4. Les vides parasites
p. 79-91
Texte intégral
1. En bref
1C’est à la linguiste suédoise Elisabet Engdahl que l’on doit les premières descriptions des constructions à vides parasites, parues au début des années 1980. Depuis, les études sur ces constructions ont été très nombreuses. Elles ont surtout porté sur les langues germaniques, en particulier l’anglais, mais il existe aussi des travaux sur les vides parasites dans d’autres langues, entre autres le polonais, le roumain et l’espagnol. Ces constructions existent aussi en français où, comme nous le verrons, elles présentent des propriétés un peu différentes de celles de l’anglais. De plus, ces études nous ont menés à découvrir et à décrire les propriétés d’une construction spécifique au français, qui met en jeu le relativisant dont (par ex. Voilà quelqu’un dont l’honnêteté se voit dans les yeux). Bien qu’on trouve des exemples de cette construction dans les grammaires traditionnelles, ses propriétés n’ont été étudiées en détail qu’à la fin des années 1980 dans le cadre de la grammaire générative.
2Les constructions à vides parasites se caractérisent par la présence de deux positions de compléments vides ou implicites. Le premier complément implicite est identifié par son antécédent (un syntagme Qu-). Le second complément implicite a une interprétation identique à celle du premier. La particularité de ces constructions est que le second vide ne peut pas exister sans la présence du premier : il est donc en quelque sorte parasite par rapport au premier vide. Voici des exemples tirés de Engdahl (1983 : 5) pour l’anglais :
1 | a. | Which article did John file _ without reading _ ? |
quel article do John ranger sans lire | ||
« Quel article John a-t-il rangé sans avoir lu ? » | ||
b. | * Which article did John speak to Max without reading _ ? | |
quel article do John parler à Max sans lire | ||
« De quel article John a-t-il parlé à Max sans avoir lu ? » |
3Il en va de même pour le français, où les locuteurs perçoivent les contrastes indiqués en (2) ci-dessous :
2 | a. | Voilà les dossiers que tu as résumés _ avant de classer _. |
b. | * Tu as résumé ces dossiers avant de classer _. |
4Il est certain que les locuteurs préfèrent la phrase en (2a) avec un pronom objet (avant de les classer). Ceci n’est pas pertinent, toutefois, car ce qui nous intéresse, ce sont les cas où l’objet peut être ou ne pas être omis. Or, les locuteurs s’entendent pour dire que si le complément d’objet de classer peut être omis en (2a), il ne peut pas l’être en (2b).
5Que tous les locuteurs partagent les mêmes jugements sur ces phrases est un fait extrêmement étonnant, parce que la quasi-totalité d’entre eux ne les a jamais entendues ni lues auparavant (et c’est justement ce qui fait leur intérêt aux yeux des linguistes générativistes — voir encadré ci-dessous). De fait, la construction en (2a) n’est mentionnée dans aucune grammaire traditionnelle du français. Dans ce chapitre, nous décrirons les propriétés des constructions à vides parasites. Cette description sera sommaire, car les nombreuses études menées sur ces constructions font appel à des outils et concepts théoriques avancés qui dépassent le cadre du présent ouvrage. Le lecteur trouvera en fin de chapitre une liste des différents titres à consulter sur la syntaxe des vides parasites.
6Nous décrirons aussi une construction propre au français qui, elle, a été notée par les grammairiens traditionnels. Cette construction, basée sur la relativisation avec dont, comporte deux compléments du nom implicites ayant la même interprétation. Elle est illustrée en (3) :
3 | Voilà un enfant dont on voit l’innocence _ dans les yeux bleus _. |
7Nous verrons qu’un examen approfondi des propriétés de la construction en (3) nous amène à la rapprocher des constructions à vides parasites comme celles de (2a).
POURQUOI TANT D’ÉTUDES SUR LES VIDES PARASITES ?
