5. Un univers en transformation
p. 89-105
Texte intégral
1Au cours des 40 dernières années, les conditions matérielles de détention comme la gestion même de la détention ont connu des modifications notables. Ces changements ne sont pas sans effets sur l’institution elle-même, sur la façon dont prisonniers et gardiens conçoivent la privation de liberté, sur le statut même des prisonniers, ou encore sur le déroulement de la sentence.
2Ce chapitre se propose donc à la fois d’analyser les changements qu’a connus l’institution et d’en voir les effets sur son caractère total.
DES PRIVILÈGES AUX DROITS
3Pendant longtemps l’univers carcéral a été considéré comme un univers de silence et d’invisible. Dans ce monde de non-droit, le détenu ne disposait d’aucun moyen de défense contre les décisions prises par les autorités carcérales. En effet, si la notion de « mort civile du détenu » et celle du « prisonnier esclave de l’État » ont été abolies au tournant du XXe siècle, les personnes incarcérées étaient jusqu’à récemment encore considérées comme déchues de leurs droits en raison même de leur condamnation pénale.
4L’exemple le plus marquant en a été le refus formel des tribunaux, notamment en Amérique du Nord, d’intervenir lorsque saisis par une personne détenue. Les motifs invoqués pour ce refus étaient de trois ordres : d’une part, le caractère des décisions prises par les autorités carcérales, décisions dont on considérait alors qu’elles portaient uniquement sur des privilèges, et non sur des droits ; d’autre part, l’incompétence des cours en matière de discipline carcérale et de maintien du bon ordre interne ; enfin, les dangers d’une intervention extérieure, celle-ci pouvant remettre en cause l’autorité des dirigeants.
5Or, les mouvements sociopolitiques apparus dans les années 1960 et 1970, et les mutineries dans les prisons, notamment celle d’Attica, en 1971, qui tourna à la tragédie, allaient conduire à l’instauration d’un climat favorable aux réformes. La reconnaissance des personnes incarcérées, comme l’explique l’analyse de Jacobs (1980), a été amorcée par les groupes de défense des droits et a pris toute son ampleur avec les actions des Black Muslims, groupe en quête du droit à la liberté de religion.
La reconnaissance des droits
6À l’heure actuelle, des normes nationales et internationales régissent les cadres de la détention dans la majorité des pays occidentaux. Ces normes se répartissent en deux catégories, celles directement liées aux conditions matérielles de détention et celles concernant les droits civils et politiques des détenus.
7Selon les principes généraux énoncés tant par l’ONU (Règles minimales pour le traitement des détenus, 1955) que par le Conseil de l’Europe dans ses règles pénitentiaires (édictées en 1973, revues en 1987 puis en 2006), ou plus simplement dans les lois carcérales de divers pays, la détention doit se dérouler dans un milieu de vie sain, sécuritaire, ne portant pas atteinte à la dignité humaine et le moins restrictif possible. Ces normes « visent à protéger non seulement les droits du détenu mais également sa dignité et son respect de lui-même ». Elles touchent ainsi tous les aspects de la vie quotidienne du détenu. S’appuyant sur le principe fondamental du respect des droits humains, elles comprennent des articles relatifs à l’hygiène, à la ventilation, à l’espace minimal de vie et d’intimité, à la séparation des détenus selon l’âge et le sexe, aux possibilités d’exercice physique, à la mise en œuvre de programmes éducatifs ainsi qu’à la pratique religieuse et la liberté de pensée. Enfin, elles prévoient des services de santé générale et mentale adéquats et conformes aux politiques en matière de soins de santé. Visant à une harmonisation des conditions de détention, ces règles juridiques tentent de garantir autant que faire se peut la dignité des personnes.
