Introduction
p. 7-15
Texte intégral
Dans un monde caractérisé par l’avènement du marketing de masse, de la télévision, de la presse et de la commercialisation des célébrités, chaque personne pourra être célèbre 15 minutes.
Andy Warhol
1La téléréalité a transformé l’univers de la télévision grand public. Cette formule, qualifiée de « cinéma-vérité à la Orwell » par le New York Times, remporte partout un franc succès. En Espagne, l’émission Gran Hermano, l’adaptation de Big Brother, a provoqué des crises d’hystérie et, en 2000, le dernier épisode de cette téléréalité a attiré plus de téléspectateurs que la semi-finale de la Ligue des Champions opposant Madrid à Munich. Aux États-Unis, le dernier épisode de la saison initiale de Survivor a attiré près de 51 millions de téléspectateurs ; celui de Joe Millionaire, 40 millions de personnes. En Grande-Bretagne, 70 % des gens reconnaissent regarder la téléréalité de façon régulière (Hill, 2005 : 3). En Italie, Grande Fratello, l’adaptation de Big Brother, a attiré des audiences de 10 millions de personnes. En Norvège, un pays de 4,3 millions d’habitants, le dernier épisode de Pop Idol a généré 3,3 millions de votes. La finale de Super Girl, l’équivalent chinois de Pop Idol, a attiré 400 millions de téléspectateurs et 8 millions de messages texte. Au Québec, la finale de la première saison de Star Académie a été vue par 3 millions de personnes. Selon le site imédias, 11,4 millions de Français ont voulu connaître le dénouement de Star Academy 5 et, en 2001, la plupart des quotidiens français importants – Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, France-Soir – et des hebdomadaires à grand tirage – L’Express, Le Point, Le Nouvel Observateur, Marianne, VSD, Télérama, Le Journal du dimanche – ont consacré leur une à Loft Story. En somme, malgré les protestations et les critiques, l’audience est là et le succès ne se dément pas. Big Brother est disponible dans 70 pays, Star Académie dans 52 pays et Survivor dans 65 pays.
2Bien sûr, s’intéresser à la téléréalité, comme nous le ferons dans ce livre, pourra certainement « soulever l’ire de certains observateurs » (Cameron, 2003 : 8 et 54 ; Davie, 2001 : 355 ; Hill, 2005 : 2). En effet, pour plusieurs chercheurs, la téléréalité est un objet sans intérêt (au mieux un culte, au pire une hystérie) et on a à son égard une sorte de cynisme de principe. On lui reproche notamment l’utilisation de symboles et d’images relevant du cliché, on lui reproche son côté vulgaire et raccoleur. « Ces émissions sont de mauvaise qualité, moches, bourrées de clichés et excessivement mélodramatiques » (Smith et Wood, 2003 : 1).
3Selon nous, cet effort à dénoncer les principes de la téléréalité empêche d’en considérer la signification et l’importance dans la société. À l’évidence, lorsque autant de gens sont rivés à leur téléviseur, c’est qu’il se passe quelque chose qui mérite que l’on y prête attention.
4Si, raisonnablement, on peut douter des qualités intrinsèques de la téléréalité, l’intérêt scientifique de ces émissions multichaînes et multimédias est indéniable. Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, la téléréalité joue un rôle dans la société moderne. Il s’agit d’un phénomène complexe, d’ordre à la fois culturel, économique, sociologique et psychologique. En fait, la téléréalité nous renseigne sur l’évolution des industries culturelles, sur la culture populaire et sur les mutations de la télévision et des médias à l’ère de l’image et du multimédia. Autant de raisons qui militent en faveur de l’étude sérieuse de la téléréalité.
5On l’aura deviné, notre objectif n’est pas de décrire le contenu des émissions, ni de résumer telle ou telle saison de Loft Story ou de Star Académie. Nous tenterons plutôt de comprendre comment les chercheurs, les téléspectateurs, les producteurs et les professionnels de la télévision et des médias analysent et interprètent la téléréalité et ce que cette dernière nous révèle de la société dans laquelle nous vivons.
