Chapitre 3. Les différentes approches
p. 41-59
Texte intégral
1La téléréalité a fait l’objet de nombreuses prises de position de la part de ceux qui l’observent, la critiquent ou la pratiquent.
2Dans ce troisième chapitre, nous traitons des approches dominantes et des grands problèmes soulevés par les chercheurs qui se sont intéressés à la téléréalité. Ce faisant, nous évoquerons autant les principaux discours que les critiques qui ont permis de rendre compte d’une appréhension plus fine de la place qu’occupe la téléréalité dans les médias et dans la société.
3Nous nous intéresserons plus particulièrement à quatre approches importantes dans l’étude de la téléréalité : économique, psychologique, sociologique et critique.
L’APPROCHE ÉCONOMIQUE
4La première grande approche de la téléréalité est de type économique. Il est difficile de citer un texte majeur, tant sont nombreuses les prises de position qui analysent la téléréalité sur ce plan : on évalue les coûts des émissions, on analyse les ventes des produits dérivés, la vente de publicité, etc.
5Les économistes qui posent un regard sur la téléréalité s’intéressent d’abord aux firmes qui conçoivent, distribuent et présentent la téléréalité. L’analyse concerne le plus souvent l’ensemble des investissements – en argent – selon l’émission, la série, la chaîne ou le pays. La téléréalité est présentée essentiellement comme un instrument de commercialisation et de distribution de contenus multicanaux, multimédias et multiplateformes ; c’est sa raison d’être.
6Sur le plan économique, la téléréalité est utile et nécessaire à la croissance des entreprises médiatiques. Elle les finance ; elle favorise la compétitivité ; elle concourt à étendre les marchés. En 2003, le succès populaire de Star Académie au Québec s’est d’ailleurs traduit par une manne publicitaire accrue pour le Groupe TVA. On a alors rapporté une hausse de 47 % des profits pour le trimestre de juin 2003.
7Aux États-Unis, à la fin des années 1990, six conglomérats contrôlaient ce que la plupart des Américains pouvaient voir au petit écran (Bagdikian, 2000). Pour maximiser la synergie et la rentabilité, CBS a fusionné avec Viacom, mais les coûts de production de la télévision populaire n’ont pas cessé d’augmenter pour autant.
8Au début de l’an 2000, il en coûtait 13 millions de dollars par épisode pour la série ER tandis que la série Friends nécessitait des dépenses de l’ordre de 7 millions de dollars par semaine (Magder, 2004). En comparaison, le tournage de chaque épisode d’American Idol ou de Big Brother engloutissait 1 million de dollars.
9Quel que soit le point de vue, un fait demeure : pour que des émissions de téléréalité existent, il faut non seulement un auditoire, des téléspectateurs mais aussi des participants. Si la téléréalité existe, c’est qu’il y a un marché, un public potentiel et des annonceurs (Deery, 2004). De fait, des millions de gens à travers le monde regardent la téléréalité.
10La téléréalité a l’avantage de rajeunir les auditoires (avantage recherché par les annonceurs) et coûte moins cher (avantage recherché par les producteurs et les diffuseurs).
11Selon la revue American Demographic, plus de la moitié des amateurs de téléréalité sont âgés de moins de 35 ans. La plus grande concentration de téléspectateurs de téléréalité – près de 30 % – est âgée de 25 à 49 ans. Les femmes sont de plus grandes consommatrices de téléréalité que les hommes (64 % versus 36 %). En ajoutant l’émission Survivor à sa grille horaire, CBS à réduit de 13 ans la moyenne d’âge de ses téléspectateurs, passant de 53 à 40 ans (Lance, 2000).
12Pour les grands réseaux de télévision, la nécessité de réduire les coûts, d’attirer le maximum de téléspectateurs et de plaire au plus grand nombre de jeunes gens sans heurter les annonceurs est un incontournable auquel répond la téléréalité (Andrejevic, 2004).
L’APPROCHE PSYCHOLOGIQUE
13Dans les sciences sociales, la psychologie est, avec la sociologie, la discipline qui s’est le plus penchée sur la téléréalité. Plus spécifiquement, elle s’intéresse aux individus devenus téléspectateurs. Selon le cas, on cherche à comprendre : la popularité de la téléréalité ; ce qui incite les gens à regarder ce genre d’émission ; ce qui touche les téléspectateurs ; les besoins que comblent ces émissions ; les effets de la téléréalité sur les téléspectateurs.