8Par ailleurs, tout un pan de la législation relative au régime pénitentiaire concerne les mesures disciplinaires. Un certain nombre d’actes déterminés, allant de l’atteinte aux biens ou aux personnes à l’atteinte à l’autorité ou au fonctionnement de l’institution, en passant par le refus de travailler, l’évasion ou la corruption, sont définis comme des infractions au code de discipline. Fondamentales dans la gestion des établissements carcéraux et le maintien de l’ordre interne, ces mesures constituent le cadre de base à partir duquel on peut parler de justice – ou d’injustice – au sein d’un établissement carcéral. La législation exige que les actes ou les omissions constituant une infraction disciplinaire de même que les sanctions prévues soient expressément énoncés et que les prisonniers puissent en prendre connaissance. Il s’agit en cela de garantir aux détenus un traitement juste et justifié. À cela s’ajoutent des mesures destinées à assurer le respect des droits civils et politiques du détenu, tels que le droit d’être informé de toute décision prise à son égard, le droit de contester toute mesure prise, ou encore le droit de s’associer et de former des comités représentant la voix de la population carcérale. Dans ce contexte, des procédures de recours ont été élaborées. Ainsi, une procédure de plainte permet à un détenu qui le souhaite de faire valoir son point de vue, de faire connaître aux autorités carcérales les questions déplacées, les propos injurieux, les attitudes inappropriées dont il aurait fait l’objet de la part d’un membre du personnel. De même, dans certaines législations, notamment au Canada, les tribunaux disciplinaires sont dirigés par un président indépendant et les détenus peuvent comparaître lors de certaines audiences décisionnelles importantes, par exemple, une audience du tribunal disciplinaire ou une audience de remise en liberté sous condition, assistés de leur avocat.
L’évolution des conditions matérielles
9Concrètement, cette reconnaissance des droits des personnes incarcérées a eu un effet sur le quotidien carcéral. Prenons le cas de l’amélioration de l’ordinaire. Si le détenu est logé, habillé et nourri durant son incarcération, il ne s’agit jamais que de services fournissant le strict nécessaire. Le surplus s’acquiert à ses frais au magasin, ou cantine, de l’établissement. Le détenu peut ainsi se procurer des biens de consommation périssables et des objets d’usage courant, soit qu’il occupe un emploi rémunéré1 dans l’un ou l’autre secteur de la vie carcérale : industries, formation professionnelle, entretien, services, soit qu’il dispose de sommes d’argent provenant de l’extérieur de la prison. Dans un milieu où les privations matérielles sont importantes, la cantine devient donc l’occasion de se procurer des biens de consommation qui diminueront les rigueurs de l’emprisonnement. L’établissement y trouve son compte. En effet, les gains possibles par le travail sont un incitatif important pour le détenu, ce qui l’occupe et lui rend la vie moins difficile. Pour Seyler (1985), il s’agit d’un « élément central de la vie en prison ». Historiquement, la cantine a évolué avec les conditions de détention. D’établissement modeste fournissant principalement du tabac, ce tabac qui servait en outre de monnaie d’échange entre détenus (Mann, 1967), elle est devenue un véritable magasin offrant des centaines d’articles, où le tabac joue un rôle plus modeste et voisine avec les boîtes de crevettes, les eaux de toilette et les vêtements.
10Par ailleurs, la disparition du costume traditionnel des détenus et le retour aux vêtements civils, la suppression de la règle du silence, l’abolition de la coupe de cheveux réglementaire, ou encore l’autorisation de posséder téléviseur et chaîne stéréophonique en cellule ont fait partie des changements survenus dans les établissements carcéraux. Quant aux visites privées, dites conjugales ou familiales, leur instauration représente une évolution non négligeable de l’institution. Ces visites permettent aux détenus et à leurs familles de retrouver durant deux ou trois jours, et ce, dans des appartements situés dans un secteur isolé de l’établissement, l’intimité dont la prison les a privés. Pour Lafortune, Barrette et Brunelle (2005), le maintien des liens familiaux entre parents et enfants est indispensable tant pour le bien-être des enfants, ces victimes méconnues du crime, que pour celui des parents détenus. Le partage de l’intimité, de discussions, le temps passé ensemble dans un cadre presque privé, tout cela contribue à maintenir la qualité, la stabilité et la profondeur des relations familiales durement atteintes par l’incarcération. Par surcroît, ces modalités de rencontre jouent un rôle déterminant en matière de stabilisation du climat carcéral et de diminution des tensions et conflits internes, puisqu’elles atténuent la dureté des privations inhérentes à la détention. Bouffées d’air frais dans le quotidien carcéral, ces améliorations matérielles permettent au prisonnier de conserver son identité d’avant son incarcération.
