Un cas de conscience : les viandes sacrifiées. Saint Paul et les Corinthiens
p. 257-268
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
2Pourquoi proposer une réflexion sur une question qui semble obsolète, celle de savoir si un chrétien peut consommer des viandes sacrifiées dans les temples païens ? Plusieurs raisons nous y ont incité. Tout d’abord la lecture d’un recueil d’études anthropologiques sur le sacrifice grec1. À notre grande surprise – qui n’était due en réalité qu’à notre ignorance – nous avons appris que toute la viande consommée dans l’Antiquité passait obligatoirement par les temples. Il n’y a d’ailleurs qu’un mot en grec, mageiros (utilisé exclusivement au masculin), pour désigner le sacrificateur, le boucher et le cuisinier. Dès lors, l’exclamation de Paul en 1 Co 8, 13 : « Voilà pourquoi, si un aliment doit causer la chute de mon frère, je renoncerai à tout jamais à manger de la viande plutôt que de faire tomber mon frère »2, n’était plus, à nos yeux, une hyperbole de rhéteur mais l’énoncé d’une conséquence obvie : pour qui voulait s’abstenir de viande immolée, il n’y avait pas d’autre viande à consommer.
3Du même coup, le problème des idolothytes (eidôlothutà) – c’est le terme biblique pour désigner les viandes sacrifiées aux idoles3 – apparaissait plus pressant : les chrétiens étaient-ils obligés de se retirer de la vie de la cité pour ne pas compromettre leur foi ? On connaît la réponse de Paul et la position très ouverte qu’il adopte : le chrétien peut manger des viandes sacrifiées, à condition de ne pas scandaliser le frère à la conscience plus faible et de ne pas cautionner l’idolâtrie. Cette attitude a récemment attiré l’attention d’un philosophe qui, sans partager la foi chrétienne, admire comment la visée universaliste de Paul lui permet d’opérer une « traversée des différences »4. Selon lui, l’attitude de l’apôtre reste instructive pour tout militantisme à vocation universelle confronté aux particularismes.
4Comme on le voit, la question apparemment marginale des idolothytes convoque tout à la fois l’exégète, l’anthropologue, le moraliste et le philosophe. Il nous a dès lors semblé tout naturel de dédier cette étude au philosophe et à l’historien de la religion grecque qui a toujours osé décloisonner les disciplines en priant les spécialistes de « ne voir dans [s]es “débordements” qu’une simple manière de tendre le relais »5.
1. Le cadre de vie à Corinthe
5« Il n’est pas donné à tout homme de faire la traversée vers Corinthe. » À l’origine, ce vieux proverbe signifiait sans doute que les marins abordant Corinthe risquaient facilement de perdre leur fortune chez les nombreuses hétaïres de la ville. La cité aux deux ports, situés de part et d’autre de l’isthme, et qui s’étageait ensuite sur une colline abrupte, jouissait en effet dans l’Antiquité d’une réputation de richesse liée aux plaisirs d’Aphrodite6. Mais elle avait été détruite en 146 av. J.-C. et c’est César qui avait entrepris sa reconstruction en 44 av. J.-C. en y installant des affranchis romains. Devenue capitale de l’Achaïe en 27 av. J.-C, la cité connut un essor rapide dont un des signes fut la reprise des jeux isthmiques entre 7 avant et 3 après J.-C. Centre commercial, financier et artisanal, Corinthe regroupait une population très hétérogène comportant de fortes inégalités sociales (on parle de 600 000 habitants dont les deux tiers étaient esclaves). Ces données ne sont pas étrangères à la diffusion du christianisme dans la cité. Aussi, il n’est pas étonnant que Paul n’ait connu aucun succès à Athènes, ville profondément marquée par la tradition, et qu’il ait rencontré, au contraire, une large ouverture à Corinthe auprès d’une population récente et mélangée, en voie de reconstitution culturelle7.
6Il ne faut pas être grand helléniste pour constater que les Corinthiens convertis au christianisme soulèvent des problèmes qui relèvent d’une mentalité typiquement grecque. Ils cherchent la meilleure sagesse et se divisent sur le fait de savoir à quel maître se rattacher : Paul, Apollos ou Céphas. Ils se posent la question de l’ampleur de leur liberté, en se demandant dans quelle mesure il faut rompre avec les institutions de la cité, comme le mariage ou le sacrifice. Ils sont fascinés par les phénomènes spirituels réservés à des initiés, notamment par les charismes de prophétie et de glossolalie. Enfin, ils se demandent si la résurrection de la chair peut avoir un sens. La question des idolothytes n’est donc qu’une parmi d’autres et avec lesquelles elle entretient de multiples similitudes. Nous ne ferons cependant que de brèves allusions à ces liens pour nous centrer sur le cas de conscience posé par les viandes sacrifiées.