Les constructions à vides parasites ont intéressé les linguistes générativistes pour deux raisons : tout d’abord, parce que leur analyse pose des problèmes particuliers, et ensuite, parce que leur caractère marginal permet de mettre en lumière les principes généraux qui sous-tendent la syntaxe des langues en général.
Les problèmes d’analyse suscités par les constructions à vides parasites sont nombreux. Pour les caractériser, il faut en effet répondre, entre autres, aux questions suivantes : !) dans quels contextes syntaxiques les vides parasites sont-ils possibles ou impossibles ? : 2) y a-t-il des contraintes portant sur la nature de l’antécédent ou du premier vide, sur la relation structurale entre l'antécédent, le premier vide et le second, sur la distance qui sépare le premier vide du second ? ; 3) comment les constructions à vides parasites sont-elles formées ? S’agit-il d'un « double déplacement » à partir de deux positions différentes ? La deuxième position de complément est-elle plutôt occupée par un pronom vide, sans déplacement ?
D'autre part, le véritable intérêt de ces constructions vient précisément du fait qu'elles sont extrêmement rares et qu’elles ont un caractère marginal. Puisqu'elles sont virtuellement absentes des textes écrits et du discours spontané, les constructions à vides parasites ne font vraisemblablement pas partie des phrases qu'un enfant peut entendre à l'âge où il acquiert le langage. Qui plus est, elles ne sont pas décrites en détail dans les grammaires traditionnelles ni apprises formellement à l’école. Dans ces conditions, d’où viennent les intuitions que les locuteurs ont sur ces constructions ? Elles ne peuvent pas venir de l’habitude, de l’imitation, de la répétition, de l’induction ni de l'instruction explicite. La réponse à cette question, pour les générativistes, est la suivante : cette connaissance nous vient des principes innés qui régissent la structure des langues, et que l'on appelle la Grammaire universelle. Bien entendu, il n’est pas plausible d’imaginer qu'un principe de la Grammaire universelle existe uniquement pour régir la syntaxe de ces constructions marginales. Il faut donc que leurs propriétés découlent entièrement de principes indépendamment motivés. Voilà donc pourquoi ces constructions sont intéressantes : leurs propriétés illustrent les effets d’une combinaison de principes qui, indépendamment, régissent d’autres constructions. En d’autres termes, ces constructions nous permettent de mettre en lumière, sous un angle totalement différent, l’action concertée d'un ensemble de principes de la Grammaire universelle.
2. Propriétés
8Nous l’avons dit dans l’introduction, les constructions à vides parasites se caractérisent par la présence de deux vides (ou plus), dont l’un est parasite par rapport à l’autre. Si ces constructions sont marginales, elles n’ont pas pour autant été créées de toutes pièces par les syntacticiens. À preuve, pour peu que l’on soit un peu attentif, on en trouve parfois dans des documents écrits, journaux, romans, etc. Ainsi, le linguiste Philip Resnik a relevé les exemples suivants en anglais (Language Log, mars 2004, <http://itre.cis.upenn.edu/~myl/languagelog/archives/000561.html>). Pour plus de clarté, nous indiquons les deux vides au moyen d’un trait :
4 | Napoleon is one of those figures one can admire _ without particularly liking _. |
(Joseph Epstein, With My Trousers Rolled, p. 85) | |
« Napoléon est un de ces personnages qu’on peut admirer sans particulièrement aimer. » | |
5 | Brand-name foods contain things we’ve never heard of _ and should think about twice _ before allowing _ into our house. (John Thorne, Serions Pig, p. 318) |
« Les produits alimentaires de marque contiennent des choses dont nous n’avons jamais entendu parler et que nous devrions réfléchir avant d’introduire dans nos foyers. » | |
6 | Yet the peculiar thing (which Justine had seen _ too often before to wonder at _) was that he seldom took her advice. (Anne Tyler, Searching for Caleb, p. 45) |
« La chose étrange (que Justine avait vue trop souvent auparavant pour s’en étonner) était qu’il ne suivait que rarement ses conseils. » |
9Nous aurons l’occasion dans la section 3 de citer des exemples de vides parasites tirés de journaux ou de romans français. Pour l’instant, il convient de déterminer quels sont les contextes syntaxiques dans lesquels les vides parasites sont possibles ou impossibles.
