe un phénomène révélateur d’une organisation tonale particulière : bien que la dominante soit utilisée, elle demeure relativement peu fréquente. Le même constat s’applique quant à l’organisation tonale de l’ensemble du cycle (voir le Tableau 4). Statistiquement, la médiante, la sous-médiante et la sous-dominante constituent l’essentiel du cadre sur lequel repose la hiérarchie tonale. On peut donc parler d’une cohérence entre microstructure et macrostructure dans l’organisation du langage harmonique.

Tableau 3 : Les cadences de quelques mélodies du Jardin clos11.
1 | Do majeur | T |
2 | Fa majeur | SD |
3 | Sol majeur | D |
4 | Mi b majeur | b M |
5 | Ré b majeur | Np |
6 | Mi majeur | M |
7 | Fa majeur | SD |
8 | Mi mineur | m |
Tableau 4 : L’organisation tonale du cycle.
16Il existe toutefois certains cas où la théorie de la tonalité élargie ne parvient plus à expliquer les enchaînements d’accords. C’est le cas de la 5e mélodie du cycle, « Dans la nymphée », qui présente par ailleurs des particularités intéressantes du point de vue de l’organisation tonale ; elle est aussi la plus chromatique du cycle, avec un niveau de surface déroutant du point de vue tonal. Au début de la mélodie (Exemple 5), des accords très éloignés tonalement se succèdent, sans lien apparent, mais demeurent contenus dans l’orbite de la tonique grâce à un parcours harmonique fermé : la tonique revient dès la mesure 5. Pendant ce temps, la mélodie vocale n’observe pas de direction prévisible, mais tourne localement autour du fa. « L’atonalité » apparente de cette zone demeure donc circonscrite, soumise à la hiérarchie de la tonique et à un pôle mélodique. À l’intérieur de cette zone atonale, une autre forme de hiérarchie se développe. Les degrés de contraste des accords sont subtilement variés par le nombre de notes communes. La consonance verticale des accords parfaits interagit avec les dissonances horizontales générées par les successions chromatiques d’accords. Dans ce contexte, les enchaînements par tierce avec une seule note commune constituent une ponctuation marquée, puisqu’elle implique une fausse relation chromatique. Par exemple, l’enchaînement de si majeur et de ré majeur comprend une note commune, fa dièse, et une fausse relation chromatique, entre ré dièse et ré bécarre. Ce type d’enchaînement, typiquement fauréen, revient ponctuer le discours à plusieurs endroits. La fonction de médiante devient complémentaire à celle de dominante, et permet une ponctuation intermédiaire. Même la dominante demeure le pôle le plus important.

Exemple 4 : Gabriel Fauré, Le Jardin clos, « Dans la nymphée », mes. 1 à 5.
17À la fin de « Dans la nymphée », le procédé d’encadrement tonal se hisse à un niveau encore plus complexe en termes de perception, parce que plus étendu dans le temps. La mesure 19 (Exemple 5) constitue le sommet de la pièce. La dominante, même si elle n’apparaît clairement qu’au dernier temps, à cause du jeu complexe des appoggiatures, remplit toute la mesure. Mais au lieu de se résoudre tout de suite, elle est momentanément contournée par une bifurcation chromatique, de l’accord de mi bémol à celui de mi bécarre. Ensuite, d’autres accords se suivent sans lien tonal apparent. Puis, progressivement, on revient à l’accord de dominante, à la mesure 23, qui se résout finalement à la tonique. À la voix, le mi bémol du sommet est octavié puis résolu à la cadence finale. La bifurcation mélodique prend la forme d’une ornementation du la bémol, entre les deux mi bémols (dans l’Exemple 5, les appuis mélodiques sur le la bémol sont encerclés).