7On l’a rappelé initialement, l’ouvrage collectif sur la cuisine du sacrifice en pays grec a attiré l’attention sur le traitement tout à fait particulier de la viande dans cette aire culturelle. Selon les auteurs, le mythe fondamental qui explique le sacrifice grec est le récit, rapporté par Hésiode, concernant la ruse de Prométhée vis-à-vis de Zeus. Le Titan propose au maître de l’Olympe deux parts d’un grand bœuf mis à mort : la première, appétissante au regard, ne contient que des os recouverts de graisse ; la seconde, rebutante, n’est qu’un estomac qui contient cependant toutes les viandes comestibles. Même s’il n’est pas dupe de la ruse, Zeus choisit la première part et laisse aux hommes la seconde mais, pour punir la faute commise à son égard, il prive les hommes du feu céleste. Prométhée dérobe par la suite une part de ce feu mais ce n’est plus qu’un pauvre feu qu’il faut désormais entretenir à grand-peine. Par ailleurs, en ayant accès aux viandes comestibles, les hommes signent également leur condition de mortels : ils ne sont plus désormais que des ventres criant famine.
8Le point à retenir est que le sacrifice grec consacre la séparation entre les dieux et les hommes. Après la mise à mort d’un animal et son dépeçage, la peau et les os recouverts de graisse sont brûlés avec des aromates sur l’autel des dieux. Parmi les viandes, les meilleurs morceaux (comme le foie et les reins) sont grillés sur des broches et déposés sur les tables sacrées : ce sont les parts réservées au personnel du temple8 et aux participants directs du sacrifice qui les consomment sur place, au cours de repas sacrés dans les dépendances du temple. Les autres viandes sont bouillies dans un grand chaudron pour être ensuite distribuées ou vendues sur les marchés. Le sacrifice grec répète ainsi le geste fondateur de Prométhée : les mortels restent « à bonne distance » des immortels et, en même temps, ils gardent le contact avec les divinités, sources de la vie9.
9Le sacrifice grec a aussi une fonction sociale : il assigne une place aux membres de la cité. Dès lors, ceux qui le contestent mettent inévitablement en question l’ordre de la cité. Il y a deux façons de critiquer le sacrifice : par le haut et par le bas. Par le haut : ce sont les partisans du pythagorisme ou de l’orphisme qui décident de s’abstenir de toute viande pour ne consommer que du miel et des céréales. Ils cherchent à se purifier des souillures de la chair pour trouver une union mystique avec la divinité. Par le bas : ce sont les adeptes des cultes dionysiaques qui mangent de la chair crue comme les animaux sauvages. Ils abolissent les différences sociales pour retrouver, le temps d’une fête, une participation avec les forces de la nature. Ces transgressions confirment, à leur manière, la place centrale de la viande immolée aux dieux dans le système politique et religieux des Grecs.
10Pour éclairer la question des viandes immolées, il faut également se demander quelle était la pratique courante des gens de l’Antiquité en matière de nourriture. On peut résumer la situation de la manière suivante : la plus grande partie de la population se nourrissait principalement de bouillie d’orge (alphita), de pain de froment (artos) et de petits poissons, le tout accompagné d’huile et de vin. La consommation de viande était donc, en règle générale, réservée à une élite sociale, capable de fournir un animal au temple pour un repas sacré ou d’acheter la viande aux marchés. Les citoyens pauvres n’avaient accès à la viande que très occasionnellement, soit dans le cadre des fêtes religieuses organisées par la cité et qui donnaient lieu à des distributions de vivres, soit plus épisodiquement, lors de fêtes sacrificielles offertes par des particuliers voulant s’attirer les bonnes grâces du peuple. Ces précisions se révéleront utiles par la suite.
