6. Genre d’expression : pouvoirs et antagonismes
Le cas du rap dans la recherche avec les enfants au Sénégal
p. 157-166
Texte intégral
1Le genre d’expression adopté détermine le ton de l’expression artistique créée dans le cadre des ateliers associant enfants, artistes, chercheurs et animateurs. À travers l’étude de deux raps produits au Sénégal, mais dans des zones différentes plus ou moins urbaines, nous pouvons observer des différences significatives tant entre les modes d’expression qu’au niveau de la réception des expressions artistiques des enfants et des jeunes. D’une part, cet exemple met bien en évidence le degré de finesse requis dans l’analyse critique des expressions. D’autre part, l’analyse démontre combien les voies, les méthodes ont des effets différents en fonction des collectifs où elles sont déployées. Il apparaît ici par exemple que les enfants issus du milieu urbain de Dakar sont finalement moins contraints dans leur expression que ceux des zones rurales dont les provocations et critiques sont bien plus difficiles à accepter pour les adultes, lesquels se montrent pourtant plus intéressés à participer au partage des résultats.
6.1. Pragmatique d’un genre d’expression
2Le cas du rap au Sénégal permet de se pencher sur la pragmatique des performances et leurs liens avec les expériences de vie des enfants. Rappelons que les enfants ont le loisir de choisir le média1 qu’ils vont utiliser. Dans la mesure où chaque média véhicule une pragmatique, un ton, un contenu et un type de réception, en bref, que le média contraint l’expression et l’oriente, son choix par l’enfant est significatif. Le rap est moralisateur. Il attribue et distribue les crédits et les critiques aux différents acteurs cités. La signification du média choisi est bien traduite par le commentaire déjà cité d’une jeune fille ayant participé à l’atelier rap au cours du projet « Réflexivité et Créativité » : « Les gens ne comprennent pas comment j’ai pu choisir l’activité rap alors que je porte le voile ». Deux éléments sont indexicaux et contradictoires : la pratique du rap et le port du voile. Le voile implique une discrétion, un contrôle de soi et une retenue dans l’espace public, tandis que le rap est très expressif, assertif, voire agressif. Quoi qu’il en soit, en soulignant l’étonnement des « gens », la participante confirme que certaines pratiques sont significatives en soi, avant même que le contenu soit énoncé. Le port du voile par une fille de son âge n’est manifestement pas une généralité dans son milieu de vie. Il marque une religiosité certaine, laquelle est associée à certains comportements sociaux et à des discours spécifiques. Quant à la forme culturelle rap, elle a une histoire au Sénégal. À l’époque de l’expérimentation, elle est structurée par une tension entre le « rap des banlieues » et le « rap du Plateau », en référence avec le quartier central de la ville, le Plateau, occupé plutôt par des classes socio-économiquement privilégiées, tandis que la banlieue, dans son interprétation géographique comme sociale, évoque la marge, la précarité. Le rap a aussi un futur dans la mesure où c’est après notre expérimentation que le mouvement citoyen « Y en a marre » formé par des jeunes, rappeurs de la périphérie — ils sont originaires de la ville de Kaolack — et des journalistes va « mettre la pression » sur… et empêcher une troisième candidature anticonstitutionnelle de Monsieur Wade à l’élection présidentielle de 2012 (Honwana 2013). « Y en a marre » se définit actuellement comme un mouvement citoyen sénégalais.
6.2. Deux raps scrutés à la loupe
3Voyons deux exemples de rap produits dans le cadre du projet « Réflexivité et Créativité » :
Notre daara/Sunu daara (Groupe quartier urbain dakarois, Sénégal, 2008)
Cessez de taper les enfants.
Notre marabout,
Dans notre daara,
Celui qui ne récite pas est battu,
On fait appel aux plus grands qui t’aident à réciter,
Le jeune apprenant est fatigué, car il se lève tôt le matin
Pour aller chercher l’aumône,
Et celui qui n’obtient pas le montant fixé vit dans l’inquiétude,
Il sera obligé de voler et celui qui vole sera encore battu,
Les parents se sont-ils perdus ? Ont-ils perdu la raison ?
Comment peuvent-ils exposer leurs enfants s’ils souhaitent que ces derniers réussissent dans l’avenir ?
