Avant-propos
p. 9-14
Dédicace
À Vincianne et Inès
Texte intégral
1Ce livre est la refonte de notre thèse de doctorat, récrite et largement amendée. Les premiers résultats obtenus dans cette thèse ont déjà été publiés dans différents articles, rassemblés avec d’autres dans un livre paru en 2010 aux éditions Le Cri, collection « CIEL-ULB-ULg », sous le titre La vie littéraire à la toise. Dans Mesures de l’écrivain, nous souhaitons présenter et développer le cadre théorique et méthodologique qui a permis d’obtenir ces résultats. Il n’est ainsi pas inutile de rappeler le contexte de production de notre recherche, les questionnements épistémologiques, théoriques et méthodologiques qui les ont accompagnés et les apports et limites de notre analyse.
2Si la vie littéraire belge francophone de l’entre-deux-guerres constitue l’objet de ce livre et que nous défendons différentes thèses la concernant, nous voulons également proposer une réflexion sur les outils et méthodes de la sociologie de la littérature et de l’histoire de la littérature à partir de ce cas concret. Cette réflexion concerne particulièrement la mise en série d’informations sociologiques et historiques sur les écrivains (informations de type catégoriel ou relationnel), la construction de catégories adaptées à notre étude et le traitement quantitatif de ces séries. On l’aura néanmoins compris : nous ne nous contenterons pas de proposer des listes de noms et des tableaux de chiffres. Nous en donnerons aussi une lecture sociologique, fondée sur la mise en relation de ces données. Par conséquent, il nous faudra également présenter le cadre interprétatif qui confère du sens à cette analyse.
CONTEXTE DE PRODUCTION
3Notre thèse s’inscrit dans le cadre du premier projet du CIEL. Financé par la Communauté française au moyen d’une « Action de Recherche Concertée », celui-ci visait au développement d’une base de données sur les auteurs, les œuvres et les revues littéraires belges francophones entre 1920 et 1960. Le subside courait d’octobre 2002 à septembre 2007 et notre thèse fut menée à bien durant cette période. Nous avions la responsabilité de la mise en œuvre de la base de données. La structure conceptuelle fut construite collectivement les deux premières années, au fil de réunions mobilisant tout le groupe. Le développement informatique fut assuré par le Centre Informatique de Philosophie et Lettres. La saisie des données dans la base de données (l’encodage) a été réalisée par différentes groupes successifs d’étudiants, formés et encadrés par les chercheurs doctorants ou jeunes docteurs du projet, tant à Liège qu’à Bruxelles.
4La dimension collective nous semble constituer l’une des spécificités de ce projet. La dynamique du groupe a bien fonctionné, chacun assumant son rôle : coordination, développement, encadrement, etc. La parole, lors des réunions du groupe, était libre et les échanges fructueux. Parallèlement au CIEL, les doctorants et jeunes chercheurs ont constitué un autre groupe : COnTEXTES, en 2002-2003. Groupe de lecture de textes en sociologie de la littérature au départ, il est devenu, en plus du lieu de mise à l’épreuve de nos recherches, une plate-forme pour l’organisation de conférences-débats et de journées d’étude. La publication d’une revue (COnTEXTES. Revue de sociologie de la littérature) a suivi rapidement, qui devint très vite, grâce à son mode de diffusion électronique et à la qualité de son comité de lecture, une référence dans son domaine.
5Cette double expérience collective (le CIEL et COnTEXTES) fut largement bénéfique à tous les doctorants gravitant autour du projet de recherche. De nombreuses thèses émanant directement du projet ou terminées en son sein ont été défendues1. La base de données est disponible en ligne gratuitement (à l’adresse http://www.ciel-litterature.be, sur inscription). Elle continue à être alimentée et, selon sa vocation première, reste ainsi un travail en cours. Le projet a aussi donné naissance à une collection de livres, dirigée par Paul Aron et Benoît Denis et ayant accueilli les écrits de certains des chercheurs du CIEL. Enfin, un nouveau projet de recherche, financé depuis 2008 jusqu’en 2013, uniquement à l’ULB cette fois, prolonge et développe les travaux du CIEL sur un corpus spécifique : les écrivains journalistes.
6Ce livre doit beaucoup à ce dynamisme collectif : le corpus que nous analysons au fil des pages n’aurait pu être constitué sans l’aide de nos collègues chercheurs et des nombreux étudiants qui l’ont enrichi. De plus, les discussions théoriques en sociologie de la littérature que nous avons menées ensemble durant ces années ont bien évidemment nourri nos recherches. En sciences humaines, cet esprit collectif reste encore rare, en particulier au sein des études littéraires : il nous semble utile d’en souligner la pertinence et le caractère fructueux dans notre perspective.