2. Les chrétiens et les idolothytes
2.1. La question des Corinthiens
11Selon le récit de Ac 18, 1-8, Paul est resté un an et six mois à Corinthe pour y fonder la communauté chrétienne. À son habitude, il a commencé par prêcher dans la synagogue mais, devant le refus des Juifs d’accueillir sa parole, il s’est tourné vers les païens qui se sont ralliés en nombre à la foi nouvelle. Après son départ, l’apôtre reste en contact avec les Corinthiens et leur envoie une lettre, aujourd’hui perdue, les mettant en garde contre les frères débauchés (1 Co 5, 9-13). C’est à Éphèse que Paul apprend par des voyageurs les problèmes qui se posent dans la communauté de Corinthe : la formation d’écoles rivales, un cas d’inceste, le recours aux tribunaux païens, les débauches et le désordre dans les assemblées. Il reçoit également une lettre lui posant explicitement des questions sur la conduite à suivre en matière de mariage, vis-à-vis des idolothytes et dans la recherche des charismes. La lre épître aux Corinthiens comprend ainsi deux groupes de considérations introduites par deux « propositions » : Paul commente les échos qui lui sont parvenus (1, 11) et il répond aux questions qui lui ont été adressées (7, 1).
12La question des idolothytes (8, 1 – 11, 1) fait partie de ce second groupe. Avant d’examiner le passage, il faut s’interroger sur les partis en présence. Qui sont les forts et les faibles à Corinthe ou, plus exactement, ceux qui détiennent le savoir (gnôsis) et ceux qui ont la conscience faible ? Pendant longtemps, les exégètes ont considéré que les détenteurs du savoir étaient des pagano-chrétiens, tandis que les faibles étaient des judéo-chrétiens. Cette position est actuellement dépassée10. On admet que la communauté chrétienne de Corinthe comprenait un petit nombre de chrétiens aisés qui mettaient un point d’honneur à défendre une attitude intellectuelle assurée. La lettre soulevant la question des viandes sacrifiées aux idoles semble dès lors provenir de ce groupe. « Nous savons qu’il n’y a aucune idole dans le monde et qu’il n’y a d’autre dieu que le Dieu unique » (8, 4) : il est donc permis de manger de la viande immolée. Paul ne remettra pas en question ce principe mais il le nuancera dans la suite en demandant de tenir compte de ceux dont la conscience est faible et des circonstances dans lesquelles est pris le repas de viande.
13Cette identification des destinataires change complètement la lecture habituelle de la lre épître aux Corinthiens. L’opposition n’est plus entre la conscience faible des chrétiens ayant gardé l’horreur du judaïsme vis-à-vis des idoles et la science de chrétiens hellénisés habitués au syncrétisme des cultes. Elle est bien plus entre des chrétiens aisés, fiers de posséder la connaissance, et des chrétiens, souvent issus de couches sociales plus défavorisées, qui sont partagés entre leur adhésion à la foi nouvelle et la crainte révérencieuse qu’ils ont gardée des anciens cultes. D’autres allusions de l’épître s’éclairent selon cette hypothèse. Les détenteurs du savoir pouvaient facilement avoir accès aux viandes sacrifiées et Paul interpelle même un des leurs que l’on voit attablé dans le temple des idoles (8, 10) : il s’agit vraisemblablement d’un chrétien invité par un païen à manger avec lui un repas sacré dans les dépendances du temple. Par ailleurs, Paul parle de ceux qui, « marqués par leur fréquentation encore récente des idoles, mangent la viande des sacrifices comme si elle était réellement offerte aux idoles » (8, 7). L’apôtre évoque sans doute ici les faibles qui n’avaient accès à la viande que dans le cas des distributions publiques et qui, en conséquence, faisaient immédiatement le lien entre cette viande et le culte païen. On sait en outre que l’obtention de certaines charges publiques faisait l’objet de fêtes accompagnées d’offrande de nourriture. On ne voit pas dès lors comment un chrétien, nommé Éraste, aurait pu devenir le trésorier de Corinthe11 s’il avait montré des réticences vis-à-vis des viandes sacrifiées, d’autant plus qu’il avait la charge de surveiller les marchés où l’on vendait cette viande. Bref, même s’ils n’étaient pas très nombreux, les détenteurs du savoir devaient représenter un groupe influent en raison de la position sociale élevée de ses divers membres.
2.2. La réponse de Paul12
14La réponse de Paul à la question des Corinthiens sur les idolothytes se répartit en quatre sections dont l’enchaînement est, à première vue, problématique. 1) Paul commence par adopter le principe des détenteurs du savoir mais en l’assortissant d’une réserve essentielle qui est de respecter le frère à la conscience faible. 2) Il rappelle qu’il a renoncé, au cours de son ministère, à user des droits qui lui revenaient comme apôtre du Christ. 3) Il évoque le fait que les Hébreux, en dépit de la protection divine dont ils jouissaient, ont péri au désert à cause de l’idolâtrie et de la débauche : les chrétiens doivent donc, eux aussi, éviter toute pratique semblable. 4) Il envisage diverses circonstances dans lesquelles intervient une consommation de viande et il note que la liberté du chrétien doit toujours s’accompagner du refus de compromission avec l’idolâtrie qui ne peut que scandaliser le faible.
