Chapitre 5. Les facteurs sociaux et psychologiques
p. 79-93
Texte intégral
1Le succès de la formule téléréalité repose sur de nombreux éléments sociologiques et psychologiques. La téléréalité fait plus que nous divertir. Elle se veut éducative et culturelle dans le sens le plus large. À l’instar du film, de la télévision, du roman ou de la publicité, la téléréalité est un lieu où s’expriment la conception qu’une société a d’elle-même et l’interprétation qu’elle en fait.
2Contrairement à la perception populaire, les leviers de la téléréalité ne sont pas nouveaux. Comme le souligne Beineix, « la téléréalité cristallise un certain nombre de choses qui étaient dans l’air depuis longtemps » (Beineix, 2004). Mais ce qui différencie ce genre d’émission des autres, c’est que la téléréalité a réussi à incorporer l’ensemble des facteurs individuels qui font le succès des différents genres : compétition et appartenance (émissions sportives), identification (téléromans), gain rapide (jeux-questionnaires), voyeurisme (presse à sensation), etc.
3Plusieurs facteurs permettent d’expliquer le succès de la téléréalité.
L’IDENTIFICATION
4Un des aspects les plus intéressants de la téléréalité est la façon dont elle utilise des gens ordinaires afin de contribuer à la diversification de la culture télévisuelle (Reiss et Wiltz, 2004). La téléréalité fonctionne sur le principe de l’identification. Selon Seaton (1997), la téléréalité est populaire parce qu’elle présente des situations auxquelles nous pouvons facilement nous identifier.
5Pour être efficace, la téléréalité met en scène des gens ordinaires, de sorte que le téléspectateur puisse se voir dans la même situation que quelqu’un qu’il admire, qu’il souhaiterait être.
L’implication spectaculaire se double d’une identification psychologique et sociale avec de « vrais gens » mis en scène. Le spectateur traverse l’écran, entre dans le monde spectaculaire par le biais de l’identification. Il en ressort transformé en acteur à domicile. (Razac, 2002 : 137)
6En ce sens, la téléréalité contribue à faire de la « célébrité » avec de « l’ordinaire ».
7Si le téléspectateur peut s’identifier aux participants, s’il peut se voir dans la situation, ses sentiments entrent en jeu. Les séries Survivor et Big Brother se donnent comme objectif de faire participer des gens d’âge, d’origine ethnique, d’origine géographique, de classe et de sexe différents (Miller, 2000 : 11). Les protagonistes de ces émissions nous ressemblent ou pourraient nous ressembler. Ce sont des gens comme tout le monde.
8Dans le cas de Star Académie au Québec, la majorité des téléspectateurs s’associent à l’un ou l’autre des protagonistes pour diverses raisons : les candidats proviennent de différentes régions géographiques (ils ont en fait été ainsi sélectionnés afin de renforcer le lien entre les participants et le public) et ne sont pas connus ; bref, ce sont là des gens ordinaires.
9Les gens s’identifient aux participants, ce qui crée des liens affectifs ; ils ont aussi l’impression de partager la même réalité banale. « Ce qu’ils [les gens] veulent profondément, c’est le spectacle de la banalité, qui est aujourd’hui la véritable pornographie, la véritable obscénité » (Baudrillard, 2001).
10Avant, pour devenir une star, il fallait savoir chanter ou jouer, et ensuite, peut-être passer à la télé et entrer dans le star system. Aujourd’hui, on devient une star avant même d’avoir sorti un CD. De nos jours, n’importe qui peut passer au petit écran sans devoir répondre à des critères particuliers (Ramonet, 2001). Le passage au petit écran donne le droit d’écrire des livres, de poser en couverture de magazine, etc. En ce sens, la nouvelle télévision transforme des gens ordinaires en vedettes instantanées. Le prix à payer peut être élevé, mais la récompense peut faire rêver : gloire, popularité, richesse.
11Pourtant, il faut savoir que cette voie n’est pas ouverte à tout le monde. Les producteurs de ces émissions procèdent à la sélection des candidats selon des profils stéréotypés en fonction de qualités physiques et psychologiques (esthétique, capacité expressive, absence d’inhibition, aisance à jouer de son corps et de son apparence). Mais la recette n’est pas nouvelle.