14Comme on le sait, les gens fréquentent les médias pour plusieurs raisons. Sur le plan psychologique, on peut expliquer la consommation des émissions de téléréalité de trois manières différentes.
15Nous regardons des émissions de téléréalité 1) parce qu’elles offrent des modèles équivalents à l’interaction humaine ; 2) parce qu’elles viennent combler nos besoins d’interaction et d’amour ; 3) parce qu’elles nous donnent le sentiment d’être à notre écoute en nous donnant conseils, information, aide, etc.
16Il semble que les gens regardent principalement la téléréalité parce qu’ils la considèrent divertissante (Nabi et al., 2003). Le modèle du « Uses and Gratifications » de Katz (1960) soutient que les téléspectateurs font un usage conscient des messages pour aller chercher quelque chose : un conseil, une information, une aide, bref une satisfaction (gratifications). Selon McQuail (1969), ils veulent s’informer, se divertir, s’intégrer à la société, acquérir des compétences. En 1972, la typologie de McQuail, Blumler et Brown sur l’exposition aux émissions de télévision divisait les motivations des auditoires en quatre catégories : diversion, relation personnelle, identité personnelle et surveillance (1972 : 155).
17Dans deux études publiées en 2003 et 2004, Nabi et al. ont utilisé le modèle des usages et des gratifications pour se questionner sur l’attrait de la téléréalité. Ils remarquent aussi que l’efficacité de ce genre de programme tient à trois éléments : le voyeurisme, le bonheur que cela procure et l’effet de surprise. Pour cette raison, la plupart des chercheurs pensent que la notion de réalité n’est pas l’élément clé permettant d’expliquer le succès de la téléréalité. Diversion, relation personnelle, identité personnelle et surveillance seraient les véritables éléments moteurs du genre. En ce sens, le format général de ces émissions serait plus important que la réalité (Nabi et al., 2004 : 14). D’autres recherches ont dénombré plus d’une douzaine de raisons pour lesquelles les gens utilisent les médias incluant la surveillance, la socialisation et la diversion (Vivian, 2003).
18Gunter et Svennevig (1987) font une distinction entre usages et gratifications rituelles et instrumentales. L’utilisateur instrumental de la télévision cherche à satisfaire des besoins, les téléspectateurs étant à la recherche d’émissions de télévision précises. L’utilisation rituelle de la télévision quant à elle couvre un plus large éventail de besoins, dont celui d’être diverti, de s’amuser, de relaxer, etc.
19La téléréalité repose donc sur plusieurs leviers de motivation communs à d’autres genres d’émissions : l’identification (Miller, 2000 : 11 ; Reiss et Wiltz, 2004), l’évasion (Lane, 2000), l’individualisme (Briscoe, 2000), le pouvoir (Biltereyst, 2004 : 9), l’élimination (Mehl, 1996), des normes rassurantes (Bonnet, 2003 : 34), un sentiment d’unité (Beaucher, 2004) et le voyeurisme (Dovey, 2000 ; Hight, 2001 ; Beaucher, 2004 ; Eaves et Savoie, 2005 : 95). Autant de facteurs psychologiques que nous analyserons en détail dans le chapitre 5.
20Il est intéressant de consulter les premières études sur la télévision, car leurs conclusions mettent en évidence depuis longtemps le rôle des facteurs psychologiques sur le comportement des téléspectateurs. Dans un texte sur l’humeur du téléspectateur qui date de 1985, Zillman établit un parallèle entre le contenu des médias et les motivations des téléspectateurs. Il postule que nous choisissons une émission pour contrer notre humeur du moment. Ainsi, les gens stressés auraient tendance à s’exposer à des émissions relaxantes tandis que les gens qui s’ennuient privilégieraient les émissions excitantes (Zillmann, 1985 : 229). L’exposition aux médias serait également reliée à d’autres variables telles que l’âge, le revenu, l’éducation, l’intelligence, le style de vie et la classe sociale.
21En 1994, Dittmar a montré que les gens dépressifs regardaient davantage la télévision (feuilletons et séries) que les gens non dépressifs.
