2. Les sous-cultures et l’adaptation
p. 35-57
Texte intégral
1La concentration de centaines, voire de milliers de personnes à l’intérieur d’un espace restreint pose de façon assez évidente la question de la vie collective. Non seulement ce lieu de vie est limité, mais encore il fait l’objet d’un contrôle serré. Le groupe social des détenus, qui a ceci de particulier que ses membres vivent dans des conditions d’exiguïté et d’hostilité, a rapidement attiré l’attention de chercheurs dont les travaux sont à l’origine d’une expression aujourd’hui fort répandue : le code des détenus. Beaucoup de comportements et d’événements ont été expliqués et justifiés par ce fameux code et, certes, on peut postuler que les détenus ont en commun des attitudes, des convictions, des valeurs : une sous-culture, en somme. Qu’ont observé les chercheurs au juste, et comment l’ont-ils expliqué ?
LA SOUS-CULTURE CARCÉRALE
2Tout groupe social tend à exprimer ses croyances et ses valeurs dans un code. La société le fait, par exemple, dans le Code criminel, qui, en proscrivant certains comportements, établit les normes de la conduite en société.
Le code de valeurs des détenus
3Certains codes sont officiels et écrits, leur ampleur et leur importance se vérifiant aisément. Le code des détenus, pour n’être ni officiel ni écrit, n’en est pas moins explicite. Toutes les personnes, tant les chercheurs que les ex-détenus, qui ont écrit sur la prison s’accordent sur l’existence de ce code. Roger Caron (1980) écrit : « Le code des détenus est vraiment un manuel enseignant comment réussir en prison en n’essayant surtout pas de s’amender. » Et il ajoute : « Là, il lui faudrait vite apprendre à suivre le code des détenus sans la moindre défaillance, autrement ce serait sa fête. »
4Sykes et Messinger (1960) ont dégagé les 5 éléments essentiels de ce code :
- Être loyaux entre détenus. Il ne faut pas nuire aux intérêts des autres détenus : plus précisément, on ne doit pas trahir ses codétenus auprès des autorités. S’exprime ici la nécessité de faire front aux gardiens.
- Garder son sang-froid. Dans un milieu chargé de frustrations et où les individus peuvent facilement exploser, il devient indispensable de ne pas perdre la tête. Savoir « faire son temps », entre autres choses, c’est éviter de rendre l’incarcération encore plus pénible à soi-même et aux autres.
- Ne pas s’exploiter entre détenus. Ce précepte en recouvre plusieurs autres : respecter la parole donnée, ne pas se voler entre détenus, payer ses dettes. Exprimé de façon positive, il représente une valeur de droiture.
- Faire preuve de courage et ne jamais faiblir dans l’adversité : devant l’attaque, résister sans jamais demander grâce ; ne pas éviter l’affrontement lorsqu’il doit se produire ; lorsqu’on est victime de répression de la part du personnel, la subir avec courage ; bref, être un homme.
- Ne pas frayer avec l’ennemi, en l’occurrence les gardiens et la direction. Ceux-ci doivent toujours être traités avec méfiance, et ils ne peuvent avoir raison. Il convient de rejeter ce qu’ils représentent – travail, autorité, réinsertion – et d’adhérer au groupe de pairs.
5Ce code verbal se saisit d’autant mieux qu’il est véhiculé par l’argot. L’argot, en effet, est l’outil privilégié pour appréhender le code des détenus et les relations qu’ils établissent entre eux et avec les gardiens, il se définit comme un « ensemble de termes particuliers qu’adoptent entre eux les gens d’une même profession ou d’un même groupement social ». C’est à travers lui qu’un « individu affiche son appartenance au groupe et en affirme l’originalité » (Larousse). Dans la mesure où l’argot permet de rattacher un individu à un groupe précis, il montre, comme dit Graven (1962), sous un jour révélateur le milieu criminel et sa mentalité : il est l’expression de son caractère profond, de ses sentiments, de ses passions, de ses haines et rancunes. La connaissance par le détenu de ce langage teinté d’amertume et d’humour noir (Sykes, 1958) augmente avec son expérience de la prison, mais aussi avec son rang (James, 1974), de telle sorte que les leaders le manieront mieux que les autres. L’argot devient ainsi condition et symbole d’une intégration carcérale réussie.
6Quelques exemples permettront de comprendre combien l’argot « parle ». Un délateur devient un rat, un chien, ou, en France, un mouton, un mouchard, un charognard : l’intensité et le mépris de ces mots traduisent à la fois l’importance de la loyauté entre détenus et la désapprobation que suscite le manquement à ce principe. Contrairement à ce que dit l’adage bien connu, en prison, un mot vaut mille images : toutes ces réalités brutales, le plus souvent cachées et inaccessibles, se révèlent dans quelques lettres. Le gardien est un screw (« tourneur de clés », mais aussi « enculeur »), un cochon, un gaffe. L’univers des gardiens n’est jamais désigné que par « vous », « eux », par opposition à « nous », les pronoms marquant la distance entre les deux groupes et leur incompatibilité. La prison, c’est la taule, le trou, l’asile, le joint. Le criminel de carrière, admiré et craint, est un caïd, un Right Guy, termes qui dénotent sa situation importante et en vue au sein de la société carcérale. Dans le milieu carcéral québécois, l’expression « y’é correct » devient une étiquette très positive : elle signifie que, dans ce monde hostile et peu digne de confiance, la personne ainsi qualifiée constitue l’exception à la règle. En outre, les détenus ont une façon bien particulière de se saluer en se disant tout simplement « O.K. », pour s’assurer que rien n’est changé, que tout continue de bien aller. Rien ne décrit mieux l’insécurité qui tenaille tous les détenus que ces deux simples lettres.
Solidarité et cohésion
7De l’analyse du code des détenus on peut dégager un certain nombre de constatations (Sykes et Messinger, 1960).
- Ce code met l’accent sur la solidarité et la cohésion des détenus en tant que groupe. D’une façon ou d’une autre, les détenus préconisent un modèle d’interactions sociales qui les lient tous dans la loyauté et le respect, et les unissent contre les autres.
