7. Pluralisme et démocratie
p. 105-126
Texte intégral
1Au cours des chapitres précédents, j’ai expliqué le problème politique posé par le pluralisme en me limitant, d’une part, à la situation paradigmatique du conflit et, d’autre part, au mode de rationalité propre aux agents en situation de négociation, et ce, selon les paramètres des théories du choix rationnel. J’ai exposé les raisons pour lesquelles on peut concevoir une version positive du conflit social et pourquoi la résolution de dissensions sociales par la convergence rationnelle d’intérêts particuliers est peut-être possible, bien qu’elle ne rende pas compte de la complexité du conflit et des désaccords.
2Toutes ces questions ont été examinées d’une manière très abstraite, sans être associées à un cadre institutionnel particulier, c’est-à-dire sans référence à la nature du régime politique ou d’un type de gouvernement. Les théories du choix rationnel ont ceci d’intéressant qu’elles furent notamment utilisées pour penser des rapports non démocratiques (ce qui ne veut pas dire antidémocratiques) au sein des relations internationales (Schelling, 1986). Mais la thèse de la valeur positive des conflits ne me semble guère vraisemblable dans un cadre autre que celui des démocraties contemporaines. Il est temps maintenant de reprendre l’investigation amorcée au chapitre 3 sur les rapports entre la justice et la démocratie. Je m’intéresserai maintenant à différentes écoles de pensée au sujet de la démocratie, dans le but d’avoir une bonne compréhension de ce que cette dernière implique et, surtout, dans l’optique générale de ce livre, afin de mieux voir comment on peut entreprendre une réflexion sur les problèmes qu’elle soulève.
3Comme je l’ai déjà indiqué au chapitre 4, les problèmes liés aux possibilités d’injustice auxquelles donne lieu une procédure démocratique, comme le populisme et la tyrannie de la majorité, sont non seulement structurellement possibles, mais très fréquents. Cela dit, ce ne sont pas tant ces questions qui m’intéresseront ici, mais les difficultés liées aux types de réponses proposées par les philosophes politiques au cours des 30, voire 40, dernières années. L’ensemble de ces problèmes est moins lié à l’opposition possible entre justice et démocratie, qu’à la manière dont chaque famille répond aux défis posés par le pluralisme de nos sociétés contemporaines, d’une part, et à la manière dont chacune élabore des idéaux pour la démocratie de la façon même qu’elle conçoit la forme de la délibération démocratique, d’autre part. En d’autres termes, chaque famille présente à la fois la démocratie de manière formelle et substantielle, car dire dans quelles formes et sous quelles conditions doivent se jouer le débat démocratique et la procédure de décision démocratique est déjà affirmer quelque chose sur le contenu du débat. Toutes ces familles, ou plus exactement toutes les théories de la démocratie, s’entendent au moins sur trois grands principes de base (Christiano, 1996, p. 3 ; 2006). D’abord, elles acceptent : a) le principe de souveraineté populaire, suivant lequel tous les individus adultes et minimalement compétents se réunissent pour établir des règles politiques en fonction desquelles ils pourront vivre ensemble. Le problème est que si tous participent ou ont un droit de participer, tous ne pourraient pas être pris au sérieux ou considérés avec les mêmes égards. Il faut donc que : b) tous les citoyens aient un droit égal à la participation, ce qui signifie que si tous ont le droit de vote ou de participer d’une manière ou d’une autre à la démocratie, chacun sera considéré au même titre. Enfin, la démocratie ne consiste pas seulement à adopter ou refuser une proposition donnée, mais aussi à en émettre une, a fortiori si elle n’a encore été formulée par personne. Dès lors : c) toute personne a le droit à l’opportunité d’exprimer ses opinions ou de proposer quelque chose en vue d’un échange démocratique et toute personne possède un droit et un devoir d’écouter ce que les autres ont à dire au sein du débat démocratique. En résumé, tous ont droit à une discussion ouverte à tous et équitable pour tous.
4Je me propose maintenant de présenter trois familles intellectuelles dont la caractéristique commune est précisément une réflexion sur le type de démocratie à préconiser dans une société traversée par le conflit social ou les désaccords. Il ne faut pas voir ces familles comme des groupes mafieux unis sous la tutelle d’un parrain, qui serait en l’occurrence une théorie. Ces familles sont moins des « clans » de penseurs que des attitudes intellectuelles à l’égard de la démocratie et de la justice. Il est donc tout à fait possible et cohérent pour un théoricien d’être ambivalent et d’adopter tantôt une certaine attitude, tantôt une autre, selon le type de problème démocratique en présence.
5Une première famille, les théories de la démocratie délibérative, voit dans les désaccords, et non pas dans les conflits, une source positive de dynamisme social dont il faut canaliser l’énergie afin d’éviter qu’elle ne se transforme en rivalités. Une deuxième famille, les théories de la reconnaissance, comprend les désaccords moraux comme des phénomènes inévitables dont il faut repérer les causes en vue d’une conciliation. Une des solutions ou des causes consiste en une demande de reconnaissance de la part des exclus du groupe ou de ceux qui se sentent tels. Selon l’interprétation donnée à la reconnaissance, la « lutte » pour cette dernière prendra la forme d’un conflit ou d’un dialogue. La troisième famille, enfin, analyse le confit non seulement comme un désaccord soluble par le biais du débat public, mais comme le véritable catalyseur de la démocratie. Cette famille est formée des théories du pluralisme radical. Ces trois familles apparaîtront peut-être un peu datées dans quelques années, peut-être même le sont-elles déjà, mais cela n’a guère d’importance. Elles me semblent bien décrire trois enjeux qui ne risquent pas de disparaître sous peu, et qui pourront être discutés par d’autres familles intellectuelles au cours des années à venir.
La démocratie délibérative
6Le concept de démocratie délibérative (dont la première apparition se trouve chez Bessette, 1980) émerge à la suite d’une double insatisfaction.