15Il est tentant de considérer les deux sections intermédiaires comme appartenant à une lettre antérieure répondant à d’autres questions ou relevant d’une pensée encore en gestation13. Mais c’est là renoncer d’emblée à la cohérence du texte. Nous développons un autre type de lecture qui tente, au contraire, de montrer comment les déclarations de Paul s’enchaînent en répondant à des questions tacites, ce qui rejoint sa manière habituelle d’argumenter.
- L’apôtre fait droit tout d’abord aux propositions des détenteurs du savoir en utilisant la première personne du pluriel : « Tous, c’est entendu, nous possédons la connaissance » (8, 1) ; « Nous savons qu’il n’y a aucune idole dans le monde et qu’il n’y a d’autre dieu que le Dieu unique » (8, 4) ; « Ce n’est pas un aliment qui nous fera comparaître devant Dieu » (8, 8). La réponse est claire : le fait de manger des viandes sacrifiées ou de ne pas en manger est indifférent du point de vue du salut. Ces premières affirmations sont cependant accompagnées d’autres déclarations qui, sans les annuler, les ajustent : « La connaissance enfle mais l’amour édifie » (8, 1) ; « Mais tous n’ont pas la connaissance » (8, 7) ; « Prenez garde que cette liberté même, qui est la vôtre, ne devienne une occasion de chute pour les faibles » (8, 9). Paul introduit par là un nouveau point de vue, celui de la considération des faibles : « Quelques-uns [...] mangent la viande des sacrifices comme si elle était réellement offerte aux idoles, et leur conscience, qui est faible, en est souillée » (8, 8). L’apôtre demande en conséquence à celui qui possède la science d’éviter que son attitude vis-à-vis des viandes sacrifiées n’engage le faible à l’imiter et à agir contre sa conscience. « Et grâce à ta connaissance, le faible périt, ce frère pour lequel le Christ est mort » (8, 11).
- Paul expose ensuite sa règle de conduite dans le ministère apostolique. Il insiste sur le fait qu’il a le plus souvent renoncé à exercer les droits qui lui appartenaient en tant qu’apôtre, et notamment celui d’être entretenu par la communauté. Ce développement pourrait apparaître hors de propos. On peut toutefois supposer que Paul continue à répondre à des objections des détenteurs du savoir. Ceux-ci semblent avoir reproché à Paul de ne pas avoir accepté leur générosité en continuant à travailler de ses mains pour subvenir à ses besoins. N’était-ce pas là s’exposer à l’accusation de ne pas être un véritable apôtre ? Derrière cette question, se profile une interrogation plus fondamentale : doit-on abandonner une conviction assurée sous prétexte que certains s’y opposent et s’obstinent dans leur erreur ? Le recours de Paul à son exemple personnel est destiné à répondre à ces objections. Bien sûr, proteste-t-il, il est apôtre et il en a tous les droits. Mais, par charité, il s’est fait Juif avec les Juifs, Grec avec les Grecs, et faible avec les faibles. On voit dès lors la liaison entre ce passage et la question des idolothytes : Paul souligne qu’il est légitime de ne pas revendiquer ses droits lorsque la considération de l’autre s’impose. Ici encore, c’est la règle de la charité qui vient balancer la règle de la connaissance.
- Sans transition apparente, Paul présente une lecture midrashique de l’Exode qui voit dans la situation des Hébreux au désert la typologie de la situation des chrétiens. L’apôtre n’hésite pas à déclarer que les Hébreux « ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer » et que tous ont mangé « la même nourriture spirituelle » et ont bu « le même breuvage spirituel » au rocher qui les suivait : « ce rocher, c’était le Christ » (10, 2-4). Cette mise en rapport des Hébreux et des chrétiens permet une argumentation a pari : bien qu’ils aient connu « en figure » le baptême et l’eucharistie, les Hébreux sont tombés dans l’idolâtrie et dans la débauche, ce qui leur a attiré la punition divine. Les chrétiens qui agiront comme leurs pères devront donc s’attendre à la même conséquence14.