6Ce qui nous intéresse plus particulièrement, ce sont les aspects d’un nouveau genre qui est le fruit d’une lente évolution de la télévision et des médias : Qu’est-ce que la téléréalité ? Est-ce que la téléréalité met en scène la réalité ? Qu’est-ce qui explique sa popularité ? Qu’est-ce qui l’a rendue possible ? Qu’est-ce qui touche autant les téléspectateurs de partout à travers le monde ? Comment la téléréalité change-t-elle la culture de la télévision ? Comment les médias contemporains reflètent-ils la culture populaire ? Quel est le lien qui unit le téléspectateur à cette sorte d’émissions ? Pourquoi la téléréalité représente-t-elle jusqu’à 15 % de la programmation de nombreuses chaînes à travers le monde ?
7Cossette confirme l’intérêt pour ce genre d’émissions :
Dans une émission enquête diffusée par Télé-Québec au printemps 2001, on pose la question : Aimez-vous la télé réalité ?, 63 % des personnes répondent que Non. Pourtant, les émissions comme Big Brother en Hollande, Survivor aux États-Unis, ou Pignon sur rue au Québec, vont chercher des cotes d’écoute qui font le double des habituelles émissions grand public, dépassant ainsi toutes les espérances en termes de revenus publicitaires. (Cossette, 2001 : 115)
8Les chercheurs Nabi et al. (2003 : 12) constatent que la plu part des téléspectateurs affirment ne pas aimer la téléréalité et préférer d’autres émissions. Pourtant, l’observation attentive de leurs habitudes d’écoute prouve le contraire : les gens regardent abondamment la téléréalité.
9Écrire sur la téléréalité, c’est décider de travailler sur un terrain glissant. En effet, comme nous le verrons dans le chapitre 2, le phénomène est en constante mouvance. La téléréalité évolue, se transforme, se métamorphose : c’est là un phénomène indubitable.
10Depuis plusieurs décennies déjà, les recherches en communication, en sociologie et en psychologie puisent des informations à des sources nouvelles. En fait, des pans entiers de la recherche s’intéressent à la culture orale et populaire, aux légendes ou à la publicité. Toutes ces formes culturelles fonctionnent comme des révélateurs, qui nous permettent de dresser un tableau éclairant d’un imaginaire collectif, en prise sur son temps.
11Avant la téléréalité, d’autres types d’émissions télévisées ont déjà suscité un intérêt scientifique. Plusieurs chercheurs se sont penchés sur le rôle des soaps1 ou romans-savons (Hobson, 1982 ; O’Guinn et Shrum, 1997), des sitcoms2 ou comédies de situation (Butsch, 1992 ; Butsch et Glennon, 1983 ; Zillmann, 2000), des dramatiques (Kilborn, 1992 ; Vorderer et Knobloch, 2000), des jeux-questionnaires (McQuail, Blumler et Brown, 1972), des films d’horreur (Tamborini, 2003) ou des émissions sportives (Bryant et Raney, 2000). Cela dit, peu d’observateurs ont essayé de comprendre et de décrire la téléréalité, en particulier les défis théoriques et pratiques que pose ce phénomène en pleine émergence. Pourtant, selon Bednarski (2004 : 14), la téléréalité est en voie de détrôner les sitcoms (ou comédies de situation) en termes de côte d’écoute, un exploit remarquable dans un monde obsédé par le vedettariat.
12Le discours de la téléréalité est d’autant plus important qu’il est omniprésent (discours multimédia et multiplateformes), et qu’il suggère généralement la vraisemblance de l’histoire racontée tout en rendant très humains les personnages (discours sur la réalité).
13Une étude de Jeffrey Bolt de l’Université Kent montre que les téléspectateurs pensent que les émissions de téléréalité offrent des contenus plus réalistes que les autres (Bolt, 2004). Il faut dire que les téléspectateurs les plus assidus sont aussi ceux qui croient le plus fermement que la téléréalité reflète la réalité (Gerbner et Gross, 1976). Pire encore, la recherche indique que les téléspectateurs réguliers ont tendance à décrire et à concevoir le monde à la manière des émissions de télévision et à former leur opinion en fonction de ce qu’ils voient à la télévision.