2.1. Un vide qui a besoin d’une trace
10Dans ce qui suit, on suppose qu’il y a un « vide » lorsque la position canonique (ou position de base) d’un complément n’est pas occupée par ce complément. En français, le complément d’un verbe occupe normalement la position postverbale : ainsi, les constructions passives, interrogatives, et relatives, entre autres, mettent en jeu le déplacement d’un constituant (voir chapitres 1 et 2). Comme nous l’avons vu, le déplacement d’un constituant laisse une trace dans la position de base.
7 | a. | Maxi a été congédié ti. |
b. | Quii la directrice a-t-elle congédié ti ? | |
c. | L’employé Opi que la directrice a congédié ti a contacté le syndicat. |
11Rappelons, comme nous l’avons vu au chapitre 1, que dans les relatives objet, que est un complémenteur ; le constituant déplacé est un syntagme Qu-inaudible, que nous représentons par le symbole « Op ».
12Voyons maintenant les exemples en (8) ci-dessous. Ils illustrent des constructions à vides parasites en français, analogues à celle donnée en (2a). Ces constructions comportent deux vides. Le premier vide est une trace laissée par le mouvement Qu- ; nous le représentons donc par le symbole [t]. Quant au second, qui est parasite par rapport au premier, nous n’avons pas encore déterminé comment il est dérivé. Pour l’instant, nous allons le désigner par un simple trait. L’interprétation de ce vide est identique à l’interprétation de la trace et de son antécédent, le syntagme Qu- ; nous indiquons l’identité d’interprétation en assignant à tous ces éléments un même indice.
8 | a. | Voilà les dossiers [Opi que vous avez rangés ti] sans avoir examinés _i. |
b. | Quels dossiers ; avez-vous rangés ti sans avoir examinés _i ? |
13Comment savons-nous que le second vide est parasite par rapport au premier et non l’inverse ? Très simple : si le complément d’objet direct demeure dans sa position de base, c’est-à-dire s’il n’y a pas de premier vide, le second vide ne peut pas exister et la phrase est agrammaticale.
9 | a. | * Vous avez rangé ces dossiers sans avoir examinés _. |
b. | * Vous avez rangé quels dossiers sans avoir examinés _ ? |
14(Attention : les phrases de [9] sont bien formées si le complément du verbe examiner est exprimé au moyen d’un pronom : Vous avez rangé ces dossiers sans les avoir examinés ; Vous avez rangé quels dossiers sans les avoir examinés ? Puisque dans ce cas, le complément est bien présent, il ne s’agit pas de constructions à vides parasites.)