Le but de Paul, dans ce passage, est de mettre en garde les détenteurs du savoir, non pas tant contre les viandes immolées que contre le culte idolâtrique. « C’est pourquoi, mes bien-aimés, fuyez l’idolâtrie » (10, 14). Le cas d’un chrétien isolé que l’on voit attablé dans le temple des idoles avait déjà été évoqué dans la première section et Paul avait indiqué, en cet endroit, qu’un tel comportement était susceptible de scandaliser le faible. Il élargit ici sa réponse en montrant que cette conduite, lorsqu’elle est menée collectivement, apparaît en contradiction flagrante avec l’eucharistie qui rassemble les croyants en un seul corps. « Je vous parle comme à des personnes raisonnables » (10, 15), déclare-t-il aux chrétiens fiers de leur science. Ceux-ci ignorent-ils donc que la coupe et le pain partagés au cours du repas eucharistique les mettent en communion avec le Seigneur ? « Puisqu’il n’y a qu’un seul pain, nous sommes tous un seul corps » (10, 17). La participation au culte idolâtrique est, tout au contraire, une communion au culte des « démons ». Elle brise l’unité du corps ecclésial. Les chrétiens commettent ainsi la même faute que leurs pères dans le désert : ils tombent dans une ambiguïté mortelle en participant à deux cultes opposés.
Paul se fait aussitôt une objection qui démontre son souci de cohérence : « Que veux-je dire ? Que la viande sacrifiée aux idoles ou que l’idole aient en elles-mêmes quelque valeur ? » (10, 19). Sa réponse demeure négative. Mais si les idoles ne sont rien, il reste que le culte rendu aux idoles est, en tout état de cause, incompatible avec le repas eucharistique. Cette nouvelle raison ne remet pas en question la thèse énoncée initialement – à savoir qu’il faut éviter le scandale du faible – mais au contraire elle la renforce, en montrant que la participation au culte des idoles divise inévitablement le corps du Christ. - L’affinement de pensée qui vient d’être réalisé conduit tout naturellement à reprendre la question de savoir dans quels cas il est permis de manger de la viande sacrifiée. Paul commence par rappeler le principe qui n’a cessé de le guider au cours des développements précédents : « Tout est permis, mais tout ne convient pas ; tout est permis, mais tout n’édifie pas » (10, 23). Deux cas de consommation de viande peuvent être envisagés sans qu’il y ait difficulté. En ce qui concerne ce qui est vendu au marché, le chrétien peut tout manger « sans aucun scrupule de conscience »15 (10, 25). Il en va de même pour une invitation chez un non-croyant : ici encore le chrétien peut tout manger « sans aucun scrupule de conscience » (10, 27).
16Une dernière exception est cependant à envisager : « Si quelqu’un vous dit “Ceci est de la viande sacrifiée”, n’en mangez pas, à cause de celui qui vous a averti et [pour respecter sa conscience] » (10, 28). Ce dernier verset est une croix pour les interprètes. Il est clair, par le verset qui suit, qu’il s’agit de respecter la conscience de celui qui avertit : « Ceci est de la viande sacrifiée ». Mais qui prend la parole ? Le non-croyant ou un chrétien à la conscience faible participant au repas ? Il est difficile de trancher. Quoi qu’il en soit, on remarquera que celui qui parle n’emploie pas le terme biblique d’idolothyte mais l’expression grecque d’hiérothyte. Son avertissement imite la formule eucharistique et revient à dire : « Ceci est du saint sacrifié ». L’interdiction de l’apôtre devient dès lors claire : il ne faut pas participer à un repas qui, prenant la forme cultuelle de l’eucharistie chrétienne, constituerait une ratification du culte des idoles et scandaliserait, de ce fait, la conscience d’autrui.
17En dépit de ses méandres déconcertants, la pensée de Paul progresse de manière cohérente si on admet qu’elle s’insère dans un jeu de questions et de réponses. On peut la reconstituer brièvement de la manière suivante. L’apôtre commence par accorder que les idoles ne sont rien et que le fait de manger de la viande est indifférent. Il faut toutefois respecter la conscience du faible et ne pas être pour lui une occasion de chute. Mais une objection le met sur la défensive : n’est-ce pas se déconsidérer comme apôtre que de renoncer à ses droits ? En aucun cas, répond Paul, c’est volontairement qu’il a choisi cette manière d’agir au cours de son ministère. Cette réponse lui permet de reprendre l’offensive. Certains vont jusqu’à manger des viandes immolées au cours de repas sacrés dans le temple. Ne se rendent-ils pas compte qu’ils agissent comme les Hébreux au désert et s’attirent la colère divine par leur idolâtrie ? Ne voient-il pas surtout qu’ils rompent la communion du corps ecclésial réalisée par l’eucharistie ? Mais si la participation à la table des idoles est interdite, quand donc peut-on manger de la viande immolée ? Paul donne deux applications pratiques : on peut manger de la viande chez soi et même chez un non-croyant, à condition toutefois, dans ce cas, qu’il n’y ait aucune confusion avec le culte des idoles, cause de scandale. L’apôtre peut dès lors conclure : « Faites tout pour la gloire de Dieu » (10, 31) ; « Ne soyez pour personne une occasion de chute » (10, 32). Ou, pour le dire encore autrement : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ » (11, 1).