- Le comportement réel des détenus va d’une adhésion totale au code à des écarts plus ou moins marqués. En cela, ils ne diffèrent guère des honnêtes citoyens qui respectent les codes de façon bien variable. Par exemple, certains conducteurs observeront scrupuleusement les règles du code de la route, d’autres prendront quelques libertés mineures, d’autres enfin défieront carrément les lois. Considérons maintenant le recel : qui n’a jamais été tenté d’acheter à prix réduit du matériel volé ? Cette constatation s’impose dans la mesure où certaines personnes vont minimiser l’importance du code des détenus en soulignant les libertés prises à son égard, tandis que d’autres vont jouer de la nostalgie en déplorant que ce code ne soit plus respecté comme jadis. Si un code de valeurs ou de conduite était toujours respecté, il n’aurait sans doute pas besoin d’exister. C’est parce que certains comportements ne vont pas de soi pour tous qu’on sent le besoin d’énoncer des règles. En ce sens, les manquements au code sont tout aussi essentiels que le code lui-même. Nous ne voyons pas pourquoi il en irait autrement en prison : on ne peut exiger plus des détenus que des citoyens libres.
- Les infractions au code sont réprimées sans autre forme de procès et avec une sévérité souvent proche de la répression. Le délateur, reconnu ou présumé, devra quitter la population et se réfugier dans le secteur de protection, sinon il risque la mort ; tout le monde sait que les règlements de compte sont monnaie courante dans ce milieu. Le détenu qui n’honore pas ses dettes sera victime de brutalités ; s’il craint trop pour sa sécurité, il devra demander l’isolement protecteur. Le détenu trop bavard avec les gardiens sera la victime de la loi du silence de la part des autres détenus, ou retrouvera sa cellule sens dessus dessous.
- Le détenu qui donne des signes de faiblesse sera exploité et dépouillé de ses biens personnels. Il faut bien comprendre que l’exploitation dont nous parlons ici, qui est une forme de répression, ne constitue pas un manquement au code : elle se justifie par le fait que le détenu n’est justement pas capable d’être fort, tel que le prescrit le code, et qu’il doit en payer le prix.
LES MODÈLES EXPLICATIFS DE LA SOUS-CULTURE CARCÉRALE
8Ainsi, la sous-culture carcérale privilégie la solidarité et la cohésion. Deux grands modèles explicatifs permettent de comprendre pourquoi.
Le modèle privatif
9Sykes (1958), dans un livre essentiel, a fourni le premier grand modèle explicatif : le modèle privatif, ainsi nommé parce qu’il explique la formation de cette sous-culture par les privations qu’endurent les détenus durant leur incarcération.
10Examinons en premier lieu la nature des privations ; nous comprendrons mieux par la suite les choix qui s’offrent aux détenus pour en atténuer les effets. Sykes (1958) a distingué cinq privations majeures :
- La perte de liberté, certes fondamentale, surtout dans une société démocratique. Non seulement les mouvements du détenu se trouvent-ils limités à un périmètre précis, mais à l’intérieur même de ce périmètre le détenu ne peut aller n’importe où, à n’importe quel moment, et il doit souvent demander aux gardiens des « passes » pour justifier ses déplacements. Cette perte de liberté signifie également que les liens avec la famille et les amis sont restreints et que tout un ensemble d’habitudes de vie que le détenu avait en société doit être abandonné. En outre, la perte de liberté est souvent perçue par le détenu comme un acte de rejet posé envers lui par la société.
- La perte de biens et services. Le détenu est évidemment logé, nourri et habillé, de sorte que ses besoins essentiels sont satisfaits. Mais, à son admission, il se voit dépouillé de ses effets personnels, qu’il essaiera progressivement de récupérer durant son incarcération. Produit d’une société de consommation, il ne dispose plus que du strict nécessaire, il doit faire son deuil de multiples objets de luxe qui faisaient partie de son univers quotidien à l’extérieur.
- La privation d’hétérosexualité. Le détenu se trouve dans un monde d’hommes où la présence des femmes se manifeste avant tout par les photos et les affiches qui décorent les murs des cellules. Si un détenu avait un lien, régulier ou épisodique, avec une femme, l’incarcération limite grandement cette relation, en la réduisant à des entretiens dans une salle de visite généralement surveillée. Certains pays ont instauré des programmes de visites conjugales, mais encore faut-il mériter ce privilège qui ne se présente que quelques fois par année. Il s’agit donc d’une privation majeure, et la relation homosexuelle constitue le plus souvent une solution insatisfaisante.
- La perte d’autonomie. Elle signifie que d’autres personnes, généralement en position de domination, prendront des décisions en lieu et place des détenus. Ces personnes, la direction et les gardiens, décideront de l’heure et du contenu des activités, des repas, du travail, de l’heure du lever et du coucher, de l’habillement. Cette relation de domination se déroule souvent par symbole interposé, comme en témoignent ces propos : « Pour les gardes, la cloche était devenue le symbole chéri de l’autorité... Ce son insupportable réglait tous nos mouvements sans exception : il nous faisait lever, nous envoyait travailler, déjeuner, dîner, nous regroupait pour le comptage, il décidait du moment où nous devions la boucler et celui où nous devions nous fourrer au lit... Son dong résonnait... cent vingt-sept fois par jour » (Caron, 1980). Cette description d’une situation où certains décident pour d’autres n’est pas sans rappeler le sort des jeunes enfants. Entre infantilisation et déresponsabilisation, il n’y a qu’un pas, qui peut être vite franchi.
- La perte de sécurité est également inhérente à l’emprisonnement. Vivant en promiscuité avec des centaines d’autres personnes, dont la majorité sont des inconnus, dans un milieu où la violence a presque un caractère routinier, le détenu apprend à vivre dans la crainte, le doute, la suspicion. La prison cache un monde d’anxiété, où même une situation enviable reste toujours précaire. La direction et les gardiens deviennent également des sources d’insécurité en raison du pouvoir qu’ils détiennent, pouvoir indissociable d’une menace de répression ou d’exploitation.
11Les privations de l’incarcération sont donc des privations majeures en ce qu’elles touchent des secteurs névralgiques de l’activité humaine. L’emprisonnement est sans doute fondamentalement ressenti comme quelque chose de pénible, non seulement à cause des privations qu’il entraîne, mais également à cause de la situation d’infériorité dans laquelle il maintient le détenu et de l’image de soi négative qu’il lui renvoie. Être incarcéré, c’est faire l’objet de privations importantes, c’est se voir rejeté et mis à l’écart en tant qu’indésirable pour la société, et c’est finalement se définir soi-même comme un perdant, un raté.