7D’une part, les condamnations sévères de la participation démocratique, formulées par des auteurs tels que Joseph Schumpeter et F. A. Hayek, ne font plus l’unanimité, car elles sont aveugles aux problèmes soulevés par une conception strictement représentative de la démocratie. En donnant à d’autres – comme à nos députés – le droit de nous représenter, nous n’abandonnons pas seulement une partie de notre pouvoir décisionnel mais également une partie de notre rapport à autrui. Nous nous désistons de la possibilité d’un échange qui aurait trait aux raisons de nos préférences en faveur de tel ou tel choix public ou encore aux motivations de nos préférences pour une politique sociale au détriment d’une autre. Le bien commun est alors conçu d’une manière agrégative : nos idées ne changent pas, elles sont seulement enregistrées avec d’autres qui leur sont semblables et finissent par donner lieu à une décision selon un principe de la majorité. Par exemple, si – parmi d’autres options – nous préférons une politique protectionniste sur le plan des échanges commerciaux avec nos pays voisins et si nous sommes en faveur d’une législation plus forte pour pénaliser la délinquance criminelle, ces choix nous amèneront à voter pour un candidat politique, disons Monsieur X, plutôt que Monsieur Y. D’autres raisons, peut-être semblables, mais pas nécessairement, conduiront d’autres électeurs à voter aussi pour Monsieur X jusqu’à ce que celui-ci soit finalement élu, et ce, sans que quiconque n’ait eu à exprimer ou à justifier publiquement ce choix. Au contraire, nous demanderons plutôt aux candidats d’exprimer leurs propres motivations pour lutter en faveur de leur programme politique – en acceptant, qui plus est, un grand degré de généralité de leur part – afin de vérifier si elles correspondent à nos raisons. Mais cet échange, s’il peut correspondre à un test de légitimité, limite cette dernière à la correspondance entre la volonté des citoyens et la volonté déclarée de ses représentants. La démocratie délibérative formule une demande en vue d’étendre ce test de la légitimité aux choix eux-mêmes, et non seulement à l’adéquation des politiques des représentants avec les choix sociaux des citoyens (Miller, 2003).
8D’autre part, il est impossible de rendre compte du phénomène politique sans placer en son centre ce qui a été vu au cours des chapitres précédents sous le nom de pluralisme. Les membres d’une communauté politique peuvent être unis pour une raison ou pour une autre, mais leur lien ne pourra jamais faire disparaître les différences qui existent de fait entre eux et encore moins les différences volontaires qui font d’abord d’eux des individus avant d’être des membres de la communauté. Or, de la même manière qu’on a pu accorder une valeur positive au conflit, on peut octroyer une valeur positive non seulement au pluralisme, mais aussi au dialogue entre les parties. Ce dialogue implique plus qu’une simple convergence d’intérêts ou qu’un respect commun d’une décision prise par la majorité du groupe (Gutmann et Thompson, 1996 ; Shapiro, 2003a).
9La question est alors de savoir comment favoriser un dialogue social par l’intermédiaire des institutions politiques et, au tout premier plan, de l’État. Dans ce cas, il faudrait se poser la question de savoir quelles sont les limites raisonnables à une délibération. Si la délibération possède une valeur intrinsèque, il ne s’ensuit pas pour autant qu’une délibération sur un objet donné possède une telle valeur et qu’il faudrait la poursuivre indéfiniment (Shapiro, 2003b). Il est peut-être toujours bon de délibérer, mais il n’est probablement pas toujours bon d’avoir les mêmes objets de délibération, d’une part, et de ne jamais trancher en faveur d’une décision, à l’égard de cet objet particulier, d’autre part. En outre, les institutions politiques, pour exister, demandent une certaine stabilité, ce qui peut entrer en contradiction avec le caractère dynamique des revendications sociales appelant à des réformes institutionnelles. Mais peut-être serait-ce une conception dangereusement réductrice de la délibération démocratique si on la concevait exclusivement dans des pratiques dirigées par l’État. Si tel était le cas, ne seraient démocratiques que les seules délibérations approuvées par l’État, lequel aurait alors le monopole de distinguer ce qui est démocratique de ce qui ne l’est pas. Comment alors ferait-on pour critiquer, de manière acceptable, l’État lui-même, s’il est seul garant de la légitimité des processus démocratiques ? Si on veut éviter une telle situation, il faut alors reconnaître une légitimité à des processus démocratiques parallèles aux institutions de l’État, voire opposés à ces dernières, notamment lorsqu’elles protègent, sous couvert de démocratie, des pratiques antidémocratiques, comme la corruption des politiciens ou l’intimidation des opposants au gouvernement en place. La délibération peut tout à fait avoir lieu dans des forums démocratiques indépendants ou lors de manifestations spontanées ou organisées, comme les grandes marches pour la paix, aujourd’hui, ou pour les droits civiques, notamment dans les années 1950 aux États-Unis (Dryzek, 2000 ; 2006 ; Young, 2003).
10À ces insatisfactions qui sont plutôt d’ordre théorique, on pourrait également ajouter des frustrations bien réelles devant le piètre état du débat public à l’heure actuelle, à supposer qu’il fût une époque où les choses allaient mieux. Il n’y a qu’à écouter les échanges publics à la radio, les débats en chambre ou à regarder les rencontres hautement médiatisées des chefs de partis aux moments cruciaux des campagnes électorales pour espérer une plus grande qualité du débat politique. Il n’est guère certain que de nouvelles institutions inspirées par les théories de la démocratie délibérative changent de manière décisive le panorama politique auquel nous sommes habitués depuis très longtemps. Mais, arguent les partisans de la délibération, la simple exigence d’une véritable argumentation ferait déjà une réelle différence.
11Lorsqu’on tente de comprendre ce qu’est la démocratie, notre intuition nous pousse à voir dans cette dernière beaucoup plus qu’une simple procédure de choix fondée sur un principe de la majorité. J’ai expliqué au chapitre 4 les raisons pour lesquelles la légitimité même du principe de la majorité n’allait pas de soi. Cependant, si la démocratie n’est pas nécessairement ce qui résulte du choix du plus grand nombre, ce choix collectif doit néanmoins être acceptable pour tous, ce qui exige de rendre publiques les raisons de chacun en faveur d’un choix ou d’un autre. Sans visibilité publique, ces raisons ne peuvent être évaluées par les membres de la communauté et elles ne sauraient encore moins faire l’objet de leur approbation.
12Dans certaines versions de la démocratie délibérative, la publicité du débat est en outre elle-même une condition de la réciprocité des arguments ou, pour le dire autrement, de ce qui les rend acceptables par tous. Selon Rawls, « Les deux côtés doivent être convaincus que, si grande que soient les différences entre leurs conceptions de la justice, ils soutiennent le même point de vue dans la situation en question et continueraient de le faire même si leurs positions respectives étaient échangées » (Rawls, 1971, p. 427).