POUVOIRS ET INTERVENTIONS
Le directeur
11Dans l’univers total traditionnel, le portrait du directeur est presque folklorique : de formation militaire, intransigeant, dur, il a un pouvoir pratiquement absolu tant sur les gardiens que sur les détenus. Les biographies d’ex-détenus confirment son pouvoir immense, arbitraire, reposant sur la force et les menaces, à l’image de l’établissement cœrcitif qu’il dirige. Jouissant d’une haute situation, il bénéficie d’une maison mise à sa disposition par le service pénitentiaire, et gardiens et détenus se disputent le privilège d’y travailler au service du patron. Sa journée de travail se présente bien simplement : inspection des différents secteurs de la prison, cour disciplinaire, expédition des affaires courantes dans un modèle de gestion qui a le mérite de ne pas occasionner de dépense indue de papier. En somme, il s’agit d’un poste prestigieux, à caractère honorifique, poste couronnant bien une fin de carrière.
12La description qui précède vaut pour un passé plus ou moins récent. Avant le moment charnière, qui pourrait être situé autour des années 1960, la gestion était réduite à sa plus simple expression, et le pouvoir de la direction était incontestable et sans appel.
13Au cours des décennies, les choses ont considérablement évolué, et l’émergence de divers groupes de pression a modifié la balance des pouvoirs. Gill (Stastny et Tyrnauer, 1982) a distingué neuf groupes autour desquels se tissent les rapports de force :
- les détenus, le plus souvent divisés en groupes restreints qui se trouvent en compétition les uns avec les autres. Des comités de détenus, dûment élus, sont reconnus comme des interlocuteurs valables, et ils peuvent être appuyés en cela par des organismes extérieurs ;
- les gardiens de premier niveau, qui interviennent uniquement en matière de sécurité, dont les tâches sont concentrées dans les postes de surveillance statique, et qui sont généralement appuyés par un syndicat important ;
- les gardiens de deuxième niveau, dont les tâches principales s’accomplissent en contact avec les détenus, notamment dans les unités de vie. Ils ont des responsabilités mixtes (aide, contrôle) ;
- les professionnels, des diplômés d’université en sciences humaines, chargés de l’évaluation des détenus, de la gestion de la sentence, du suivi du plan carcéral, des décisions relatives aux transferts ou des recommandations de libération anticipée ;
- les administrations régionales et centrales, qui viennent coiffer et superviser les établissements avec leurs experts et leurs bureaucrates ;
- les députés et les gouvernements, qui s’intéressent de plus en plus aux problèmes de la prison, multipliant les questions, les visites et les enquêtes, modifiant les lois, critiquant la gestion ;
- l’ensemble de la société, les groupes de pression et les médias ;
- les juges, plus particulièrement aux États-Unis où les décisions judiciaires viennent souvent modifier la gestion carcérale ; ces décisions peuvent aller de l’examen des conditions de détention d’un détenu à la dénonciation de l’ensemble des conditions de détention d’une prison ;
- le directeur d’établissement, que nous avons placé en dernier lieu pour mieux mettre en évidence qu’il n’est plus le seul maître à bord. Il ne domine plus la situation, ayant plutôt pour tâche d’équilibrer les différents rapports de force entre les groupes que nous venons d’énumérer.
14Depuis le moment où les administrations régionales et centrales ont grugé une partie de son pouvoir de décision, où les élus du peuple lui ont imposé de nouvelles orientations et où les juges ont exercé un contrôle sur sa gestion, le directeur a perdu progressivement le pouvoir absolu qu’il détenait, pouvoir sapé essentiellement de l’extérieur. Pendant ce temps, à l’intérieur, la situation se complique. Groupes de détenus aux intérêts plus diversifiés, syndicalisation du personnel, fractionnement du personnel en groupes de pression différents, sinon divergents, voilà de quoi se compose désormais sa réalité quotidienne.
15L’analyse du pouvoir des directeurs d’établissement, effectuée surtout à partir de leurs propos (Vacheret et Lemire, 1998 ; Riveland, 1999), révèle que le modèle de primauté du droit adopté ces dernières décennies a modifié de façon profonde leur marge de manœuvre dans l’exercice de leurs fonctions. Ainsi, à l’heure actuelle, un directeur doit faire face à deux univers étroitement liés, mais pas toujours aisément conciliables : il lui faut prendre en considération les intérêts des groupes qui vivent et travaillent au sein de l’établissement qu’il supervise ainsi que les intérêts et les exigences de groupes extérieurs à l’établissement.