3. L’originalité de Paul
18Après avoir rappelé l’argumentation de Paul concernant les viandes sacrifiées, il faut se demander en quoi consiste son originalité en la matière. Une première remarque s’impose : la position de l’apôtre est isolée dans le Nouveau Testament. Avant son séjour à Corinthe, Paul s’était rendu à Jérusalem pour résoudre le conflit suscité par son refus d’imposer la circoncision aux païens convertis. Il avait obtenu gain de cause grâce à l’intervention de Pierre et de Jacques. Ce dernier proposa d’écrire une lettre demandant aux chrétiens « de s’abstenir des souillures de l’idolâtrie, de l’immoralité, de la viande étouffée et du sang » (Ac 15, 20). La lettre envoyée précise que l’interdiction porte sur les « viandes de sacrifices païens » (Ac 15, 29). Les chrétiens de Palestine sont donc restés fidèles à la loi juive sur la question des idolothytes16.
19Paul a-t-il eu connaissance de cette lettre ? La chose n’est pas certaine17. En tout cas, il n’en a pas tenu compte et on mesure toute son audace. Lui aussi partage avec le judaïsme le rejet du culte des idoles mais il ne conclut pas pour autant à l’interdiction de toute viande sacrifiée. Il déclare au contraire que l’usage de la viande est en soi indifférent : « Si nous n’en mangeons pas, nous ne prendrons pas de retard ; si nous en mangeons, nous ne serons pas plus avancés » (1 Co 8, 8). Sans doute, Paul assortit la permission de manger de la viande sacrifiée de deux réserves : éviter le scandale du faible et ne pas se compromettre avec l’idolâtrie (ces deux réserves allant de pair). Mais en déclarant licite l’usage de la viande en dehors des cas mentionnés, l’apôtre dépasse une limite que les judéo-chrétiens n’ont jamais voulu franchir. S’ils ont été finalement d’accord avec Paul pour ne pas imposer la circoncision, ils ne l’ont pas suivi sur le point des idolothytes.
20L’Église ancienne, elle non plus, n’a d’ailleurs pas ratifié la position de l’apôtre. Pour comprendre cette attitude, il faut tenir compte d’un autre fait, à savoir le développement du gnosticisme. Un des reproches fréquemment adressés par les Pères de l’Église aux différentes sectes gnostiques du iie siècle était de manger sans scrupule la viande des sacrifices et de participer à toutes les fêtes organisées en l’honneur des idoles, scandalisant par là les païens eux-mêmes18. On sait, par ailleurs, que les gnostiques justifiaient leur conduite par un dualisme de l’esprit et de la chair qui aboutissait au refus radical du Dieu créateur et législateur du Premier Testament19. Les chrétiens ne pouvaient donc admettre des comportements motivés par un rejet total de la loi mosaïque d’autant plus qu’ils risquaient, en les adoptant, de se déconsidérer auprès des païens.
21À la lumière de ces remarques, il est possible de se demander si les chrétiens de Corinthe étaient déjà des gnostiques. La question est souvent posée et appelle une réponse nuancée. Il y a des analogies certaines entre les chrétiens de Corinthe et les gnostiques du iie siècle. Les deux groupes mettent l’accent sur la connaissance (gnosis) au détriment de la charité et s’autorisent de leur savoir pour préconiser diverses conduites déviantes. Mais les chrétiens de Corinthe ne rejettent en aucun cas le Dieu du Premier Testament20. Tout au contraire, ce sont des disciples éclairés qui ont entendu la bonne nouvelle du Dieu créateur et en ont donc conclu à la bonté des nourritures terrestres. « Tout est permis » : cette phrase est peut-être un slogan des détenteurs du savoir comme il n’est pas exclu qu’elle vienne de Paul lui-même. Ce dernier ne conteste d’ailleurs pas le principe, il le nuance en ajoutant la clause du faible et l’interdiction de l’idolâtrie. On aperçoit, ici encore, l’originalité de l’apôtre dans la question des idolothytes. Pour lui, le savoir n’est pas suffisant, il doit s’accompagner de la charité qui édifie. Autrement dit, la science doit tenir compte de la conscience d’autrui21.