22De leur côté, Finn et Gorr (1988) se sont intéressés à la relation existant entre sociabilité et exposition à la télévision. Ils ont mis en évidence que les téléspectateurs qui souffraient de solitude étaient de plus grands consommateurs de télévision.
23En 1973, dans une tentative d’expliquer le succès du petit écran, Katz, Haas et Gurevitch (1973 : 179) avancent l’idée selon laquelle les individus choisissent de se connecter les uns aux autres par l’entremise des médias. Les gens sont insatisfaits et, dans ce contexte, les téléspectateurs essaient de trouver dans le monde de la téléréalité des compensations ; de nouvelles figures à connaître. Par la bande, ils s’informent, se divertissent, se cultivent, s’oublient et socialisent. Selon McQuail, Blumler et Brown (1972), les auditoires construisent des relations avec les gens des médias et ils utilisent du matériel tiré des émissions pour interagir avec les autres : comment on imagine les relations interpersonnelles et la famille, les stéréotypes sexuels, l’influence des jeunes générations, la mode, etc.
24En fin de compte, si on évalue l’impact psychologique de la téléréalité sur le téléspectateur, la recherche indique qu’elle offre plutôt des gratifications personnelles et des compensations pour l’individu en répondant aux besoins suivants : 1) se changer les idées ; 2) compenser une situation déficitaire ; 3) s’évader, fuir la réalité ; et 4) substituer une relation humaine. Désormais, nous avons donc l’occasion de nous sentir tout aussi liés à de vraies personnes jouant à la télévision qu’à des êtres humains que nous côtoyons, ce qui nous rappelle que du point de vue symbolique, il y a au moins deux façons d’entrer en contact avec quelqu’un : directement ou par l’entremise du petit écran (contact virtuel).
L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE
25La sociologie a sans doute été la première à s’intéresser au phénomène de la téléréalité, soit en tentant de décrypter l’imaginaire de la téléréalité (thèmes, représentations, manières d’interpréter le monde et rapports sociaux), soit en s’intéressant aux effets sociaux de la téléréalité.
26Dans l’ensemble, les recherches sociologiques privilégient cinq pôles d’intérêt que nous allons développer dans cette section. La téléréalité est : 1) un phénomène culturel ; 2) un système symbolique ; 3) un langage mythique ; 4) un processus d’uniformisation culturelle ; et 5) un outil de contrôle social.
27Selon l’approche sociologique, la téléréalité dessine les contours de la société. Elle est considérée comme une des formes de l’expression de l’identité culturelle et sociale. Les pratiques, les données matérielles, la production, l’expérience sont construites symboliquement et matériellement. Elle rapporte une abondante information concernant toute une civilisation. Les définitions et les enjeux qu’elle soulève sont alors actualisés par des pratiques et des discours multiples, différents, qui s’entrecroisent, s’entrechoquent et se disputent leur sens.
28À la fois divertissement, entreprise commerciale et phénomène culturel, la téléréalité est un élément de l’édification de l’imaginaire collectif. Elle s’inscrit dans la lignée des phénomènes mythologiques et symboliques. La connaissance et la signification de la réalité ne parviennent pas au téléspectateur directement ; elles sont construites et médiatisées par l’entremise de symboles et de mythes. On parlera donc de la téléréalité en tant que construit d’un imaginaire social. Mythe contemporain certes, mais dont l’origine trouve sa source dans l’antique besoin éprouvé par l’homme de conter et de raconter le monde, de l’expliquer et de le mettre en images. C’est dans ce contexte que la sociologie a cherché à définir et à comprendre la téléréalité.
Un phénomène culturel
29La téléréalité constitue un phénomène culturel au même titre que le cinéma ou le théâtre. Elle contribue à modeler l’environnement et les modes de vie par l’entremise d’images, de signes et de symboles. Dans un premier temps, on décrira la notion de culture en rapport avec la notion de téléréalité. Après quoi, on traitera successivement des rapports existant entre la téléréalité et la culture.
30Sur le plan culturel, la téléréalité n’est jamais autonome ; elle est l’un des nombreux discours tenus aux masses. La téléréalité est un processus socioculturel, une facette de la « culture en mosaïque » qui innerve médias, économies, cultures, sociétés politiques et civiles, etc. La téléréalité ne s’adresse pas à une personne mais à un ensemble social.
