Introduction
p. 9-15
Texte intégral
Quelle doit être l’attitude du linguiste devant des faits tels que ceux [que je viens de présenter] ? Il pourrait se contenter de les noter, comme je l’ai fait jusqu’à présent, avec le plus de détails possible. Notons bien que c’est déjà un progrès considérable par rapport aux grammaires traditionnelles qui, si je ne me trompe, n’ont jamais mentionné ces faits (...). Ce n’est sans doute pas par hasard : il s’agit du type même de faits qui n’apparaissent que si on se donne pour but de construire des règles explicites rendant compte des intuitions des sujets parlants, et que si on se met à interroger systématiquement ces intuitions, en faisant varier certaines données. Ce type de faits risque de passer inaperçu si on s’en tient à l’observation de corpus.
Nicolas Ruwet, Théorie syntaxique et syntaxe du français, 1972, p. 53.
1Quel francophone n’éprouve pas régulièrement le besoin de consulter une grammaire ? Et pour cause : la langue française recèle de nombreuses difficultés et elle comporte des constructions dont la complexité nécessite des descriptions aussi minutieuses que détaillées. Pour le francophone soucieux de la qualité de sa langue, pour le spécialiste ou pour l’étudiant, les grammaires du français sont une source indispensable de renseignements. On serait même porté à croire, tant elles ont été remaniées et augmentées au cours des années, que les meilleures grammaires ont tout dit ou à peu près sur le français.
2Or, il aura fallu l’apport des études linguistiques — et en particulier des études générativistes — pour mettre au jour ce fait étonnant : même dans les grammaires les plus complètes, certaines constructions sont presque entièrement ignorées. En effet, certaines d’entre elles n’y sont mentionnées que très brièvement, alors que d’autres sont complètement absentes. Et pourtant, il s’agit là de tours qui sont parfaitement compris et employés par les locuteurs francophones ; certains d’entre eux sont même utilisés dans la langue de tous les jours.
3Comment les études générativistes sont-elles parvenues à découvrir les propriétés de constructions qui avaient jusque-là échappé à des générations entières de grammairiens ? Tout simplement en jetant un regard radicalement différent sur le langage en général, et sur le français en particulier.
Quand la théorie guide l’observation
4C’est un fait bien connu des scientifiques que la théorie non seulement dirige l’observation, mais la provoque, en guidant l’oeil vers des domaines encore inexplorés. Une nouvelle théorie peut ainsi mener à la découverte de faits qui n’auraient pas pu être observés auparavant. En contrepartie, la découverte de faits qui auraient pu sembler anodins ou mystérieux peut acquérir une tout autre signification lorsqu’elle est reliée à une théorie. On peut même affirmer que c’est de cette manière que la science a pu franchir ses pas les plus importants. À titre d’exemple, citons les hypothèses et les lois formulées par Mendel auxixe siècle — théories ignorées et jugées trop abstraites à l’époque — qui ont mené par la suite à la découverte des gènes et du rôle qu’ils jouent dans l’hérédité. De manière analogue, on a observé, dans les années 1950, que les continents occupent une position différente par rapport au pôle Nord selon la période étudiée. Or, c’est en vertu de la théorie de la dérive des continents, formulée par Wegener une quarantaine d’années auparavant, que cette observation a pu prendre tout son sens, car elle venait confirmer des hypothèses jugées fort peu plausibles à l’époque.
QUAND LA THÉORIE GUIDE L’OBSERVATION : LA DÉCOUVERTE DE LA PLANÈTE NEPTUNE
En 1821, l'astronome français Alexis Bouvard publie le calcul des tables pour la planète Uranus. Constatant que les observations sur Uranus ne sont pas conformes aux lois de la mécanique, il émet l'hypothèse qu'il existe une masse perturbatrice - une planète – non encore observée. Son hypothèse n’est pas prise au sérieux et ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard qu'elle sera reprise en Angleterre par John Couch Adams et en France par Urbain Le Verrier. Ce dernier effectue des calculs prédisant la position exacte que devrait occuper cette planète inconnue et finit par persuader ses collègues astronomes de la chercher dans te ciel. Résultat : en septembre de la même année, une huitième planète. Neptune, est observée, à un degré de l’endroit exact où les calculs d'Adams et de Le Verrier avaient prédit qu'elle devrait se trouver. (Sur l'histoire de la découverte de Neptune, voir entre autres Ronan 1988 et Sheehan et al. 2004.)
5Il en va de même pour le langage. Lorsque la linguistique s’emploie à aller au-delà de la description et de la classification des faits de langue, lorsqu’elle formule une théorie sur la nature et le fonctionnement du langage, elle peut, elle aussi, apporter un éclairage nouveau sur les faits connus et même mener à la découverte de propriétés langagières jusquelà inconnues. C’est exactement ce qui ressort des travaux en grammaire générative publiés au cours des quarante dernières années.
