Innovation institutionnelle et transmission artistique
p. 215-222
Texte intégral
1Dans le domaine artistique, la notion d’avant-garde s’oppose à celles d’Académie et d’académisme, et aussi bien, par là, à tout projet d’institutionnalisation. Vouées à la recherche d’un renouvellement quasi permanent, les avant-gardes se sont définies en règle générale contre toute forme de routinisation et de standardisation : non pas exclusivement contre le canon en vigueur, mais contre toute canonisation ; non pas seulement contre le code artistique dominant, mais contre le principe même d’une codification artistique. Dans ses travaux sur la genèse de l’art et de l’artiste moderne, Pierre Bourdieu a ainsi parlé d’une « institutionnalisation de l’anomie ». Cessant de fonctionner comme un appareil académique hiérarchisé, contrôlé par un corps de maîtres certifiés, l’univers des producteurs d’œuvres d’art s’institue depuis la deuxième moitié du XIXe siècle comme un champ de concurrences : « le monothéisme du nomothète central » cède ainsi la place à « la pluralité des cultes concurrents des multiples dieux incertains1 ». Cet espace concurrentiel est divisé principalement entre champ de production élargie et sous-champ de la production restreinte, ce dernier étant dominé par la production pour producteurs et la logique de l’avant-gardisme.
2En raison de l’inclination anti-institutionnelle des avant-gardes, la percée d’une production autonome a soulevé une question difficile et quelque peu mystérieuse. Si l’art moderne ne connaît plus de règles préétablies et que le champ artistique se trouve, par conséquent, dans un état de révolution permanente, comment, en tant que jeune artiste, se préparer à une carrière artistique ? Comment apprendre un travail qui ne connaît plus de standard commun et qui ne reconnaît d’autre critère que celui du nouveau et de l’imprévu ? Est-il possible de se familiariser avec un jeu dont les règles changent si vite et parfois si brutalement ?
3La question ne se pose pas uniquement aux aspirants, mais aussi aux artistes consacrés. Que peuvent-ils transmettre aux jeunes artistes, si les techniques et les savoir-faire traditionnels n’ont plus de valeur préjudicielle ? Comment, en effet, transmettre leurs expériences, leur savoir, s’il n’a plus de sens pour les aspirants d’imiter leurs résultats et d’appliquer leurs trouvailles ?
4Dans l’évolution de l’art moderne ces questions de transmission artistique ont reçu des réponses largement négatives. La rupture avec l’institution académique a été accompagnée par une représentation de l’artiste et de la création artistique qui a engendré une sorte de nihilisme pédagogique. Selon un discours très répandu, la production artistique autonome ne s’apprend pas et ne se transmet pas vraiment non plus. La capacité de faire une œuvre d’art ne dépend que de la singularité du producteur, de son charisme, de son « génie », de son « inspiration », bref de toutes ces qualités qui, par définition, ne s’enseignent et ne se transmettent pas.
GENÈSE D’UNE ACADÉMIE ANTI-ACADÉMIQUE
5C’est aussi bien contre l’Académie que contre le laisser-faire anti-académique, que s’est développé aux Pays-Bas un petit institut, Ateliers’63, récemment rebaptisé Ateliers, qui a réussi à se faire un grand nom dans le monde de l’art contemporain. Les Ateliers représentent un des très rares exemples dans l’histoire de l’art moderne d’un projet institutionnel qui s’est développé sur la base d’une position d’avant-garde. Le groupe d’artistes qui a dirigé l’institut depuis la fin des années 1960 y a élaboré un nouveau modèle de transmission et de communication, et ce modèle constitue une des références incontournables dans les écoles et les académies de beaux-arts en Hollande aujourd’hui. Le triomphe extraordinaire fut symbolisé au début des années 1990 par le déménagement des Ateliers de Haarlem à Amsterdam, où l’institut occupe désormais l’ancien bâtiment de la vieille académie nationale, la Rijksakademie, qui avait été son grand adversaire, et en fait l’institution contre laquelle les Ateliers se sont constitués.