31Le sociologue Fernand Dumont conçoit la culture comme un double rapport au monde. D’un côté, la culture est un milieu ; les hommes en ont une expérience spontanée, elle est immédiatement significative. De l’autre, la culture est un horizon ; l’expérience est médiatisée à travers des objets culturels, des connaissances ou des visions explicites du monde, le film, la poésie, par exemple.
32Cette construction amène Dumont à reconnaître deux types de culture : la culture première, composée de normes, de règles, de valeurs et d’idéaux, constitutifs d’un univers symbolique, orientant les conduites quotidiennes. C’est la culture qui s’interpose entre la nature et l’acteur social (Dumont, 1968 : 40). À l’opposé, la culture seconde1 est la culture que l’homme fabrique, celle qu’il produit et construit : l’art, la littérature, le droit, la philosophie et aussi les sciences, et qui réfléchit la première (Dumont, 1987 : 142).
33Dans ce contexte, les rapports entre téléréalité et société sont dialectiques et complexes. En effet, les contenus de la téléréalité peuvent être analysés à la fois comme le reflet partiel de la société, mais aussi comme une source d’influence possible sur les stéréotypes et les images qui circulent parmi les individus. La téléréalité entretient donc une étroite relation avec la société qui la sécrète (Brown, 2005).
34La fonction culturelle de la téléréalité se manifeste plus clairement. Par son processus de diffusion à répétition, elle est une fenêtre des modes de vie, des modèles d’identification, des normes, des croyances et des valeurs. La téléréalité est l’un des nombreux éléments qui constituent la culture que l’homme fabrique, celle qu’il produit et construit. « Le sens est toujours un fait de culture, car produit de la culture » (Barthes, 1968 : 22) et tout récit est organisation, construction.
35Parler de culture et de téléréalité consiste à montrer comment la seconde a fini par se faire l’un des nombreux relais des manières de penser et d’agir : quoi et comment consommer, comment vivre la consommation et le loisir, le travail, l’amour, la sexualité.
Un système symbolique
36Poser le problème de la téléréalité, c’est naturellement poser celui du symbole (Andacht, 2003). La culture est construite et médiatisée par des symboles.
37La téléréalité participe du symbolique. Selon Desaulniers, elle s’affiche en hyperspectacle, magie des artifices, scène indifférente au principe de réalité et à la logique de la vraisemblance. Le récit proposé se situe dans le domaine de l’invention et de la fantaisie.
Comme anthropologue, j’y ai découvert une mine inépuisable de symboles. Star Académie s’appuie sur le mythe du génie. L’émission a ranimé la croyance selon laquelle certains membres de la société sont destinés à être le porte-parole des autres. Mais comment choisir ? Comment évaluer le talent ? Dans une compétition comme celle-là, on retiendra d’abord ceux qui peuvent être identifiés aux chanteurs consacrés. Beaucoup de téléspectateurs ont ainsi voté pour un candidat parce qu’ils croyaient réentendre Édith Piaf ou Céline Dion. Mais on est allé plus loin. Dans la cuvée 2003, deux archétypes majeurs sont apparus sous les traits des grands gagnants. Avec sa personnalité réservée qui soudain se révèle dans la salle de bal, Marie-Elaine évoquait Cendrillon. Quant à Wilfred, ce jeune homme franc et naturel qui gagne sa vie en pêchant le homard avec son grand-père, c’est le Bon Sauvage. (Desaulniers, 2004a)
38La téléréalité constitue, en jouant sur le mode rhétorique, le lieu de l’espoir. Aux arguments rationnels, le scénariste préfère la simplicité et l’émotion. Il s’agit d’un langage affectif, symbolique.
39La fonction symbolique « consiste à pouvoir représenter quelque chose (un signifié : objet, événement, schème conceptuel, etc.) au moyen d’un signifiant différencié et ne servant qu’à cette représentation : langage, image mentale, geste symbolique, etc. » (Piaget et Inhelder, 1966 : 41). Dans la fonction symbolique, quelque chose tient lieu de quelque chose d’autre. « Le symbole sépare et met ensemble, il comporte les deux idées de séparation et de réunion ; il évoque une communauté, qui a été divisée et qui peut se réformer » (Chevalier et Gheerbrant, 1982 : XIII et XXI).