12Dans l’impossibilité de se soustraire aux privations inhérentes à l’emprisonnement, les détenus recherchent avant tout la façon la plus saine, ou la moins dommageable, d’en diminuer l’impact sur leur vie quotidienne. C’est ainsi qu’émerge, selon Sykes (1958), un modèle de relations sociales entre détenus basé sur la solidarité et la cohésion : le salut dans le collectivisme et le rejet du « chacun pour soi », tel est le choix le plus acceptable. Cette façon de faire n’est pas propre à la prison. Lorsqu’ils subissent de dures épreuves, les gens ont souvent tendance à se serrer les coudes. Dans une période de deuil, les membres d’une même famille oublient leurs querelles pour soutenir les personnes affligées. Quand survient une catastrophe, un incendie, un tremblement de terre, les membres d’une collectivité tissent spontanément des liens d’entraide et de coopération. Des pays peuvent même mettre de côté d’importantes divergences idéologiques et s’unir pour faire face à un ennemi commun. Le malheur et l’imminence d’un péril peuvent donc constituer des sources d’union et d’entraide.
13Sous cet angle, le modèle privatif peut expliquer la sous-culture carcérale. Si le code de valeurs des détenus met un accent si fort sur la solidarité et la cohésion, c’est que les détenus n’ont pas de meilleur choix que de s’unir pour affronter l’adversité. En outre, dans ce monde de méfiance et de suspicion, l’établissement de liens positifs prend une valeur exceptionnelle, qui permet de se définir positivement. L’union seule favorise une telle image de soi. C’est l’oasis dans le désert, l’îlot de paix dans la jungle. Ces valeurs de solidarité et de cohésion ont beaucoup d’attrait parce qu’elles rejoignent, au-delà du monde criminel, des réalités essentielles à tout être humain.
14La pertinence du modèle privatif peut être vérifiée par les variations qui existent dans l’adhésion à la solidarité selon le degré de sécurité de l’établissement (Bowker, 1980). Les établissements les plus sécuritaires étant les plus privatifs, la solidarité y sera plus forte ; à l’inverse, la solidarité sera plus faible dans les établissements ouverts, où les rigueurs de l’emprisonnement ont considérablement diminué. Aussi n’est-il pas rare de voir les mêmes individus qui, dans des établissements sécuritaires, ont beaucoup travaillé pour la cause des détenus, se désintéresser progressivement de ces réalités et se préoccuper ouvertement de leur bien-être personnel au fur et à mesure que leurs conditions de détention s’améliorent : peut-on reprocher au détenu qui peut aller régulièrement rencontrer son épouse à la maison, grâce à l’octroi de congés temporaires, de se désintéresser de la prison ? Ce détenu a évidemment moins besoin des autres détenus, et l’individualisme reprend sa place.
Le modèle d’importation
15Irwin et Cressey (1962) ont le mieux défendu le point de vue selon lequel les origines endogènes de la sous-culture carcérale ont été grandement surévaluées. Selon eux, c’est à l’extérieur de la prison que se trouve l’explication des valeurs et des comportements observés en prison.
16Selon ces auteurs, il existe une sous-culture criminelle dont la sous-culture carcérale ne constitue qu’un élément ou un épisode. La sous-culture carcérale ne fait donc qu’entretenir une sous-culture criminelle qui trouve son origine ailleurs qu’en prison. Dans cette perspective, c’est le modèle d’importation qui explique la sous-culture.
17Irwin (1970) a bien analysé les étapes de cette carrière criminelle qui débute le plus souvent à l’adolescence par quelques contacts avec des gens se livrant à une forme ou une autre de comportement criminel ou tout simplement à des activités marginales. Cette implication, souvent fragile et confuse au début, débouche progressivement sur des perspectives plus précises au fur et à mesure que les comportements criminels se multiplient et que les contacts avec d’autres délinquants s’intensifient. L’auteur souligne que les divers contacts avec le système pénal ont souvent pour conséquences de rendre plus aigu le sentiment que la société est injuste et de précipiter l’adhésion aux valeurs du monde criminel. On obtient ainsi à l’âge adulte un délinquant à l’identité criminelle déjà bien dessinée. Et l’acquisition de cette identité passe par l’intégration des valeurs déjà décrites : être loyal envers le groupe de pairs délinquants, garder son sang-froid, ne pas faiblir, ne pas s’exploiter entre délinquants, rejeter la société et ses représentants immédiats. L’incarcération se présente pour le délinquant comme une étape normale ; durant son séjour en prison, ses attitudes, ses gestes lui seront dictés par les apprentissages faits au cours des années précédentes. Ainsi, loin de marquer une rupture ou un changement, la prison s’inscrit dans une continuité dont elle n’est qu’un moment. C’est finalement d’une carrière criminelle qu’il s’agit, avec selon les cas un ou plusieurs stages d’emprisonnement. On pourrait faire une analyse semblable, mais en sens inverse, pour les détenus n’ayant pas de passé criminel. Cette absence d’identité criminelle orientera bien sûr leur adaptation à la prison.
18Le comportement des détenus en prison dépend largement de leur identité criminelle précarcérale. Cette constatation d’Irwin (1970) sera également celle de Cohen et Taylor (1974). Ces auteurs ont tout d’abord constaté que la sous-culture ne pouvait être comprise si on la considérait comme le seul produit de la vie en prison. Compte tenu du fait qu’il y a autant de réactions à l’emprisonnement qu’il y a d’antécédents délinquants, le passé criminel doit être pris en considération. Ils ont alors produit une grille d’analyse permettant de relier certaines variables de la personnalité du délinquant et de sa carrière criminelle, comme la relation à l’autorité, le type de crime, l’orientation idéologique, et d’en tirer des prévisions quant à son adaptation à la prison. Comme le montre le Tableau 2.1, on peut donc prévoir qu’un délinquant dont la relation à l’autorité est conflictuelle (confrontational), qui commet des vols à main armée et dont l’orientation idéologique est de nature anarchique, aura en détention le rôle d’un Outlaw rebelle. Cette conclusion illustre clairement qu’un détenu apporte en prison sa personnalité et ses antécédents criminels et que ces éléments sont essentiels pour expliquer son comportement carcéral et la formation de la sous-culture. S’affirme de nouveau cette continuité dans l’identité criminelle qu’avait soulignée Irwin (1970).
