Conclusions
p. 415-420
Texte intégral
« Car c’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager ».
René Descartes, Discours de la méthode, première partie.
1Le problème qui tenaille habituellement celui qui a accepté, avec un brin d’inconscience, de rédiger les conclusions d’un colloque, est de porter son choix sur la façon dont il va les concevoir. Or, croyez-moi, cette réflexion s’avère, à l’expérience, bien autre chose qu’un simple truisme.
2J’ai pris finalement le parti non pas de faire la somme des différents exposés, mais de m’efforcer de dégager les idées de portée générale qu’ils ont, çà et là, charriées. Ma prétention n’est pas d’atteindre l’universel, tant s’en faut ! Je m’efforcerai, plus modestement, de vous proposer le bilan provisoire de ce qui a capté mon attention et de ce qui m’a paru digne d’être monté en épingle.
3Je n’ai pas tenu pour nécessaire de citer les noms des « communicants ». Nous avons tous, de manière attentive, suivi les exposés qui furent enrichis ou nuancés par de nombreuses et pertinentes discussions. Toutes ces interventions apportèrent, en abondance, de l’eau à notre commun moulin. On me pardonnera donc facilement cette présentation anonyme, qui évoque, du reste, certaines traditions médiévales. Aussi bien, ne doutons-nous pas que chacun d’entre nous puisse « reconnaître les siens »...
4Les conclusions comporteront trois points : la problématique ; la documentation et son traitement ; les idées-forces dont j’ai cru constater l’émergence.
1° La problématique
5En relisant les exposés et mes notes prises au vol, j’ai été presque effrayé par la masse des questions soulevées. Ce colloque, à vrai dire, fut un véritable foisonnement d’idées. Que l’on en juge par la simple énumération que voici.
6L’image du monde telle qu’elle était conçue, en tout cas, dans l’aréopage des savants. Qui voyage ? Les souverains, les princes et les ambassadeurs ; les évêques, les clercs, les moines et les pèlerins ; les marchands, les messagers, les missi et les espions ; les déracinés, les exilés et les aventuriers... D’où viennent ces voyageurs ? Par où vont-ils ? Où vont-ils ? Qu’en est-il et des itinéraires – librement choisis ou imposés par les habitudes ou par la contrainte – et de la concurrence que se livrent la route, la rivière ou la mer ? Qu’en est-il aussi de l’infrastructure : la persistance des voies romaines, l’entretien de la chaussée, – praticable ou non selon les saisons, – le rôle des places-fortes dans l’évolution du réseau routier, les étapes, les relais, les auberges et les coupe-gorge ? Les distinctions « typologiques » qu’il convient d’établir entre la route commerciale, l’itinéraire politique, la voie stratégique ou le chemin religieux. La route comme vecteur, redoutablement efficace, des épidémies. L’organisation du voyage : en groupes, en caravanes, en convois, le rôle des guides, des coûtres qui encadrent les pèlerins. Les liens privilégiés entre pèlerinage et architecture. La vitesse de circulation : sur terre, sur fleuve ou sur mer. Les techniques de la navigation hauturière ou du cabotage. La nature des marchandises transportées : depuis la pierre, le sel, les grains, le poisson et le vin jusqu’aux tissus précieux, aux manuscrits et aux reliques, en passant par les esclaves ; nous avons même rencontré, en bordure de route, le fameux éléphant de Charlemagne, Abul-Abbas... L’organisation des entreprises commerciales, des sociétés maritimes, et le principe, déjà bien présent, du partage entre le capital et le travail. Les problèmes propres à la communication, à la connaissance plus ou moins approfondie des langues (le latin, – cet « anglais du Moyen Âge », – le grec, les idiomes vernaculaires), le rôle des interprètes. L’importance que peuvent revêtir la connaissance de l’adversaire, le renseignement ou la manœuvre diplomatique. L’implantation des juifs et leur rôle économique, qui furent, l’un et l’autre, remarquablement précisés et interprétés. La motivation du voyage : esprit de lucre, fuite ou exil, préoccupations intellectuelles, exercice d’ascèse, quête du salut, détestable vagabondage au cours duquel on prend le risque de vouer son âme au diable, ou bien louable pérégrination réservée aux athlètes de la foi.
7Prendre la route engendre la peur, voire la terreur, dont très souvent il fut ici question : angoisse de l’inconnu, péril de la mer, danger que représentent les pirates ou les brigands de grands chemins. Insécurité, donc, mais aussi sécurité moins précaire, garantie par tel prince : la route revêt dès lors toute sa dimension stratégique et devient un formidable enjeu politique. Un autre problème, crucial, fut abordé : la législation « économique » – ou plutôt fiscale – des souverains et leur mainmise sur l’activité commerciale et ses plantureux bénéfices.
8L’histoire des voyages et des voyageurs, pour tout dire, débouche presque nécessairement sur une histoire de la civilisation.
9Que les organisateurs de ce colloque soient donc pleinement rassurés : ils nous ont proposé un sujet superbe, qui dévoile une problématique d’une opulente richesse. De ce seul point de vue, le livre publié rendra d’immenses services... et circulera.
