Entre le voile et la parole confisquée : le cas des femmes afghanes1
p. 117-128
Texte intégral
1Depuis l’arrivée des Talibans2 à Kaboul en 1996, on associe à la condition des femmes afghanes3, l’image de ces ombres fantomatiques couvertes par le désormais célèbre tchadri, ce voile couvrant totalement le corps et ne laissant qu’un grillage devant les yeux.
2Les reportages de journalistes ont été aussitôt la source essentielle de témoignages de cette situation nouvelle faite aux femmes de Kaboul, connues pour leur relative émancipation dans une société islamiste. La première mobilisation d’envergure internationale a eu lieu le 8 mars 1998 sur l’initiative d’Emma Bonino, Commissaire européen aux Affaires humanitaires. L’objectif de cette journée a été de faire pression sur les Talibans pour l’accès des femmes aux soins et à l’éducation. Certains réseaux féministes américains ont ainsi lancé le terme de Gender Apartheid, réactualisant l’idée de l’exclusion des femmes avec un terme lié au racisme institutionnalisé qu’avait connu l’Afrique du Sud. Les femmes afghanes, subitement, sont devenues des symboles4. Les Afghanes présentes en France semblent avoir oscillé entre deux positions : leur intérêt pour une mobilisation qui, enfin, prenait en compte leur destin négligé depuis le début de la guerre (1979) et l’appréhension d’être enfermées dans cette image de victimes de l’islam, position qu’elles refusent. Cette ambiguïté révèle toute la difficile situation d’être une femme musulmane qui veut être reconnue dans ses droits individuels sans être pour autant rangée dans le camp des occidentaux largo sensu, dans lequel elle ne peut se reconnaître. L’équivoque apparaît dans les dispositifs des campagnes de communication, visant à émouvoir une opinion qui se trouve dans des pays du Nord, pour soutenir des combats se situant dans un monde aux codes culturels différents. Toute la communication de sensibilisation du 8 mars 1998 a concentré l’attention sur le voile. En particulier, Médecins du Monde qui s’est retrouvé dans ce double-bind, cette sorte de contrainte qui fait que malgré les efforts effectués pour sortir des représentations dominantes, ces dernières s’avèrent si prégnantes qu’elles réajustent l’image dans le cadre général dominant5. Ainsi, le chargé de communication de Médecins du Monde a souligné, lors d’un entretien conduit en août 1998, la volonté de parler des femmes afghanes en limitant les interprétations occidentales associant l’islam et le voile avec l’intégrisme, ce qui serait radicalement contraire à l’objectif de l’organisation voulant éviter tout ethnocentrisme. En outre, le chargé de communication reconnaît que les représentations dominantes des occidentaux de l’Afghanistan peuvent conduire à une déformation de la réalité de la société afghane, fortement islamisée. Car, une famille afghane même « occidentalisée » paraîtra toujours pour un occidental non averti comme une famille traditionnelle, reconnaît l’interlocuteur6. Les codes comportementaux sont différents et incompris de l’étranger découvrant cette culture. Or, il s’agissait de comprendre cette spécificité et surtout ne pas diffuser une image qui, tout en entrant dans les schèmes de perception occidentaux7, trahisse la réalité de cette culture. Toutefois, la mobilisation médiatique s’est intitulée « lever le voile sur les femmes afghanes ». Tout le dispositif de communication a reposé sur le voile alors que l’équipe médicale, quant à elle, insistait sur les problèmes concrets : ne plus pouvoir soigner les femmes et les petites filles ou réagir aux pressions exercées sur le personnel féminin, qu’il soit afghan ou expatrié. Quand la question sur le pourquoi de ce choix d’une communication basée sur le voile a été posée, le chargé de communication a dû reconnaître que le but était d’attirer l’attention de l’opinion française et européenne. Le procédé consistait par métaphore à rappeler que les femmes afghanes, traditionnellement peu présentes, étaient, désormais, exclues de tout l’espace public. Or, mettre en lumière le voile a surtout renforcé l’image conventionnelle qui existe dans les schèmes de perception occidentaux sur la femme musulmane. Portant le voile volontairement, elle incarne l’intégrisme ; contrainte à se voiler, elle est victime de la religion. Porter le voile signifie militer pour une cause ou être forcée à adhérer à une cause. Dans les deux cas, la femme devient symbole. Cette constatation n’est pas originale : les femmes, en entrant dans l’espace public voient leurs comportements, leurs apparences, scrutés comme des éléments les mettant en scène avec leurs attributs sociaux, religieux comme les hommes et leur intégrité physique8 mise en danger, spécificité réservée aux femmes ou aux hommes rompant avec l’image convenue de la virilité. Les schèmes de perception occidentaux sont tout autant porteurs de représentation mettant en jeu l’honneur des femmes. Nous ne nommerons pour mémoire que le cas des femmes politiques qui subissent dans la représentation de leurs fonctions une « sexualisation » de leur corps et de leurs fonctions9.