19Les travaux de Chantraine (2004a), dont nous avons parlé précédemment, relient également la trajectoire délictuelle au rapport des prisonniers à leur peine d’emprisonnement. Le chercheur montre bien que l’attitude en détention varie selon le rapport à la carrière criminelle, si carrière criminelle il y a. Si l’emprisonnement découle d’une série d’actes délinquants s’inscrivant dans une logique de vie, et s’il est considéré comme un passage obligé, l’adaptation au milieu se fait de façon beaucoup plus aisée que lorsqu’il s’agit d’un enfermement catastrophe, et on peut s’attendre à ce que les relations avec l’autorité soient plus conflictuelles que lorsque l’enfermement apparaît comme un refuge ou un temps d’arrêt.
TABLEAU 2.1. Types d’adaptation carcérale en fonction de la carrière criminelle (Cohen et Taylor, 1974)
Relation à l’autorité |
Crime typique |
Orientation idéologique |
Adaptation prévue à la prison |
Conflictuelle |
Vol qualifié |
Anarchisme émotif |
Indiscipline, évasions |
Symbiotique |
Crime organisé |
Capitalisme novateur |
Manipulation, subversion |
Retorse et sinueuse |
Vol, fraude professionnelle |
Hédonisme arrogant |
Pas de mode défini |
Culpabilité |
Délit sexuel |
Introspection |
Retrait |
Variable |
Divers |
Sans idéologie précise |
Pas de mode précis |
20Une autre recherche mérite d’être résumée, pour montrer cette fois que le modèle d’importation vaut pour les individus, mais aussi à l’échelle des groupes. Elle nous permet également d’aborder un sujet important sur lequel nous reviendrons ultérieurement : les gangs de délinquants et leur influence en prison. Jacobs (1974) a posé le problème suivant : qu’arrive-t-il quand la majorité des membres de gangs criminels sont incarcérés ? C’est ce qui s’est passé dans un pénitencier de l’Illinois où se sont retrouvés plusieurs des membres de quatre gangs provenant des quartiers les plus défavorisés de Chicago. La conclusion de l’auteur : le gang s’impose comme la réalité la plus importante en prison, et ce, de différentes façons.
- Tout détenu ne faisant pas partie d’un gang devient vulnérable : il est sollicité, exploité ou victimisé et il doit rapidement mettre en œuvre une stratégie pour régulariser sa situation.
- À l’inverse, le membre d’un gang ne connaît aucun problème d’adaptation au milieu : non seulement sa sécurité physique est-elle assurée, mais le gang s’occupe également de satisfaire ses besoins matériels et psychologiques. Il ne manque jamais de cigarettes ou de tout autre article vendu à la cantine. Il a automatiquement un groupe auquel il peut s’identifier et par lequel il peut se valoriser, ainsi qu’une situation assez importante au sein de la société carcérale. Le gang continue de représenter en prison ce qu’il représentait dans les bas-fonds de Chicago : la seule chose qui importe vraiment, ce qui donne un sens à la vie et ce pour quoi le membre donnerait sa vie.
- Il importe de considérer la question du leadership, question vitale pour tout gang. Ce sont les leaders qui fournissent les modèles à imiter, ce sont eux qui prennent les décisions importantes ; en un mot, ils constituent le noyau des gangs. Il est apparu clairement à Jacobs (1974) que les leaders parmi les détenus étaient les mêmes que ceux qui dirigeaient les gangs à l’extérieur. Les préférences et les actions de la direction et des gardiens n’avaient guère d’influence à cet égard : les leaders importaient leur statut en prison.
21En somme, les gangs en prison demeurent des copies fidèles de ce qu’ils sont en liberté, avec toutefois une importante exception, qui a trait aux rivalités entre gangs : si, à l’extérieur, les quatre gangs étaient en guerre ouverte les uns contre les autres, avec des règlements de compte réguliers, ces rivalités n’ont pas été importées, un des leaders confiant même au chercheur qu’il savait que le meurtrier de sa mère était incarcéré dans le même pénitencier, mais qu’il ne ferait rien pour se venger durant la période d’emprisonnement. Pourquoi cette attitude ? Parce que les privations de l’emprisonnement imposent certaines limites à l’action des gangs : s’ils commencent à s’entretuer en prison, il est bien sûr que la direction interviendra et imposera un régime disciplinaire très sévère, avec de longues périodes d’isolement cellulaire, afin de prévenir les affrontements. Les gangs évitent donc les rigueurs supplémentaires qui résulteraient d’un régime plus répressif.
22On ne peut donc parler d’importation à l’état pur puisque les gangs ont dû s’ajuster à certaines contingences qu’imposait la réalité carcérale ; l’essentiel reste cependant intact du fait que l’incarcération n’a pas modifié leur cohésion, leur statut ou leur hiérarchie.
LA SOUS-CULTURE ET LES MODES D’ADAPTATION INDIVIDUELS
23Plongés dans un univers de contraintes et de difficultés, les prisonniers tendent également à user d’un mode d’adaptation individuel leur permettant, si possible, de survivre à l’intérieur des murs.
La fuite
24Les détenus peuvent tout d’abord essayer de fuir physiquement cette réalité. La fuite physique, c’est bien sûr l’évasion, et cette pensée effleure à un moment ou l’autre l’esprit d’une bonne majorité de détenus. La nécessité est la mère de l’invention, et certaines biographies d’ex-détenus racontent par le détail comment on réussit à s’évader, même du cachot le plus sécuritaire. Penser à l’évasion, c’est en quelque sorte entretenir l’espoir de la liberté possible. Pourtant, on s’évade bien peu : à peine 3 % des personnes incarcérées passent à l’action ; il s’agit surtout de détenus plutôt jeunes, plus rebelles et plus impulsifs que les autres, et ne purgeant pas nécessairement de longues peines d’emprisonnement. Pourquoi si peu ? En partie à cause des mesures sécuritaires, qui en découragent certains et font avorter des projets en bonne voie de réalisation, mais surtout parce que les détenus prennent conscience qu’ils y perdraient au change, même à court terme. L’évasion est une perpétuelle fuite, alors que l’on peut difficilement compter sur ses amis, eux-mêmes surveillés par la police, alors que l’on se sent continuellement traqué, que l’on doit voler pour survivre. Lorsqu’on est repris, comme cela se produit dans la très grande majorité des cas, on doit purger une peine d’emprisonnement supplémentaire dans des établissements plus sécuritaires et restrictifs. Il n’empêche : le rêve d’évasion fait partie de la réalité carcérale : c’est une façon de subir le temps autrement, une autre façon de « faire son temps ». Ce retrait psychologique peut constituer une seconde solution. Il est logique de penser que, en proie à d’importantes frustrations, les détenus se laissent aller aux rêves et aux fantaisies pour oublier la pénible réalité. Ils imaginent alors le crime parfait, la femme idéale et la vie de famille à l’avenant, la vie de château ou la revanche sur les gardiens. Ces rêves sont généralement limités dans le temps, l’implacable réalité les ramenant bien vite sur terre.