13Quel serait le lieu adéquat pour cette visibilité publique ? Est-ce que l’État doit être maintenu en dehors de cette discussion ou doit-il au contraire l’accompagner ?
14Une première manière d’envisager les choses serait de concevoir l’État comme un organisme n’ayant pour rôle que celui de la médiation entre des volontés particulières. Les théories de la démocratie délibérative, tout comme les modèles plus positifs de liberté politique (participation des citoyens), ne voient pas dans la rencontre des citoyens un simple intermédiaire pour satisfaire des volontés personnelles. La conception du bien commun obtient alors une valeur beaucoup plus forte, laquelle n’est plus strictement instrumentale.
15Au chapitre 6, au moment de présenter la question du contrat social, j’ai développé brièvement l’idée du voile de l’ignorance chez Rawls. Ce scénario hypothétique offrait une grille d’analyse pour concevoir la légitimité des choix sociaux. Pour être justes, les choix sociaux devaient être faits sur une base neutre. Cette neutralité était garantie par l’ignorance des agents de leurs propres conditions d’existence. Mais qu’en est-il d’un débat démocratique dans lequel les individus savent très bien qui ils sont – c’est-à-dire où ils se situent dans l’échelle socioéconomique, quelles sont leurs capacités, leurs croyances, etc. – et ce qu’ils veulent ? Si le voile de l’ignorance s’avère un excellent test heuristique pour évaluer la légitimité d’un choix social, qu’en est-il de la légitimité de procédures démocratiques où une telle neutralité serait impossible, en raison du pluralisme ?
16On le voit, il est difficile de répondre à ces problèmes de manière entièrement satisfaisante. Mais si les choix sociaux sont laissés à des procédures démocratiques, ne risque-t-on pas d’accentuer le rapport conflictuel entre la justice et la démocratie ? Les droits fondamentaux ne risquent-ils pas d’être sacrifiés sous le prétexte de consulter la volonté générale ? Certains auteurs, comme Joshua Cohen (1989 ; 2002) et Jürgen Habermas – à qui on doit une réflexion magistrale sur l’« agir communicationnel » et l’espace public (Habermas, 1986 ; 1987) – répondent que le modèle délibératif ne peut pas nier les droits, car il les accompagne. La délibération n’est pas indépendante des droits et, en protégeant la première, on ne peut pas abandonner les seconds. On aurait en outre tort de voir les droits, voire la moralité, émerger de nulle part. Tous émergent, dit Habermas, de la discussion publique dont il s’agit de penser les fondements normatifs (Habermas, 1997). Par la délibération, ajoute Cohen, les citoyens sont à même de se doter d’une conception collective du bien commun. Les intérêts propres des citoyens ne sont plus simplement médiatisés par le lien social jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les reconnaître, mais au contraire le lien social est constitutif du visage que prendront leurs intérêts propres (Cohen, 1989). En revanche, la visibilité publique des arguments exige une certaine distanciation par rapport aux intérêts de chacun. Ce qui est valable pour moi doit aussi être recevable, ce qui ne veut pas dire acceptable, par autrui ; je dois donc montrer pourquoi j’ai raison d’accorder de l’importance à une chose et non seulement d’affirmer mes préférences. Comme on peut le voir, la démocratie délibérative, du moins dans cette version, n’est pas une simple structure organisant les rapports entre intérêts divergents. Elle demande un effort considérable de la part de ses participants. Mais si elle demeure une procédure, la question est alors de savoir jusqu’à quel point elle est en elle-même substantielle. Est-ce qu’elle possède un contenu propre qui organiserait la rencontre des intérêts d’une manière particulière ? Cela est très certainement vrai des approches dites cognitivistes de la démocratie délibérative. Par ce terme, on veut tout simplement insister sur une rationalité qui se déploie dans la communication ou la délibération, par échange d’arguments et en fonction de conditions de départ équitables pour tous au moment de lancer la discussion. Cela signifierait au moins quatre conditions (Cohen, 1989 ; Leydet, 2002) : 1) les participants du débat ne sont tenus par aucune décision antérieure ; 2) il existe entre eux une égalité à la fois formelle et substantielle, au sens où aucun type d’inégalité ne devrait influencer le débat ; 3) en dernière instance, le meilleur argument doit l’emporter ; 4) les participants doivent trouver un consensus rationnel, ce qui signifie que toute décision doit être fondée sur des raisons jugées acceptables par chacun des participants.
17Certains auteurs (A. Gutmann et D. Thompson, 1996) adoptent une interprétation moins substantielle des procédures de la démocratie délibérative. Pour eux, les libertés civiles et religieuses sont indépendantes de la démocratie et ne devraient donc jamais être remises en cause par un débat. En outre, la délibération ne se suffit pas à elle-même, car les résultats qui en émergent doivent être évalués selon une démarche indépendante. Enfin, les raisons évoquées pour appuyer nos choix doivent être acceptables par tous, ce qui n’exclut pas d’attribuer à l’acte délibératif un certain nombre de vertus, telles que la reconnaissance, à laquelle je reviendrai dans un instant.
18Une conception plus substantielle de la démocratie délibérative pourrait être également visible dans ce que les théoriciens nomment la dimension épistémique de la démocratie (Estlund, 1997). Par là, on veut entendre une procédure génératrice de savoirs (epistêmê). La question est alors de savoir si les connaissances portent sur des objets préexistants – en ce sens, la délibération serait une procédure démocratique permettant de découvrir quelles sont nos vraies préférences et de mettre en lumière des raisons sous-jacentes à celles-ci – ou si ces objets apparaissent avec la délibération, de telle sorte que nos préférences ne peuvent advenir qu’avec la démocratie délibérative. Dans le second cas, on parlerait de création collective du bien commun et, dans le premier, plus modestement, de compréhension commune du bien commun.