40Selon Durkheim, « la vie sociale est tout entière faite de représentations » et la sociologie a pour objet de s’intéresser aux « manières de voir, de sentir et d’agir » (Durkheim, 1987 : XI et 7).
41Croyances, œuvres artistiques, rites, systèmes religieux et idéologies ont tous en commun la présence du symbolique, celle qui unit le signifiant au signifié sur un mode arbitraire ou conventionnel. Le monde de la culture lui-même est unifié par la présence du symbolique. Lévi-Strauss rappelle d’ailleurs que « toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion » (Lévi-Strauss, 1989 : 475).
42Pour décrire ces rapports d’images, d’idées, de croyances, d’émotions, on utilisera des archétypes. Ce faisant, la téléréalité parle de la société et la raconte avec des images, des mythes et des héros. Le symbole est donc la structure à partir de laquelle se construit le discours.
43Selon Bourdieu (1971), chaque société met en œuvre son propre « capital symbolique » à l’instar de son « capital économique ». C’est en cela que la téléréalité est une « métaphore de la société », réalité d’un autre ordre, analogique et symbolique. Elle devient comme une antenne des courants socioculturels, un « système de représentations et de valeurs ».
Un langage mythique
44Roland Barthes révèle l’omniprésence du mythe au cœur de toutes les pratiques de la vie quotidienne. Grâce à son interrogation, Barthes enrichit le concept de mythe. « Qu’est-ce qu’un mythe, aujourd’hui ? […] le mythe est un système de communication, c’est un message » (Barthes, 1978 : 183). Ce qui importe ici, c’est que le mythe est d’abord pour l’auteur ce qu’en dit le dictionnaire, c’est le muthos grec, la légende, mais le mythe est également mystification, « action de mystifier », pour ensuite être interprété comme un code.
45Comment représente-t-on la société, la famille, l’amour ou le corps dans la téléréalité ? Quels sont les modèles de vie ? C’est à travers ces questions que les mythes se laissent surprendre. La téléréalité articule ses sujets au gré de l’actualité, de la mode ou de l’histoire. Ces thèmes prennent corps à travers des représentations stéréotypées.
46La frontière entre le mythe et le stéréotype est floue. D’une part, le mythe se cache derrière les composantes du récit qui créent du sens par leur combinaison. D’autre part, le stéréotype repose sur l’évidence immédiate, et fonctionne comme un mot-valise ; il est un enchaînement d’éléments dont la logique a disparu. Le mythe est suggestif, le stéréotype réducteur.
47Le fossé entre la rationalité et la téléréalité s’est maintenant tellement creusé qu’il est difficile de se rappeler le temps de la raison triomphante (siècle de la Raison). Aujourd’hui, la question ne se pose même plus de savoir si la téléréalité dit ou non la vérité. Un épisode de Loft Story, par exemple, n’est pas une série d’assertions vérifiables et présentées avec logique. C’est une mise en scène, une mythologie.
48La téléréalité propose aux téléspectateurs des modèles, des normes, des jugements, des valeurs. Ses différentes représentations ont fini par constituer une sorte de mythologie moderne ou de discours ambiant, rendant compte du social. Au-delà de son activité première qui est de divertir, la téléréalité devient, avec la famille, l’école et les médias de masse, l’un des nombreux agents de transmission des modèles culturels.
49Comme la téléréalité, la télévision, les livres scolaires et les films constituent une source inépuisable de mythes (Lowry, 1982) et plusieurs auteurs se sont intéressés à les étudier. Lévi-Strauss (1978) a analysé la structure mythique de l’œuvre musicale de Wagner. Hopper (1970) a examiné les poèmes de Wallace Stevens, Dylan Thomas et T. S. Eliot. D’autres chercheurs ont observé le cinéma en tant que source de socialisation (O’Guinn, 1987 ; O’Guinn, Faber et Rice, 1985), de véhicule du mythique (Drummond, 1984) ou de dépositaire des valeurs sociales (May, 1980).
50Levy (1978) a utilisé l’approche structuraliste de Lévi-Strauss afin d’établir des liens entre les anecdotes entourant la consommation de produits dans les foyers et les mythes les plus souvent répertoriés. L’ensemble de ces recherches amène à penser que les écrivains, les scénaristes et les publicitaires incorporent dans leur travail de création des éléments mythiques (Wheelwright, 1965 : 155). De la même façon, Hyman (1965 : 151) suggère que des écrivains modernes comme Melville ou Kafka ne créent pas de nouveaux mythes, mais qu’ils expriment des actions symboliques équivalentes aux mythes. Dans les circonstances, on pourrait donc avancer que le scénariste de la téléréalité s’en remet aux mythes et aux symboles pour concevoir ses émissions.