6Le petit institut des Ateliers avait été fondé en 1963 comme une « académie libre2 ». À l’origine fut la demande de jeunes sculpteurs pour une instruction plus pratique et moins formelle qu’à l’académie. Quelques sculpteurs renommés à Haarlem, comme Mari Andriessen et Theo Mulder, avaient décidé de répondre à cette demande et de fonder une petite « école ». À l’époque, cette école libre consistait essentiellement en de grands ateliers, où les apprentis travaillaient en groupe sous la direction d’un maître. La référence principale était le modèle artisanal, et la plupart des enseignants travaillaient dans une orientation artistique plutôt traditionnelle. Cependant, ils ont engagé aussi quelques représentants de « l’autre courant », comme ils disaient, et notamment le sculpteur Wessel Couzijn. Pour Couzijn, qui, lui, était considéré comme dangereusement moderne, l’essentiel n’était pas la transmission pratique des savoir-faire, mais la possibilité d’un contact vivant entre artistes contemporains et leurs élèves. Les écoles de Beaux-Arts, selon lui, étaient pleines d’enseignants diplômés, mais on n’y trouvait guère d’artistes pratiquants.
7Couzijn s’est efforcé d’en faire un institut selon sa propre image, plus en contact avec l’art en train de se faire et avec l’ambiance de renouvellement et d’expérimentation qui se manifestait ici et là. Après deux années de fonctionnement, les tensions entre les artistes traditionnels et modernes se sont multipliées. Selon les protagonistes traditionnels, l’institut était en train de devenir pour l’art abstrait ce que l’Académie officielle était pour l’art figuratif. Leur opposition se compliquait encore par des conflits entre administration et artistes. Au cours de l’année 1965, quelques « modernes » se sont regroupés autour du peintre Edgar Femhout afin de redéfinir le statut de l’institut et de transformer son fonctionnement.
LA CONQUÊTE DE L’AUTONOMIE ARTISTIQUE
8La dénomination commune des changements qui se sont manifestés depuis 1965 fut l’autonomie artistique. Au lieu de fonctionner comme une école locale, ouverte à plusieurs groupes, l’institut se transformait en institut national, situé en dehors de tout enseignement officiel, et dirigé par des artistes pour des artistes. L’Académie’63 devenue Ateliers’63, se présentait dorénavant comme un « institut d’artistes ».
9Le tournant fut accompagné par plusieurs changements. Ateliers ’63 est d’abord devenu plus petit et plus sélectif. Après une courte période de transition, où l’institut fonctionnait comme un lieu de rencontre et d’expérimentation, toutes les fonctions externes et représentatives ont été abolies : classes de samedi pour les amateurs, programme d’échanges avec les États-Unis, organisation d’expositions publiques. Un nouveau directeur a été recruté, mais son rôle est resté largement exécutif, puisque l’orientation devait être définie par le nouveau « conseil artistique », composé uniquement d’artistes. L’organisation interne s’est simplifiée, avec un minimum d’administration et de bureaucratie. Le petit groupe d’artistes-enseignants, variant entre 7 et 10 personnes, visite l’institut un jour par semaine, mais sans avoir un statut officiel ; ils sont payés en « honoraires » identiques pour tous, et ne sont pas payés en cas d’absence, selon le principe no show, nopay.
L’ENSEIGNEMENT DE L’AUTONOMIE
10Outre ces dispositions anti-bureaucratiques, la transformation la plus importante a porté sur le modèle pédagogique. Deux changements ont formé la base du nouveau modèle. Au lieu de travailler en groupe dans de grands ateliers, les jeunes artistes obtenaient, d’abord, leur propre atelier. Ils ne travaillaient plus dans l’atelier du maître, sous sa direction et selon ses instructions, mais inversement : les maîtres visitaient les ateliers individuels, non pas pour y diriger un travail et donner des directives, mais pour poser des questions, donner des renseignements, des conseils, des critiques, et cela à propos d’un travail en train de se faire. On ne parlait plus, par conséquent, d’enseignement, mais de begeleiding, d’accompagnement.
11En second lieu, l’élève ne travaillait plus avec un seul maître qu’il avait choisi au départ. Ceci avait été le principe de « l’académie libre », mais son effet, bien visible dans les expositions publiques, fut bien souvent l’imitation pure et simple du style du maître préféré. Pour rompre avec l’épigonisme, les jeunes artistes recevaient désormais les visites, l’un après l’autre, de tous les artistes-accompagneurs. Étant ainsi confronté avec une pluralité de styles, d’opinions et de personnalités, représentant en quelque sorte le champ artistique dans son ensemble, les élèves étaient incités, ou même forcés, de ne pas chercher l’imitation d’un maître favori, mais, au contraire, de n’utiliser les différentes questions et commentaires que pour essayer de définir leur propre voie. À travers les commentaires des artistes-accompagnateurs se dessine l’espace des possibles artistiques, l’enjeu de la transmission étant de saisir les possibilités en fonction des compétences et des dispositions des apprentis.