3Rappelons, néanmoins, que dans nos sociétés nous sommes passés d’une notion de l’honneur collectif à une notion individualisée10. Il est de plus en plus rare d’entendre, du moins pour une femme adulte, une formule du type « cette femme est le déshonneur de sa famille ». Généralement, elle se déshonore elle-même. En revanche, l’Afghanistan (comme de nombreux pays, y compris certains d’Europe) reste sur un modèle collectif : atteindre l’honneur d’une femme d’une famille, c’est atteindre la famille. Lorsqu’une jeune fille, voire une petite fille est violée, il n’est pas rare que sa famille la tue ou la pousse au suicide. Elle représente le déshonneur. Son corps n’est pas individualisé, il est collectif. Sa vertu l’est également. Or, en interrogeant les femmes afghanes, cette vision individualisée du propre corps est évidemment rarement présente. Pour elles, instantanément la pire des atteintes à leur corps n’est pas le port du tchadri ; mais le viol qu’elles assimilent à une mort, comme me l’a dit une d’entre elles, « une mort en dedans, une mort pire que la mort ». C’est une mort sociale. En écoutant les femmes afghanes parler, en l’occurrence celles qui sont en France11, nous pouvons sortir cette fois des schèmes d’interprétation des mobilisations occidentales en faveur des femmes pour mieux comprendre in concreto ce qui « choque » les Afghans et les Afghanes, et relativiser les interprétations des Européennes.
Types de réactions au régime des Talibans
4Si l’on brosse un tableau général12, les hommes sont peu mobilisés sur la question de leurs femmes, la question « ethnique » qui correspond aux stratégies de pouvoir est au centre de leurs préoccupations. Et, pour être un peu abrupte, peu de femmes afghanes connaissent ou s’engagent dans la question de défense des droits des femmes en Afghanistan, sauf les femmes de l’élite, c’est-à-dire éduquées. Le reste des femmes a une opinion mitigée. Elles sont comme les hommes inquiètes en raison de la question ethnique. « Tiens, mon fils prends ton fusil contre les Talibans ! » dit sur le ton de la plaisanterie une jeune femme à son fils qui s’empare du jouet. Naïvement, on pourrait la croire désireuse de défendre ses droits de femme. Elle éclate de rire et ajoute : « Non, parce que ce sont des pashtouns ! ». Elles critiquent les Talibans pour leurs attitudes à l’égard des femmes, tout en reconnaissant le mérite de ces étudiants en théologie d’avoir puni les violeurs. La critique qu’indifféremment hommes ou femmes peuvent produire, se fonde de toutes façons sur le Coran. « Rien ne dit dans le Coran qu’une femme n’a pas le droit à l’éducation ou aux soins » m’indique un homme en me montrant le Coran. Le Coran est central, aucun ou aucune n’envisage de considérer un Afghanistan sans islam. Leur seul objectif est de trouver une voie moyenne. Cette donnée doit être prise en compte ; car, elle s’éloigne de l’interprétation que les représentants des organisations non gouvernementales les plus impliquées produisent généralement. Ils évoquent les droits individuels et traduisent les problèmes dans ce cadre général qui convient à leur culture organisationnelle. Si les deux discours se rejoignent sur l’idée de l’intégrité du corps des femmes, sur la nécessité de l’éducation, ils ne se fondent pas sur les mêmes présupposés. L’universalité, même pour la protection humaine, se fonde pour les Afghans sur les lois divines révélées par le Coran. Cette forme d’humanisme est un humanisme religieux fondé sur les écrits du Coran et en aucun cas sur les traditions. Ce détail est central ; car, il n’est pas rare d’entendre de longues explications sur le Coran comme source « révolutionnaire » ou du moins « d’évolution » puisqu’en le lisant, le lecteur découvre des lois qui ne sont pas appliquées et peuvent combattre efficacement l’ignorance des traditions patriarcales ou ancestrales. Les femmes afghanes éduquées (qualifiées à tort d’« occidentalisées »13) ne sont pas laïques, même si leur discours, du fait de la recherche d’une universalité garante du droit humain, se rapproche du discours occidental des droits de l’homme. Elles refusent la laïcité ; toutefois, elles prêchent la tolérance, le respect de l’autre.