12Quand le téléroman La famille Plouffe était diffusé au Québec, tout s’arrêtait : l’émission était aussi populaire que le hockey. Au final, jamais nous n’avions eu une implication aussi forte du public par rapport à une émission. Il y avait donc une structure narrative très proche du téléspectateur. Pour la première fois, le monde était expliqué aux Canadiens français dans leur langue, avec leurs mots et leurs accents. Et pour la première fois, des personnages de fiction leur ressemblaient. Plus qu’une simple fenêtre sur le monde, la télé aura aussi été le miroir de la société (De la Garde, 2002).
13Plus récemment, les jeux-questionnaires ont présenté des participants du public en situation de compétition. Ces jeux-questionnaires ont été initialement diffusés durant le jour.
14Depuis ses origines, la télévision est donc un instrument narratif ; elle raconte des histoires (Kozloff, 1992). L’art narratif est un acte de communication – une histoire – entre deux personnes : le locuteur et l’auditeur (Scholes et Kellogg, 1966). La télévision utilise la répétition et la conversation (téléréalité, romans-savons, nouvelles, etc.) qui sont interrompues par des publicités (Ellis, 1982). Il y a deux subdivisions à la narration : l’histoire et le discours.
15En somme, la recherche confirme que le type d’émission contribue à définir le téléspectateur ; il reflète son identité (Patkin, 2003).
L’ÉVASION
16Comment, avec si peu d’innovation, la téléréalité peut-elle fonctionner ? Sans doute parce que cette télévision est marchande de rêves d’argent, d’amour et de gloire, qu’elle repose sur des leviers universels : la beauté, la minceur, le charme, le sex-appeal, la séduction, la jeunesse, l’amour, la passion, la sensualité, le charme, la force, la virilité, le dynamisme, l’intimité, le bonheur, la joie, le merveilleux, le plaisir, l’admiration, la vitalité, l’enthousiasme, l’énergie, la vigueur, l’aventure, l’évasion, la liberté, l’inattendu, l’interdit, le rêve, l’imagination, la magie, la curiosité, le conformisme, l’anticonformisme, la douceur, la distinction, le raffinement, la classe, le succès, l’estime, la prospérité, la réussite, la supériorité, le pouvoir, l’autorité, la domination, l’influence, la puissance, le prestige, le style, l’élégance, le luxe, la richesse, un statut social.
17À l’instar des soaps, la téléréalité est une manière de s’évader du quotidien. Dans son livre intitulé The Loss of Happiness in Market Democracy, Lane (2000) rappelle que la société occidentale repose sur un paradoxe : à cause du mal de vivre, le désir de fuir la réalité est toujours présent.
L’INDIVIDUALISME
18On le répète souvent : la téléréalité serait le reflet de notre société. Or, force est de reconnaître que nous vivons dans une société qui valorise l’expression individuelle.
19En passant à la télévision, les participants viennent chercher la reconnaissance et la notoriété. De plus, certains téléspectateurs témoins de la célébrité acquise par les participants entretiennent l’espoir de l’obtenir eux-mêmes un jour.
20En ce sens, la téléréalité est le premier phénomène télévisuel (avec le vidéoclip) adapté à la génération des X et des Y pour qui exister, « c’est être vus à la télévision ». Il s’agit d’une génération qui a grandi dans un contexte multimédia où les principaux modèles de référence sont ceux du vedettariat.
21En entrevue, John De Mol, créateur de Big Brother et patron néerlandais d’Endemol Entertainment, confirme : « Nous avons inventé un nouveau genre et montré que des individus ordinaires peuvent être des personnages intéressants : votre voisin de palier peut vous étonner » (Briscoe, 2000). Cela a pour effet de stimuler l’individualisation.
LA CÉLÉBRITÉ
22Dans les années 1950-1960, les gens ordinaires rêvaient de devenir des stars de cinéma. Aujourd’hui, ils souhaitent passer à la télévision. En ce sens, la téléréalité transforme la notion de célébrité en élargissant le spectre de ceux qui peuvent y accéder. « L’effet spectaculaire du quotidien dans le reality show semble suggérer que la vie de chacun peut devenir, à tout moment, le sujet d’une émission » (Grisolia, 2003 : 48)
23Selon Cossette, la communication de masse exerce une fascination sur une majorité de citoyens.