16D’une part, les formalités inhérentes à la loi et à son application, avec les risques de contestation qui en découlent, contraignent les directeurs non seulement à mieux informer et former leur personnel, mais encore à exercer une surveillance importante de l’ensemble des pratiques au sein de leur établissement, et ce, d’autant plus qu’ils se heurtent à une certaine désinvolture de la part de leurs employés. Ces derniers, qui pour beaucoup se reconnaissent dans une culture orale, résistent ainsi à ce qu’ils considèrent comme pur formalisme. Par ailleurs, la multiplication des intervenants, liée aux modifications des normes de détention et de gestion des sentences, les oblige à arbitrer les différents intérêts en jeu plus qu’à les contrôler. Il s’agit pour eux d’intervenir en tant que médiateurs (Vacheret et Lemire, 1998).
17D’autre part, l’ouverture des établissements carcéraux sur l’extérieur, la médiatisation, les interventions externes, et de façon globale, la connaissance qu’a la collectivité du milieu carcéral obligent les directeurs à faire preuve de transparence, à rendre des comptes, et les rendent responsables des pratiques qui ont cours dans leur établissement et des politiques mises en place (Jacobs, 1980 ; Vacheret et Lemire, 1998 ; Riveland, 1999). Qu’il s’agisse des dépenses apparaissant au budget, des soins de santé offerts, notamment dans les cas délicats de détenus atteints du VIH ou du sida, ou encore des recommandations de libération conditionnelle ou des permissions de sortir, ils doivent bien peser toutes leurs décisions, chacune pouvant faire l’objet de contestations, de critiques, de remises en cause.
18Enfin, si les exigences du poste ont changé, le profil des candidats s’est singulièrement modifié. L’ex-militaire en fin de carrière a cédé la place au jeune administrateur dynamique, rompu aux relations de travail et aux relations publiques, plus préoccupé, comme l’écrit Jacobs (1977), de gestion efficace que d’orientation correctionnelle.
19Les directeurs sont donc devenus de superlégalistes, de superbureaucrates, de supernégociateurs et des administrateurs d’élite ; toutefois, l’absolue solitude du poste n’a pas changé. Quelles que soient les entraves et les contraintes, le directeur demeure celui qui, en dernière analyse, porte la responsabilité de tout ce qui se produit dans la prison. Alors qu’autour de lui toutes les forces présentes s’associent à des groupes de pression ou s’appuient sur des organismes, le directeur ne peut compter que sur lui-même. Cependant, il ne faut pas oublier que, parallèlement à l’évolution de l’institution, les directeurs ont vu s’accroître leurs ressources et les possibilités d’action pour gérer leur établissement ; plus particulièrement, la professionnalisation de leur personnel et la mise en œuvre de programmes pour les détenus ont rendu plus aisé le maintien de l’ordre. N’empêche, d’un poste symbolique, le directeur est passé à la gestion de la diversité et de l’incohérence. La tour d’ivoire est bel et bien démolie : le directeur de prison omnipotent est devenu une figure légendaire, une espèce en voie de disparition.
Les groupes de pression
20Dans un texte subtilement prophétique, écrit à un moment où le milieu carcéral donnait encore une impression d’homogénéité et d’ordre, Ohlin (1960) a étudié les conflits d’intérêts et l’apparition des groupes de pression dans les divers secteurs de l’administration de la justice pénale. Bien qu’il ne limite pas son analyse au seul milieu carcéral, il en tire plusieurs exemples, et son apport le plus important consiste à fournir une grille d’analyse qui permet de comprendre comment et pourquoi la prison n’est plus le bloc monolithique d’autrefois.
21Un groupe de pression est formé d’un certain nombre de personnes prêtes à investir de l’énergie et des ressources dans une activité qui correspond aux objectifs qu’elles se sont fixés. Il n’y a pas de groupe de pression sans objectif. En ce qui a trait à la prison, les perspectives des divers groupes sont remarquables par leur divergence. Certains disent qu’on incarcère trop, d’autres, qu’on libère trop rapidement. Les uns soutiennent que la sécurité prend trop de place, d’autres font la même remarque au sujet des programmes de rééducation. Dans certains milieux, on trouve les détenus trop bien traités, ailleurs on se plaint que les droits des détenus ne sont pas respectés. Les uns parlent d’abolir les prisons, les autres de les rentabiliser. Les objectifs que sous-tendent ces diverses perspectives laissent entrevoir un éventail d’actions, pas nécessairement cohérentes, auxquelles ces intérêts peuvent mener.