15Évidemment, l’inverse n’est pas vrai : si nous éliminons le second vide en ne conservant que le premier, la phrase est parfaitement grammaticale :
10 | a. | Voilà le livre [Opi que vous avez rangé ti] sans avoir lu mon rapport. |
b. | Quel livrei avez-vous rangé ti sans avoir lu mon rapport ? |
16La présence d’une trace ailleurs dans la phrase est donc une condition nécessaire à l’occurrence d’un vide parasite. Mais ce n’est pas une condition suffisante : toutes les traces ne permettent pas de rendre légitimes les vides parasites. En effet, ni les traces laissées par le mouvement de l’objet dans les constructions passives comme en [11a] - voir le chapitre 2 sur le passif - ni les traces laissées par le déplacement des pronoms clitiques (appelés pronoms « atones » en grammaire traditionnelle) ne permettent de légitimer les vides parasites : voir l’exemple (nb). (Attention : pour s’assurer qu’on a bien affaire à un vide parasite, il faut interpréter correctement les exemples. Voir à ce sujet l’encadré ci-dessous.) Comme le français, pour des raisons indépendantes, ne permet pas d’illustrer la première de ces contraintes, nous donnons un exemple en anglais :
11 | a. | * [This report]i was filed ti before you could read _i. |
« Ce rapport a été rangé avant que puissiez (le) lire. » | ||
b. | * Vous li'avez rangé ti sans avoir lu _i. |
DISTINGUER UN VIDE PARASITE DE CE QUI N’EN EST PAS UN
Pour évaluer correctement les constructions à vides parasites, il faut s’assurer d'interpréter le complément implicite comme étant identique à la trace et à l’antécédent de celle-ci. Plusieurs verbes, dont consommer, boire, lire, etc., ont une variante que l’on pourrait qualifier d’intransitive, car l'objet éventuel de l’action est générique, ex. : je lis beaucoup, elle boit, il consomme (= des documents écrits, livres, journaux, etc. ; de l'alcool ; des drogues). Comme nous le verrons, le vide parasite est sujet à des contraintes structurales : if ne peut pas figurer dans n’importe quel contexte. En revanche, l'objet générique n'est soumis à aucune contrainte structurale. Si les conditions de la phrase favorisent la lecture générique – par exemple le choix du temps (présent ou passé habituel), ou encore la présence de certains adverbes (par ex. constamment, beaucoup, souvent)-, cette interprétation est toujours possible. Dans ce cas, il ne s'agit pas de constructions à vides parasites.
17Ainsi, le vide parasite nécessite la présence d’une trace laissée par le déplacement d’un syntagme Qu-(relativisation ou interrogation — voir le chapitre 1).
2.2. Contraintes syntaxiques sur les vides parasites
18Les vides parasites ont la caractéristique suivante : ils dépendent de la présence d’une trace laissée par le déplacement Qu-. Mais ce n’est pas tout. La relation entre le vide parasite et la trace dont il dépend est soumise à certaines contraintes hiérarchiques complexes que nous ne pouvons pas toutes mentionner ici. Nous nous bornerons à mentionner sommairement trois cas de figure illustrant des contraintes syntaxiques sur les constructions à vides parasites.
2.2.1. Relation entre l’antécédent de la trace et le vide parasite
19Pour bien expliquer cette contrainte, il nous faudrait avoir recours à des notions techniques que nous n’exposerons pas ici. Nous allons plutôt illustrer la relation de manière très schématique. En gros, la voici : nous savons que le vide parasite dépend de la présence d’une trace qui, elle, a un antécédent (le syntagme Qu-déplacé). Or, cet antécédent ne peut pas se trouver enchâssé dans une proposition qui ne contient pas aussi le vide parasite. Essentiellement, cela revient à dire que l’antécédent ne peut pas être plus enchâssé que ne l’est le vide parasite.
20Pour bien comprendre cela, commençons par examiner des constructions qui ne contiennent pas de vide parasite. Considérons la phrase suivante, qui contient une trace (objet direct du verbe déchirer) et un pronom (objet direct du verbe lire).
12 | Émilie a rangé le rapport que Mathieu a déchiré t sans l’avoir lu. |
21Cette phrase est ambiguë, car le sujet de l’infinitive sans l’avoir lu peut être interprété comme étant soit Émilie, soit Mathieu. Ces deux interprétations sont paraphrasées en (13) :
13 | a. | Émilie a rangé le rapport que Mathieu a déchiré sans qu'elle, Émilie, l’ait lu. |
b. | Émilie a rangé le rapport que Mathieu a déchiré sans que lui, Mathieu, l’ait lu. |
22Ces deux interprétations correspondent à des structures différentes : dans la première, l’infinitive est à l’extérieur de la relative le rapport que Mathieu a déchiré ; dans la seconde, elle en fait partie. Ces deux structures sont représentées à l’aide de crochets en (14) :
14 | a. | Émilie a rangé [le rapport que Mathieu a déchiré t] sans l’avoir lu. | = Émilie |
b. | Émilie a rangé [le rapport que Mathieu a déchiré t sans l’avoir lu]. | = Mathieu |
23Ce que nous montrent ces structures, c’est que la proposition infinitive sans l’avoir lu est hors de la relative en (14a) — donc moins enchâssée que l’antécédent de la trace — alors qu’en (14b), elle est contenue dans la proposition relative.