7Comme nous l’avons dit, un site met la base de données du CIEL à disposition de tous. Toutes les requêtes ne peuvent être effectuées directement (certaines demandaient des ajustements ponctuels pour être pertinentes, d’autres concernaient des données qui ne pouvaient être diffusées librement, etc.), mais il reste possible d’explorer la base en profondeur grâce aux différentes requêtes préprogrammées pour la version en ligne. En nous contactant directement, il est tout à fait envisageable d’accéder à d’autres requêtes, en fonction de l’étude menée.
QUESTIONNEMENTS ÉPISTÉMOLOGIQUES, MÉTHODOLOGIQUES, THÉORIQUES
8Cette étude se fonde sur un vaste corpus, environ 400 écrivains. Leurs œuvres sont étudiées uniquement par les genres qui les caractérisent et les maisons qui les éditent. Il s’agit donc d’une approche externe à la littérature, concentrée sur la vie littéraire. Nous développons dans ce livre une sociologie des producteurs de littérature. Pour ce faire, des questions de différents types seront examinées (qu’est-ce qu’une œuvre littéraire ? quels paramètres prendre en compte pour mesurer la reconnaissance d’un écrivain ? etc.). Ces questions trouvent ici des réponses souvent pragmatiques, liées à l’objet et à l’étude que nous avons menée. Nous ne prétendons nullement apporter une réponse définitive à ces interrogations fondamentales. Nous insistons seulement sur la nécessité d’en passer par ces questions pour mener notre recherche à bien et sur les éléments décisifs de notre approche qui nous ont poussé à adopter telle solution plutôt que telle autre.
9Prenons quelques exemples.
10Qu’est ce qu’un auteur ? La question est aussi vieille que les études littéraires. Des bibliothèques entières lui sont consacrées, allant des ouvrages d’introduction2 aux études les plus pointues sur l’un ou l’autre aspect de la question3. Notre position fut, comme annoncé, éminemment pragmatique et liée à l’un des postulats de notre recherche : ne pas présager des propriétés de notre objet (les écrivains), ne pas le définir a priori. Nous avons donc adopté une définition extrêmement large4, qui est aussi celle de la base de données du CIEL. Cela nous a permis de tenir compte d’un grand nombre de propriétés sociales et littéraires de ces agents, sans privilégier l’une plutôt que l’autre. Cela nous a aussi permis de dégager, au sein du personnel littéraire, des catégories dont le rôle restait méconnu dans son action d’ensemble, comme celle des animateurs de la vie littéraire. Cette définition extensive a donc porté ses fruits pour notre étude, mais ne prétend pas convenir à toutes les recherches.
11Il en va de même pour l’option retenue concernant les catégories mobilisées : au-delà des catégories endogènes (c’est-à-dire propres à l’objet lui-même, et qui auraient une signification directe pour les individus de l’époque étudiée), que l’on retrouve dans l’un des champs de la base de données (notamment pour le champ « profession », la profession apparaît selon sa désignation à l’époque), nous avons choisi de construire nos propres catégories, en explicitant et justifiant les choix posés5. Pour les résidences par exemple, le fait d’isoler Bruxelles du Brabant fait sens dans la logique d’une étude plus large des capitales culturelles : il nous a semblé pertinent d’interroger le possible rôle de pôle attracteur de Bruxelles au sein de la vie littéraire belge francophone. Il ne s’agit pas d’imposer des catégories anachroniques à notre objet, mais plutôt de l’éclairer à partir de questionnements comparatifs plus larges, en mettant en évidence des facettes invisibles à partir de catégories endogènes.
12Enfin, le dernier exemple que nous donnerons concerne les questionnements théoriques. La première partie du livre présente des outils d’analyse quantitative de corpus de données. Ces deux outils, l’analyse factorielle des correspondances et l’analyse structurale des relations, sont privilégiés chacun par une théorie sociologique, respectivement la théorie des champs et la théorie des réseaux sociaux. Ces deux paradigmes sont en concurrence au sein des études sociologiques. Nous reformulons ces théories en termes d’analyse catégorielle et de relations objectives pour la première et d’analyse relationnelle et de relations effectives pour la deuxième. L’examen des outils d’analyse quantitative est ainsi l’occasion d’exposer brièvement les points d’achoppement entre les théories et de prendre position. Les arguments en faveur de l’une ou de l’autre sont multiples et ont fait l’objet de nombreux ouvrages. On en trouvera les références au sein de la première partie du livre.