5Ces quelques éléments soulèvent toutes les difficultés à initier une mobilisation internationale et mettent en évidence les dynamiques qui alimentent la critique des islamistes les plus fondamentalistes, prêts à souligner la méconnaissance des intérêts représentés. Ils sont alors munis de ressources rhétoriques pour transformer cette campagne qui se veut neutre et universaliste en une campagne politique et « pro-occidentale ». Lancée par les occidentaux, les seuls en mesure de la soutenir par leurs ressources financières, logistiques et leur contexte démocratique, cette mobilisation, qui s’enracine dans un environnement culturel particulier, se désincarne quelque peu des préoccupations concrètes des Afghanes, plus portées à défendre leur identité religieuse. Celles-ci se trouvent dans un contexte d’immigration. Or, une composante essentielle de leur identité culturelle est menacée objectivement – une dilution dans la masse, une façon de s’habiller de plus en plus européenne, une hexis corporelle de moins en moins « orientale » : « quand je vais dans la rue, je fais attention. Je regarde les autres et je fais comme elles (les femmes françaises). Je ne fais pas de grands gestes. » – ou subjectivement : « Les voisins ne me parlent pas, parce que je suis afghane. – Peut-être que non… – Arrête ! Les Français ne nous aiment pas, ils sont racistes ». Par exemple pour le tchadri, elles estiment que chaque famille doit décider de la tenue de leurs membres féminins. Il n’existe pas de code individuel ou anti-voile, plutôt un code qui redonne tout le poids à la famille (ce qui n’empêche pas certaines femmes arrivées en France de décider individuellement de ne plus porter le voile : un jour un homme demande : « Tu ne peux pas demander à ma femme pourquoi elle ne porte plus le voile. – Pourquoi ? Tu ne le sais pas ? – L’homme rit : – Non, je ne le sais pas ». En questionnant la femme, elle répond : – « Je n’avais plus envie de le mettre ! » ce qui marque une décision individuelle). Toutefois, elle ajoute qu’en Afghanistan, elle le mettrait. Sa décision vestimentaire était liée à l’harmonie : dans une société islamisée elle porte le voile, dans une société laïque, elle l’ôte pour ne pas attirer les regards. Pour le tchadri, le débat est un peu différent puisque ce genre de voile révèle deux aspects importants : la domination de l’ethnie « paschtoun », le retour aux traditions. Lors de sa mobilisation, Emma Bonino avait demandé à des parlementaires européennes femmes de se couvrir du tchadri et elles avaient admis à l’unanimité qu’elles étouffaient. En revanche une enfant afghane me rappelle, en voyant cette image, qu’elle avait vu sa grand-mère en mettre sans paraître stupéfaite14. Cet écart doit être signalé. En aucun cas, cette observation ne vient légitimer une tradition, mais elle mesure des différences de perception d’une même réalité. Cet écart provoque un problème de représentativité de la cause qui est au centre même de la rhétorique de délégitimation des islamistes : cette mobilisation éloignée des représentations de la population afghane prête le flanc à la critique. Or, le danger le plus grave est la mise à l’index des femmes afghanes défendant leurs droits en se référant à un islam modéré et tolérant. Ne se reconnaissant pas dans une laïcité à l’occidentale, elles sont pourtant reléguées par les islamistes dans le camp des « ennemis », celui de ces femmes dites « occidentalisées »15, niant leur culture, pire, collaborant avec une forme de néo-colonialisme culturel.