22Plus tard, en Rm 14, l’apôtre reprendra les principes élaborés à propos des idolothytes pour les appliquer à d’autres domaines. « La foi de l’un lui permet de manger de tout, tandis que l’autre, par faiblesse, ne mange que des légumes. [...] Pour l’un, il y a des différences entre les jours ; pour l’autre, il se valent tous. Que chacun, en son jugement personnel, soit animé d’une pleine conviction » (Rm 14, 2 et 5). Il s’agit donc de suivre sa conscience en évitant de juger celle d’autrui. « Je le sais, j’en suis convaincu par le Seigneur Jésus : rien n’est impur en soi. Mais une chose est impure pour celui qui la considère comme telle. Si, en prenant telle nourriture, tu attristes ton frère, tu ne marches plus selon l’amour » (14, 14-15). Les « forts » (Paul utilise cette fois le mot) doivent toujours éviter le scandale du faible. On remarquera toutefois une différence importante entre les domaines abordés. En 1 Co 8-10, la consommation des viandes sacrifiées posait une difficulté aiguë parce qu’elle paraissait inévitablement liée avec le culte des idoles. En Rm 14, les difficultés portent sur des questions plus mineures, à savoir la consommation de nourritures dites impures et le respect du calendrier.
23Le discours de Paul est-il encore audible aujourd’hui ? A. Badiou répond par l’affirmative en remarquant que l’apôtre des nations évite les dangers de toute doctrine à portée universelle, confrontée au problème des particularités. Un premier danger est de faire abstraction des différences en les considérant comme nulles. Paul ne sombre pas dans ce travers parce qu’il accepte de faire siennes les exigences légitimes des différents groupes auxquels il s’adresse. « C’est bien la recherche de nouvelles différences, de nouvelles particularités où exposer l’universel, qui porte Paul au-delà du site événementiel proprement dit (le site juif), et l’amène à déplacer l’expérience, historiquement, ontologiquement. »22 Mais il ne faut pas, en sens inverse, que l’universel retombe dans les particularités. L’apôtre des nations évite cet autre péril en refusant de considérer comme essentielles les différences liées au sexe, à la condition sociale et même aux appartenances religieuses. « Paul, pressé visiblement d’en revenir à la résurrection et à ses conséquences [...] s’échine donc à expliquer que ce qu’on mange, le comportement d’un serviteur, les hypothèses astrologiques, et finalement le fait d’être Juif, Grec, ou autre chose, que tout cela peut et doit être envisagé comme simultanément extérieur au trajet de la vérité, et compatible avec lui. »23
24Ainsi, pour A. Badiou, la conclusion de l’apôtre est « Tout est permis ». Sans doute, mais il ne faut pas oublier la précision « Tout n’édifie pas ». La véritable originalité de Paul est d’équilibrer la loi de la connaissance par la loi de la charité. Sa critique des particularités dans lesquelles s’enferment les chrétiens est toujours animée par la conviction qu’ils sont dès à présent libérés des puissances de ce monde. Mais il faut tenir compte des circonstances. C’est pourquoi il leur propose une véritable « sagesse pratique ».
Notes de bas de page
1 M. Detienne et J.-P. Vernant (éds), La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979.
2 Nous citons La Bible, traduction œcuménique, Cerf et Société biblique française, 1998.
3 Le terme a une connotation péjorative : il signifie littéralement « les choses sacrifiées aux simulacres ».
4 A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997. Cf. chapitre 10, p. 105-113. L’auteur trouve très étrange qu’on ait imputé à Paul un « moralisme sectaire » et, pour lever les objections les plus courantes, il examine dans ce chapitre l’attitude de l’apôtre vis-à-vis des Juifs et des femmes.
5 A. Motte, Le symbolisme des repas sacrés en Grèce, in J. Ries (éd.), Le symbolisme dans le culte des grandes religions, Louvain-la-Neuve, Centre d’histoire des religions, 1985, p. 157.
6 V. Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque, Athènes-Liège, 1994 (Kemos, suppl. 4). Cf. chapitre 3, « Corinthe », p. 93-127. L’auteur combat, à juste titre, la thèse d’une prostitution sacrée, de type oriental, liée au culte d’Aphrodite à Corinthe. Toutes les prostituées de la ville étaient, sans distinction, des fidèles de la déesse et sous sa protection.
7 G. Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, traduction I. Jaillet et A.-L. Fink, Genève, Labor et Fides, 1996. Cf. « La stratification sociale de la communauté des Corinthiens », p. 91-138. Ce recueil d’articles, paru en allemand en 1979, a renouvelé les études exégétiques par une approche approfondie des données sociologiques du christianisme à ses débuts.