51Globalement, la téléréalité est porteuse de sens. Elle est l’un des moyens qu’a la société de parler d’elle-même, au même titre que ses discours politiques, ses rites de mariage, de mort, de naissance, etc. Elle est un mode de production de l’imaginaire et l’une de ses manifestations particulières.
52La téléréalité exprime une « vision du monde » : structure de l’espace et du temps ; structure des thèmes, des symboles et des mythes ; autant d’éléments qui constituent l’architecture invisible révélatrice d’une conception de la société. L’étude de la téléréalité permet alors de mieux saisir l’imaginaire.
53Dans cet enchevêtrement de signes, l’information et la téléréalité finissent par se confondre. La téléréalité ressemble au cinéma. Les informations sont comme la téléréalité. Tant et si bien que la réalité et le spectacle se mélangent et forment une sorte de réalité spectacle. Les frontières entre téléréalité, information et culture sont alors abolies.
Un processus d’uniformisation
54La téléréalité n’a jamais cessé de se développer, de se généraliser et de s’universaliser. Ainsi, les modes de comportement social, les formes d’échanges, les structures de la communication sociale se transforment selon un processus d’uniformisation progressive.
55À travers les produits de consommation, la téléréalité diffuserait des attitudes et des représentations qui favorisent un certain consensus social. Funkhouser et Shaw (2000 : 57-58) se sont intéressés aux médias et au système symbolique. Ils ont surtout montré comment les médias servent à distortionner la réalité. Ils rappellent aussi que les médias manipulent et réarrangent la réalité, non seulement sur le plan du contenu mais aussi de l’expérience communicationnelle. Ce faisant, la téléréalité devient lentement un nouveau langage universel, un nouveau référent international sous l’impulsion des échanges commerciaux internationaux et des moyens de communication sans cesse plus nombreux.
56Selon Cebrian, « Nous avons aujourd’hui la possibilité d’élaborer une conscience universelle à travers des systèmes et des moyens de communication auxquels accèdent simultanément des millions d’individus » (1992 : 8). Il est vrai qu’avec la déréglementation et l’émergence de nouvelles émissions au milieu des années 1990, la téléréalité s’est internationalisée (Moran, 1998).
57Remise au goût du jour par un article de Levitt (1983 : 92-102), l’actuelle uniformisation des contenus communicationnels s’appuie sur quatre facteurs : 1) grâce aux moyens de communication le monde devient un village global ; 2) le marché n’est plus national, mais mondial ; 3) le mode de vie urbain est dominant ; et 4) partout dans le monde, les mêmes tendances lourdes se font jour (émancipation du troisième âge, individualisme, jeunesse américanisée, etc.). Ainsi, à l’heure actuelle, Big Brother est présentée dans 70 pays.
58Toutes ces observations permettent au chercheur Levitt d’entrevoir un effet d’homogénéisation. Toutes les demandes sociales, toutes les marginalités sont alors recueillies et réinvesties d’une signification « consensuelle ». C’est ce qui fait dire à Janiwitz que « les mass média exercent une contrainte légitime et [qu’] ils occupent donc une place centrale dans nos sociétés » (Janowitz, 1978 : 23).
Un outil de contrôle social
59Pour plusieurs sociologues, la téléréalité a une fonction sociale. On trouve dans les images de la téléréalité tout un univers de jeunesse, de beauté, d’abondance, de progrès, de santé, de richesse, de sexualité, de réussite et de bonheur. Les émissions de la téléréalité diffusent ainsi des modèles de comportements et de valeurs.
60À long terme, cette culture véhiculée par la téléréalité amène les gens à voir tous les aspects de la vie à travers une mentalité de marché où les rapports humains deviennent abstraits et prennent le caractère des choses et des produits.
61Les tenants de l’approche sociologique tiennent pour acquis que la téléréalité est un phénomène culturel et un système symbolique puissant qui favorise l’uniformisation et le contrôle social. Ce qui amène certains chercheurs, et notamment Alexander, à affirmer que « la téléréalité est une forme d’art dangereuse » (Alexander, 2004 : 44).