14Ces divers éléments signalent encore une fois l’importance de s’interroger sur ce qu’est devenue la télévision, ce que montre la téléréalité et les raisons qui expliquent son succès à travers le monde.
15En cherchant à décrire la vie quotidienne, les émissions de téléréalité traitent de thèmes qui interpellent directement les gens dans leur vie : le choc des générations, les relations entre les hommes et les femmes, les traditions, la culture populaire, le statut social, etc. Pour Oreinstein, les émissions de téléréalité ne font que refléter les fantasmes de la société actuelle (2003).
16La téléréalité met en scène des styles de vie qu’elle décline à partir de quelques thèmes : la mode, le travail et le plaisir, la jeunesse, la réussite, l’amour, les relations familiales et interpersonnelles. Ces thèmes contribuent d’une certaine manière à construire les grands mythes que nous connaissons : progrès, abondance, loisirs, jeunesse et bonheur.
17Selon le Britannique John Dovey (2000 : 78), la téléréalité est l’illustration parfaite de la « culture contemporaine du moment ». Elle est mélodramatique ; c’est un théâtre des horreurs qui rend publics les moments privés les plus intimes. Bien que scénarisée, elle se prétend authentique et vraie. Elle est devenue un incontournable de la culture populaire et des médias grand public.
18Discours sur l’expérience en société, la téléréalité a donc des fonctions multiples : économique, médiatique, psychologique, sociologique, historique, affective, symbolique et culturelle. Elle contribue à la redéfinition du fonctionnement des industries culturelles et des liens existants entre le spectateur (téléspectateur, lecteur ou auditeur) et les médias. On sait que ces émissions reposent sur une stratégie commerciale efficace, élaborée assez récemment en réponse aux nombreux défis que doit relever l’industrie de la télévision. En ce sens, elle doit être considérée comme un objet dynamique en relation avec son contexte, toujours en train de se faire.
PRÉSENTATION
19Notre objectif est de présenter le sujet de manière simple. À cet égard, nous émettons l’hypothèse selon laquelle la téléréalité est un phénomène antérieur à ce que l’on croit généralement, ce que nous appellerons ici « les trois âges de la téléréalité ». Dans cet ouvrage, nous consacrerons un chapitre pour développer cette hypothèse.
20La téléréalité a suscité un certain nombre de réflexions de la part des historiens, psychologues, sociologues et communicateurs. Toutes ces recherches sont basées sur des postulats systématiques ou cartésiens, rationalistes ou empiristes. Notre intention est de nous intéresser à ces différents aspects à partir de réflexions menées par des chercheurs qui se sont penchés sur le phénomène de la téléréalité et sur le comportement du téléspectateur. Nous voulons comprendre la téléréalité. En effet, nous croyons que la téléréalité a changé notre manière de regarder la télévision et donc de mettre en marché les vedettes, les politiciens et l’information. Par ailleurs, nous pensons que le modèle d’affaires de la téléréalité reflète les nouveaux liens existant entre les médias écrits et électroniques.
21Cet essai est constitué de deux parties subdivisées en sept chapitres. Dans la première partie, nous allons, au chapitre 1, définir la téléréalité à travers le temps et décrire les différents genres de téléréalité.
22Dans le chapitre 2, nous présenterons l’évolution du phénomène. Nous reviendrons alors sur les différents facteurs qui ont contribué à son développement. Nous avons identifié trois époques charnières dans l’histoire de la téléréalité. C’est au cours des années 1980 que la téléréalité de la première génération voit le jour. Et c’est dans un contexte de restructuration de l’industrie de la télévision (déréglementation, création de chaînes spécialisées et fragmentation des auditoires) que plusieurs nouveaux types d’émissions émergent. Au milieu des années 1990, la téléréalité se répand sur la planète (Moran, 1998). On assiste alors à la naissance de la deuxième génération de la téléréalité. En Europe, la déréglementation de la fin des années 1980 donne le coup d’envoi, mais ce n’est qu’en 1997, lorsque le chanteur Bob Geldof propose Expedition Robinson3 à la télévision suédoise, que la téléréalité entre de plain-pied dans la troisième génération. Il s’agit finalement de montrer que le phénomène est le fruit d’une lente évolution.