24Si nous remplaçons maintenant le pronom l’(objet du verbe lire) par un vide parasite, nous allons constater qu’une seule de ces interprétations est possible :
15 | Émilie a rangé le rapport [Opi que Mathieu a déchiré ti sans avoir lu _i]. |
25Les locuteurs du français peuvent déterminer par eux-mêmes que dans la phrase (15), avec un vide parasite, le sujet du verbe lire doit nécessairement être interprété comme étant Mathieu — il ne peut pas être Émilie. Pourquoi ? Parce qu’un vide parasite ne peut pas être moins enchâssé que ne l’est l’antécédent de la trace dont il dépend (l’antécédent étant ici l’opérateur nul). Donc en (15), la proposition infinitive sans avoir lu doit nécessairement occuper la même position qu’en (14b), c’est-à-dire se trouver à l’intérieur de la relative.
2.2.2. Vides parasites à l'intérieur de relatives
26Certaines contraintes portent non pas sur la relation entre la trace et le vide parasite, mais sur la position du vide parasite lui-même. Les vides parasites peuvent sans problème être enchâssés dans des propositions subordonnées — et même dans plusieurs subordonnées. C’est ce qu’illustre l’exemple ci-dessous :
16 | Voilà une théorie Opi qu’il faut assimiler tj avant de commencer à penser à expliquer _i. |
27Par contre, le vide parasite ne peut pas être contenu dans une proposition relative, ni même dans une relative réduite (v. [17a] - pour plus de clarté, la proposition relative et son antécédent nominal sont en caractères gras). De même, le vide parasite ne peut pas être inclus dans une complétive complément du nom (voir [17b]) :
17 | a. | * Voilà une théorie Opi qu’il faut assimilerti avant d’interroger les experts aptes à expliquer _i. |
b. | * Voilà une théorie Opi qu’il faut assimiler t, sans égard au fait de comprendre _i. |
28Cette contrainte vaut autant pour l’anglais que pour le français.
2.2.3. Vides parasites à l’intérieur de propositions tensées
29Les locuteurs de l’anglais acceptent les vides parasites à l’intérieur des propositions tensées. Or, cette possibilité n’existe pas en français ni dans les autres langues romanes :
18 | a. | This is the report Opi that you filed ti after John had read _i. |
b. | * Voilà le rapport Opi que tu as rangé ti après que Jean ait lu _i. |
30De plus, il faut noter que si les vides parasites en français ne sont possibles que dans les propositions infinitives, on ne les trouve pas dans toutes les propositions infinitives. Ainsi, bon nombre de locuteurs rapportent les contrastes suivants :
19 | a. | Voilà les documents Opi que tu as rangés ti avant de consulter _i. |
b. | Voilà les livres Opi que tu as déchirés ti au lieu de consulter _i. | |
c. | * Voilà les livres Opi que tu as rangés ti de manière à retrouver _i facilement. | |
d. | * Voilà les documents Opi que tu as rangés ti quitte à reprendre _i plus tard. |
31Ces contrastes permettent de supposer que le temps n’est pas en réalité le facteur en jeu dans les constructions à vides parasites. Une hypothèse avancée dans l’étude de Tellier (2001), d’où sont tirés les exemples de (19), est que ces contrastes sont attribuables aux propriétés du complémenteur : dans cette analyse, les complémenteurs que (propositions tensées) et à (propositions infinitives) auraient des propriétés qui les distinguent du complémenteur de (propositions infinitives).
3. Les vides parasites dans les constructions en dont
32La plupart des grammairiens traditionnels ont noté l’existence de constructions avec dont comportant deux compléments du nom implicites (et coréférentiels). Les exemples de cette construction sont nombreux : ceux de (20) proviennent de Grevisse (1993 :1061-1062), et ceux de (21) sont tirés de Tellier (1991 :100-101 et 116).