Les divergences de schèmes d’interprétation comme contraintes des mobilisations internationales
6Les femmes afghanes, comme toutes les femmes confrontées à l’islamisme le plus intolérant, doivent trouver une bonne réception de leurs paroles. Expliquer qu’elles ne renonceront pas à un islam faisant partie de leur culture et de leurs identités individuelles, tout en essayant d’acquérir des capacités à entrer dans l’espace public, est une entreprise périlleuse. Souvent, elles inventent leurs nouveaux rôles en « choquant » les traditions patriarcales de leur culture et les traditions de laïcité ou des discours féministes occidentaux, plus enclins à s’intéresser aux questions de droit à l’individualité et à la liberté de mœurs. Ces femmes refusent généralement ce discours. Elles entreront à l’université avec leur voile pour faire accepter l’idée à leurs pères d’entrer dans un espace public mixte. Elles seront moins perturbées par l’exécution stricte de la Scharia qui punit les violeurs (la peine de mort en Afghanistan) que par la vision de certains téléfilms européens montrant des couples s’embrassant (gênées, elles détourneront le regard en riant ou en rougissant). Elles peuvent trouver absurde la mobilisation sur le seul voile alors que l’important pour elles est la sécurité16. Or, la mobilisation, en montrant exclusivement des femmes afghanes voilées, renforce une forme de clash des civilisations17. Les femmes rappellent l’incompréhension dont elles sont victimes. Elles soulignent que pendant des années, elles ont été victimes de viols, parfois collectifs des moudjahidins, qu’elles ont été des moyens d’échange et qu’à cette époque, les états occidentaux ne s’en offusquaient pas. Dostom, un chef ouzbèque, représenté dans la presse et les médias européens comme un chef de guerre débonnaire, sympathique, buvant de l’alcool (sorte de certificat de bonne conduite marquant son anti-islamisme) était aussi celui qui lâchait sur les villages afghans ses soldats qui s’adonnaient à des viols collectifs contre femmes et enfants (des deux sexes). Il a été le héros anti-talibans des Occidentaux. Il était, pour les Afghans et les Afghanes réfugiés, un tortionnaire. Certes, il n’imposait pas le voile aux femmes, comme le remarquaient justement les journalistes. Cet exemple que les femmes m’opposent est essentiel pour comprendre la progression des Talibans dans certains territoires, qui a été perçue comme une délivrance temporaire.
7Les mobilisations en faveur des femmes ont souvent l’inconvénient de manipuler celles que Ton veut défendre. Les femmes afghanes sont des femmes qui souffrent, mais elles sont devenues des symboles. Elles se transforment en un objet d’apitoiement généralisé, et rarement en un sujet qui appelle une compréhension au sens strict du terme, c’est-à-dire comprendre ce qu’elles désirent. Il est d’autant plus aisé de faire des erreurs de représentation lors de mobilisations internationales que cette population a peu de ressources pour s’auto-représenter (excepté quelques organisations féministes afghanes reléguées au Pakistan, dans une position de mise en danger constante18). Seuls des journalistes, des organisations non gouvernementales, des ministères ou des commissions militantes, sont en mesure de mettre à l’ordre du jour des problèmes périphériques et ignorés comme celui-ci. Les intéressées sur place sont dans l’incapacité double de prendre la parole (parler signifie la mort) et de se passer des relais internationaux qu’elles peuvent mobiliser et dont elles dépendent étroitement pour leurs ressources militantes. Elles sont ainsi contraintes par les ressources externes. Les femmes afghanes à l’étranger qui peuvent les aider sont également dans des situations de précarité dues à leur statut de réfugiées dans un contexte où l’étranger, y compris réfugié politique, est perçu comme un intrus. La prise de parole doit être organisée par des organisations européennes, américaines et internationales. Les ressources externes se révèlent incontournables. Néanmoins, la parole peut être piégée en toute bonne foi par les dispositifs mis en place par ces mobilisations, visant à émouvoir une opinion occidentale « réagissant » à certains signes rapidement identifiables (voile=islamisme, homme oriental=oppression) et « attendant » certains discours. Pour reprendre l’explication d’Anthony Oberschall19 sur l’importance de groupes primaires structurés pour produire et soutenir une mobilisation, les femmes afghanes manquent de relais de représentation, du fait de leur genre, de leur nationalité. Celles qui y réussissent militent dans des associations produites par la guerre ou encore par l’expatriation mais, pour avoir un large écho, elles doivent faire appel au relais d’organisations externes dont elles ne maîtrisent ni le discours, ni les schèmes de représentations véhiculés. Elles n’ont aucun pouvoir sur les interprétations externes qu’on donne de leurs luttes et elles sont dépossédées de la définition d’elles-mêmes20. Dans un contexte favorable à l’émergence de luttes dont elles sont les premières victimes entre un Orient et un Occident fantasmés dans chacun des camps, elles sont sans véritable prise sur une réalité qui n’est pas la leur, mais celle de chaque mouvement idéologique qui a besoin de se créer un Autre diabolisé pour exister.