19Je me permets ici un commentaire très personnel qui, je l’espère, n’est pas tout à fait faux. La démocratie délibérative fut en quelque sorte aux années 1990 ce que fut le débat sur le « communautarisme » dans les années 1980. J’ai peu dit jusqu’ici de ce débat qui fut alors pourtant extrêmement important. La cible principale de la critique communautarienne était le moi libéral, jugé « désincarné » par les auteurs communautariens (pour une bonne présentation de ce débat et une réponse à cette critique, voir Kymlicka, 1997). Ce que les auteurs associés au communautarisme (parmi eux, Michael Sandel, Charles Taylor et Michael Walzer) reprochaient au libéralisme était précisément ce que les libéraux réclamaient comme étant essentiel : une conception neutre des rapports entre les agents, comme si ces derniers étaient dépossédés de leurs valeurs, comme s’ils étaient sans histoire ni culture, bref « désincarnés ». Pour les libéraux, la défense de l’individu l’emportant sur toute considération pour la collectivité, la meilleure manière de rendre compte du pluralisme et de respecter la diversité des valeurs de chacun est de penser une structure politique neutre – que ce soit pour la justice distributive ou pour la démocratie – qui soit valable pour tous. Les communautariens y virent une façon maladroite et dangereuse de contourner ce qui fait le propre de la politique, soit la contingence. Mais ce que les communautariens ont vu sur le plan des sociétés ou du rapport de l’individu au groupe, les libéraux le virent plutôt dans le rapport des individus entre eux au sein du groupe. Le grand avantage de la critique communautarienne fut au moins d’avoir souligné l’importance qu’il fallait accorder au phénomène pluraliste de nos sociétés contemporaines, ce qui d’ailleurs peut être étonnant étant donné que certains communautariens sont franchement conservateurs, notamment lorsqu’ils insistent sur des valeurs et une histoire commune, bref sur une conception du bien propre à une société en particulier qu’il faudrait protéger à tout prix (Sandel, 1999). En résumé, les communautariens ne s’entendent pas avec les libéraux sur la finalité qui devrait être assignée à nos institutions et pratiques politiques, ainsi que sur la manière dont devraient être justifiés les principes qui doivent gérer nos institutions et pratiques politiques. En sorte qu’ils critiquent en effet la conception libérale de l’agent moral et son mode de socialisation ainsi que la prétendue neutralité de l’État libéral.
20À mon sens, les deux grands courants théoriques issus du débat sur le communautarisme furent la démocratie délibérative, en réponse au problème du pluralisme, et la théorie de la reconnaissance. Ceci étant, comme on le verra, les demandes de reconnaissance ne se limitent pas à des demandes de reconnaissance culturelle, mais elles peuvent avoir pour fonction de faire reconnaître les torts causés aux plus défavorisés de la société, par exemple les groupes marginalisés, notamment les sans-papiers ou les personnes sans domicile fixe. J’y reviendrai.
Délibération et reconnaissance
21Je n’ai pas précisé jusqu’ici la distinction entre le pluralisme en tant que description d’une société plurielle et le pluralisme comme thèse normative répondant aux problèmes soulevés par la pluralité des valeurs dans une société donnée. Le pluralisme serait, du point de vue normatif, une thèse affirmant qu’il faut, dans la mesure du possible, laisser place à cette pluralité et ne jamais chercher à la contraindre dans des cadres moraux ou législatifs homogènes. Les théories de la reconnaissance ont pour tâche d’expliquer comment des groupes sociaux peuvent être laissés en marge par les institutions démocratiques et d’offrir des moyens pour satisfaire leurs demandes de reconnaissance de manière adéquate.
22Ce que l’on nomme la « lutte pour la reconnaissance » est une expression employée initialement par Hegel pour décrire les efforts des individus pour se voir estimés dans leurs rapports sociaux à la fois comme sujets de droit et comme membres d’une famille – ce que Hegel nomme le domaine de l’amour. Un autre domaine, mais qui recoupe celui des rapports sociaux, est celui du travail. Il faut retenir ici l’aspect politique des demandes d’estime qui débordent le cadre habituel des revendications politiques.
23Le concept de reconnaissance s’inscrit au confluent de la philosophie et de la sociologie. On peut définir ce concept en termes d’estime de l’agent pour lui-même en relation avec une interaction sociale réussie (Caillé et Lazzeri 2004). Le concept de reconnaissance fait de plus en plus l’objet de l’attention des chercheurs, au moins depuis la publication des thèses de Charles Taylor sur le multiculturalisme (Taylor, 1994) et des travaux d’Axel Honneth, un représentant de la troisième génération de la célèbre École de Francfort, sur la lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2000 ; 2006). La première génération fut notamment représentée par des auteurs comme Adorno ou Horkheimer ; la deuxième par Karl-Otto Apel et Habermas. Les théories de ces auteurs ont alimenté, avec ceux de Nancy Fraser aux États-Unis et d’Emmanuel Renault en France, bon nombre des débats actuels sur ce concept. Certains auteurs limitent la reconnaissance à des questions de culture, comme Charles Taylor. D’autres y voient un élément fondamental de la justice sociale, comme Axel Honneth.
24Il est possible de faire des demandes de reconnaissance à plusieurs titres. Elles peuvent avoir trait à des droits fondamentaux (comme les liberté civiles et politiques), à des droits particuliers (comme la reconnaissance de traits culturels ou linguistiques) ou encore à des injustices qui ne sont pas propres au groupe mais au genre (comme certaines injustices commises à l’égard des femmes). Il serait faux de dire que chaque auteur défend un domaine de la reconnaissance en particulier. Chaque penseur ayant travaillé sur la reconnaissance propose une thèse qui se décline ensuite en plusieurs domaines d’application. Dans certains cas, le pragmatisme inhérent à de nombreux travaux associés à la question de la reconnaissance favorise une approche du bas vers le haut plutôt qu’une approche du haut vers le bas. On ne proposerait pas alors une théorie générale appliquée à différents domaines, mais une théorie particulière pour chacun, tout en maintenant un minimum de cohérence entre ces théories.
25Dans la littérature théorique, on distingue trois interprétations générales du concept et deux domaines de la lutte pour la reconnaissance (Thompson, 2006). Cette nomenclature varie, mais on peut l’adopter pour le moment, afin de voir un peu mieux de quoi il s’agit lorsqu’on parle de demande ou de lutte pour la reconnaissance.