25L’autre modalité d’évasion dont nous voulons traiter ici brièvement, la consommation de drogue, semble en apparence moins pathologique. Pour le grand public, la présence de la drogue en prison ne fait qu’illustrer la « mollesse du système », sinon sa faillite. En réalité, elle relève plutôt de l’ambivalence d’un univers sécuritaire où l’on veut malgré tout favoriser la responsabilisation du détenu en prévision de son éventuel retour en société. Comme l’écrivent Plourde, Brochu et Lemire (2001), « phénomène de société, la drogue a pénétré dans les pénitenciers au moment où ceux-ci ont commencé à s’ouvrir sur le monde, vers la fin des années 1960 ». Ils ajoutent que le portrait de la clientèle carcérale moderne se distingue par la présence de nombreux consommateurs de drogue et par un nombre important de personnes ayant commis des délits reliés à la drogue. Compte tenu de l’ensemble de ces observations, il n’est guère surprenant que la consommation constitue une réalité quotidienne de la prison. On sait donc qu’il se consomme de la drogue en milieu carcéral. On sait moins qu’il s’en consomme davantage dans les établissements sécuritaires (Plourde, Brochu et Lemire, 2001), là où les conditions de détention sont plus rigoureuses. La consommation de drogue se présente alors comme un outil d’adaptation dans un milieu privatif. En revanche, dans un établissement ouvert, la consommation devient moins nécessaire, compte tenu des meilleures possibilités de remise en liberté et des conditions de détention plus souples. Les détenus y ont plus à perdre, d’où sans doute une attitude de plus grande prudence.
26Dans leur réflexion sur le recours à certains produits permettant d’échapper aux affres de l’incarcération, Monceau, Jaeger, Gravier et Chevry (1996) ont pointé du doigt la question de la consommation, voire de la surconsommation, de médicaments, de tranquillisants et d’hypnotiques en prison. Permettant de limiter les conflits et de survivre dans un cadre de vie déplorable, cette consommation agirait à la manière d’une soupape de sécurité ; elle représenterait également un moyen de raccourcir la peine en rendant le temps moins pénible.
27Le retrait physique peut prendre une forme plus dramatique : le suicide. Dans ce cas, les affres de l’emprisonnement sont devenues telles que l’avenir apparaît sans espoir. Au-delà des titres sensationnalistes des journaux, cette réalité demeure encore fort mal connue. Malgré tout, certaines observations permettent d’entrevoir l’importance, tant quantitative que qualitative, du problème.
28En premier lieu, le suicide apparaît incontestablement comme la forme de mort violente la plus répandue en prison. Alors qu’en prison les morts accidentelles sont moins nombreuses qu’en société, on y trouve des taux d’homicide très importants et des taux de suicide nettement supérieurs à ceux observés dans la collectivité. Ainsi, depuis les années 1970, que ce soit aux États-Unis (Sylvester, Reed et Nelson, 1977), au Canada (Bernheim, 1987) ou en France (Chesnais, 1976), la prison semble se caractériser par une « sursuicidité », avec des taux de suicide quatre fois plus élevés que dans la société. Aussi des programmes de prévention du suicide ont-ils vu le jour dans les années 1990 et 2000. Si certaines données, par exemple celles que rapporte le Département américain de la justice (Bureau of Justice Statistics, 2005), indiquent un déclin important entre 1983 et 2002 des taux de suicide dans les prisons (jails), il reste que le suicide de personnes encadrées et surveillées, se retrouvant contre leur gré entre les mains de la justice, représente un grave problème encore aujourd’hui (Bourgoin, 1998). En 2003, dans un article intitulé « La mort dans nos prisons », Daigle soulevait encore le problème, mentionnant que dans la province de Québec, entre 1992 et 1996, le taux de suicide dans les institutions provinciales était de 339,8 pour 100 000 détenus.
29En deuxième lieu, le suicide pose aux administrateurs pénitentiaires un problème qui n’a jamais été véritablement résolu, comme si ce phénomène était intrinsèquement lié à la nature même de la prison. Et pourtant, on ne se suicide pas avec la même fréquence dans toutes les prisons : on entend rarement parler de suicide dans les établissements de semi-liberté. Au Québec, c’est surtout dans une forteresse sécuritaire pour prévenus, plus précisément à Parthenais, que se sont produits pendant longtemps la majorité des suicides (Bernheim, 1987) ; comme ces suicides survenaient durant les premières semaines de l’incarcération, cela posait de façon claire la question de l’adaptation à un milieu de détention hautement sécuritaire et cœrcitif.
30C’est de l’Angleterre que nous sont parvenus, au cours de la dernière décennie, les résultats et les réflexions les plus approfondis sur le sujet (Harvey et Liebling, 2001). Aux prises avec des taux élevés de suicide, les autorités carcérales britanniques ont multiplié les stratégies et les initiatives, avec un certain succès. Dorénavant, dans ce pays, on privilégie une double approche : individuelle et sociale. Sur le plan personnel, les détenus suicidaires se caractérisaient par de hauts taux de violence familiale et de pathologie psychiatrique ; mais une analyse qui ne considère que la vulnérabilité individuelle demeure incomplète. Comme le soulignent Harvey et Liebling (2001), les relations sociales sont encore plus déterminantes : les personnes suicidaires sont plus isolées des autres détenus et du personnel ; elles ont également moins de contacts avec des gens de l’extérieur. Les auteurs évoquent la nécessité de favoriser la formation d’une « communauté carcérale », c’est-à-dire la création de réseaux sociaux susceptibles d’aider les détenus vulnérables. Survivre seul en prison constitue un défi en soi, nous l’avons déjà écrit. Nous avons aussi souligné que ce milieu ne pardonne pas la faiblesse. Certains détenus n’attendent pas la sanction des autres : ils se font « injustice » eux-mêmes.