Voir son image diffusée par les médias de masse est perçu de nos jours comme une manière d’exister ; nombre de citoyens sont prêts à afficher aux yeux de tous leurs vices les plus cachés, à laisser paraître leurs comportements les plus intimes, même les plus aberrants. Vivre devant les médias est vu comme la manière de vivre à fond. (2001 : 115)
24À cet égard, Eco (1985 : 141) divise l’histoire de la télévision en deux étapes. L’archéotélévision daterait d’avant les années 1980. À cette époque, pour passer au petit écran, il fallait un talent, une compétence, un savoir confirmé ou occuper une position d’autorité. C’était la télévision podium. Puis vint la néotélévision, introduite dans les années 1980 avec la multiplication des jeux et des émissions de plateau. Désormais, l’important, c’est de passer à la télévision.
25À l’âge de la téléréalité, « les gens souhaitent se servir de la télévision pour devenir célèbres. La participation à l’émission est la seule raison – et le seul but – pour sortir de l’ordinaire » (Roux et Teyssier, 2003 : 67). Le phénomène de la téléréalité est donc fondé sur l’exhibitionnisme : des gens acceptent d’être vus par des millions de téléspectateurs. « La notoriété est devenue une valeur cardinale de notre société à laquelle croit prétendre chaque individu » (Béglé, 2003 : 10).
LE POUVOIR
26Les téléspectateurs ont l’impression de détenir un certain pouvoir sur le sort des participants : ils peuvent les éliminer et ainsi changer le déroulement de l’action (Biltereyst, 2004 : 9). Ce faisant, ils ont ce qui s’apparente au droit de vie ou de mort sur les participants évoluant dans la téléréalité, et ce sentiment les enthousiasme. Le recours au vote et la possibilité de communiquer par courriel avec les participants renforcent la séduction. C’est d’autant plus vrai que dans certains pays, il s’agit là de la seule occasion de voter librement. Voilà pourquoi le gouvernement chinois a initialement envisagé la possibilité d’interdire la téléréalité Super Girl. En effet, le gagnant de cette téléréalité est désigné par un vote populaire.
27Par ailleurs, la téléréalité pose avec une force inédite un problème bien connu : la puissance de l’opinion de la foule. Le téléspectateur a d’autant plus tendance à regarder une émission qu’il a l’impression de décider de son déroulement.
LA COMPÉTITION
28La téléréalité ressemble au sport. Les téléspectateurs prennent plaisir à la victoire de certains participants. Il aiment voir le mal-aimé être éliminé. Il est clair que les amateurs du genre finissent par établir une relation avec les protagonistes – relation d’amour ou de rejet.
29Reiss et Wiltz (2001 : 52) ont montré que les fans de la téléréalité sont plus compétitifs que les autres types de téléspectateurs et qu’ils sont davantage sensibles à la notion de statut social.
L’ÉLIMINATION
30C’est l’un des moteurs de la téléréalité. Dans toute émission de téléréalité, les candidats doivent, à la fin de chaque épreuve, éliminer le protagoniste qui s’en est le moins bien sorti. À l’instar du spectacle sportif, le but du jeu, c’est d’éliminer les autres.
31Pour être bien sûr que les candidats ne baissent pas la garde, on va éliminer régulièrement un candidat. Tous les éléments caractéristiques du genre entrent en jeu : amours, luttes intestines, pressions, conspirations, alliances, dénonciations, etc. Il faut donc entretenir une contradiction : « Je dois être sympathique pour gagner, et gagner, ça veut dire éliminer les autres. »
32Selon Mehl (1996), ces émissions s’apparentent aux vox pop et aux forums dans lesquels les citoyens discutent et essaient d’en arriver à un consensus. Dans les jeux du cirque, Néron graciait les gladiateurs. A présent, nous téléphonons pour voter pour Henry. Dans ce contexte, le téléspectateur « est en quelque sorte le coproducteur de l’émission puisqu’il est là pour juger, donner son avis, faire évoluer le scénario » (Roux et Teyssier, 2003 : 68).