26La première interprétation du concept de reconnaissance veut qu’elle soit une demande d’amour. Il s’agit de la reconnaissance d’un groupe dont on fait ou veut faire partie. On peut vouloir cette reconnaissance même si on nous la refuse et la chercher ailleurs. C’est le sens de l’histoire relatée par Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, publié en 1961 (Thompson, 2006, p. 18-19). Fanon raconte l’histoire d’un Algérien de 22 ans qui, au moment de la guerre d’indépendance, n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour les questions politiques. Néanmoins, cet homme eut un jour l’impression d’être vu comme un traître par sa famille et un lâche par ses compatriotes. Alors que les soldats français arrêtaient un groupe d’Algériens sans s’occuper de lui, il y vit la preuve que plus personne ne le considérait comme un Algérien. Il se lança alors contre un des militaires, et tenta de lui arracher son arme en criant : « Je suis un Algérien. » La police l’arrêta mais le laissa libre peu après. La demande de reconnaissance est telle qu’elle poussa cet homme à la demander aux adversaires des Algériens, et non à ceux-là même dont il voulait tant qu’ils le perçoivent comme un des leurs. La demande de reconnaissance est ici identifiée à l’amour, au sens d’une demande à l’égard de ce qui est constitutif de l’identité humaine (Thompson, 2006, p. 20). Une deuxième interprétation de la reconnaissance, qui n’est pas contradictoire avec la première, est d’y voir une demande de respect. La reconnaissance traduit un respect égal lorsque les différences entre les individus ne créent pas d’asymétrie entre eux et plus précisément dans le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur les autres. En Amérique du Nord par exemple, la culture populaire montre les Blancs comme le modèle standard : les héros sont des Blancs, riches ou aisés, beaux, intelligents, forts et ainsi de suite. Les Noirs ou les Asiatiques sont associés aux minorités visibles. Ils sont, pour ainsi dire, des personnages secondaires. S’ils deviennent des personnages principaux, ce sera dans des cadres non standards. Ce ne seront pas des héros noirs au sein d’un monde blanc, mais des héros noirs pour les Noirs. Toutefois, si l’universalisme peut être de mise, par exemple pour l’égalité des droits, la différence peut aussi être une forme de respect social, si ne pas la reconnaître avantage ceux qui sont plus conformes à une prétendue norme universelle. Par exemple, ne pas reconnaître des différences entre les hommes et les femmes pourrait conduire à des politiques prétendues neutres, mais dont le propre serait d’avantager les hommes seulement. J’y reviendrai au chapitre 8.
27Toutes les demandes de respect sont recevables, car on ne voit pas pourquoi certains auraient droit au respect et d’autres non, du moins on ne voit pas pourquoi un tel refus pourrait avoir lieu a priori. En revanche, cela ne signifie pas que toutes les manières d’obtenir le respect soient acceptables, ce que l’on peut voir notamment dans Bonheur d’occasion, le roman de Gabrielle Roy publié au Québec en 1945. Le personnage de Jean Lévesque cherche par tous les moyens à satisfaire son besoin de respect. Pour lui, le respect passe par la situation sociale et il est hors de question de laisser d’autres considérations barrer le chemin à ses ambitions. Si sa demande de respect est tout à fait acceptable, elle n’en justifie pas pour autant d’emblée tous les moyens employés pour l’obtenir.
28Une troisième interprétation voit dans la reconnaissance une demande d’estime. Cette quête d’estime peut aller dans le sens d’une reconnaissance de l’identité, comme c’est le cas du Québec qui tente de faire reconnaître son statut de nation et de société distincte depuis plusieurs années. Cela peut aussi se traduire par des demandes de politiques garantissant la préservation d’une culture. Par ce fait même, on démontre que cette culture en vaut la peine, ou en d’autres termes, qu’elle est digne d’estime (Taylor, 1994). Pour un auteur comme Honneth, l’estime se traduit plutôt en termes de récompenses. Un individu mérite l’estime de ses pairs en vertu d’une contribution spécifique à la société. Par exemple, lorsqu’un employé d’un commerce se voit décerner le titre d’« employé du mois », ce qu’il obtient est une marque d’estime de la part de son milieu. Que le sentiment d’estime soit partagé par ses pairs importe peu, ce qui comptera pour lui est d’avoir obtenu une preuve suffisante de cette estime.
29Ce rapport à l’estime est extrêmement important et se trouve à pratiquement tous les niveaux de la vie sociale. Dans Middlemarch, le très beau roman de George Eliot (1819-1880), le personnage de Fred Vincy, le frère frivole de Rosamund, se voit peu à peu perdre sa position économique et sociale, ce qui est compensé au cours du roman par un gain d’estime. Il apparaît plus intègre, plus travailleur et va enfin mériter l’estime de la famille Garth et de sa future épouse Mary. L’estime lui ouvre en quelque sorte les portes de l’amour. Mary a toujours aimé Fred, mais ne pouvait pas laisser libre cours à ses sentiments et accepter de l’épouser si elle n’était pas capable de l’estimer.
30Ces catégories ne sont évidemment pas toutes visibles comme telles chez tous les théoriciens de la reconnaissance. Nancy Fraser, par exemple, associe davantage la reconnaissance avec l’acceptation des particularités (Fraser, 2003). Les injustices seront visibles là où on n’acceptera pas ou on ne considérera pas de manière positive les particularités culturelles d’un groupe social donné.
31Voilà pour les interprétations du concept de reconnaissance. Reste à voir les domaines principaux identifiés au sujet de la lutte pour la reconnaissance, soit la redistribution et la démocratie, ce qui nous conduit de nouveau à la question du recoupement entre théories de la justice et théories de la démocratie. Encore une fois, s’il faut le rappeler, toutes les informations données ici sur les débats contemporains ne servent qu’à mieux expliciter la complexité des questions susceptibles d’être posées au sujet du rapport entre justice et démocratie.