31Évasion, drogues et suicide : trois stratégies d’évitement qui disent combien la prison peut devenir insupportable, et qui permettent de conclure qu’on s’y adapte comme on peut et non comme on veut. Par ailleurs, la diversité croissante des milieux carcéraux, sur laquelle nous reviendrons, a pour corrélat la diversité des défis liés à l’adaptation.
La résistance
32Pour survivre en prison, il y a encore la rébellion : nous avons là l’application du modèle classique qui lie frustration et agression. Ce comportement se retrouve d’ailleurs chez les Outlaws, ces détenus plus jeunes, impulsifs, en pleine gloire criminelle, qui se retrouvent souvent dans les cellules de punition. Cette façon de s’affirmer et de réagir ne paie guère puisqu’elle entraîne des répressions plus fortes, rendant l’incarcération encore plus pénible. C’est pourquoi le détenu qui arrive à maturité comprend, malgré toute la colère qui l’habite, où réside son intérêt et, comme le prescrit d’ailleurs le code des détenus, garde son sang-froid et évite les conflits. La rébellion individuelle demeure donc un phénomène marginal et un établissement ne prévoit guère plus de 5 % de cellules de punition pour ces cas.
33La révolte peut exceptionnellement devenir collective : c’est la mutinerie, qui demeure toutefois un phénomène très rare. Un des paradoxes fondamentaux de la prison réside dans le fait que, même si l’on y frôle chaque jour la catastrophe, l’irréparable ne s’y produit que rarement. Vivre en prison, c’est se promener dans un champ de mines et éviter l’explosion. Il faut souligner ici aussi que les détenus essaient normalement d’éviter tout ce qui peut empirer leur situation. Seule la conviction qu’ils n’ont plus rien à perdre pourra les conduire à se mutiner. Le détenu qui déclenche des troubles, sans avoir obtenu le soutien de ses pairs, doit lui aussi n’avoir plus rien à perdre, car il aura des comptes à rendre non seulement aux gardiens, mais aussi à ses codétenus. C’est qu’un désordre sera toujours suivi d’une importante répression de la part de la direction et des gardiens, qui ne feront pas nécessairement de distinctions en matière de responsabilité des détenus.
34Si le changement par la violence ne peut être retenu, que penser du changement par la douceur, de la persuasion ? N’est-ce pas ce qui se produit quand des comités de détenus élus par leurs pairs vont négocier avec la direction des privilèges et de meilleures conditions de vie ? Par ailleurs, dans les relations entre détenus et gardiens, cette solution se présente sous forme de négociations, de marchandages quotidiens. Voilà une manière de faire qui présente à court terme quelques mérites, et qui peut faire l’affaire de bien des gens. Seulement, on ne peut y voir la solution idéale, et ce, pour un certain nombre de raisons. Tout d’abord, la négociation n’a jamais trait qu’au réaménagement des privilèges ; jamais elle ne remet en question l’une ou l’autre des privations majeures de l’emprisonnement. Ensuite, il y a une limite aux privilèges que les détenus peuvent obtenir et cette approche débouche toujours à plus ou moins long terme sur une fin de non-recevoir. Enfin, cette négociation avec « l’ennemi » se déroule toujours dans le cadre d’un rapport de forces inégal, les acquis gardant une fragilité telle qu’ils peuvent être retirés à tout moment. C’est pourquoi, même si les détenus s’efforcent toujours d’obtenir le maximum de privilèges par la négociation, celle-ci ne peut constituer l’outil idéal pour supporter les rigueurs de l’incarcération.
Les enjeux
35Les théories explicatives de la sous-culture carcérale permettent de poser un regard plus juste sur certains phénomènes carcéraux ; elles permettent de nuancer quelque peu les jugements hâtifs, notamment ceux que portent trop souvent les intervenants en milieu carcéral.
36Ainsi, le modèle privatif nous permet de repenser le sens qu’a ce mot, manipulateur, en prison. Si l’argot des gardiens était étudié, ce terme figurerait certes en tête de liste. Même le personnel professionnel n’y échappe pas : pour caractériser ou même pour expliquer le comportement des détenus, le mot revient presque invariablement, comme s’il s’agissait d’un trait de personnalité qui fait problème, d’un trait susceptible de nuire à l’évolution positive du délinquant. Le modèle privatif nous rappelle au contraire que manipuler peut être une bonne solution et qui plus est une solution normale et prévisible pour se reconstituer un univers acceptable. Les membres du personnel qualifient le détenu de manipulateur en fonction surtout des relations qu’il établit avec eux : il demande souvent des privilèges, n’hésite pas à revenir à la charge, a toujours de bonnes excuses. N’est-ce pas là chose normale pour un détenu ? A-t-il le choix des moyens ? S’il révélait aux gardiens toutes les idées qui lui traversent l’esprit – idées d’évasion, de suicide, de rébellion, comme on l’a vu plus haut – que ferait-on de lui ? Quelle étiquette serait alors la sienne ? Aussi ne dit-il que le strict minimum. Si les gardiens en demandent davantage, il dira ce qu’il croit qu’ils veulent entendre : sa seule préoccupation est de se reconstruire un univers supportable pour pouvoir « faire son temps ». Dans ces circonstances, dire d’un détenu qu’il est un manipulateur, c’est commettre un véritable pléonasme. En prison, cette expression est des plus banales et des moins précises. Nous voyons mal comment quelqu’un pourrait en tirer une conclusion valable sur l’évolution d’un délinquant.
37Par ailleurs, si le modèle d’importation a bien l’importance que les recherches lui prêtent, trois observations sont de mise.
38La première concerne la signification de la conduite carcérale. Comme dans tout autre contexte, la bonne conduite d’un détenu est interprétée de façon positive : pour appuyer une demande de transfert dans un établissement plus ouvert ou une demande de libération conditionnelle, on invoquera toujours la bonne conduite du détenu. Et ce facteur de sélection sera retenu par les autorités, si bien que, si le comportement du détenu a été négatif, on lui refusera son transfert ou sa libération en lui disant qu’il devra améliorer sa conduite. Rien de plus légitime, semble-t-il, c’est la vie, ça fait partie des règles du jeu de la vie, apprises dès la tendre enfance : une récompense se mérite par une conduite correcte.