62Un magazine américain, le New Yorker, a exhorté ses lecteurs à ne pas regarder la téléréalité. Plus récemment, l’église orthodoxe a affirmé « que l’émission Big Brother aura des impacts négatifs à long terme sur le développement des familles » (Brenton et Cohen, 2002 : 6). En Turquie, un organisme chargé de se pencher sur les contenus radiophoniques et télévisuels a ordonné le retrait des ondes de Someone is Watching Us. Même le pape Jean-Paul II avait dénoncé le phénomène de la téléréalité, l’accusant de « fabriquer la célébrité pour la célébrité » (Brenton et Cohen, 2002 : 7). Selon ces mêmes chercheurs : « Il est fortement probable que la participation à ces émissions aura un impact négatif à long terme sur le développement personnel, la famille et les relations intimes des jeunes qui sont derrière l’écran » (2003 : 6).
63Dans le cas des communautés virtuelles engendrées par la téléréalité, Eads (2004) se demande si les amateurs de téléréalité n’auraient pas tendance à se désintéresser de la communauté dans laquelle ils vivent. Pour les tenants de cette hypothèse, certaines cultures sont ignorées, certaines minorités ethniques et religieuses sous-représentées. On commence alors à parler de la téléréalité comme d’un frein culturel.
L’APPROCHE CRITIQUE
64L’approche critique de la téléréalité se manifeste surtout parmi les anthropologues et les historiens. Ils sont à la source d’un important courant de réflexion qui s’est appliqué à expliquer et comprendre les caractéristiques de ce phénomène.
65Les différentes lectures de l’école critique alimentent perceptiblement les débats idéologiques autour du rôle de la téléréalité dans la société. Comme l’indiquent certains titres d’études sur le sujet, les positions des intellectuels sur la téléréalité sont parfois très tranchées : « Real fiction » dans Reality Squared : Television Discourse on the Real (Friedman, 2002, titre du chapitre 4) ; « The appeal of the real » dans Reality TV : The Work of Being Watched (Andrejevic, 2004) ; « Is reality TV real ? » dans Reality TV : Remaking Television Culture (Murray et Ouellette, 2004) ; et « How real can you get ? », titre d’un article de Kilborn (1994).
66Tandis que les marxistes dépeignent la téléréalité comme un instrument malsain servant à détourner le public de contenus susceptibles d’entraîner l’insatisfaction, certains chercheurs s’attaquent à la téléréalité en lui reprochant de ne pas représenter fidèlement les différentes facettes de la société, de manipuler les téléspectateurs et de générer une dépendance. Ce serait aussi une manière de garder les téléspectateurs heureux en leur offrant des relations humaines synthétiques par le biais de la télévision (Eads, 2004 : 5).
67À titre d’exemple, on peut citer les émissions de Judge Judy et de People’s Court dans lesquelles nous assistons à une sorte de redéfinition de la justice, qui devient jugement et spectacle. Si les juges sont normalement présentés comme neutres dans la fiction télévisée, la téléréalité les décrit plutôt comme des êtres capables de changer à eux seuls le cours d’un procès. Ils sont flamboyants, rendent leur jugement instantanément, mettent fin aux disputes les plus complexes, etc. Bref, il n’y a pas de place pour l’ambiguïté ou pour les formalités juridiques qui pourraient créer des confusions dans l’esprit des téléspectateurs et nécessiter le recours à des experts. Les problèmes moraux et éthiques sont ramenés à leur plus simple expression. En somme, la téléréalité présente la justice comme des mélodrames éthiques simples. Ces jugements offrent une version spectaculaire de la justice et mettent l’accent sur le spectacle de la justice en société (Ouellette, 2004).
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68Comme on peut le constater, le rôle du récepteur est défini comme fondamentalement passif ; il n’a pas un rôle actif dans le processus de construction des significations du message. Ce sont précisément ces diverses limitations qui sont critiquées par les tenants des nouvelles orientations de la recherche sur la téléréalité.
69Dans les années 1960, le Birmingham Center a montré que le discours dominant des médias n’est pas toujours suivi ou accepté par les auditoires. En fait les auditoires peuvent résister aux messages et aux thèmes – communément appelés textes. Durant les années 1980 et 1990, des chercheurs britanniques s’intéresseront à la participation active des auditoires.