22Certains groupes de pression font leur apparition en prison lorsqu’ils comprennent que des activités carcérales peuvent servir leurs propres fins. Ainsi, lorsque le Service correctionnel du Canada a décidé d’offrir un programme de formation scolaire, les ministères de l’Éducation des différentes provinces, voyant dans ce projet des possibilités d’extension de leurs propres programmes et entrevoyant un afflux de ressources financières, ont, eux qui jusque-là ne s’étaient guère intéressés à l’enfermement, consacré beaucoup de temps et d’énergie à l’élaboration de programmes destinés aux prisonniers. Malgré le développement harmonieux de ces programmes, il est sûr que l’arrivée d’un nouveau joueur rend plus complexe la gestion de la prison. Même dans le meilleur des cas, ce groupe impose des contraintes à l’établissement, car il a sa propre rationalité et ses propres priorités, qui ne peuvent être totalement identiques à celles de la direction. L’entrée d’un groupe de pression en prison signifie toujours un minimum de négociations et de concessions de la part de l’administration carcérale : le vin devient plus clair, même si on boit toujours au même verre.
23Si certains groupes se forment par suite d’événements survenus dans le milieu carcéral, d’autres se constituent pour réagir à des décisions ou à des innovations qui viennent menacer leurs propres intérêts, contrecarrer leurs propres plans. Qu’il s’agisse d’un projet d’implantation d’ateliers industriels, des pressions politiques forcent le directeur à abandonner son projet (Ohlin, 1960). Qu’il s’agisse des programmes de réinsertion sociale, et plus particulièrement des libérations conditionnelles, des corps policiers exercent des pressions pour que ces sorties soient restreintes et informent les journalistes des cas d’échec. L’influence de la police dans les divers secteurs de l’administration de la justice est un fait bien documenté, et Littrell (1979) a magnifiquement analysé le rôle-clé qu’elle joue auprès des tribunaux. Ce conflit d’intérêts a le mérite important de mettre en évidence que les différentes composantes de l’administration de la justice ne poursuivent pas toutes les mêmes objectifs, et qu’entre elles le désaccord est souvent manifeste. Nonobstant les problèmes d’efficacité que cette diversité peut poser, cela permet de souligner que, à l’intérieur même du système pénal, l’institution carcérale n’a pas carte blanche.
24On constate donc que les groupes de pression sont quelquefois diamétralement opposés, quelquefois convergents, le plus souvent isolés les uns des autres. Il est également remarquable que les intérêts de ces groupes soient le plus souvent limités à un secteur bien particulier. Le ministère de l’Éducation n’a que faire des programmes industriels (si toutefois il connaît leur existence) ; les policiers ne se soucient guère des programmes de formation scolaire et professionnelle ; la « vieille garde » est indifférente aux libérations conditionnelles, de la même façon qu’on n’a jamais entendu les abolitionnistes se plaindre du trop grand nombre de congés temporaires accordés aux détenus. Chaque groupe n’a qu’une vision bien partielle de la prison et ne s’inquiète guère des effets qu’auront ses pressions sur l’ensemble de l’institution. Sa principale préoccupation demeure l’atteinte d’objectifs limités.
25Dans cette perspective systémique, tout se passe comme si plusieurs groupes tiraient une même couverture dans des directions tout à fait différentes : le résultat final dépend davantage du hasard des forces en présence que de la concertation et de la rationalité.
PERSPECTIVE HISTORIQUE
26Si l’ordre (ou le désordre) de l’univers carcéral change, dans quelle perspective faut-il comprendre les bouleversements des dernières décennies ? L’ouvrage de Stastny et Tyrnauer, Who Rules the Joint ? (1982), présente une typologie de l’évolution des prisons au cours des deux derniers siècles, synthèse d’éléments théoriques tels que la sous-culture et l’univers total. Il permet également de comprendre la prison sur le plan de l’évolution des rapports de pouvoir, concept névralgique dans ce milieu. Enfin, il réussit à donner un sens à ce qui s’est passé en prison au cours des deux derniers siècles.
27Selon Stastny et Tyrnauer (1982), le milieu carcéral a connu quatre grandes phases évolutives, résumées dans le Tableau 5.1.