12L’enseignement standardisé (classes, examens) d’un art standardisé (règles, techniques, styles) a ainsi cédé la place à une transmission strictement individuelle, sans classes, examens ou diplômes, et fondée uniquement sur le contact immédiat et personnel entre plusieurs artistes reconnus et un jeune aspirant. Sa forme organisationnelle est simple : chaque jeune artiste sélectionné obtient un atelier individuel pendant deux années, où il reçoit des visites chaque semaine des artistes-accompagnateurs. Les thèmes, la durée et l’intensité des échanges dépendent uniquement des artistes en question, rien n’est standardisé ou préconçu, et chez Ateliers’63 il n’y a même jamais eu de discussion collective sur les « principes » de cette nouvelle forme d’enseignement. Le modèle avait été conçu dans l’esprit de rapprocher le plus possible la réalité de la pratique artistique contemporaine : le jeune apprenti fait son travail quotidien dans l’atelier, en y recevant régulièrement des conseils, des critiques, des encouragements de collègues. Mais dans la genèse de ce modèle une tout autre idée a également joué son rôle.
13Dans la première décennie de sa nouvelle existence, de 1965 à 1974, Ateliers’63 était dirigé par le peintre Edgar Fernhout. Tous les témoignages insistent sur son importance dans l’élaboration du nouveau concept. Ce fut Fernhout qui avait introduit la notion de kunstenaarsinstituut, d’« institut d’artistes » ; il détestait la vie académique, faisant tout pour inventer d’autres formes de communication et d’enseignement. Ateliers’63 fut pour lui une sorte de « revanche sur l’enseignement officiel ». Si Fernhout détestait si profondément l’Académie et s’il était tellement préoccupé par la question d’enseignement, ce fut, entre autres, parce qu’il avait connu, lui, une toute autre forme de transmission. Fils et petit-fils d’artistes très réputés, Charley et Jan Toorop, Edgar Fernhout voulait un institut qui corresponde à cette expérience familiale. Selon son collègue Jan Dibbets, il nourrissait secrètement le rêve que cet institut garantirait la transmission artistique d’une génération à l’autre, et cela complètement en dehors des leçons et examens, et indépendamment des enseignants3. La transmission serait une affaire exclusivement d’artistes entre eux et cela dans un esprit un peu familial. Ateliers’63 n’était pas un institut professionnel et neutre, mais un véritable werkplaats, notion qui signifie à la fois atelier et lieu de travail, c’est-à-dire un cadre de travail marqué par une ambiance de sérieux, de concentration, d’un fort engagement artistique et d’esprit critique.
LA RECONNAISSANCE
14Après plusieurs crises financières et conflits avec les autorités, Ateliers’63 fut finalement reconnu par le Ministère de la Culture en 1974 comme « établissement particulier ». Ateliers’63 était alors un petit institut expérimental, situé à Haarlem, qui, en dépit d’un grand intérêt dans le monde de l’art, avait une position plutôt marginale dans l’enseignement des Beaux-Arts. Après la reconnaissance officielle, cela commença à changer. L’enseignement des beaux-arts traversait une période de crise très profonde, et le nouveau modèle attirait l’attention, aussi de la part des deux grandes Académies nationales, qui se trouvaient dans une situation critique. Elles avaient au cours des années 1960 et 1970 perdu toute autorité dans le monde de l’art, et la multiplication d’écoles de Beaux-Arts concurrentes menaçait leur position et leurs privilèges. Pour sauver l’institution, les deux académies ont finalement, après une période de crise et de luttes diverses, adopté le modèle d’Ateliers’63 — le Jan van Eyck Akademie à Maastricht à partir de 1979 et la Rijksakademie à Amsterdam un peu plus tard. La réorganisation fut totale, et la direction et le corps enseignant changèrent en quelques années de fond en comble. L’adoption d’un nouveau modèle n’allait pas sans changements, mais le principe d’un enseignement individuel, fondé sur les visites d’ateliers des jeunes, remplaçait l’enseignement académique avec ses classes, ses cours et ses examens.
15Trois instituts offrent ainsi aux Pays-Bas la possibilité d’une formation prolongée aux jeunes artistes. Les candidats, dont l’âge moyen varie entre 24 et 27 ans, sont en général passés — au moins quelques années — par les écoles de Beaux-Arts. Pour eux, Ateliers’63 et les deux académies renouvelées sont un peu l’équivalent de ce que représente une École Pratique des Hautes Études dans le champ universitaire. Comme le séminaire de recherche est issu de la pratique de la recherche elle-même, les werkplaatsen représentent un modèle issu de la pratique artistique, fondé sur l’art en train de se faire, et orienté vers la pratique artistique contemporaine.