8Sans opinion – car analphabètes et reléguées dans leurs cuisines – ou avec opinion et rarement écoutées, elles sont figées doublement : le voile que les Talibans leur font porter pour les faire disparaître, les paroles qu’elles disent sans être entendues. Elles dérangent les schèmes de représentation occidentaux qui opposent voile-islamisme/liberté-laïcité, elles complexifient ce qui ne peut se réduire à cette vision binaire. Une mobilisation comme celle de Médecins du Monde a voulu éviter ce piège en diffusant des lettres de femmes exprimant leurs douleurs, en présentant des reportages21. Toutefois, l’image générale reste l’affiche avec cette vision de femmes afghanes, ombres. Ce cliché a influencé indubitablement l’opinion puisqu’il a été choisi et diffusé pour cet objectif. Et, elle corrobore cette distinction qui caricature la réalité en deux pôles orient-voile-islamisme/occident-liberté-laïcité. Or, les femmes se retrouvent piégées entre ces deux représentations d’elles-mêmes, niant leur identité réelle qui ne se situe pas sur cette échelle de valeurs. Elles inventent leurs rôles, elles créent des situations, y compris en Afghanistan, où les deux pôles précités les traversent, les transforment. Elles se retrouvent « dépossédées » de leur identité réelle au profit d’identités reconstruites et instrumentalisées dans un conflit idéologique dont elles sont les premières victimes.
La sociologie engagée ou le retour de la voix de l’acteur ?
9Le sociologue se retrouve dans un contexte d’injonction idéologique. Contraint de fournir des outils permettant de comprendre une population peu étudiée, son discours devient facilement « récupérable » par les protagonistes de la lutte idéologique. Selon leurs interprétations, les femmes voilées peuvent être suspectes, victimes ou simplement respectueuses de leur culture. La réalité est plus floue entre la femme qui « choisit » le voile, celle qui y renonce, celle qui le met comme elle Ta toujours porté sans se poser de questions. Le rôle premier des sociologues est de rappeler que la scission entre un Occident, laïc, garant des droits individuels, et un Orient plongé dans l’obscurantisme avec un islam intolérant, doit être dépassé. Au lieu de raisonner en terme de clash de civilisations, il faudrait davantage interpréter le droit des femmes, en opposant des cultures encore marquées par un individu se positionnant en termes de clans, familles ou tribus et les cultures construites autour d’un individu qui se définit par son propre statu22. Tout en remarquant cette différence, il faut remarquer que dans l’un et l’autre cas, des crimes sont impensables, comme celui des viols qui horrifient les deux cultures, comme celui des interdictions déniant le droit humain à la santé et à l’éducation. Sur ce point, les Afghans qui contestent les Talibans et les régimes islamistes rejoignent l’opinion des Occidentaux. Toutefois, il apparaît peu pertinent, voire totalement inconcevable, de raisonner en termes laïcs dans une société musulmane comme l’Afghanistan où l’Islam joue, davantage qu’un rôle de rapport au divin, un rôle de rapport à l’Autre. C’est au nom de cette religion que l’étranger est accueilli dans les familles sans qu’on lui demande une quelconque adhésion. Or, réclamer des femmes, y compris celles vivant en France depuis des années, de se détacher de l’islam, provoquerait une coupure insupportable avec leur sociabilité familiale, leur identité. Elles sont promptes à engager des transactions qui, incomprises de l’extérieur, restent pourtant une forme tangible d’adaptation à leur société d’accueil. Dire que pour les femmes afghanes l’essentiel de la cruauté des Talibans ne réside pas dans le port du tchadri mais dans la fermeture des écoles, des lieux de vie mixtes, illustre qu’elles sont davantage intéressées par l’acquisition de savoirs que par la libération du corps, qui pour elles, n’est pas encore la priorité et les engagerait dans un processus de reniement identitaire trop radical.