TABLEAU 5.1. Typologie historique des prisons (Stastny et Tyrnauer, 1982)
Type de prison |
Rapports de pouvoir |
Fonction principale |
Caractéristiques |
Révélation |
Unipolaires : |
Amendement par la pénitence et les habitudes de travail |
Isolement, silence, travail individuel |
Entreposage |
Bipolaires : |
Neutralisation |
Surveillance statique, privilèges, code des détenus |
Rééducation |
Tripolaires : |
Réhabilitation : modèles médical et de formation |
Traitement, formation, sentence indéterminée, programmes, éducation |
Diversité |
Multipolaires : |
Prisons ouvertes sur la société |
Détotalitarisation, perméabilité, diffusion du pouvoir, pluralisme, droits des détenus |
28La première phase, celle de la révélation (enlightenment), d’inspiration religieuse, donne naissance au nom de pénitencier (de « pénitence »). Par l’isolement et la méditation, on espère que le délinquant retrouvera la voie du bien. C’est l’époque du modèle pennsylvanien, caractérisé par l’isolement total du détenu, seul dans une cellule individuelle, échappant aux influences nocives des autres et méditant sur ses fautes. Il importe de retenir de cette phase que les détenus n’ont aucune activité de groupe et n’existent que comme individus, si ce mot peut avoir un sens à cette époque. Le pouvoir des gardiens sur les détenus est à sens unique, compromis et négociations n’existant pas. C’est le régime autocratique par excellence. Stastny et Tyrnauer (1982) ont bien raison d’écrire que, si l’établissement total défini par Goffman (1968) a pu un jour exister à l’état pur, c’est certainement à cette époque, alors que le détenu, totalement coupé de la société, isolé en cellule et réduit au silence, se trouvait dans une position de dépendance absolue par rapport à ses gardiens. Le régime auburnien introduira une variante en permettant aux détenus de travailler en commun le jour, quoiqu’en silence. Ce premier pas vers une vie plus communautaire ne constitua probablement pas un changement qualitatif important à l’époque, mais, quand la vocation salvatrice et rédemptrice de la prison fut abandonnée, il servit de précédent pour inspirer une nouvelle façon de gérer la privation de liberté.
29La deuxième phase est celle de l’entreposage (warehousing). L’idéal pseudoreligieux abandonné, l’isolement cellulaire cède le pas à la vie commune. Les détenus commencent à exister en tant que groupe : une sous-culture se dessine, un code des détenus privilégiant la solidarité s’impose, des hiérarchies de détenus apparaissent. On voit se mettre en place l’établissement cœrcitif traditionnel, tel qu’il est parvenu jusqu’à aujourd’hui et a été étudié, principalement durant les années 1950. L’organisation sociale des détenus a créé une brèche dans le caractère total de l’institution, et la relation entre gardiens et détenus prend une orientation plus conflictuelle. L’époque de la domination absolue est révolue, celle des privilèges commence. La première brèche dans l’univers total a été ouverte par les détenus eux-mêmes, du fait de leur organisation sociale en prison. Les phases qui suivront ne feront en quelque sorte que poursuivre une subtile entreprise de démolition.
30La troisième phase est celle de la rééducation (remedial). On assiste à l’avènement de nouvelles perspectives qui, poussées à leurs limites, mèneront à la création de l’établissement normatif. La plupart des établissements se contenteront d’adopter quelques caractéristiques normatives, mais il y a désormais une catégorie d’employés préoccupés des intérêts des détenus. Les besoins de ceux-ci reçoivent davantage de considération et, surtout, la réinsertion sociale devient un objectif déclaré de la prison. Ainsi commence à s’établir une continuité entre prison et société : une partie de la peine est purgée en prison, l’autre en société du fait des libérations conditionnelles. Dès lors, la peine d’emprisonnement n’a de signification véritable que si elle peut déboucher sur une réinsertion sociale réussie. La prison perd son autosuffisance. Pour favoriser cette réinsertion sociale, on fait appel à des professionnels des sciences humaines et à des ressources extérieures. L’événement important, ici, est l’entrée de la société dans la prison ou la sortie de la prison en société. Quoique encore discret, un lien bien réel s’établit entre l’intérieur et l’extérieur, et il est sûr que, de ce point de vue, la perspective rééducative a considérablement dérangé l’ordre cœrcitif classique. Certains auteurs (Engel et Rothman, 1983) établissent même des liens de cause à effet entre l’introduction de réformes rééducatives et la violence carcérale. Cette vision, quelque peu myope, manque de perspective, car l’analyse de Stastny et Tyrnauer (1982) démontre bien que le déséquilibre carcéral actuel résulte de l’évolution à long terme de plusieurs facteurs et il serait bien téméraire d’en isoler un seul au-dessus des autres. Sous l’angle du pouvoir, cette phase est caractérisée par l’arrivée d’un troisième acteur, le rééducateur, qui prend sa place entre le gardien et le détenu : désormais, le gâteau doit être coupé en trois morceaux et cela ne se fera pas au détriment du détenu. Ce dernier acquiert une certaine valeur comme personne ; le moment approche où l’on commencera à parler des droits des détenus.