32La justice distributive est un domaine important de la reconnaissance. Je ne reviendrai pas ici sur ce qu’est la justice distributive. Il suffit de concevoir comment l’absence de reconnaissance peut être une entrave à une distribution équitable des ressources. Un bon exemple serait celui des procédures visant la parité entre les hommes et les femmes pour un même secteur du travail, par exemple l’enseignement ou encore l’ensemble des tâches administratives au sein d’un organisme. La demande de reconnaissance concerne la valeur du travail. Si le travail est le même et si les compétences sont égales, alors les femmes et les hommes doivent percevoir un salaire égal, ce qui est loin d’être partout le cas. En outre, les emplois traditionnellement exercés par les femmes ont obtenu ou obtiennent souvent peu de reconnaissance, en sorte que même si les hommes et les femmes ont aujourd’hui le même salaire pour l’exercer, il reste que le salaire de la profession s’avère sous-évalué lorsqu’on le compare à des emplois comparables traditionnellement exercés par des hommes. Les demandes de reconnaissance comme la parité visent à modifier cet état de choses. En déconsidérant le statut des femmes, des employeurs ne reconnaîtront pas le travail de ces dernières au même titre. Lutter contre ce déni de reconnaissance aura alors des effets sur l’égalité des salaires. Toute la question est ensuite de savoir si la reconnaissance entraîne des effets sur la justice distributive, et alors la théorie de la reconnaissance engloberait la théorie de la justice, ou si au contraire une théorie de la justice distributive devrait satisfaire les demandes de reconnaissance, car ces demandes se traduisent en dernière instance par des demandes de justice. Certains auteurs refusent de trancher, disant que si parfois la reconnaissance a pour domaine la justice distributive, elle ne se réduit pas à celle-ci pour autant. On peut donc très bien imaginer une situation où reconnaissance et justice sont deux problèmes parallèles, et une autre où ils se croisent au point où ils deviendraient circulaires : la reconnaissance entraîne la justice, qui elle-même entraîne la reconnaissance (Fraser, 2003). Mais on pourrait aussi objecter qu’en dernière instance, aucune situation d’injustice n’est identifiable sans une description adéquate des expériences spécifiques d’injustice, ce dont la théorie de la reconnaissance est seule capable de rendre compte (Honneth, 2003).
33En outre, il existe au moins un autre domaine important de la lutte pour la reconnaissance, celui de la démocratie. La lutte pour la reconnaissance permet ici de légitimer certaines demandes qui pourraient sembler inégalitaires. Dans son livre sur la reconnaissance, Simon Thompson donne un excellent exemple du rapport entre reconnaissance et démocratie (Thompson, 2006, chap. 6). En Nouvelle-Zélande, le Parlement réserve depuis 1867 un certain nombre de sièges aux représentants de la minorité maori. Ce nombre a augmenté jusqu’à sept en 2002. Les individus membres des Maoris ou s’identifiant aux Maoris peuvent choisir entre s’inscrire sur la liste réservée à leur communauté, ou sur une liste générale. Les Maoris sont ainsi élus par les seuls Maoris. Depuis quelques années, les habitants de la Nouvelle-Zélande ont adopté un nouveau système électoral proportionnel. Chaque citoyen a droit à deux votes : un pour un représentant local et un pour un membre d’un parti. Avec cette procédure, le nombre de sièges tenu par chaque parti au Parlement est proportionnel au nombre des votes en sa faveur. Ces deux éléments mis ensemble, la proportionnelle et les sièges réservés aux Maoris, ont permis d’obtenir une représentativité réelle de ce groupe, témoignant en tout cas de leur nombre au sein de la population.
34Pour un auteur comme Charles Taylor, la reconnaissance sociale d’une valeur accordée à une entité quelconque ou à un agent dépend d’une conception du bien propre à cette société. C’est en ce sens que je vois dans certains éléments des théories de la reconnaissance les héritiers du communautarisme. Le communautarisme reprochait au libéralisme et aux théories de la justice une absence de considération pour le bien, ou plus précisément, pour ce qui apparaissait comme possédant une valeur pour une société donnée ou des individus en particulier (Sandel, 1999). Les demandes de reconnaissance seraient, selon Taylor, une lutte pour exiger une place et des droits à ces particularités linguistiques ou culturelles auxquelles les individus sont attachés pour des raisons propres à leur histoire.
35Mais alors que les demandes de reconnaissance sont limitées à des demandes culturelles ou linguistiques pour Taylor, elles couvrent chez Honneth – à l’instar de ce qu’on trouve chez Hegel – un ensemble de domaines beaucoup plus large, lié à la fois à la sphère privée et à la sphère publique. Honneth propose une conception formelle de la vie éthique, laquelle serait au centre d’une théorie sociale qui exigerait trois types de reconnaissance : une reconnaissance émotive dans le rapport avec autrui, une reconnaissance juridique et une reconnaissance de l’ordre de la solidarité. Ces reconnaissances doivent procurer à l’agent les bases d’une estime et d’un respect de soi dans le cadre de ses relations avec autrui.
36Pour Honneth, la reconnaissance est à la fois un concept normatif et descriptif. En cela, Honneth est fidèle au projet initial de la théorie critique, selon lequel la théorie sociale doit soumettre l’analyse philosophique à des considérations empiriques ou, pour le dire autrement, ne doit jamais plaquer une théorie sur une réalité sociale mais plutôt concevoir cette théorie à partir du réel. Selon Honneth, il n’y a pas de métaphysique à partir de laquelle on peut former une théorie de la justice ou de la démocratie. En revanche, il faut s’atteler à penser une rationalité propre à une réalité sociale particulière – comme le monde du travail, par exemple – dont la description empirique permettrait de corriger une vision normative trop étroite.
37Cela suppose dès lors que la réalité d’un processus de reconnaissance, pour le dire autrement, les conditions particulières de ce processus imposent un ensemble de normes dont on ne peut pas dire d’emblée qu’elles soient « positives ». Cela signifie, défend Honneth, que les procédures de la reconnaissance ne donnent pas lieu nécessairement à la valorisation de l’individu ou du groupe ni à la satisfaction de ses demandes. La théorie de la reconnaissance décrit une demande à laquelle on peut répondre soit d’une manière positive : par l’estime attribuée au demandeur, soit d’une façon négative : par une forme de mépris social.
38Une reconnaissance négative pourrait se traduire par une stigmatisation des injustices contre lesquelles luttent les personnes qui en sont victimes. Le cas est visible pour les sans-papiers ou les marginaux sociaux, tels que les personnes sans domicile fixe, ou encore pour les prostituées. Une reconnaissance négative consisterait à réduire ces personnes à leur statut – marginaux sociaux, etc. – précisément en vue de les exclure du cercle des personnes dignes d’attention. La reconnaissance de leur statut est alors l’opérateur de leur exclusion sociale. En revanche, une reconnaissance positive se traduirait par une amélioration des conditions initiales en fonction desquelles un individu est à même de lutter contre des injustices et par ce fait même de refuser de cautionner le mépris à son égard. La reconnaissance positive exprime la manière dont il se voit et dont il est perçu par ses pairs comme une personne digne de respect.