Et vous les marabouts des daaras, je voudrais que vous éduquiez les enfants, les éveilliez, les conseilliez sans pour autant les frapper,
Car dans l’avenir, quiconque est battu s’évadera et mettra en déséquilibre toute sa famille,
Dans notre daara, notre marabout, celui qui ne récite est battu (bis),
C’est moi Vieux Sy,
J’habite Sam Sam 3,
Je m’adresse aux filles sénégalaises porteuses de jeans serrés,
Cessez de vous prostituer dans les bars,
Tu mets de côté toutes les interdictions de tes parents,
Et tu t’exposes aux grossesses indésirables,
Si jamais tu écopes d’un enfant indésirable sans père,
Tu seras seule à l’élever et à l’éduquer,
Et tu l’exposes aux railleries de ses amis
Qui lui diront qu’il n’a pas de père,
Oui ! C’est dur,
Si tu avais suivi le conseil de tes parents, tu n’aurais pas à regretter,
Moi, c’est Mansour Diouf,
J’habite Sam Sam 3,
Je m’adresse aux filles têtues qui n’accordent aucun respect à leurs parents,
Ne soyez pas trop envieuses,
Oh ! Chez nous,
Dans notre maison,
Les enfants têtus sont battus (bis),
Moi, c’est Moustapha Sy,
J’habite Sam Sam 3,
Je travaillais dans un atelier,
Un jour, ma mère m’a demandé d’aller au marché,
Je l’ai dit à mon patron,
Il n’a rien voulu comprendre et m’a renvoyé,
Mon grand frère m’a amené dans un autre atelier de mécanique,
Pendant deux jours et j’ai pu gagner 1500 franc CFA,
Je me suis payé un jeans, aussitôt volé, et je me suis mis à pleurer,
Un ami m’a trouvé et m’a consolé,
C’est de l’injustice, mais ça ne vaut pas la peine de pleurer,
Dans notre atelier,
Celui qui ne travaille pas est battu (bis).
À ma mère/Yaaye boy (Groupe zone rurale, Sénégal, 2008)
C’est moi Soukeye,
Appelée par affection « Soukou-soukou Nébéda »,
Ce message est destiné à ma mère,
Elle, qui m’a enfantée 9 mois durant,
a risqué sa vie pour me mettre au monde,
Elle m’a inscrit à l’école,
Jusqu’à ce que je sache communiquer,
Ce qui me poussa à chercher des solutions,
Pour que je puisse participer à des élections,
Elle cuisine, travaille dur sur les chemins caillouteux,
Dans le seul souci de nous trouver à manger,
Par Allah, seule ma mère est guerrière,
Au nom d’Allah,
Je commence à chanter ma mère,
Je ne pourrai chanter sans pour autant chanter ma mère,
Car elle m’a mis au monde et fait tout ce qu’il y a de mieux pour moi,
Laver — lessiver — bercer,
Dès l’âge de 7 ans, elle m’inscrivit à l’école,
Ah — merci maman,
Oh toi maman — merci —,
Tu as enduré des nuits pénibles au moment où tout le monde dormait,
Toi qui veillais toujours sur moi,
Ce que je te demande en réalité mère,
C’est un pardon,
En vérité, c’est elle la brave,
À cause d’elle, partout, je suis appelé la brave,
De mon cycle primaire au secondaire,
Jamais on ne s’est moqué de moi,
En réalité, c’est une guerrière,
Elle qui creuse le sol dur avec son hilaire,
Oui ! C’est elle qui comprend mieux notre époque,
Elle m’amena à l’école pour que je sache mes droits à l’éducation,
Pour que je poursuive mon rêve qui incarne ma passion,
Elle m’a permis de connaître mes droits,
Afin que je puisse impulser la révolution.
4Ces deux raps paraissent bien différents. Le premier est produit par des enfants du groupe de la banlieue de Dakar, tandis que le second, composé et chanté par une fille, provient d’une zone rurale proche de Thiès, au Sénégal. Ces deux raps diffèrent dans la forme, le contenu mais aussi dans la réception qui leur est réservée lors de la restitution dans leur zone d’origine respective.