70Pour ces chercheurs, il faut séparer les notions de textes, d’audiences et d’industries. Il faut aussi tenir compte des différences individuelles, des influences, des identités nationales (Nightingale, 1996) et de la signification politique et culturelle des médias. Enfin, il faut considérer tout un ensemble de facteurs filtrant l’effet direct du message : la crédibilité de la source, le contenu du message, le média utilisé et l’appartenance au groupe social, à la classe sociale. Les études culturelles amènent les chercheurs à reconsidérer l’audience comme des individus (et non comme une masse).
71Hall (1980) avance que le discours de la télévision livre la position dominante (la lecture privilégiée) et que les téléspectateurs/lecteurs peuvent décoder le message en adoptant l’une des trois positions suivantes : 1) la position dominante ; 2) la position négociée ; ou 3) la lecture opposée.
72À la manière de Peirce (1958 et 1960), il vaudrait mieux parler d’ajustements entre les émetteurs et les récepteurs de message, et adopter une représentation nouvelle de toute activité de communication, soit l’hypothèse de la construction de sens dans la pratique sociale. Ce qui commence alors, c’est la lecture active : la production de sens et de contradiction de sens. En effet, une problématique de la téléréalité ne peut se réduire à celle de la communication intentionnelle. Tout ce qui est diffusé n’est pas communiqué. Tout ce que l’on a l’intention de communiquer n’est pas nécessairement diffusé.
73Dans Critique de la communication, Sfez (1990) repère cette tendance parmi les recherches contemporaines sur la communication à vouloir insister dorénavant sur le rôle actif du récepteur. Sfez y voit même là le signe d’une disparition de la communication : à la limite, tout se passerait dans l’imaginaire du récepteur.
74Il faut conclure que, vraisemblablement, la téléréalité n’a peut-être pas les effets que les économistes, les psychologues, les sociologues ou les marxistes tendent à lui attribuer.
75Le point de départ d’une réflexion sur la téléréalité reposerait principalement sur deux conceptions implicites. Une première conception s’articule autour du schéma mécaniste de la communication « émetteur-récepteur ». Conséquemment, la téléréalité n’est envisageable qu’en fonction d’effets mesurables. Une deuxième conception est constituée de l’étude empirique de la téléréalité « analyses quantitatives » et tend, par le recours à la recherche, à constituer un ensemble de faits scientifiques sur la téléréalité.
76Essentiellement, on reconnaît d’emblée un pouvoir à la téléréalité sur la culture populaire. Aussi, s’intéresser à la téléréalité, c’est s’intéresser aux effets des émissions et aux moyens utilisés pour persuader les récepteurs ou téléspectateurs de consommer des produits dérivés : CD, magazines, Internet ou autre).
77Selon le cas, on parlera de processus d’uniformisation culturelle et de contrôle social (approche sociologique) ou de manipulation ou de biais culturel (approche critique). Sfez (1990) souligne que cette lecture est trompeuse et qu’elle cache un modèle théorique implicite de la communication, à savoir un modèle mécanique et unidirectionnel simpliste, allant d’un émetteur actif vers un récepteur passif.
La métaphore de la machine gouverne une série d’images adjacentes qui donnent le ton. […] On peut dire que la « machine » est impérative, dominatrice, toute-puissante. Ces traits et ces éléments ont la vie dure ; ils persévèrent, nous poursuivent. (Sfez, 1990 : 42-43)
78En d’autres mots, le schéma classique de la communication structure de manière dominante le champ d’études de la téléréalité. Ce modèle est à la base de la description du processus de communication dans les travaux des économistes, des psychologues, des sociologues et des critiques. Il s’ensuit que la question fondamentale en ce qui concerne la téléréalité est souvent la suivante : quelle est l’influence de la téléréalité sur le public et la société dans son ensemble ? Nous allons tenter de répondre à cette question dans la deuxième partie de cet ouvrage.
Notes de bas de page
1 La culture telle qu’elle est définie ici – la culture seconde – est tributaire de l’environnement artificiel que l’homme se crée, ce qui signifie l’univers personnel d’objets ou de services dont l’homme s’entoure comme d’une coquille, mais aussi l’univers des images, des formules et des mythes.
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