20 | a. | Il y a ceux dont on lit la pensée dans les yeux. |
(A. Dumas fils, Fils naturel, Prologue, V) | ||
b. | L’autre, dont les cheveux flottent sur les épaules... | |
(A. France, P. Nozière, p. 187) | ||
c. | La vieille marquise du Badoul, dont les mèches grises pendaient sous le tricorne... | |
(P. Vialar, Grande meute, I,6) | ||
d. | Tous ces symboles dont la grâce atténue le caractère démesuré des proportions... (Herriot, Sanctuaires, p. 63) | |
e. | Ceux dont les soucis ont dévoré les premières années de la vie... (Green, Léviathan, I,1) | |
f. | Un écrivain dont l’œuvre est à peu près inséparable de la vie. (Arland, Essais critiques, p. 86-87) | |
g. | Il plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune. (Flaubert, Éduc., II, 5) | |
h. | C’était un vieillard dont la barbe blanche couvrait la poitrine. (A. France, Balthasar, p. 32) | |
i. | Un homme dont le corps a l’habitude d’aider la pensée. (J. Romains, Salsette découvre l’Amérique, p. 72) | |
21 | a. | Noam Chomsky, dont l’apport à la linguistique est moins sujet à caution que les prises de position politiques... |
(Philippe Videlier, « À la redécouverte de la gauche », | ||
Le Monde diplomatique, novembre 1990, p. 7) | ||
b. | Cette sombre histoire, dont les images s’accordent parfaitement au rythme et au ton... | |
(René Homier-Roy, Châtelaine, décembre 1987, p. 18) | ||
c. | Le romancier, dont la vie coïncide avec la plus parfaite maîtrise de soi... (Anne Andreu, « Le dernier été à Tanger : magnifique ! » L’Événement du jeudi, 22-28 nov. 1990, p. 124) | |
d. | Imaginez un jeune Anglais (...) dont la mère est décédée au moment de la naissance... | |
(Jean-François Vallée, « Tom Sharpe, Le bâtard récalcitrant », Il faut lire, vol. 13, n°3,1990) | ||
e. | Ces Peuls dont les descendants conservent la langue... | |
(A. Mohamadou, « Review of A. Abu-Manga, « Fulfulde in the Sudan : Process of Adaptation to Arabic », Journal of African Linguistics, 9,1987, p. 179) | ||
f. | Le khalife général des Mourides, dont les fidèles observent les décisions comme un commandement divin... | |
(Philippe Duru, « Sénégal : maraboutage électoral », | ||
L’Événement du jeudi, n°173, 25 février-2 mars 1988, p. 36) | ||
g. | ... coiffés d’un vieux vigogne dont la plume cache les trous. | |
(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Gallimard, Collection Folio, Paris, p. 135) | ||
h. | Pitié, vous dont je lis la bonté sur le front ! (Greg, Achille Talon : le roi de la science-diction, Dargaud Éditeur, 1974, p. 10) |
33À propos de certaines des constructions en (20), Grevisse fait l’observation suivante :
Dont ne peut, en principe, dépendre d’un complément introduit par une préposition. Dont est cependant correct [s’il] est en même temps complément d’un syntagme non prépositionnel (sujet ou objet direct). Grevisse (1993 :1060-1061)
34Les travaux en grammaire générative permettent de lever le voile sur ces constructions qui n’avaient pas été étudiées du point de vue linguistique. Ainsi, on peut désormais réinterpréter la remarque de Grevisse de la manière suivante : le second complément implicite est parasite par rapport au premier. En conséquence, ces constructions ne sont pas isolées, mais appartiennent à la classe des constructions à vides parasites, unification qui n’aurait pu être envisagée auparavant. En revanche, comme elles illustrent des configurations particulières (où le vide parasite est complément du nom plutôt que du verbe), configurations non attestées dans les langues germaniques, notamment, elles peuvent jeter un éclairage nouveau sur les principes universels qui sous-tendent la syntaxe des constructions à vides parasites.