Une révolution dans l’étude du langage
6À la fin des années 1950, la théorie générativiste de Noam Chomsky a été à l’origine d’une véritable révolution en linguistique. D’une part, elle se fonde sur une hypothèse innéiste de l’acquisition du langage : pour Chomsky, une « faculté de langage » est inscrite dans le code génétique de tout être humain. Cette faculté de langage prédispose celui-ci à développer une grammaire complexe à partir des phrases qu’il entend dans l’enfance. Le jeune enfant est donc programmé pour acquérir une langue et il le fait sans instruction explicite. Encensée par les uns, conspuée par les autres, la grammaire générative s’écarte des approches qui l’ont précédée à bien d’autres points de vue encore. Par exemple, elle adopte d’emblée une méthode de recherche analogue à celle des sciences dites « dures » : plutôt que de simplement observer les faits, les générativistes formulent des hypothèses, cherchent des faits qui corroborent ou infirment ces hypothèses, tirent des conclusions de leurs expériences et établissent des liens entre des constructions en apparence non reliées.
7Cette vision adoptée par la grammaire générative se répercute dans son objet d’étude et dans sa méthodologie, c’est-à-dire la manière dont elle recueille et traite les faits à étudier. Le but ultime de la grammaire générative est de reproduire la connaissance que le locuteur a de sa langue. Or, la connaissance de la langue — comme la connaissance de tout système — inclut tout autant la connaissance de ce qui est interdit que la connaissance de ce qui est permis. Voilà pourquoi les linguistes générativistes ne fondent pas leurs analyses uniquement sur des phrases tirées de corpus (journaux, livres, discours spontané) : ils s’appuient également et surtout sur les jugements des locuteurs. Ainsi, les linguistes demandent aux locuteurs d’une langue si une construction est permise ou interdite dans leur langue : ils peuvent ainsi faire varier les contextes, modifier certaines variables et donc établir de manière beaucoup plus fine le comportement de ces constructions. Cette approche de la collecte de données langagières est tout à fait nouvelle et, à elle seule, elle aura permis de découvrir et de décrire en détail une foule de faits du français qui n’avaient pas été observés auparavant. Nous reviendrons sur la question de la méthodologie un peu plus loin dans cette introduction.
Des résultats méconnus
8Les nombreuses recherches menées en grammaire générative depuis les années 1950 restent malheureusement très peu connues en dehors du cercle restreint des chercheurs universitaires. Mis à part quelques ouvrages de vulgarisation, dont l’excellent livre de Steven Pinker, L’instinct du langage, et le numéro spécial de juin 2004 de la revue Science et Vie, très peu de travaux accessibles aux non-spécialistes font état des découvertes faites par les linguistes générativistes. En ce qui concerne la langue française, la première étude d’importance menée dans le cadre de la grammaire générative est le magistral French Syntax du linguiste Richard Kayne, paru en 1975 (1977 pour la traduction française). Depuis, une trentaine d’années de recherche se sont écoulées, qui ont donné lieu à une multitude d’études sur le français aussi fructueuses qu’innovantes. Et malgré cela, il n’existe à notre connaissance aucun ouvrage qui rassemble la foule de faits du français que ces recherches ont permis de caractériser, de décrire ou de découvrir.
9Le présent livre vise à combler, du moins en partie, cette lacune. Il ne remplace pas les grammaires traditionnelles, loin s’en faut, mais il les complétera en décrivant quelques-unes des constructions du français qui n’ont pas été traitées en détail par les grammairiens. Nous avons sélectionné dix de ces constructions — mais il y en a bien d’autres. Si nous avons choisi celles-là en particulier, c’est tantôt à cause de leur absence dans les grammaires traditionnelles, tantôt parce qu’elles font l’objet de nombreux travaux en grammaire générative, ou tantôt parce que nous les connaissons particulièrement bien pour y avoir nousmêmes consacré des recherches. Pour chaque construction présentée, nous faisons état de ses propriétés, telles que découvertes par les travaux générativistes : son fonctionnement, les restrictions auxquelles elle est soumise et, le cas échéant, les liens qu’elle entretient avec d’autres constructions en apparence non reliées.
10On ne lit pas une grammaire comme on lit un roman, et cet ouvrage ne fera pas exception. Bien que nous ayons pris soin de laisser de côté les débats théoriques qui ne s’adressent qu’aux spécialistes, l’ouvrage comporte des descriptions détaillées et parfois techniques qui intéresseront plus particulièrement les étudiants de linguistique ou de traduction, ou encore les enseignants ou futurs enseignants du français langue maternelle ou langue seconde. D’un autre côté, ce livre ne propose pas une introduction à la grammaire générative ; le lecteur qui souhaite se familiariser avec cette théorie pourra consulter les différents ouvrages suggérés dans la conclusion du présent livre. Nous faisons bien çà et là usage de certaines notions, expressions et opérations syntaxiques propres à la grammaire générative, mais ce sont celles qui, de plus en plus, sortent du cadre strictement linguistique pour se répandre dans le public : on pense notamment à la terminologie et aux opérations de substitution et de déplacement qui sont présentes dans la « nouvelle grammaire », dorénavant enseignée au Québec aux élèves du primaire et du secondaire, et qui s’inspire de la terminologie et des concepts mis de l’avant par la grammaire générative.