16Si l’on considère le fonctionnement des werkplaatsen, on constate qu’ils remplissent trois fonctions majeures dans le champ artistique contemporain. La première est celle de sélection et de consécration. Parmi les centaines d’élèves qui terminent les écoles de beaux-arts chaque année, les trois werkplaatsen sélectionnent un petit groupe de privilégiés, qui n’est pas plus grand qu’une quarantaine de personnes chaque année. La chance d’accès aux werkplaatsen varie selon la position de l’institut dans la hiérarchie (une chance sur 17 pour les Ateliers, une sur 12 pour la Rijksacademie, une sur 7 pour l’Académie Jan van Eyck). En ce sens, les werkplaatsen fonctionnent comme les grandes écoles du monde de l’art, notamment par leur pouvoir de consécration. Leur deuxième fonction, directement liée à la première, est celle de l’accumulation d’un capital social spécifique. Les werkplaatsen offrent, en effet, la possibilité de constituer un réseau de relations importantes. Ces deux fonctions, qui ne sont pas spécifiques au champ artistique, sont en fait communes à toutes les institutions d’élite4. Plus spécifique est la troisième fonction, celle de transmission et d’accompagnement artistique. Étant donné que ce modèle d’accompagnement est nouveau, on peut se demander ce qui se passe dans ce processus d’accompagnement. N’ayant pas eu le droit d’observer les interactions entre les jeunes aspirants et les artistes reconnus, j’ai dû employer des méthodes indirectes pour en savoir plus. En plus de trente entretiens avec à la fois des apprentis et des artistes-accompagnateurs reconnus, j’ai également réalisé une enquête par questionnaire auprès des apprentis.
QU’EST-CE QUE LA TRANSMISSION ARTISTIQUE ?
17D’après les artistes-accompagnateurs, une bonne partie de leur travail a pour but de rendre plus explicite le processus d’orientation et de choix artistique. Ce travail passe essentiellement par des questions comme : « pourquoi une telle couleur ? », « pourquoi un tel format ? », ou plus généralement : « pourquoi travaillez-vous avec un tel matériau plutôt qu’avec un autre ? », « pourquoi préférez-vous le dessin à la photo ou à la vidéo ? » Ce questionnement, qui a pour fonction d’éveiller la conscience de ce qu’on fait, porte non pas seulement sur le travail propre de l’apprenti mais aussi sur celui des autres. Une partie des questions posées fait le rapport avec les grands exemples : « vous faites ceci, mais connaissez-vous l’œuvre d’un tel qui s’est posé le même problème ? »
18Dans ce processus d’explicitation, de clarification de l’espace des possibles, un mot revient très fréquemment, le mot houding, qu’on peut traduire par posture. Selon la majorité des artistes-accompagnateurs, ce qui compte le plus dans la transmission, c’est d’aider les jeunes à trouver une véritable posture artistique, c’est-à-dire une posture qui est définie négativement par le refus de la mode, de la facilité, de l’épigonisme, et, positivement, par la recherche de ce qui est propre, ce qui est individuel et singulier dans le travail en cours.
19Selon les entretiens effectués, le travail d’accompagnement consiste, premièrement, à mieux percevoir les possibilités artistiques, et ceci dans et par la pratique artistique, et, deuxièmement, à découvrir et à mobiliser des dispositions qui correspondent aux possibilités ouvertes par l’état du champ artistique. Le mot posture, houding, résume bien ce dernier aspect et en indique l’importance.
20Pour comprendre le point de vue des jeunes artistes, j’ai posé un ensemble de questions par questionnaire sur les objectifs et les effets du processus de l’apprentissage. La question principale était : « que considérez-vous comme important pour votre propre développement artistique ? » Suivait une liste d’une vingtaine de thèmes qui pouvaient donner lieu à une réponse allant de « sans aucune importance » (ayant une valeur de 1) jusqu’à « très important » (ayant une valeur de 5). L’analyse du questionnaire (n = 75) montre que les apprentis considèrent cinq dimensions comme importantes pour leur développement artistique en résidant dans les werkplaatsen.