5Le premier apparaît d’emblée accusateur et narratif, tout comme les autres raps produits en banlieue. Les « parents » y sont presque systématiquement mis au ban. Ce rap présente quatre situations dans lesquelles des enfants ou des jeunes subissent de la violence, « sont battus ». Dans chacune des situations, la violence est le fait d’adultes sur des enfants.
6D’une part, cette violence subie trouve son origine dans les ordres et les exigences contradictoires d’adultes auxquels sont confrontés les enfants. L’enfant de l’école coranique doit mendier, rapporter des ressources à son maître coranique, le marabout — s’il échoue, il sera malmené. Il vole donc pour éviter cette violence, mais voler l’expose également à la violence des adultes. Il peut également être battu parce qu’il ne parvient pas à satisfaire son maître : il doit réciter ; s’il n’y parvient pas, il est battu. L’apprenti est soumis lui aussi à une double invective de deux autorités auxquelles il est soumis : le patron de l’atelier où il suit un apprentissage professionnel et sa mère ; tous les deux exigent de lui une action, la satisfaction de l’une implique immanquablement le non-respect de la seconde, en conséquence, il est battu.
7D’autre part, les filles du rap sont battues car elles sont « têtues ». Elles sont battues parce qu’elles ne respectent pas les normes. Le rap leur rappelle les conséquences désastreuses de cette infraction. Alors que les deux personnages, le talibé et l’apprenti, sont victimes d’exigences contradictoires, les filles décrites sont malmenées car elles sont « par nature » (?) têtues. Ou alors, elles se comportent mal. Elles ne respectent pas les normes qui leur sont associées par le sens commun. Elles portent « des jeans serrés » et « se prostituent » dans les bars. Le mode vestimentaire des jeunes filles — qui expose leur morphologie et révèle leurs jambes — indique qu’elles se prostituent et fréquentent les bars où l’alcool est consommé. Il s’agit d’un comportement répréhensible pour la majorité musulmane. De ce fait, leur comportement est jugé immoral. Elles ignorent les règles de leurs parents. Dans les autres cas, les parents sont blâmés et on s’interroge : « Sont-ils perdus ? », « Ont-ils perdu la raison ? ». Les filles quant à elles sont stigmatisées dans le morceau.
8Les talibés de la daara, l’apprenti et les filles partagent une condition : ils subissent la violence de la part des adultes car ils sont incapables de satisfaire leurs exigences. Peu importe qu’ils soient les victimes de leur souci irréalisable de plaire aux adultes (l’enfant de la daara — école coranique, l’apprenti), ou de leur comportement intrinsèquement rebelle (les filles porteuses de jeans serrés). En cela, le rap montre que, quel que soit le comportement adopté, la soumission ou la rébellion, les jeunes sont exposés à la violence des adultes. En outre, on ne peut ignorer la caricature misogyne présentée dans ce rap.
9Le second rap est une ode à la mère « guerrière », synonyme de courage et de dévouement. Il s’agit de la célébration d’un autre type de femmes que les filles aux jeans serrés : une femme qui n’est pas têtue, une femme au service de ses enfants qui, contrairement aux jeunes filles du morceau précédent, se dédie complétement au service que lui commande sa maternité, son identité féminine et la morale locale. Néanmoins, à travers ce rap, de manière plus subtile, transparaissent les valeurs de la chanteuse qui a pu se rendre à l’école, a acquis une éducation et peut ainsi mener la « révolution ». Il y a donc ici aussi une certaine ambiguïté. La conformité de la mère est encensée, tout comme son courage dans sa lutte pour la survie, contre la galère. Elle permet ainsi à sa fille de réclamer ses droits. Elle lui permet d’en faire un individu qui va remettre en question l’ordre même que sa mère incarne par la révolution dont elle est désormais le vecteur.
6.3. Contenu et réception
10La distinction entre les deux raps porte sur le contenu et la réception. Pour comprendre cette distinction, il faut prendre en compte les lieux de production des deux compositions ; en milieu urbain pour la première, dans un village rural pour la seconde. Les contenus, nous l’avons vu, sont différents. De manière générale, en banlieue dakaroise, les textes des enfants rappeurs s’avèrent très moralisateurs. Ils distribuent les blâmes au nom du bien et du mal et de la vérité. Enfants, adultes, jeunes, femmes, tous sont étrillés ; les enfants-rappeurs se placent en surplomb, juges de leur société.