39Mais les reconnaissances positive et négative ne sont pas des comportements issus de nulle part et ne s’expliquent pas non plus comme de simples réactions spontanées aux conduites des individus. La reconnaissance est d’abord la reconnaissance de normes et de valeurs, voire de préjugés, sinon d’impératifs acceptés implicitement ou explicitement comme justes ou vrais. Il arrive que plusieurs registres normatifs entrent en conflit ; la reconnaissance ne serait pas alors une demande d’un individu à l’égard d’un autre ou de sa société, mais la demande de reconnaissance d’une norme, par exemple celle de l’autorité d’une mère élevant seule son enfant dans le contexte d’une société patriarcale. Un autre exemple serait la demande de reconnaissance faite par la communauté gaie, non pas seulement pour obtenir un droit au mariage, mais pour accorder au mariage entre personnes de même sexe une valeur sociale égale au mariage traditionnel.
40Certes, même si les demandes de reconnaissance passent par la reconnaissance de normes communes, ces requêtes existent en vue de satisfaire des demandes personnelles. La reconnaissance du caractère distinct d’une communauté culturelle n’aurait pas lieu d’être si cette dernière n’était pas composée de membres réels. La question reste ouverte ensuite de savoir si la reconnaissance opère en dernière instance sur les seuls individus ou si elle n’est pas aussi parfois une demande du groupe en tant que groupe, comme cela peut être le cas pour les minorités linguistiques.
41D’une manière ou d’une autre, selon les théories de la reconnaissance, à l’instar des théories de la démocratie délibérative, les rapports politiques et sociaux entre les individus dépassent la simple agrégation de leurs préférences ou une entente fondée sur un respect de la majorité. Elles dépassent également des mesures de justice où tous les individus seraient peut-être traités d’une manière équitable mais sans que n’opère aucun facteur distinctif entre eux. En outre, si la démocratie délibérative permet d’exprimer des demandes normatives allant au-delà des demandes exprimées par la majorité, elles peuvent aussi elles-mêmes être précédées de demandes de reconnaissance qui préparent en quelque sorte le terrain à la délibération démocratique. La reconnaissance est une demande réelle d’un statut particulier et le demandeur ne saurait se contenter de faire partie d’une délibération démocratique en vue de faire valoir sa demande. Mais la délibération démocratique, organisée par des règles strictes (comme le préconisent Gutmann et Thompson) ou de manière plus informelle, n’en est pas moins l’arène par excellence des demandes de reconnaissance, dès lors que ces dernières deviennent des demandes adressées au pouvoir politique. En outre, et inversement, la délibération offre possiblement un espace à la lutte pour la reconnaissance, mais l’accès à l’arène délibérative suppose lui-même une forme de reconnaissance (Pourtois, 2002). Il s’ensuit que la théorie de la reconnaissance peut modifier considérablement le spectre politique de la démocratie délibérative, car elle exprime les luttes des marginaux sociaux pour faire entendre leurs désirs même s’ils sont vus comme des citoyens de seconde classe ou, pire encore, s’ils se voient refuser une parole publique en raison de leur statut extrajuridique.
Le pluralisme radical
42Chantal Mouffe, Ernesto Laclau, Jacques Rancière et Toni Negri ont proposé, chacun à leur manière, une critique des visées consensuelles propres aux théories actuelles de la démocratie et, plus particulièrement, de la démocratie délibérative. Dans leurs œuvres respectives, très marquées à gauche, ces auteurs ont voulu montrer comment certains types de rapports sociaux ne sont pas dissolubles dans la recherche d’un accord commun. Je me limiterai ici aux thèses de Chantal Mouffe, car elles visent directement les principes de la démocratie délibérative et me semblent être parfois assez proches des thèses développées par les théories de la reconnaissance. Ces thèses ont au moins le mérite de poser à nouveaux frais la question du rapport entre politique et morale, d’une part, et justice et démocratie, d’autre part.
43Pour Mouffe, une démocratie est le lieu de désaccords et de conflits réels entre les parties (Mouffe, 2003a ; 2003b). Elle délimite ainsi cette région de la démocratie où les positions de chacun sont irréconciliables. Ce que les théoriciens de la démocratie délibérative négligent, souligne-t-elle, ce sont les antagonismes profonds entre les individus d’une même communauté politique. Or, si ces antagonismes font bien partie des composantes de la démocratie, ils ne sont pas seulement inévitables, mais aussi essentiels.
44Le raisonnement de Mouffe ne tient donc qu’à partir du moment où le conflit est vu comme un accident non seulement possible, mais nécessaire, du rapport démocratique entre les citoyens. S’il est nécessaire et si on tient à conserver la démocratie, alors il faut laisser place au conflit et non chercher à tout prix à l’éviter. Or, la démocratie ne saurait se résumer au conflit, et Mouffe en est bien évidemment consciente. La démocratie ne doit pas non plus être absorbée par le conflit et c’est la raison pour laquelle elle introduit une distinction entre « adversaires » et « ennemis ». En s’inspirant des thèses de Carl Schmitt sur la dichotomie « amis-ennemis », Chantal Mouffe avance la thèse suivant laquelle l’une des fonctions de l’institution démocratique est de transformer des rapports antagonistes en rapports « agonistes » (Mouffe, 1994, p. 4-5). Par cette transformation, le dynamisme des conflits sociaux est préservé sans que le respect mutuel imposé à chaque partie empêche une lutte fructueuse.
45Selon Mouffe, l’erreur des théories de la démocratie délibérative réside dans une recherche coûte que coûte du consensus démocratique. Cette quête est potentiellement dangereuse, car le consensus indique moins un accord qu’un rapport de pouvoir hégémonique. Le consensus serait un « résultat provisoire de l’hégémonie, en tant que stabilisation d’un pouvoir » (Mouffe, 2000, p. 17). Loin donc de dissoudre l’impartialité d’un pouvoir hégémonique, la démocratie délibérative serait alors sinon la cause de celui-ci, du moins une manière de l’accepter.
46Tout le problème pour Mouffe est de produire une version du rapport démocratique entre les citoyens capable de passer le test qu’elle fait subir à la démocratie délibérative. Or, le pluralisme radical échoue à passer ce test, car si on peut en effet se méfier d’un consensus favorable à la consolidation d’un pouvoir arbitraire, on peut a fortiori redouter une dissension qui laisserait place à de simples rapports de force entre les parties, et de là à une domination arbitraire des puissants sur les faibles. Mouffe met bien en garde contre la confusion possible entre « antagonisme » et « agonisme », mais on voit mal comment le premier ne laisse pas indubitablement place au second dès lors que l’on préfère le constat d’un rapport entre adversaires à la poursuite d’un idéal normatif qui serait sinon le consensus, du moins un dialogue établi sur des bases valables pour tous et en vue d’un accord acceptable, même si profondément révisable, pour tous.