LE SADISME
33Jagodozinski (2003) a examiné la nature psychoanalytique de la téléréalité et utilise une approche reposant sur deux constats. D’une part, le chercheur estime que les téléspectateurs sont traumatisés par les événements de leur quotidien et que, dans ce contexte, la téléréalité satisfait leur désir de voir de la douleur. D’autre part, nous vivons dans un monde de violence et la téléréalité n’est que le reflet de la société.
DES NORMES RASSURANTES
34Les personnages de la téléréalité incarnent des valeurs. On le disait précédemment, nous nous identifions aux participants dès lors qu’ils vivent des situations semblables aux nôtres : faire la lessive, passer une soirée entre amis, séduire une participante, etc.
35Dans un monde où le changement est devenu la norme, la téléréalité a quelque chose de rassurant : elle fait la promotion du statu quo. Dans la société traditionnelle, « chaque rôle social était très marqué, écrit Bonnet, auteur de Défi à la pudeur. Mais celui-ci s’est estompé, l’anonymat est devenu de plus en plus étouffant et chacun ressent le besoin d’affirmer sa personnalité » (2003 : 34).
LA CONFUSION DES GENRES
36Dans la téléréalité, tout tourne autour de l’engagement du téléspectateur. C’est l’histoire de gens ordinaires que l’on observe jour et nuit, ce que Dovey appelle le first person media. Ce qui est en jeu ici est la disparition progressive entre vie publique et vie privée (Biltereyst et Meers, 2000).
UN SENTIMENT D’UNITÉ
37Ces émissions créent un monde commun alors que l’on vit dans des mondes séparés. Les gens se sentent en communion alors qu’ils sont seuls à la maison (Putnam, 2000 ; Slater, 1997).
38Selon Estelle Lebel, professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval, « ces émissions permettent peut-être d’assouvir des besoins sociaux qui ne sont plus pris en charge par une société faite de solitude et d’individualisme » (Beaucher 2004).
39La téléréalité met en scène des personnes forcées d’être ensemble, de se parler, de surmonter des épreuves avec d’autres, autant de situations dans lesquelles les téléspectateurs peuvent se reconnaître. Selon Desaulniers, « en misant sur la réconciliation et la reconstruction sociale, Star Académie a frappé dans le mille. Le Québec était prêt pour un grand party de famille, avec de l’amour à revendre et des souvenirs à ressasser » (De Billy, 2004).
40Plusieurs chercheurs rappellent que la télévision est devenue un élément central de la vie sociale (Altheide et Snow, 1979 ; Postman, 1984). Elle contribue à définir la politique, le crime, la religion et le sport. Contrairement aux autres médias comme la radio, la télévision n’est pas à l’arrière-plan ; elle occupe le devant de la scène. Nous planifions nos soirées en regard de la télévision, nous nous faisons un point d’honneur d’être à la maison pour regarder certaines émissions. Les derniers épisodes de certaines émissions font l’objet d’une importante couverture médiatique. On essaie alors d’expliquer le succès de cote d’écoute de ces séries à travers le temps. Conséquemment, la télévision est une expérience psychologique et sociale. Selon Lembo (1997 : 205), la télévision a donné naissance à une nouvelle façon de « regarder et d’entrer en contact avec les choses ».
41Les chaînes de télévision ont encouragé la création d’une communauté virtuelle autour de la téléréalité avec la création de sites Internet, de blogs et de chat rooms. Désormais, les gens peuvent entretenir une relation virtuelle – artificielle – avec les gens de la télévision.
42Les téléspectateurs ont l’impression de faire partie d’une communauté plus large, simplement en regardant la télévision et en observant des participants. Ce contact est d’autant plus facile que les participants sont présentés comme des gens qui nous ressemblent.
Dans nos sociétés de moins en moins solidaires, devenues républiques des solitudes, voir la célébrité se construire sous ses yeux, avec une aussi grande facilité apparente, fascine (ou scandalise) le public, en particulier les plus jeunes. Lequel ne s’aperçoit pas forcément qu’il s’agit somme toute d’un leurre. (Ramonet, 2001)
43Cela ajoute à la familiarité et à l’identification. Les téléspectateurs ont soudainement l’impression de participer à un spectacle combinant le jeu-questionnaire, le talk-show et le téléroman.