11La réception des spectacles lors des restitutions publiques, parmi lesquels comptent ces raps, est bien différente également. Dans la banlieue, le premier rap ne provoque pas trop d’émoi parmi les spectateurs. Une première raison est que les adultes sont bien moins représentés dans la restitution urbaine, les spectateurs étant majoritairement des enfants et des jeunes. Ensuite, le discours rap moralisateur et critique porté par les enfants et les jeunes est bien plus répandu dans les zones urbaines. Nous sommes là dans un milieu démographiquement dense, mais avec une cohésion sociale moins affirmée, permettant l’émergence des jeunes dans des rôles traditionnellement réservés aux aînés, celui de parole critique dans l’espace public notamment. Ils ont donc eu recours au discours qui fait sens pour eux et qui leur semble le plus écouté : celui de la morale et de la religion, très populaire en banlieue.
12En zone rurale, les pièces de théâtre et les raps critiquant les pratiques du mariage forcé et jugé précoce, dont les pères sont le plus souvent tenus responsables, sont sévèrement critiqués par les adultes, et notamment par l’imam et le chef du village. Les remontrances de ces adultes portent sur le fait que les enfants critiquent des adultes en public et exposent ces pratiques. La critique du mariage précoce est une constante au cours des études. Dans tous les pays, des enfants, des jeunes filles pour la plupart mais pas seulement, ont dénoncé les velléités des pères, mais aussi des mères, à disposer du corps de leurs enfants, à les marier contre leur gré et/ou à les mettre en gage à un âge précoce — du point de vue des enfants concernés. Cette critique récurrente apparaît principalement dans les pièces de théâtre, mais aussi au cours de discussions informelles. Ainsi une jeune fille de 15 ans d’une zone rurale de Guinée-Bissau raconte :
Mon père est mort, il y a deux ans. Je vais me marier contre mon gré. Je ne connais pas le garçon et je ne l’aime même pas. Je suis forcée par ma mère à accepter le mariage. Il y a eu plusieurs jeunes qui étaient intéressés à se marier avec moi et moi aussi j’étais intéressée à me marier avec certains d’entre eux. C’était le genre d’homme dont j’avais toujours rêvé pour le reste de ma vie. Mais ma mère n’a pas accepté, elle veut juste me donner en mariage à quelqu’un de sa famille, et ainsi faire retourner sa fille à sa terre natale. Mon fiancé non plus n’a pas été entendu, la décision concernant notre mariage fut prise au niveau de nos parents. On verra bien ce que donnera ce mariage.
(Camara Tenem 2006 : 15)
13Une pièce de théâtre de Guinée-Bissau toujours, mais d’un autre village s’intitule « Cumba Fata ». Cumba est le nom d’une jeune femme mariée contre sa volonté par son père à un neveu analphabète. Elle doit quitter l’école et son amoureux qu’elle aime beaucoup. La décision du père est inflexible. Cumba se suicide quelques jours après son mariage en ingérant un poison végétal. L’isolement l’empêche d’être transportée à temps à l’hôpital régional. Elle décède. « Cumba Fata » fait partie du refrain final de la pièce : « Cumba est morte, Cumba est morte. Qui est responsable ? Son père est responsable ! » (Indjai 2006 : 29)
14La critique morale portée par les enfants au cours des restitutions de ces raps irrite et passe pour inacceptable aux yeux de bon nombre d’adultes dans cette zone rurale. On se doit également d’envisager l’irritation conçue par les adultes à propos de la publicité faite à des comportements peu acceptables pour les ONGI championnes des droits des enfants, face à des étrangers à la communauté. Même l’ode à la mère se termine sur une sorte de célébration de l’individualité indexée par la référence aux droits et la contribution à la « révolution ». De quelle révolution s’agit-il donc ? En tout cas il est bien question d’un renversement et de pouvoir accordé aux enfants…, changeant immanquablement les rapports de force entre enfants et adultes.