Exemple 5 : Gabriel Fauré, Le Jardin clos, « Dans la nymphée », mes. 19 à 25.
CONCLUSION
18Comme nous pouvons le constater, la multiplication des hiérarchies permet à Fauré de décaler divers éléments les uns par rapport aux autres. Les saillances mélodiques, harmoniques et dynamiques évoluent souvent de manière autonome, sinon contradictoire. C’est ce qui explique qu’au total, il se dégage de cette musique une sensation d’homogénéité. Toutefois, au regard de ce que j’ai voulu démontrer, je souhaite que cette homogénéité n’apparaisse plus comme anachronique, eu égards aux soucis esthétiques qui marquent le début du XXe siècle. Qu’il s’agisse d’un contrepoint hétérogène, comme avec Mahler, ou d’un contrepoint de dissonance homogène, avec Schoenberg, le souci de simultanéité me semble une préoccupation bien de son temps. Fauré évolue à l’intérieur d’une homogénéité qui permet le jeu de la simultanéité. D’ailleurs, l’importance pour Fauré des poètes symbolistes dans ses mélodies du XXe siècle est significative. Le symbolisme littéraire fuit ce qui est trop déterminé, afin de permettre l’émergence chez le lecteur d’une pluralité de sens. La transposition en musique, par Fauré, de cette recherche esthétique se fait par l’homogénéité et la stratification des hiérarchies. Cela permet la simultanéité des constructions cognitives. Bien sûr ce type de musique s’avère exigeant pour l’auditeur, et aussi pour l’interprète, qui doit demeurer conscient des divers niveaux qui constituent le total de l’œuvre. Mais c’est à ce prix que l’on peut accéder à toute la richesse de l’écriture de Fauré.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
Fauré, Gabriel. Le Jardin clos, Boca Raton (Floride) : Master Music Publications, 1992 (1915, Paris : Durand).
Imberty, Michel. « Continuité et discontinuité », Musiques, une encyclopédie pour le XXe siècle, Jean-Jacques Nattiez (dir.), Arles : Actes sud, 2003.
Nectoux, Jean-Michel. Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, coll. Harmoniques, Paris : Flammarion, 1990.
10.2307/854073 :Phillips, Edward R. « Smoke, Mirrors and Prisms: Tonal Contradiction in Fauré », Music Analysis vol. 12, no 1 (1993).
Reich, Steve. Écrits et entretiens sur la musique, Paris : Christian Bourgeois, 1981.
Schoenberg, Arnold. Structural Functions of Harmony, Londres: Faber and Faber, 1999.
Notes de bas de page
1 Il est vrai que certaines des dernières œuvres de Fauré, comme le Trio, tendent à revenir à la tonalité classique. Néanmoins, ce texte vise plus spécifiquement les œuvres où l’harmonie quitte les cadres usuels de la tonalité.
2 Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques, une encyclopédie pour le XXe siècle, Arles : Actes Sud, 2003.
3 Dans son article, Imberty touche à ce genre de problème en appliquant le concept de saillance à la musique minimaliste de Philip Glass et Steve Reich. La musique de Fauré présente quelques similitudes avec ce genre de musique par son statisme, puisque le matériel musical énoncé au départ demeure omniprésent et stratifié tout au long de la pièce, et qu’il ne subit des transformations que très progressivement. De plus, l’esthétique symboliste adoptée par Fauré comporte des points communs avec la vision musicale de Reich, notamment lorsque celui-ci affirme que « l’écoute d’un processus extrêmement graduel ouvre mes oreilles à ça, mais ça déborde toujours la perception que j’en ai, et c’est ce qui rend intéressant une seconde écoute de ce processus » - Steve Reich, Écrits et entretiens sur la musique, Paris : Christian Bourgois, 1981. Malgré ces rapprochements, il faut toutefois convenir que les deux mondes demeurent nettement distincts l’un de l’autre. Notamment, la notion de temps y est très différente : chez les minimalistes, le temps est linéaire, progressif et irréversible, sans retour en arrière possible, alors que chez Fauré, le temps est circulaire : la fin permet de retrouver l’unité perdue par le retour du matériel initial.
4 J’emprunte à Jean-Michel Nectoux cette appellation appliquée à Fauré ; Nectoux en a fait le titre de l’un de ses livres : Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, Paris : Flammarion, 1990.
5 Eward R. Phillips, « Smoke, Mirrors and Prisms: Tonal Contradiction in Fauré », Music Analysis, vol. 12, no 1 (1993).
6 Ibid., p. 4.
7 Le la bémol qui apparaît à la fin de l’arpège est enharmonique avec un sol dièse ; il s’inscrit donc dans la prolongation de l’arpège de mi majeur.
8 Le premier degré de cette gamme, fa dièse, est toujours en lien avec l’arpège de mi bémol, puisqu’il est enharmonique à sol bémol, tierce mineure de l’arpège.
9 Londres : Faber and Faber, 1999. Publié originalement en 1954 par William Norgate ; 2e édition (avec révisions) en 1969 par Ernest Benn. Éditions antérieures chez Faber en 1983 et 1989.
10 Ce tableau reprend celui de Schoenberg avec quelques modifications : j’emploie d (dominante mineure) au lieu de v (five-minor), et s/t (sustonique) au lieu de dor (dorian).
11 Les autres mélodies ont été exclues du tableau en raison de l’absence de cadences internes claires.
Auteur
Université de Montréal, Canada
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