11Nous espérons vivement que le lecteur trouvera dans ce livre matière à parfaire sa compréhension de la langue, à réfléchir sur la complexité des constructions syntaxiques en français, ou encore à enrichir sa base de connaissances en vue d’éventuelles recherches linguistiques.
Questions de méthodologie
12Les constructions syntaxiques ne peuvent pas varier à l’infini : elles sont sujettes à des contraintes qui leur sont propres. Pour décrire adéquatement une construction, il faut donc prendre en compte les éléments qui la constituent : leur catégorie, leur nature, leur agencement, ou encore la hiérarchie qu’ils entretiennent l’un par rapport à l’autre. Il s’agit aussi de tester dans quelle mesure une variation à l’intérieur de ces composantes est possible ou impossible. En procédant de cette manière, nous arrivons à cerner les contraintes qui régissent les constructions et donc à mieux comprendre leur fonctionnement.
13S’en remettre aux constructions syntaxiques attestées dans la littérature ou dans des corpus de français parlé est utile, bien entendu, mais ce n’est pas suffisant pour fournir une description adéquate. En effet, si ces sources nous fournissent une variété de données, elles ne nous indiquent pas ce qui est impossible — c’est-à-dire, justement, dans quelle mesure les éléments constitutifs de la construction peuvent varier. Un exemple très simple nous servira d’illustration. Nous savons que, la plupart du temps, un complément du nom peut être relativisé à l’aide de dont :
1 | a. | Vous avez lu tous les livres de cet écrivain. |
b. | Cet écrivain, dont vous avez lu tous les livres... |
14Mais pour décrire de manière plus exhaustive le fonctionnement de la relativisation en dont, nous devons nous poser, notamment, les questions suivantes : est-elle possible quel que soit le type de complément ? Y a-t-il des contraintes portant sur la position du complément dans la phrase ? De fait, les exemples en (2b) et (3b) ci-dessous montrent que la relativisation n’est pas possible lorsque le complément du nom relativisé représente la matière, ni lorsque le complément fait partie d’un groupe de mots introduit par une préposition. Ces exemples sont agrammaticaux, ce que, suivant l’usage, nous indiquons au moyen d’un astérisque :
2 | a. | J’ai acheté la statue de marbre. |
b. * | Le marbre, dont j’ai acheté la statue... | |
3 | a. | Luc a pénétré dans toutes les pièces de cette maison. |
b. | * Cette maison, dont Luc a pénétré dans toutes les pièces... |
15Ces deux contraintes n’auraient pu être décrites sans le recours aux jugements des locuteurs natifs, c’est-à-dire des locuteurs qui ont pour langue maternelle le français. Voilà pourquoi les linguistes générativistes consultent les locuteurs natifs pour vérifier si une phrase ou une construction est bien ou mal formée.
16Les jugements de grammaticalité ne sont pas des jugements normatifs. Les phrases jugées grammaticales sont celles qui sont conformes à l’usage de la langue ou de la variété de langue parlée dans la communauté. La distinction entre norme et grammaticalité est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de juger des phrases appartenant à une variété de français régionale, informelle ou populaire. Par exemple, en français informel du Québec, les locuteurs utilisent couramment des interrogatives comme celle en (4) :
4 | a. | Qui qui parle ? |
b. | Qui que tu connais ? |
17Puisque les locuteurs utilisent ce type de phrases et qu’elles sont jugées naturelles à l’intérieur du français informel du Québec, on dira que les phrases en (4) sont grammaticales dans cette variété — même si, bien entendu, elles ne sont pas prescrites par les grammairiens traditionnels. En revanche, tous les locuteurs qui prononcent et acceptent les phrases en (4) refusent les phrases en (5) :
5 | a. | * Qui que parle ? |
b. | * Qui qui tu connais ? |
18Il y a donc là une règle que les locuteurs appliquent inconsciemment et qui n’est pas dictée par la norme. C’est au linguiste que revient la tâche de formuler cette règle.
19En terminant, notons aussi qu’il existe des zones grises en ce qui concerne les jugements de grammaticalité. Dans certains cas, les jugements peuvent varier d’un locuteur à l’autre. Certaines phrases seront jugées agrammaticales ou grammaticales par chaque locuteur, sans exception. Dans d’autres cas, les jugements varieront légèrement selon les locuteurs. Lorsque c’est le cas, les linguistes rapportent les jugements de la majorité des locuteurs. Enfin, il arrive que certaines phrases soient comparées, du point de vue de leur grammaticalité, à d’autres phrases. Nous utilisons dans ce cas des symboles qui reflètent ces jugements contrastifs. Une phrase nettement grammaticale ne sera précédée d’aucun symbole ; une phrase clairement agrammaticale sera précédée d’un astérisque ; enfin, une phrase située entre les deux sera précédée d’un ou deux points d’interrogation, selon qu’elle est plutôt grammaticale mais pas tout à fait (un point d’interrogation) ou plutôt agrammaticale mais pas tout à fait (deux points d’interrogation).
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