8 Le prêtre (biereus) est le représentant du dieu : il garantit la validité du sacrifice mais ce n’est généralement pas lui qui immole et découpe la bête. Dans le cas d’une déesse, c’est une prêtresse qui officie mais elle n’immole jamais l’animal : elle loue à cet effet les services d’un mageiros.
9 J.-L. Durand, Bêtes grecques. Propositions pour une topologie des corps à manger, in Detienne – Vernant, op. cit. (n. 1), p. 133-165. Le même auteur signale que les mythes d’Argos et d’Athènes concernant le sacrifice sont moins dramatiques que celui de Prométhée mais justifient des pratiques semblables : cf. Sacrifice. Les mythes grecs, in Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire des mythologies, Paris, Flammarion, 1981, p. 410-414.
10 Notamment par G. Theissen, Les forts et les faibles à Corinthe, cf. op. cit. (n. 7) mais aussi par G. Fee, Eidolôthuta Once Again : An Interpretation of 1 Corinthians 8-10, in Bíblica, 61 (1980), p. 172-197, fee refuse d’utiliser la distinction des forts et des faibles qui n’apparaît que dans le texte plus tardif de Rm 14-15 : il parle des « gnostiques » face aux faibles. Nous parlons, pour notre part, des « détenteurs du savoir ».
11 Cet Éraste est connu par la salutation que Paul adresse depuis Corinthe aux Romains (Rm 16, 23).
12 Pour l’exégèse de ce passage, nous avons heureusement pu disposer des notes de séminaire (1995/96) du P. J. Rouwez (I.E.T. – Bruxelles) consacré à la lre épître aux Corinthiens ainsi que de la documentation rassemblée à cette occasion.
13 Pour une telle lecture, cf. Chr. Senft, La première épître de saint Paul aux Corinthiens, Delachaux & Niestlé, 1979, p. 127-128 et p. 136.
14 Ch. Perrot, Les exemples du désert (1 Co 10, 6-11), in New Test. Studies, 29 (1983), p. 437-452. Cet article explique lumineusement le substrat biblique et midrashique de l’interprétation de Paul. L’auteur précise également que ce que l’apôtre reproche aux chrétiens mangeant dans les temples païens, c’est de pratiquer l’idolâtrie comme les pères au désert.
15 Paul introduit dans le N.T. le terme grec de « conscience » (suneidèsis). Ce terme a souvent une connotation négative de « mauvaise conscience ». D’où la traduction « sans aucun scrupule de conscience ».
16 Le judaïsme de l’époque refusait bien entendu les idolothytes. Senft signale : « Un Juif devait observer des règles très précises : De la viande destinée au culte est permise, celle qui en vient est interdite, parce qu’elle est offrande aux “morts” (aux idoles). Un Juif ne doit pas acheter de la viande chez un païen, à moins que celui-ci n’ait à son service des bouchers Israélites », cf. op. cit. (n. 13), p. 137.
17 Il est difficile d’harmoniser les récits des Actes et les faits que Paul lui-même rapporte dans ses épîtres. En outre, d’après Ac 21, 25, Paul semble n’apprendre que plus tard l’existence de cette lettre.
18 Voir la liste des témoignages donnée par G. Theissen, op. cit. (n. 7), p. 152-153. Nous sommes d’accord avec l’auteur pour distinguer les gnostiques du iie siècle et les chrétiens de Corinthe.
19 Il faut toutefois noter que le fait de manger des viandes sacrifiées n’était pas un trait constant chez les gnostiques. Certains groupes étaient strictement végétariens par rejet de la « chair ».
20 C’est pourquoi nous avons évité le terme de « gnostiques » à leur propos en préférant parler des « détenteurs du savoir ».
21 On s’est demandé où Paul avait pu découvrir le terme de syneidèsis complètement absent de la LXX et des écrits juifs de l’époque. Ne peut-on admettre que ce sont les Corinthiens qui l’ont suggéré à l’apôtre ?
22 Badiou, op. cit. (n. 4), p. 106. L’auteur cite 1 Co 9, 19-23.
23 Ibid., p. 107. Ici, l’auteur renvoie à Rm 14, 2-5.
Notes de fin
* Nous remercions J. Leclercq qui par ses conseils avisés, mais toujours bienveillants, nous a constamment aidé au cours de cette étude.
Auteur
Professeur à l’Université catholique de Louvain
Institut supérieur de Philosophie
14, place du Cardinal Mercier
B – 1348 Louvain-la-Neuve
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