L’INTERACTIVITÉ
44En 1999, la téléréalité change de statut et devient interactive (Holmes, 2004b). Selon Baker (2003 : 67) et Giles (2003), le succès de la téléréalité s’explique en partie par l’inter activité. Grâce à la webcam, on accentue l’impression de proximité avec les téléspectateurs, qui peuvent épier les participants 24 heures par jour.
45De nombreux produits Internet entretiennent le lien. Le site Internet donne de l’information sur le déroulement de l’action. Il abrite des forums de discussion et il permet le merchandising. Les téléspectateurs peuvent voter par téléphone, par cellulaire ou par courriel. Autant de façons de suggérer l’interactivité. Ce faisant, les producteurs donnent aux utilisateurs l’impression d’être engagés, de participer activement. Cette impression tranche avec les médias traditionnels tels que la radio et la télévision.
LE VOYEURISME
46Aucune discussion sur la téléréalité ne peut être complète sans aborder la question du voyeurisme. Crook et al. (2004) pensent que la relation entre les émissions de téléréalité et la curiosité morbide s’apparente au voyeurisme.
47La téléréalité traduit le désir que nous avons tous de savoir comment peut vivre le voisin. Selon Bernard Arcand, l’anonymat des villes nous a permis de regarder l’autre sans conséquence. « C’est un désir vieux comme le monde de pénétrer dans l’intimité de l’autre, d’entrer dans son secret » (Beaucher, 2004). Cet accès à la réalité d’autrui est présenté pour nourrir l’insatiable goût pour le drame et le voyeurisme des téléspectateurs.
48Sardar (2000 : 3) pense que le voyeurisme – la propension à regarder les autres dans leurs moments privés – explique le succès du concept de la téléréalité. Selon lui, le voyeurisme serait relié au narcissisme des téléspectateurs, au désir inconscient de voir des gens plus ennuyeux, désolés ou dysfonctionnels qu’eux-mêmes. Kilborn (1994 : 427) pense que c’est cet aspect de la téléréalité qui rend sa diffusion questionnable.
49Calvert (2000 : 74) avance que ce qui favorise le voyeurisme, c’est que nous sommes hédonistes. Tournés vers nous-mêmes, nous tirons notre plaisir à regarder les autres sans avoir à entrer en contact avec eux. Nabi et al. (2003) confirment le rôle du voyeurisme dans l’efficacité de ces émissions. On expose des problèmes intimes. Les participants sont généralement des jeunes adultes qui se cherchent. Issus de la classe moyenne, ils sont souvent dans une logique d’insatisfaction.
50Les téléspectateurs qui suivent ces émissions recherchent à la fois un moment de détente et la possibilité de fantasmer sur un personnage en toute discrétion. Grâce aux entrevues radio, aux sites Internet et aux magazines populaires, les téléspectateurs sont invités à garder le contact et à observer à distance les réactions psychologiques et physiques des participants. Certains de ces contenus imposent aussi des situations humiliantes ou à caractère sexuel.
51Selon François Jost, il y a les gens qui regardent ces émissions « parce que la position du téléspectateur est, par essence, sadique » et aussi parce que « si le téléspectateur supporte de regarder avec avidité de telles images, c’est qu’il jouit de n’être pas là où les autres souffrent » (Jost, 2002 : 94-95). Dans un article publié au début de 2005, la chaîne de télévision BBC se demande d’ailleurs si la téléréalité n’est pas devenue trop cruelle.
52Au fond, le voyeurisme est la commodité ultime de la téléréalité (Sardar, 2000 : 26) C’est un aspect central de la fascination exercée par ces émissions (Miller, 2000 ; Larsen, 2001). À cette pulsion de voir, d’observer, correspond en quelque sorte son contraire : le goût impudique de se montrer. Et celui-ci, depuis l’essor d’Internet, a connu une sorte d’explosion.