47Pour Chantal Mouffe, le problème de la démocratie délibérative est de rechercher une unité politique qui reviendrait à éclipser la différence entre les protagonistes plutôt que d’y trouver une valeur positive. Si elle est d’accord qu’aucune démocratie n’est possible sans respect réel et réciproque entre les parties divergentes, la recherche du consensus ne serait pas le meilleur moyen d’atteindre ce respect. Il favoriserait au contraire le mépris, parce que chaque partie verrait dans le consensus un recul par rapport à ses positions initiales, recul attribuable non pas à un consentement, mais à la supériorité du pouvoir de l’adversaire. À cela, il faudrait préférer un dialogue ouvert mais perpétuel, où chacun contesterait l’autre dans un respect mutuel. De cette façon, on serait mieux à même de gérer les aspects émotifs de l’échange politique, aspects qu’une conception trop axée sur l’argumentation et la rationalité des agents ne pourrait pas reconnaître.
Démocratie délibérative et sociétés divisées
48Dans un article remarquable, John Dryzek a repris la question posée par Chantal Mouffe mais à partir d’une situation non idéale (Dryzek, 2005 ; 2006). Les thèses de la démocratie délibérative ont en effet été conçues à l’origine pour des sociétés qui sont déjà en elles-mêmes des démocraties modernes. La difficulté de savoir à quel degré ces sociétés sont bien démocratiques – par exemple, le Canada est-il plus démocratique que les États-Unis ? – ne serait pas un problème difficile si on acceptait de considérer les choses de manière idéalisée, où toutes choses seraient égales par ailleurs. On dirait alors que si une société démocratique répond aux critères X, Y, Z, quelle que soit cette société, elle pourrait intégrer un scénario de démocratie délibérative. La question posée par Mouffe au sujet du manque de réalisme de cette vision des choses serait alors articulée autrement. Au lieu de se demander si cette formalisation de la démocratie est adéquate, on se demanderait s’il est possible d’imaginer une démocratie délibérative là où les conditions de base de la démocratie en général ne sont pas satisfaites.
49Dryzek pense à des conflits très graves, comme ceux qui opposent protestants et catholiques en Irlande du Nord, Palestiniens et Israéliens au Proche-Orient ou encore islamistes et partisans de la laïcité en Turquie et en Algérie (Dryzek, 2005, p. 219). À cela, on peut ajouter des conflits peut-être moins violents, mais dont les protagonistes ne montrent aucun signe de conciliation possible tant leurs valeurs s’avèrent opposées, comme c’est le cas entre libéraux et fondamentalistes chrétiens aux États-Unis et dans une moindre mesure peut-être au Canada. Ces fondamentalistes, rappelle Dryzek, ne voient pas seulement la présence des communautés gays et lesbiennes comme contraire à leurs valeurs, mais la ressentent comme un véritable affront. Pour eux, tolérer les homosexuels revient à accepter l’injure qui leur est faite. Cette situation, on le comprend, ne répond pas aux critères d’un scénario idéal pour la démocratie délibérative, tout simplement parce que toutes les choses ne sont pas égales par ailleurs. On ne peut pas dire que grosso modo les participants seraient favorables à une entente de principe entre les deux parties, car leurs positions respectives sont profondément irréconciliables. Ce cas de figure est bien sûr radicalisé dans le cas de conflits armés, comme en Israël ou il y a peu de temps encore en Irlande du Nord. Si, comme le préconisent Gutmann et Thompson, la condition essentielle de la délibération démocratique est la « réciprocité », comme elle a été définie plus haut, on voit mal comment ces sociétés seraient aptes à adopter cette forme de dialogue politique.
50En outre, rappelle Dryzek, des groupes opposés peuvent avoir une même motivation à poursuivre une délibération – tous deux veulent la fin du conflit – sans pour autant accepter de modifier quoi que ce soit à leurs positions. Pour le dire dans les termes de Dryzek, l’identité des motivations pour entrer dans un débat ne traduit pas nécessairement une identité des contenus du discours propre à chaque partie. Les conditions de la délibération sont peut-être à ce point exigeantes qu’elles ne seraient imposables qu’à des sociétés très stables et homogènes.
51En accord avec Mouffe, Dryzek s’accorde à juger trop élevées les conditions de la délibération démocratique, du moins dans la version qu’en propose Gutmann et Thompson, en particulier pour les sociétés profondément divisées. Mais il s’oppose à l’idée selon laquelle les passions sont au cœur du débat démocratique, surtout si elles sont fondées sur des principes identitaires, ce qui est le cas dans les sociétés profondément divisées, parce que le choc des passions pourrait renforcer le repli sur soi et radicaliser la division sociale. Il s’oppose aussi à la critique du consensualisme de la démocratie délibérative, car si ce consensus peut consolider ou mettre en place un pouvoir, il est aussi synonyme d’une capacité sociale à prendre des décisions, ce qui devient vite indispensable dans une situation de crise sociale. À cela, le partisan du pluralisme radical peut répondre qu’une entente est possible à la condition qu’elle soit temporaire et ouverte à la contestation. La politique n’en demeure pas moins, dans son ensemble, un lieu de conflits. Selon Dryzek, le meilleur moyen de retenir les éléments dynamiques du pluralisme radical serait de traiter les domaines politiques de façon séparée. Tous les enjeux d’un rapport conflictuel n’ont pas à demeurer dans le conflit. S’il est possible de laisser certaines questions ouvertes afin d’assurer la possibilité de la contestation des décisions prises communément, il est également possible de contrebalancer ces lieux d’opposition par des ententes réelles entre les parties.
52Un exemple classique d’oppositions pourrait être la lutte entre conservateurs et féministes ou encore, plus fondamentalement, entre féministes et partisans d’une distinction tranchée entre les sphères privée et politique. C’est précisément ce que la théorie féministe a remis en cause. Le privé, comme la famille par exemple, échappe difficilement aux influences politiques de nos choix sociaux, ce dont je discuterai au chapitre suivant.
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