35L’étude détaillée de ces constructions (Tellier 1991) montre quelles manifestent toutes les propriétés typiques des constructions à vides parasites.
361. Tout d’abord, comme le notait Grevisse, le vide contenu à l’intérieur du syntagme prépositionnel ne peut exister en l’absence d’un premier vide :
22 | a. | * Il y a ceux dont on regarde dans les yeux _. |
b. | * Un animal dont on peut monter sur les épaules _. | |
c. | * La marquise, dont quelque chose pendait sous le tricorne _. |
372. Le premier vide doit être une trace laissée par le déplacement d’un syntagme Qu- ; il ne peut pas être une trace laissée par le déplacement du SN objet dans les cas de passivisation :
23 | * Cet homme ; a été présenté ti au demi-frère _i. |
383. Le vide parasite ne peut pas être moins enchâssé que ne l’est l’antécédent de la trace dont il dépend. Comparons les phrases suivantes :
24 | a. | Voilà un enfant dont ; les parents ti ont promis de confier la garde _i à l’État. |
b. | * L’assistante sociale a promis à [l’enfant dont ; les parents ti sont morts] de confier la garde _i à l’État. |
39En (24b), on peut constater que l’infinitive de confier la garde à l’État se trouve à l’extérieur de la relative contenant dont et sa trace. Voilà pourquoi le vide parasite est exclu dans cette phrase, alors qu’il ne l’est pas en (24a).
404. Le vide parasite peut être enchâssé à l’intérieur d’une subordonnée, comme le montre (24a). Cependant, il ne peut pas se trouver dans une proposition relative (25a) ni dans une complétive complément du nom (25b). Comme nous l’avons fait pour (17a), la relative en (25a) est mise en caractères gras :
25 | a. | * C’est un argument dont on attribue l’intérêt ti à la tournure à donner à l’exposition _i. |
b. | * C’est un argument dont on attribue l’intérêt ti à l’idée de soigner l’exposition _i. |
4. Conclusion
41Nous avons décrit dans ce chapitre des constructions qui n’ont que très peu — sinon pas du tout — été étudiées dans les grammaires traditionnelles. Les travaux en grammaire générative ont contribué à déterminer exactement dans quels contextes syntaxiques les vides parasites sont possibles ou impossibles. Par ailleurs, ces recherches ont permis d’établir un lien entre des constructions très courantes en français — les constructions à « double complémentation » en dont — et des constructions à vides parasites abondamment étudiées pour l’anglais et d’autres langues. À l’aide des contraintes syntaxiques déjà établies, nous avons pu montrer que ces constructions en dont partagent toutes les propriétés des constructions à vides parasites. Nous avons ainsi pu décrire de manière plus détaillée le comportement de ces constructions françaises qui n’avaient jusque-là fait l’objet d’aucune analyse syntaxique.
DES LECTURES SUR LES VIDES PARASITES
Les travaux sur les vides parasites sont très nombreux. Pour un aperçu global des propriétés des constructions à vides parasites et un résumé des différentes analyses proposées, on pourra consulter Culicover (2001). Le lecteur pourra aussi se reporter à différentes études (portant surtout sur l’anglais) - mais attention, tous ces travaux sont très techniques et requièrent un bon bagage de connaissances théoriques. Parmi beaucoup d’autres, citons Engdahl (1983 ; 1985), Taraldsen (1981), Chomsky (1982), Contreras (1984), Kayne (1984), Cinque (1990), Frampton (1990), Postal (1993 ; 1994a), Nissenbaum (2000). Cuiicover et Postai (2001). Nunes (2001). et Hornstein et Nunes (2002).
Sur les vides parasites en français et les constructions à vides parasites en dont, voir Godard (1986) et Tellier (1991 ; 2001).
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