15Les conceptions locales du rap et des rappeurs diffèrent. En banlieue, les rappeurs ont acquis un pouvoir de critique sociale grandissant et sont de plus en plus écoutés dans leur communauté, autant par les adultes que par les jeunes (Diagne 2010). En outre, le rap participe d’un processus d’affirmation identitaire chez les jeunes de la banlieue. Cette identification prend corps en particulier par l’opposition — par correspondance — aux rappeurs de la ville, ainsi que par l’affirmation de leurs connexions aux confréries religieuses que leur rap célèbre (Dénommée et al. 2006 ; Dénommée et al. 2009 ; Dénommée 2010). En milieu rural, le rap n’occupe pas la même place. Il est moins répandu et d’accès plus difficile. Il s’y trouve également dénué de la légitimité par la souffrance : « Je connais la galère, donc je peux parler » qu’utilisent amplement les rappeurs de banlieue. La mobilisation de la « galère » semble particulièrement utile pour se démarquer des classes moyennes de la ville. Finalement, il ne constitue pas, en milieu rural, un possible projet d’avenir comme c’est le cas en banlieue où des rappeurs sont devenus des modèles de réussite. Ces considérations sont d’autant plus importantes que, dès la première recherche, on remarque que le média utilisé, que ce soit le rap, le théâtre ou la radio, influence le discours des enfants, autant dans les propos que dans le ton.
6.4. Tensions entre adultes, jeunes et ONGI
16Les tensions nées des performances publiques de fin de projet2 témoignent d’une appropriation politique des « outils d’expression » par les participants. En revanche, de notre point de vue et du point de vue de l’ONGI, les effets d’essentialisation des catégories, les accusations claires, très militantes et peu compréhensives relèvent plutôt du politique que de l’analytique, mettant à mal l’intention de réflexivité déclarée dans le titre même du projet. Ce positionnement militant des enfants met aussi à mal l’idéologie de l’ONGI elle-même. On n’y trouve pas de propositions constructives pour le futur et on perçoit que le type de changement social que laissent envisager ces expressions revendicatives d’enfants est antagonique. La remise en question de l’ordre social place les catégories adultes et enfants en opposition et convoque une « révolution » plutôt qu’une transformation harmonieuse dans le meilleur intérêt des enfants. Les enfants nous rappellent à une notion antagonique de la société, modèle peu apprécié par les ONGI, lesquelles veulent se garder de « faire de la politique » ouvertement et basent leur interprétation des violences faites aux enfants sur le manque d’information ou de sensibilité dans la mesure où c’est principalement par la « sensibilisation » ou le « plaidoyer » qu’elles préconisent d’y répondre. Pour illustrer ce point et la vision irénique et très individualiste du changement social, prenons pour exemple ce passage d’un guide de formateur d’un projet média :
It’s important to help youth make their points without blaming people. (Think about the last time someone tried to change your mind by making you feel bad or guilty!) Instead, try to help youth make their points in a respectful way, and by framing them in a way that points to future changes, not past grievances.
(Raftree 2009)
17Finalement, soulignons que les mêmes méthodes appliquées dans deux contextes différents ont produit des effets significativement distincts. Ceci nous pousse à souligner les points suivants :
18Tout d’abord, nous ne travaillons pas dans des milieux vierges, leurs caractéristiques historiques et sociales orientent les effets des méthodes. Nos techniques ne sont pas politiquement neutres, d’autant qu’elles sont participatives, c’est-à-dire qu’elles sont appropriées par les sujets.
19La posture réflexive contient en elle-même les germes du discours moralisateur qu’elle rejette par ailleurs. Elle souhaite émanciper en rendant les gens conscients et critiques. De fait, elle assume que les sujets ont du mal à se situer de manière critique dans leur monde social et que nous pouvons les y amener, reproduisant ainsi paradoxalement le discours paternaliste qu’elle croyait dénoncer.
20De toute évidence, ces ratés et ces surprises éclairent les tensions de la société rurale où la cohésion sociale est mise à l’épreuve par l’ouverture à l’école, aux discours d’ONG et l’empowerment des enfants qui en résulte. Elles permettent aussi de mieux saisir la relation ambiguë que les projets de développement entretiennent à la morale. Ainsi pouvons-nous nous interroger : au nom de quoi le discours moralisateur est-il moins porteur de changement dans la banlieue dakaroise que le discours réflexif ?