39Mais que devient la véritable signification de ce qu’on appelle « la bonne conduite carcérale » dans la perspective des identités et des apprentissages criminels que nous venons de décrire ? Cette signification n’est-elle pas la suivante : un détenu parvenu à sa maturité criminelle, ayant bien assimilé les valeurs délinquantes, aura un comportement irréprochable, non pas parce qu’il est sur la voie de la réhabilitation, mais parce qu’il a acquis le bagage qui lui permet de « faire son temps » en évitant les ennuis, donc le plus rapidement possible ! Quant au jeune Outlaw rebelle, ses problèmes de comportement ne s’expliquent-ils pas par le fait qu’il n’a pas encore atteint cette maturité criminelle ? Si bien que la bonne conduite carcérale se présenterait comme un indice sûr d’une identité criminelle bien établie.
40En proposant cette réflexion, notre intention n’est pas de décourager la bonne conduite et d’encourager l’indiscipline, mais de rappeler qu’en prison la bonne conduite n’a pas la valeur absolue que notre société semble généralement lui accorder. De la même façon, les difficultés de comportement ne peuvent systématiquement être interprétées de façon négative ; un détenu peu criminalisé subira durement le choc de l’incarcération et pourra donc connaître des problèmes d’ajustement : n’exprime-t-il pas alors son désaccord avec le monde des délinquants ? Le modèle d’importation nous offre ici une bonne leçon de relativité : de même que la prison ne prend son sens qu’en fonction de la société dont elle fait partie, le comportement humain ne peut être compris qu’en regard des contingences existantes. S’il est vrai qu’en prison tout a un sens, encore faut-il posséder la bonne grille d’analyse pour bien le comprendre.
41La deuxième observation à tirer du modèle d’importation touche à la conception de la prison comme école du crime. Cette conception très répandue, même dans les milieux criminologiques, laisse croire que les apprentissages criminels fondamentaux se font en prison, de la même façon qu’un enfant apprend à lire, écrire et compter à l’école. Dans l’optique présentée ici, cette conception n’est plus valable, qui tient davantage du cliché romantique incitant à s’apitoyer sur le sort des détenus. Les recherches analysées nous ont fait voir que l’identité criminelle se forge en société, au fil de l’adolescence et même de l’âge adulte : les apprentissages essentiels n’ont donc pas été faits en prison. Celle-ci ne vient somme toute que compléter plusieurs années d’apprentissage. Dans cette perspective, la prison se rapproche davantage de l’université que de l’école, ne faisant que couronner ou confirmer des « études bien réussies ».
42Le modèle d’importation, troisième observation, soulève des difficultés en matière de réhabilitation. Si au moment de son incarcération le délinquant a derrière lui huit ou dix ans d’apprentissage criminel, peut-on renverser la vapeur en quelques années ? Là où la famille, l’école, le quartier, les juges, les policiers et les travailleurs sociaux ont échoué, peut-on s’attendre à ce que la prison réussisse ? On voit que le défi est immense, quelle que soit la nature de la prison. Les études les plus approfondies sur la récidive indiquent qu’un détenu sur deux ne revient pas dans le système pénitentiaire après avoir purgé sa sentence (Landreville, 1982 ; Johnson et Grant, 2000). Voilà un résultat bien meilleur que ce que certaines légendes laissent croire, mais il faut bien avouer que nous en sommes encore à l’enfance de l’art dans ce domaine et que l’état des connaissances ne justifie pas que l’on ait des idées trop définitives sur le sujet. Qui peut expliquer pourquoi les détenus purgeant de très longues sentences se réintègrent parfaitement à la société dans une proportion supérieure à 90 % (Lemire, 1984 ; Johnson et Grant, 2000) ? Par ailleurs, pourquoi les fraudeurs sont-ils si imperméables aux programmes de réinsertion sociale ?
43La criminologie a fait plusieurs constatations, mais les explications restent souvent à venir. D’ici là, l’éthique commande que l’on soit prudent dans les jugements que l’on porte et les politiques que l’on défend.
LA DIVERSITÉ DES SOUS-CULTURES
44L’analyse de la sous-culture en prison ne peut être limitée aux deux modèles de privation et d’importation, si importants soient-ils. Bien connaître l’origine du code de valeurs des détenus amène une seconde question, tout aussi essentielle : les valeurs des détenus forment-elles un tout homogène ? Pour certains auteurs, il y a de telles différences entre les valeurs des détenus qu’il n’est plus possible de parler d’une sous-culture : il n’y a pas chez les détenus de consensus autour d’un code de valeurs unique. Il faut donc parler, non pas d’une, mais de plusieurs sous-cultures. Selon Irwin et Cressey (1962), on trouve en prison trois grandes sous-cultures :
- La sous-culture criminelle, celle des délinquants de carrière, dont la criminalité est organisée et planifiée pour frapper de grands coups. Le détenu personnifiant le mieux cette forme de sous-culture est le Right Guy tel qu’il a été décrit au chapitre précédent : loyal envers ses pairs, solide, digne de confiance, inébranlable dans ses convictions délinquantes, il fait partie de l’élite criminelle et ses valeurs demeurent les mêmes, qu’il soit en liberté ou incarcéré. L’incarcération fait partie des difficultés qu’il doit affronter, et il lui faut se sortir de cette situation le plus rapidement possible et sans dégâts. Appartient aussi à cette sous-culture le stratège décrit par Chantraine (2004a), à qui la reconnaissance de ses codétenus donne une position influente dans l’établissement. Cette sous-culture représente le mieux les valeurs délinquantes idéales.
- La sous-culture de détenus (convict subculture), plus particulièrement orientée vers l’univers carcéral, et que pourrait personnifier le tacticien (Chantraine, 2004a). Au sein de cette sous-culture, on met l’accent sur les valeurs utilitaires et les valeurs de survivance. Comme le milieu carcéral impose de grandes privations, il faut prendre tous les moyens, ou presque, pour améliorer sa situation, l’exploitation des autres n’étant pas exclue. Il n’est donc pas question ici de loyauté et de solidarité ; on privilégie plutôt l’intérêt personnel immédiat, sans trop se préoccuper de la légitimité des moyens. Les détenus représentatifs de cette sous-culture peuvent s’élever à un certain rang, dans la société carcérale, par ce qu’ils font et non par ce qu’ils sont : on les craint, mais on ne les respecte pas. La prison étant leur véritable univers, ils n’y passent pas inaperçus. Leur comportement criminel à l’extérieur des murs s’accorde avec celui qu’ils adoptent à l’intérieur : utilitaire, répétitif, violent, à court terme.