31La dernière phase se caractérise par la diversité et le pluralisme (phase interactive). Le pouvoir devient plus diffus et partagé, les diverses forces centrifuges décrites dans l’analyse des fonctions de directeur étant à l’œuvre. Non seulement la société fait-elle sentir sa présence, mais elle influe sur la gestion carcérale. La prison échappe à ses gestionnaires, d’où la pertinence du concept de détotalitarisation proposé par Stastny et Tyrnauer (1982).
UN CERTAIN EFFRITEMENT DE L’UNIVERS TOTAL
32L’ouverture sur la société marque l’arrivée de nouveaux acteurs et l’émergence de nouveaux rapports d’intérêts et de pouvoir. Jusqu’à présent, la prison avait réussi à limiter les rapports de force aux relations entre gardiens et détenus. Cela donnait, malgré des tensions plus ou moins importantes, une certaine homogénéité et une certaine cohérence internes ; mais à partir du moment où de nouvelles variables plus ou moins contrôlées, venant de l’extérieur de la prison, y font leur apparition, les règles du jeu sont modifiées, les relations se complexifient, les rapports de pouvoir se multiplient et se diversifient, l’homogénéité relative cède la place à une hétérogénéité certaine (Veil et Lhuilier, 2002). La certitude devient confusion. On assiste alors à une forme d’éclatement de l’institution. Peut-on toutefois continuer l’analyse de Stastny et Tyrnauer (1982) et considérer qu’il y a aujourd’hui effritement du caractère total de l’institution carcérale ?
Des acquis certains
33Pour pouvoir envelopper et dominer entièrement la vie de centaines de reclus, l’institution totale se devait de se suffire à elle-même et de n’admettre aucune influence extérieure. Or, l’entrée de la société dans la prison, qu’il s’agisse de visiteurs, de représentants des médias ou de comités de citoyens, et les jugements des cours de justice limitent ce pouvoir de la prison. La direction et le personnel ont des comptes à rendre à cette société, et le détenu bénéficie de ressources extérieures qui modifient le rapport de force. L’enveloppe cœrcitive a été trouée et l’osmose qui en résulte porte atteinte à l’unicité centralisatrice de l’institution.
34La reconnaissance des droits et le système des privilèges ont eu une conséquence non négligeable que Seyler (1985) nomme à juste titre : « l’affaissement de la clôture ». L’essor du système des privilèges gomme la spécificité de la prison et rapproche graduellement cette dernière des normes en vigueur dans la collectivité. Le détenu isolé en cellule, consommant ou gageant son tabac, marquait bien l’isolement et la séparation de la société que le milieu carcéral entretenait. Il a maintenant accès aux produits de la société de consommation. Il peut de sa cellule avoir les mêmes informations et les mêmes divertissements que le citoyen dans le salon de sa maison, il peut lire les mêmes journaux et revues, il peut suivre les mêmes modes quant à la coiffure et à l’habillement, il peut même occasionnellement vivre la sexualité de son choix. Auparavant, il était souvent de mise de comparer la prison à une ville autonome ; le milieu carcéral traditionnel se suffisait à lui-même et n’avait pas besoin de la société pour son fonctionnement et sa survie. Aujourd’hui, on constate qu’une brèche a été ouverte, qu’une osmose s’est établie et que la société a bel et bien fait son entrée dans la prison. Le milieu carcéral se voit en partie privé de son caractère d’exception. D’où la conclusion essentielle et lourde de conséquences de Seyler (1985) : « L’institution n’est plus la source de tout ce qui fait sens dans la vie carcérale et son caractère total est entamé. »
35Que le caractère total de l’institution soit entamé, les programmes de visites familiales privées en offrent un exemple marquant. Mis en œuvre dans certains pays depuis plus de 20 ans, perçus parfois comme des programmes portant atteinte à la notion même de sanction pénale, dans ce qu’elle peut représenter de souffrance, ils relèvent de la conception selon laquelle la peine doit être humaine, plutôt que cruelle, et tournée vers la société. À travers les rencontres possibles et l’exercice du droit parental, le détenu conserve son statut de conjoint et de parent. Il participe aux décisions familiales et reste responsable en partie de l’éducation et du bon développement de son enfant. Le détenu sort alors de son anonymat. Il n’est plus seul parmi un groupe de prisonniers, avec pour toute étiquette celle du contrevenant manipulateur et dangereux pour la société. Il conserve, même si amputé, son statut de citoyen avec des responsabilités et des droits.