10Le protocole d’enquête est sans doute de redonner la parole aux intéressées, de les aider à exprimer une opinion en les écoutant et non pas en posant des grilles d’analyse pré-établies, construites avec nos propres valeurs, nos propres schèmes d’interprétation23. Il est nécessaire de rappeler la difficulté de faire parler ces femmes sur leur propre expérience, sur leurs convictions. Elles ne se sentent pas en droit de parler, de donner une opinion. Elles sont analphabètes ou, même si elles ont un niveau d’éducation moyen ou supérieur, elles ont du mal à s’exprimer dans une langue étrangère. Les femmes les plus éduquées seront évidemment les porte-parole tout comme en Europe, le féminisme restant un mouvement social de femmes munies en capitaux sociaux et culturels.
11Toutefois, un autre problème émerge quant à la hiérarchisation de la souffrance. N’entend-on pas par exemple des discours partagés par toutes les femmes éduquées, occidentales ou non. « Oui, les femmes souffrent des Talibans. Mais pas les paysannes qui ne se rendent pas compte de la différence » ou encore : « Les femmes dans les campagnes, le problème n’est pas qu’elles travaillent, elles travaillent toutes de trop… » me déclare un responsable d’organisation non gouvernementale. Ce fatalisme peut entraîner une autre dérive, une construction de la hiérarchisation des « malheurs ». Et la douleur d’une paysanne réduite à l’état d’esclave semble émouvoir moins qu’une femme éduquée à qui des féministes occidentales s’identifient facilement. La douleur des femmes analphabètes s’exprime par de nombreux cas de maladie mentale, ce phénomène dans les campagnes afghanes est appelé « le mal des femmes ». En France, il faut écouter cette jeune femme retirée de l’école dès le primaire et qui, me montrant des livres, déclare : « Je veux que mes filles sachent tout ce qu’il y a dedans ! ». Leurs paroles s’avèrent aussi dérangeantes que celles des femmes éduquées de Kaboul, puisqu’elles expriment la douleur de femmes en tout temps, avec un régime fondamentaliste ou non. Ces témoignages remettent en cause l’opinion des porte-parole, établissant des hiérarchies dans les douleurs, celles qui sont ressenties, apparentes, compréhensibles et les autres non-dites, réduites à l’invisibilité (proches du normal). Ces hiérarchies correspondent davantage à leurs propres projections du malheur qu’à la seule réalité du désespoir intime de ces femmes.
12Les porte-parole, qui s’identifient à la seule population éduquée, participent à leur insu à une scission entre Orient et Occident, utilisée par les islamistes pour légitimer leur combat. Rappelons que les fondamentalistes afghans tendent à magnifier la population fidèle aux coutumes et aux traditions et qu’ils honnissent les promoteurs de nouveaux comportements ou de critique sociale, qu’ils jugent dangereux par leur capacité à créer un contre-pouvoir. Le risque est de renforcer l’exclusion de ces faux ou fausses hérétiques qualifiés d’« occidentalisés », qui sont moins des Infidèles religieux que des inventeurs de nouveaux modèles qui bouleversent le mode de régulation sociale traditionnel. Un défi demeure : comment faire pour ne pas laisser les malheurs des populations analphabètes et rurales aux mains d’individus qui, agitant les traditions, légitiment les pires traitements subis par les femmes, en arguant que c’est de l’ordre du Divin ? La cause de ces femmes ne doit pas être divisée entre celles qui, éduquées, ressentiraient davantage leur exclusion, et celles qui sont dans l’incapacité d’exprimer leur relégation. En produisant un discours diviseur, les femmes éduquées, cibles de la répression, deviennent les femmes corrompues par l’Occident et les autres restent des femmes avec voile et sans droit à la parole, n’ayant plus comme ressource pour exprimer leur détresse que la maladie mentale.