- La sous-culture non criminelle (legitimate subculture), pour des détenus qui rejettent les valeurs des deux sous-cultures précédentes et adhèrent aux valeurs de la société. Ces détenus personnifient l’individualisme non criminel, qui, en prison, est le lot de ceux qui n’acceptent pas la solidarité criminelle et l’exploitation utilitaire d’autrui. Selon Irwin et Cressey (1962), qui citent d’autres auteurs, cette sous-culture serait plus importante qu’on ne le croit. Elle regroupe les délinquants accidentels et les délinquants occasionnels. Ces derniers sont des individus dont la récidive peut être régulière, mais qui s’abstiennent de tout délit pendant des périodes pouvant aller jusqu’à plusieurs mois, avant de céder en raison d’ennuis personnels : alcool, chômage, rupture de liens affectifs. Les détenus véhiculant ces valeurs n’ont évidemment pas de statut particulier en prison, et ils cherchent d’ailleurs à passer inaperçus, tel le soumis décrit par Chantraine (2004a). La description de cette dernière sous-culture nous permet de souligner qu’un certain nombre de personnes peuvent avoir un comportement criminel sans adhérer aux valeurs et aux orientations dites criminelles : si la délinquance peut prendre la forme d’une carrière, elle peut n’être qu’une question de circonstances. Au-delà des actes, il n’y a guère de similitude entre cette sous-culture non criminelle et les deux précédentes.
45Il y a donc en prison une hétérogénéité de valeurs qui permet à la cohésion de côtoyer l’exploitation et le repli sur soi. Mann (1967), appliquant à la prison une grille d’analyse des classes sociales, conclut qu’on y retrouve une stratification sociale, des rôles, des valeurs et des comportements correspondant à ce qui existe en société. Lorsqu’il note que, de l’aveu même des détenus, la cohésion entre eux laisse à désirer, James (1974) fait entrevoir une diversité de valeurs et un pluralisme plus grands qu’on l’avait jadis pensé. Enfin, dans une étude sur la victimisation en prison, Cooley (1993) dénonce les effets contradictoires des règles officieuses. En rapprochant les détenus tout en les divisant, ces règles créent de l’instabilité entre eux. L’auteur remarque ainsi « l’absence flagrante de loyauté et de solidarité entre les détenus ». Si l’hétérogénéité sous-culturelle du monde des détenus s’impose avec la force de l’évidence, les recherches dont nous venons de parler ne tracent pas le cadre à l’intérieur duquel les différents systèmes de valeurs prennent place. En effet, il n’a jamais été démontré que les détenus prônant la solidarité constituaient un groupe distinct de ceux mettant l’accent sur l’exploitation ; en d’autres termes, les systèmes de valeurs ne correspondent pas nécessairement à des groupes précis. On peut bien, à des fins d’analyse, réunir les valeurs semblables et en tirer une étiquette, mais il serait faux de prétendre que l’univers des détenus est constitué de trois groupes ou de trois classes sociales.
46Irwin (1970), selon nous, a le mieux établi le cadre à l’intérieur duquel s’actualisent ces sous-cultures. Il s’agit du groupe primaire de pairs, dont nous avons déjà souligné l’importance au chapitre premier. Selon lui, la majorité des détenus, limitant leurs échanges à un ou deux groupes de pairs, tentent de se dissocier de l’ensemble de la population carcérale. Le groupe de quatre ou cinq détenus constitue le cadre d’adaptation privilégié, « la » façon de « faire du temps ». Le groupe devient une référence essentielle, celle qui permet l’intégration, celle qui offre le soutien psychologique et matériel, celle qui assure la sécurité et permet le partage des joies et des malheurs. Le groupe primaire joue en prison le rôle de la famille en société, dans la mesure où celle-ci constitue encore la principale structure de référence des citoyens. C’est au sein des groupes primaires que les valeurs de solidarité et de cohésion prennent leur véritable signification : c’est là que se trouve la sous-culture originale. On peut donc affirmer que la très grande majorité des détenus adhère à une même sous-culture, mais uniquement à l’intérieur d’un groupe primaire. Cette analyse vaut autant pour les criminels de carrière que pour les jeunes rebelles en pleine gloire ou les délinquants accidentels, car l’affiliation à un groupe dépend de facteurs comme l’expérience précarcérale et l’identité criminelle. Des affinités électives amèneront des détenus à se regrouper, et nous croyons que c’est le cas même pour ceux appartenant à la sous-culture de détenus qui, s’ils sont prêts à exploiter les autres, sauront faire preuve de solidarité à l’intérieur du groupe dont ils font partie. Il y a sans aucun doute beaucoup de solidarité, mais elle n’est jamais généralisée à l’ensemble des détenus ; elle s’exprime le plus souvent dans un cercle restreint de détenus, à l’intérieur des groupes primaires.
47Si la solidarité s’avère à la fois généralisée et restreinte, il en va de même pour l’exploitation. Sommes-nous si sûrs que les Right Guys soient d’une loyauté exemplaire envers tous les détenus ? Rappelons ce qu’a écrit à ce sujet Roger Caron (1980) : « Voler les autres prisonniers était considéré comme du grand art. » S’il existe des différences entre détenus à cet égard, elles sont de degré plus que de nature. Après tout, peut-on être un voleur de carrière en société et devenir un parfait honnête homme en prison ?
48Ainsi, à part la minorité de détenus qui se retirent, on peut conclure que chaque détenu adopte des valeurs de solidarité au sein de son groupe, mais ne répugne pas à l’exploitation quand il s’agit des autres détenus. La solidarité, en prison, n’a probablement jamais été plus que cela. On dira peut-être qu’une partie des textes cités fait référence à des réalités vécues dans les années 1950 ou au début des années 1960, et qu’à cette époque la solidarité était certainement plus grande. Il faudra alors considérer que la dynamique qui lie solidarité et exploitation ne date pas d’aujourd’hui.
49En matière de valeurs, la prison constitue un mélange assez saugrenu du meilleur et du pire chez l’être humain. Si, comme l’écrivent Cohen et Taylor (1974), les détenus ont généralement tendance à s’adapter plutôt qu’à se rebeller, il y a tout lieu de croire que la sous-culture ou plutôt les sous-cultures constituent un élément stabilisateur important, permettant à la fois le « tous pour un » et le « chacun pour soi ».
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