13Nous défendons une utilisation complémentaire des outils de ces deux théories, car notre objet, pour être saisi dans sa complexité, demande une telle optique. Les réseaux que nous étudions sont des réseaux d’appartenance, c’est-à-dire fondés sur le partage d’agents entre lieux de sociabilité. La nature hétérogène de ces lieux ne permet pas de les considérer comme tous équivalents ou interchangeables. Les conclusions que l’on pouvait tirer de l’analyse structurale des positions particulières au sein du réseau étaient trop pauvres si l’on ne tenait pas compte de la nature des lieux reliés et des individus qui reliaient ces lieux. En revanche, une analyse des trajectoires des agents, démarche classique en sociologie de la littérature où la théorie des champs domine largement, n’aurait pas permis de repérer le rôle spécifique de certains écrivains, en particulier ceux que nous désignons comme les animateurs de la vie littéraire. L’analyse de réseaux a porté ses fruits, en pointant des positions structurales particulières et ignorées jusque-là. Ces positions ont dû par la suite être expliquées et interprétées, à partir de données autres que relationnelles.
14Notre position théorique est ainsi fondée non sur un quelconque dogmatisme théorique ou sur un opportunisme conceptuel œcuménique, mais sur une réflexion syncrétique à la fois conditionnée par l’enquête empirique qui définit notre objet d’étude et mise au service de son interprétation.
APPORTS ET LIMITES DE L’OUVRAGE
15Parmi les apports de ce livre, on peut pointer une figure méconnue du champ littéraire : l’animateur de la vie littéraire, que nous avons pu repérer grâce à sa position structurale particulière. Étant donné le corpus étudié et la définition retenue de l’écrivain, l’examen de cette figure se limite au cas du sous-champ littéraire belge francophone. Néanmoins, notre étude nous paraît proposer une base solide sur laquelle développer d’autres recherches, en particulier concernant l’animateur transnational de la vie littéraire, le « passeur » de frontière ou encore le médiateur culturel et artistique international.
16Outre l’intérêt spécifique de l’objet, une raison nous pousse à signaler ces développements potentiels : le constat de l’émergence croissante des problématiques transnationales dans la recherche en sociologie de la littérature. Le réseau ESSE a posé de solides jalons pour l’étude transnationale des champs littéraires et de la circulation des idées. Les ouvrages dirigés par Anna Boschetti (2010) et Gisèle Sapiro (2008, 2009), après notamment les travaux de Christophe Charle sur les capitales culturelles (2004, 2009) ou de Laurent Jeanpierre sur les échanges culturels internationaux (2004), ont largement contribué à attirer l’attention des sociologues des champs littéraires sur ces problématiques. C’est dans cette perspective que l’on pourrait inscrire une recherche sur les animateurs transnationaux durant l’entre-deux-guerres qui enrichirait le repérage des types d’animateurs proposé à la fin de cet ouvrage. Cette recherche ne se restreindrait plus à la seule structuration du sous-champ littéraire belge, mais prendrait également en compte les liens que ce dernier entretient avec l’extérieur. Pointons deux cas que nous ne traitons pas dans les pages qui suivent, mais dont le contexte est déjà bien connu par des travaux antérieurs.
17Les études sur l’ouverture de la Belgique à la France, du symbolisme au modernisme, sont nombreuses. Parmi les écrivains qui tissent ces liens, on peut citer les cas d’André Fontainas pour le symbolisme, de Franz Hellens ou d’Odilon-Jean Périer pour le modernisme, ou encore, pour les réseaux politico-littéraires pacifistes, des « amis belges » de Romain Rolland et de Henri Barbusse6. Mais au-delà de ces noms reconnus, il reste à écrire une histoire systématique des figures littéraires des relations transnationales. Les cas de Gaston Pulings ou Pierre Fontaine illustrent le rôle de ces minores dans la structuration des échanges transnationaux, par l’organisation de tournées de conférences de Français en Belgique, notamment via des institutions comme le PEN Club, ou par les échanges de collaborateurs entre revues belges et françaises. Ces lieux d’échange plus ou moins institutionnalisés (PEN Club, Alliance française, Société des Nations, revues internationales, etc.) mériteraient également une étude générale de leur incidence sur la vie littéraire.
18La France n’est évidemment pas la seule à nouer des contacts avec le sous-champ littéraire belge francophone. De nombreux travaux existent sur les échanges internes à la Belgique, entre francophones et flamands, notamment les recherches de l’école de Leuven, autour de José Lambert, Reine Meylaerts notamment. Leurs travaux, fondés notamment sur le modèle théorique du polysystème développé par Itamar Even-Zohar, mettent en évidence l’importance plus ou moins grande au sein du monde littéraire de ces contacts entre locuteurs des deux langues après la Première Guerre mondiale et au-delà7. Une approche réticulaire des lieux de contact offrirait un complément intéressant à ces travaux, en insistant sur le rôle de certaines chevilles ouvrières œuvrant à ces contacts. Ces agents, dont la production littéraire est souvent assez réduite et qui sont de ce fait peu repérables, correspondent tout à fait à la définition de l’animateur de la vie littéraire. Cependant, restés en marge du réseau francophone, ils n’ont pu être identifiés systématiquement dans ce livre. Ce type d’animateur littéraire ne peut néanmoins pas être négligé étant donné la spécificité de ses apports au sous-champ littéraire.