21La dimension la plus importante est l’aspect conceptuel : les thèmes « développer sa propre vision sur l’art » et « améliorer la capacité conceptuelle » sont les thèmes qui ont reçu la valeur moyenne la plus élevée (4.04 et 4.02). Le travail de conceptualisation artistique, considéré comme l’aspect primordial dans la pratique artistique d’aujourd’hui, est directement lié à l’appréciation de l’art conceptuel qui est le courant artistique le plus apprécié par les apprentis. La deuxième dimension du processus d’apprentissage est la dimension sociale : « établir des contacts avec des artistes-accompagnateurs », « discuter avec les autres élèves », et « établir des contacts avec les autres élèves » sont les aspects sociaux qui sont considérés comme « importants » (ayant une valeur moyenne de 3.8 ou de 3.9). La recherche de la singularité est apparemment un processus de part en part social, fondé sur des interactions et des échanges avec les artistes reconnus et les pairs. La troisième dimension porte sur la connaissance du champ artistique : « acquérir plus de connaissances sur l’art contemporain », « acquérir plus de connaissances du monde de l’art », « acquérir plus de connaissances sur la théorie de l’art » (valeur moyenne entre 3.8 et 3.3). La quatrième dimension porte sur le savoir-faire : « améliorer le savoir-faire imaginatif » et « améliorer le savoir-faire technique » (valeur moyenne : 3.7). La cinquième et dernière dimension du processus d’apprentissage concerne la possibilité d’expérimenter : « la possibilité d’expérimenter avec des techniques nouvelles » (valeur moyenne 3.4).
22Dans la hiérarchie des dimensions, certains aspects du processus d’apprentissage ne sont pas considérés comme importants. C’est le cas notamment des valeurs hétéronomes. « Établir des contacts avec les galeries et les collectionneurs » est considéré comme ni important ni sans importance (valeur moyenne 3.0, c’est-à-dire neutre), ce qui souligne un certain souci d’autonomie.
LA FORCE DES CHOSES
23En adoptant une perspective de longue durée, on peut distinguer deux grands modèles de transmission dans l’histoire de l’art. Le premier est celui de l’artisanat, caractérisé par la transmission pratique d’un savoir-faire dans l’atelier d’un maître et sous sa direction. Le deuxième modèle est celui de l’Académie, plus proche des arts libéraux et marqué par un enseignement plus scolaire et plus théorique (anatomie, perspective, etc.), enseignement dispensé par un corps des maîtres certifiés. Il est typique de l’art moderne de ne pas avoir connu un nouveau modèle de transmission, propre à la production artistique autonome. Mais peut-être est-ce précisément l’invention de ce petit institut hollandais. Aux Pays-Bas, en tout cas, ce type d’institution est devenu, pour l’art autonome, ce que l’académie était pour l’art académique.
24Si tel a été, au moins pendant quelque temps, le sens de cette entreprise, une nouvelle question émerge inévitablement : qu’est-ce qui se passe si le souci d’autonomie artistique s’institue, devient institution, reconnue par les pouvoirs administratifs et consacrée par les institutions de consécration (notamment les musées) ? En reprenant l’analogie avec l’École Pratique des Hautes Études en France, on pourrait, en effet, poser la question qu’a posée Pierre Bourdieu à propos de cette institution5. Est-ce, comme le disait Hegel, la fonction de l’idée de créer l’institution et la fonction de l’institution de détruire l’idée qui l’a créée ? Ou bien les forces de l’autonomie peuvent-elles contribuer à la destruction de ce qui, dans l’institution, concourt à sa destruction ?
Notes de bas de page
1 Pierre Bourdieu, « L’institutionnalisation de l’anomie », dans Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, nº 19-20, 1987, p. 6-19 et « La révolution impressionniste », dans Noroit, nº 303, 1987, p. 2-18.
2 Pour l’histoire de l’institut, je me réfère principalement à l’enquête que j’ai menée auprès des trois instituts de beaux-arts dominants aux Pays-Bas dans Kunst leren : het werkplaatsmodel in de beeldende kunst, Rijswijk, Ministerie van WVC, 1992 et « Leerprocessen in de beeldende kunst », dans T. Bevers et al. (dir.), De Kunstwereld. Produktie, distributie en receptie in de wereld van kunst en cultuur, Hilversum, Verloren, 1993, p. 102-118.
3 Sur la dynastie artistique, qui s’est encore prolongée par le fils d’Edgar, Rik Fernhout, cf. Marja Bosma (dir.), Vier generaties : Een eeuw lang de kunstenaarsfamilie Toorop/Fernhout, Utrecht, Centraal Muséum, 2001.
4 P. Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes Écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.
5 P. Bourdieu, « Préface » à Brigitte Mazon, dans Aux origines de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, Éditions du CERF, 1988, p. I-V.
Auteur
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