2° La documentation et son traitement
10On mentionnera, en premier lieu, les manuels de pèlerinages, – ces véritables « guides bleus » du Moyen Age, – les récits de missions ou d’ambassades, les itinéraires, mais aussi les chroniques et les vies de saints.
11Toutes ces sources, nous le vîmes très bien, doivent faire l’objet d’une relecture attentive : elles comportent pas mal de pièges, de chausse-trapes et d’embuscades, de contradictions : songeons, par exemple, au récit célèbre de Liutprand de Crémone (f 970-972) dont la sincérité, c’est le moins que l’on puisse dire, laisse singulièrement à désirer ; songeons encore aux messagers – hommes de confiance absolue – chargés d’apporter non seulement une dépêche écrite, mais aussi, et surtout, orale : cette dernière, faut-il le dire, était la plus importante, or elle est la plupart du temps perdue, à moins que, par chance, elle ne nous soit connue grâce à la relation d’un chroniqueur très bien informé.
12Il conviendra, bien entendu, de tenir également compte de la « curiosité historique » – et de l’évolution de cette curiosité – de nos différents témoins qui, animés la plupart du temps de préoccupations religieuses, attacheront beaucoup plus d’importance au pèlerin en quête du salut éternel qu’au marchand-trafiquant stimulé par l’« avarice » et l’esprit de lucre. Encore que l’on aperçoive, à partir du XIe siècle, une revalorisation de l’homme d’affaires aux yeux des clercs et des moines. On ne peut pas éternellement, et sans dommages, chasser les marchands du Temple...
13Tous, nous avons ressenti, au cours de ce colloque, les énormes problèmes que pose l’interprétation des sources du Haut Moyen Âge. Mais tout compte fait, les médiévistes que nous sommes avons bien de la chance, car ces difficultés que l’on a qualifiées d’insurmontables... se surmontent toujours avec un plaisir intellectuel ineffable.
14Relire les sources avec le plus grand discernement, mais aussi proposer des méthodes nouvelles – ou du moins renouvelées, car c’est avec du vieux que l’on fait souvent du neuf – dans le traitement de la documentation, voilà le travail et l’objectif qui, nettement, s’imposent. La prosopographie, par exemple, est en mesure de nous apporter des résultats inattendus. La documentation dite qualitative, utilisée avec intelligence et circonspection, est susceptible d’apporter des informations fort précieuses, là même où la méthode statistique, faute de documents suffisamment nombreux, s’avère inopérante.
15Relire minutieusement les sources, établir des prosopographies, mais aussi faire appel à la documentation archéologique. Pour le Haut Moyen Âge, la collaboration étroite entre archéologues et historiens, s’érige de plus en plus en impérieuse nécessité : les travaux de ce colloque l’ont lumineusement démontré, si tant est que cela soit encore nécessaire
3° Les idées-forces
16Communications et discussions aboutissent à des conclusions de portée très générale dont le lecteur de ce livre appréciera l’exceptionnel intérêt :
17a) l’essoufflement du commerce méditerranéen dans la seconde moitié du VIe siècle, donc bien avant l’expansion musulmane ;
18b) le maintien d’une certaine activité commerciale en Méditerranée malgré les invasions arabes ;
19c) les liens, incontestables, entre l’Europe chrétienne et le monde musulman : il faut savoir, en effet, que les « Roumis » ont largement investi, et avec quel profit, l’infrastructure commerciale de l’Islam.
20Nous nous retrouvons donc, une fois de plus, au pied de l’énorme dossier, intitulé Mahomet et Charlemagne, ouvert naguère par Henri Pirenne. Ce dossier, comme on peut le voir, n’est pas encore sur le point d’être refermé...
21D’autres conclusions de vaste ampleur ont également été esquissées. En particulier :
22d) le dynamisme de l’Empire carolingien, dans le domaine religieux, économique, militaire et politique ;
23e) l’extraordinaire importance des pèlerinages : cette attitude religieuse, – don de l’Orient à l’Occident, – est indissolublement liée, comme on le sait, au culte des reliques, – dont Constantinople et Rome étaient en quelque sorte les « supermarchés », – de même qu’à la prodigieuse fascination exercée par les lieux saints sur des esprits tourmentés par la crainte de l’Au-delà ;
24f) enfin, on observe, tout au long de la période étudiée, que la circulation dans l’espace méditerranéen devient de plus en plus intense ; bientôt même la route balkanique sera ouverte qui conduira vers la Ville, vers Constantinople.
***
25Nous voici donc arrivés au XIe siècle, au « grand XIe siècle » de Robert Latouche. Toutes les conditions économiques, structurelles, politiques, militaires et religieuses sont désormais réunies qui donneront naissance à cette extraordinaire entreprise – à cette folle aventure – appelée à devenir un des thèmes majeurs de la civilisation et de la mentalité médiévales : la croisade.
26N’est-ce pas, au demeurant, à la lente éclosion de cet événement primordial qu’il nous est aujourd’hui donné d’assister ? La première croisade et la conquête de Jérusalem ne sont-elles pas le terme du patient cheminement, de l’édifiant parcours qui fut le nôtre ces trois journées durant ?
Auteur
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