23Dans le chapitre trois, nous discuterons de plusieurs approches qui permettent de cerner le phénomène : économique, psychologique, sociologique et critique. Nous verrons que la téléréalité s’inscrit dans un environnement complexe aux multiples facettes.
24On s’intéressera ici à la téléréalité comme phénomène culturel, système symbolique, processus d’uniformisation, voire outil de contrôle social. Ce qui est fondamental ici, c’est l’affirmation selon laquelle la téléréalité, comme produit de la culture populaire, se construit à partir de symboles et de mythes. Elle remplit un ou plusieurs usages sociaux, comme ceux de divertir, d’enseigner, d’expliquer, d’informer mais aussi de « parler » de la société.
25La téléréalité est un phénomène culturel au sens où le sociologue Fernand Dumont l’entendait, c’est-à-dire une culture seconde ; cette dernière étant composée de l’ensemble des « biens symboliques » que produisent les sociétés.
26Dans la deuxième partie de l’ouvrage, nous tenterons d’expliquer la popularité de ce phénomène. Plus précisément, il s’agira de dégager les facteurs structurels (chapitre 4), sociaux et psychologiques (chapitre 5) qui favorisent l’engouement pour ce type d’émission. Enfin, nous reviendrons sur la notion d’image (chapitre 6) et de réalité si chère aux accros de la téléréalité (chapitre 7) pour évaluer dans quelle mesure « la téléréalité ne nous donne peut-être pas une bonne dose de réalité » (Probyn, 2001).
27Bien que le phénomène de la téléréalité constitue un champ d’études relativement nouveau, on connaît a priori assez bien les raisons qui expliquent le succès de ce type d’émission. Cela dit, l’information est éparse. La téléréalité a été abordée du point de vue esthétique et sémiologique, mais dans les faits, il existe peu d’ouvrages critiques sur le sujet, en particulier, en langue française.
28Souhaitons que cette analyse puisse fournir des pistes intéressantes pour la recherche à venir.
REMERCIEMENTS
29Je tiens à remercier Gaël Bachand-Morin, étudiant à la maîtrise au Département d’information et de communication de l’Université Laval, pour son travail de recherche et de repérage de documents. Je veux également remercier Catherine Beaubien, étudiante au deuxième cycle en communication au Département de communication de l’Université d’Ottawa, pour ses encouragements à entreprendre ce travail.
Notes de bas de page
1 À l’origine, les soaps sont présentés à la radio américaine. Ils sont imaginés par des publicitaires de Chicago qui s’intéressent aux rêves inconscients des auditrices. Au milieu des années 1940, les soaps font le saut à la télévision et sont diffusés principalement en après-midi. Ils durent alors une quinzaine de minutes. Dans les années 1970, ils passent à 30 minutes, puis à une heure. Les romans-savons doivent leur nom à leurs commanditaires principaux, des marques de lessive fabriquées par Procter & Gamble ou Unilever. Avec le temps, ces multinationales ont créé à l’interne des services spécialisés dans la conception et la production de romans-savons.
2 La sitcom est une abréviation de situation comedy. En d’autres mots, la sitcom est une comédie de situation. Elle met souvent en scène des familles, des groupes d’amis ou des collègues de travail. Elle dure généralement 30 minutes ou une heure.
3 Développée par Planet 24, une maison de production britannique, Expedition Robinson met en scène 16 partipants qui s’affrontent dans des jeux physiques ou psychologiques. L’action se déroule généralement sur une île déserte. Lors de la diffusion initiale en Suède, le premier participant éjecté par le vote populaire se suicida, ce qui suscita un important débat moral dans tout le pays. Lors de la quatrième saison, l’épisode final attira plus de 4 millions de téléspectateurs, ce qui en fait l’une des émissions les plus regardées de tous les temps en Suède. Il s’agit de l’ancêtre des émissions de style Survivor.
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