21On peut défendre également que l’expression artistique populaire dans le sens de Barber (1987 : 24), produit par le peuple pour le peuple, est particulièrement adaptée à l’expression des inégalités par les subalternes. En effet, ces formes cultivent une expression ludique, parfois provocatrice, mais souvent cadrée comme un rituel d’inversion dont la performance suffit à permettre la reproduction des inégalités qu’elle moque et met momentanément en évidence. Scott (1985), qui les considère comme des formes de résistance, a définitivement aiguisé notre perception envers ces types de performances. Un ethnographe attire notre attention sur les chansons que les jeunes filles d’un village nigérien, les personnes les plus marginalisées des sociétés rurales ouest-africaines (Massart 2007), chantent le soir sur la place centrale du village :
Filles du village, nos parents sont obnubilés par l’argent que leur donnent les garçons en contrepartie d’un mariage contre notre gré. Qu’elle ait l’âge de se marier ou non, les parents s’en moquent. À l’aube, alors que tes paupières sont lourdes, on te réveille pour moudre le mil. Mais sachez que si je dois le faire, c’est à condition que ma belle-mère m’aide.
(Tidjani Alou et al. 2007 : 19)
6.5. Les espaces publics de débat
22La réflexion sur la relation entre moralité, réflexivité et slam/rap nous permet de souligner l’un des enseignements essentiels de cette expérimentation en Afrique de l’Ouest. Le mode d’expression utilisé cadre les performances ; les genres ont leur pragmatique. Nous avons également souligné la différence de réception et d’expression entre le milieu rural et le milieu urbain. Ces deux observations nous rappellent l’importance du contexte dans lequel nous évoluons. Cette distinction entre urbain et rural n’explique rien, décrit à peine et risque de cacher la complexité des situations à l’œuvre dans la réception : l’audience présente, les liens existants entre les spectateurs, l’interprétation de l’intention de la performance, etc. Les variations sont d’autant plus importantes que nous avons affaire à des projets régionaux ou nationaux.
23La discussion sur la réception des raps composés dans des endroits différents invite à reconnaître la difficulté des actions de développement dont la caractéristique principale, comme projet de changement social déclaré, est de catalyser constamment la rencontre de positions sociales et d’imaginaires distincts (développement, religion, générations, genre…). Le débat, la confrontation et la négociation semblent les seuls atouts face aux tensions que ce processus engendre. À quelles conditions la mise en public des inégalités et des griefs permet-elle de les travailler, c’est-à-dire de les négocier, de les contester ? Les nier est peut-être le garant d’un ordre social temporairement « paisible ». Dans tous les cas, ces interrogations convoquent la question des espaces publics politiques en Afrique de l’Ouest, leur existence, leur histoire, leur création et leurs caractéristiques. Ces espaces sont extrêmement diversifiés, le coin de rue et quelques tabourets du grin de thé, les vidéo clubs, le puits, mais aussi les réseaux sociaux, la radio, la télévision, les lieux de culte, les bars, les lieux de restauration publics, etc. Nous les voyons prendre forme temporairement, exceptionnellement, au cours des restitutions locales en fin de projet : la place du village, du quartier se transforme vite en un espace de spectacle et de débat ; une toile tendue abrite les spectateurs du soleil, des palissades végétales légères délimitent une exposition ; quelques nattes, bancs et chaises accueillent des jeunes enfants aux vieillards respectés. La facilité à créer une grande diversité d’espaces d’échanges est remarquable. La relation des différentes générations aux espaces publics n’est pas toujours « conflictogène » et leur partage, en fonction des générations et des heures de la journée, semble offrir une perspective d’étude politique intéressante.
Notes de bas de page
1 Nous confondons ici le média et le genre de musique qu’est le rap, parce que nous le considérons comme un mode d’expression parmi plusieurs modes d’expression, médias, proposés aux enfants.
2 Il serait tout aussi intéressant de documenter la manière dont les répétions et les exercices préparatoires sont observés par différentes classes d’âge et participent plus significativement, ou pas, que la représentation publique finale à diffuser des points de vue autrement tus.
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