36Le fait que des personnes n’étant pas sous juridiction pénale, et parmi elles des mineurs, pénètrent dans les établissements carcéraux modifie forcément le visage de l’institution carcérale. En effet, même s’il s’agit d’une entrée limitée aux frontières de l’établissement, ces personnes se trouvent à l’intérieur de la zone de détention. Un double échange se fait alors. D’un côté, les normes carcérales, normes de contrôle, de surveillance, d’intrusion dans la vie privée, s’imposent à un groupe autre que le groupe des personnes prises en charge par la justice. De l’autre côté, l’entrée d’un groupe de non justiciables modifie le caractère de certaines zones au sein de l’établissement. Ces espaces, prévus pour des relations personnelles, intimes et affectives, prennent un caractère au moins partiellement privé et limitent le caractère intrusif et cœrcitif de l’institution.
Des acquis de portée limitée
37Toutefois, cette ouverture de la prison, ces interventions de la société dans la prison, cette diffusion des rapports de pouvoir, tous ces progrès bien réels et fondamentaux se heurtent à des limites. L’ampleur de la détotalitarisation de l’institution appelle encore des questions.
38D’une part, si l’ensemble des droits reconnus aux détenus fait apparaître le système pénitentiaire canadien comme une figure de proue en la matière, les progrès dans le respect de ces droits sont encore cantonnés dans un cadre restrictif. Ainsi, comme Kaminski (2002) le rappelle, la reconnaissance des droits est toujours tributaire d’une application effective. Compte tenu du fait que l’institution carcérale reste encore un établissement cœrcitif, l’énoncé de droits s’accompagne toujours de l’énoncé de considérations qui limitent ces droits. Non seulement leur reconnaissance et leur application sont alors toujours sous réserve, mais encore la loi prévoit plusieurs cas permettant une atteinte à l’intégrité des prisonniers, qu’il s’agisse d’écoute de leurs conversations avec leurs proches, de la lecture de leur courrier ou de fouilles (Cartuyvels, 2002 ; Lemonde et Landreville, 2002 ; Kaminski, 2002). Par ailleurs, les analystes ont montré que la multiplication des droits a eu pour effet d’augmenter les contrôles physiques, notamment par le développement de technologies de pointe permettant d’assurer une surveillance tant à l’intérieur des établissements que lors des entrées et des sorties (Vacheret, 2005). Dans ce contexte, les possibilités de recours accordées aux détenus lorsque leurs droits sont bafoués ont peu de force, sinon aucun pouvoir de contrainte.
39D’autre part, l’ouverture des établissements et l’entrée de la société dans la prison, si elles ont modifié les rapports de pouvoir, peuvent prendre la forme d’un contrôle des détenus encore plus marqué. Ainsi, dans une analyse des visites familiales privées, Vacheret (2005) a montré que l’accès aux programmes de visites familiales privées dépend aussi du « bon » comportement institutionnel. Sans faire partie des critères officiels, le respect des règles internes, la non-consommation de substances interdites ou encore la non-implication dans un système délinquant derrière les murs deviennent une façon d’obtenir et de garder ce droit. Ainsi, les programmes de visites familiales privées deviennent un nouveau privilège, une nouvelle carte dans le jeu de l’administration carcérale.
40Si notre analyse rend perceptible un certain effritement du caractère total de l’institution carcérale, ne serait-ce qu’à partir de l’affirmation des droits des détenus et de l’intrusion de la société dans les établissements pénitentiaires, le caractère cœrcitif de l’institution carcérale reste encore et toujours présent. Il est, et l’affirmation risque de valoir pour longtemps, encore toujours difficile de faire du temps.
Notes de bas de page
1 Au Canada, il peut toucher entre 1,50 et 10 $ par jour. Il est à noter que depuis plusieurs années l’enquêteur correctionnel demande que ces montants soient augmentés, car ils sont nettement insuffisants pour répondre aux besoins des détenus.
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