L’ÉLOGE DU QUOTIDIEN
53À travers le monde, la téléréalité a contribué à la fétichisation de l’ordinaire. Le plaisir de la téléréalité tient à l’amusement de voir des individus ordinaires s’exposer (Eaves et Savoie, 2005 : 95). Le contenu se réduit à des comportements de base de l’être humain, c’est-à-dire manger, boire, séduire, dormir, etc. Que ce soit Star Académie, Loft Story ou Big Brother, il s’agit de filmer et de diffuser la vie quotidienne.
54Comme le dit si bien Barsam, on oublie souvent qu’« avant le narratif, le son ou la couleur, l’impulsion initiale des premiers artistes du cinéma consistait à enregistrer la réalité » (Barsam, 1992 : 15-16). Dans ce contexte, il était naturel pour les frères Lumière de filmer ce qu’ils appelaient les actualités et de tourner leur caméra vers des sujets simples et ordinaires : un bateau quittant le port, des mineurs au travail, une famille jouant dans le parc, une parade militaire.
55La fascination pour la mise en forme du réel ne date donc pas d’hier et cet intérêt grandira avec les innovations technologiques et le web 2.0. D’abord l’évolution de la photographie en cascades et du son capable de capturer la réalité, puis la capacité de produire et de rendre publiques des images en mouvement sur Internet nous rapproche un peu plus de la « réalité ».
56Il est difficile d’imaginer l’influence de la naissance des images en mouvement sur la représentation de la réalité. Quand les frères Lumière présentent, en 1895, L’arrivée d’un train à La Ciotat, film dans lequel on peut apercevoir un train entrant en gare, certains cinéphiles s’enfuient en courant pendant que d’autres se réfugient à l’arrière de la salle.
57Quand le son est apparu dans les années 1920, les audiences purent soudainement entendre les sons de la ville (Dirks, 1996). Jusqu’à ce moment, les spectateurs devaient lire les dialogues parlés, ce qui bien sûr avait pour effet d’exclure une grande proportion des immigrants qui ne parlaient pas anglais. En ajoutant le son à la trame visuelle, on augmentait l’impression de réalisme.
58En 1960, la technologie permet de capter le son ambiant, de suivre l’action, d’enregistrer les voix en direct, autant d’éléments qui viennent ajouter au réalisme des films. Auparavant, faire des enregistrements était possible, mais les équipements étaient lourds et il était souvent difficile de suggérer le mouvement à l’aide de sons.
59La naissance de la vidéo marqua une avancée importante dans le documentaire. La caméra vidéo a de nombreux avantages sur la caméra de plateau, entre autres son coût et sa facilité d’utilisation.
60« En 1970, la caméra vidéo stimule la création de documentaires. Des particuliers peuvent maintenant s’initier à un nouveau médium d’expression. Un seul individu peut maintenant devenir une unité de production » (Barnouw, 1983 : 286-287).
61La vidéo ouvre la porte sur un nouveau monde. Les familles peuvent ainsi enregistrer les premiers pas de bébé. La simplicité du maniement de l’appareil permet aussi aux enfants de documenter le monde à partir de leurs propres perspectives. Unsolved Mysteries (NBC, 1987), America’s Most Wanted (Fox, 1988), Rescue 911 (CBS, 1989) et COPS (Fox, 1989) sont toutes des créations consécutives à la naissance de la caméra portative Betacam de Sony.
62Napoli (2003) pense que nous traversons une ère de « déprofessionnalisation » et de démocratisation de la vidéo. En outre, les nouvelles technologies ont simplifié la production d’émissions. Ces mêmes technologies ont rendu la téléréalité facile à produire et peu coûteuse.
***
63La téléréalité participe à la recomposition du privé et du public. Elle se situe au cœur des mutations qu’a connues la télévision depuis 25 ans. Ainsi, [l]es entreprises diminuent les risques en achetant une formule qui a fait ses preuves ailleurs. Elles augmentent leurs chances de succès en faisant appel à la participation de leur public et en procédant aux adaptations culturelles qui lui permettent de s’y retrouver, d’avoir le sentiment de participer à une activité culturelle de sa communauté d’appartenance. (Tremblay, 2006 : 6)
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