19La constitution systématique du corpus des agents belges transnationaux à partir d’un repérage des lieux de contacts (revues, institutions, correspondances, etc.) serait la première étape d’un prolongement de la recherche de ce livre. Un tel prolongement devrait nécessairement être entrepris selon les trois modalités suivantes, étroitement imbriquées : envisager un large corpus, en proposer un traitement sériel et quantitatif et favoriser, à cet égard, le travail collectif. Car parmi les apports de ce livre (outre la figure de l’animateur de la vie littéraire, on peut citer le concept de génération socio-littéraire, le constat d’une corrélation forte entre une reconnaissance importante au sein du sous-champ belge francophone et un capital relationnel élevé ou encore la mise en évidence des grandes catégories socioprofessionnelles fortement investies par les écrivains comme « premier métier »), ce sont précisément ces trois aspects méthodologiques qui constituent à nos yeux l’originalité de notre démarche. Notre souhait est aujourd’hui que ces manières de travailler – qui engagent toute une conception de la recherche – puissent inspirer d’autres chercheurs au sein des études littéraires.
20Certains résultats de ce livre ont déjà été présentés dans les articles suivants :
21Dozo B.-O. (2007). « La présence des juristes dans l’institution littéraire belge. Examen de l’évolution des trajectoires scolaires et professionnelles des écrivains dans l’entre-deux-guerres », dans Textyles. Droit et littérature, n° 31, p. 28 – 46.
22Dozo B.-O. (2008). « Données biographiques et données relationnelles. Notes théoriques pour une utilisation complémentaire des outils quantitatifs », dans COnTEXTES, Revue de sociologie de la littérature, n° 3, URL : http://contextes.revues.org/index1933.html.
23Dozo B.-O. (2009). « Sociabilités et réseaux littéraires au sein du sous-champ belge francophone de l’entre-deux-guerres », dans Histoire et Mesure, n° XXIV-1, p. 43–72.
24Dozo B.-O. (2010). « La production littéraire des Belges francophones durant l’entre-deux-guerres. Examen d’un premier inventaire », dans Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 1, n° 2, URL : http://0-www-erudit-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue/memoires/2010/v1/n2/044214ar.html.
Notes de bas de page
1 Vanderpelen-Diagre, 2003 ; Fréché, 2005 ; Fincœur, 2006 ; Dozo, 2007 ; de Marneffe, 2007 ; Gemis, 2009
2 Voir par exemple les pages 25 et suivantes de Fraisse et Mouralis, 2001.
3 Voir par exemple les études rassemblées par Luneau et Vincent, 2010.
4 Voir section 5.1, p. 73–77 pour les détails.
5 Les critiques sur la catégorisation dans l’analyse quantitative furent surtout vives dans les années 1980, quand l’histoire quantitative fut largement remise en question. Voir à ce sujet Lemercier et Zalc, 2008, p. 41-47.
6 Sur ces questions, voir notamment les travaux édités par Quaghebeur et Savy (1997), Frickx (1990) et le livre de Gnocchi (2007).
7 Outre les liens entretenus avec ces deux partenaires privilégiés que sont la France et la Flandre, d’autres contacts sont à prendre en compte : avec l’Allemagne notamment (on citera l’exemple de Paul Gérardy), mais aussi au-delà des frontières immédiates, aux États-Unis (le cas de Robert Goffin et de ses multiples activités est à retenir) ou encore au Canada. Là encore, les institutions dédiées aux échanges transnationaux paraissent un terreau d’étude fertile.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mesures de l'écrivain
Profil socio-littéraire et capital relationnel dans l'entre-deux-guerres en Belgique francophone
Björn-Olav Dozo
2011
Quatre poètes dans la Grande Guerre
Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau, Pierre Drieu la Rochelle, Paul Éluard
Olivier Parenteau
2014
Le symbolique et le social
La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu
Jacques Dubois, Pascal Durand et Yves Winkin (dir.)
2015
Les souvenirs littéraires
Actes du colloque du 2-3-4 juin 2016 à l’université de Paris Nanterre
Vincent Laisney (dir.)
2017
Littérature monstre
Une tératologie de l’art et du social
Yanna Kor, Didier Plassard et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.)
2020