13Les femmes au centre de ce clash de civilisations ne doivent pas constituer seulement un symbole pour défendre un type de société sur l’autre. Les entendre et les comprendre dans leurs luttes quotidiennes pour conquérir et exister dans l’espace public représente une étape essentielle qui permettrait de neutraliser les images qu’on leur fait endosser au mépris de ce qu’elles sont en réalité.
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Notes de bas de page
1 Pour expliquer le contexte de cette intervention et puisqu’on parle d’implications et d’engagement, il faut savoir que je côtoie des réfugiés politiques afghans depuis maintenant près de huit ans et que j’ai été motivée pour écrire ce papier par les paroles même des femmes afghanes qui disent ne pas se reconnaître totalement dans la mobilisation actuelle en faveur des femmes afghanes tout en étant évidemment contre les Talibans. L’objectif est de montrer toute la difficulté pour ce type de population, étrangère, femmes, parfois analphabètes, à s’exprimer sur un sujet qui les concerne au premier plan personnellement ou leurs familles restées à Kaboul ou autres villes afghanes. Et, je dédie ce papier aux femmes afghanes qui aujourd’hui sont à Kaboul, organisent des réseaux d’écoles clandestines pour les filles à leurs risques et périls. Et, je remercie en priorité Etienne Gille (de l’AFRANE), un Français qui soutient leur action inlassablement depuis la prise de Kaboul par les Talibans.
2 Talibans veut dire littéralement « étudiants », en l’occurrence, en théologie. Ce groupement vient directement du mouvement de Deobandi, une interprétation particulière du Coran. Les Talibans sont pour l’essentiel des pashtouns, sunnites, appartenant à l’ethnie ayant habituellement le pouvoir. Ils sont d’origine rurale, du moins les leaders. Les soldats ont été recrutés dans les camps de réfugiés parmi les familles pauvres, la plupart étaient orphelins et trouvèrent dans l’école religieuse gîte et couvert. Ils sont soutenus par le Pakistan, les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Depuis l’été 1998, ces deux derniers États ont pris leurs distances par rapport au mouvement dont ils ne maîtrisent pas tous les éléments, en particulier le leader charismatique et chef de réseau islamiste Ben Laden.
3 Pour une lecture plus scientifique de cette situation, voir un des rares textes écrits sur le problème : N.H. Dupree, Afghan Women Under the Taliban, dans Fundamentalism Reborn ? Afghanistan and the Taliban, London, Hurst & Company, 1998.
4 Ce tchadri est devenu pour l’ensemble des jeunes femmes françaises d’origine musulmane, un vrai symbole de la condition qu’elles redoutent. Voir par exemple, le reportage sur Yamina Benguigui, Libération, 9 février 1999 : « Face à elle, comme un scalp, un tchadri – cette robe-prison des femmes afghanes – recouvre une lampe à long pied : "Chaque matin, ça me donne la pêche, c’est le synonyme de ma liberté" ».
5 La théorie du double-bind vient des études anglo-saxonnes sur les médias. Toutefois, les féministes l’ont adopté pour comprendre la pression particulière qui est exercée sur les femmes entrant dans l’espace public comme les femmes politiques ou de pouvoir largo sensu. Pour exemple, voir K.H. Jamieson, Beyond the double-bind : Women and Leadership, New York, Oxford, Oxford University Press, 1995 ; N. Wolf, The Beauty Myth, London, Vintage, 1991 ou J.M. Ussher, Fantasies of Femininity, Reframing the boundaries of Sex, London, Penguin, 1997.
6 Comme l’observation participante effectuée dans des familles afghanes peut le montrer, le fait que les femmes se regroupent ensemble d’un côté, et les hommes de l’autre pourrait être interprété comme une marque de gender apartheid. Cette observation vraie pour un œil de femme européenne est une interprétation qui n’est pas acceptée par les afghanes, qui estiment que, poursuivant des études supérieures, exerçant leur droit de paroles en termes égalitaires, elles ne sont pas soumises à une excessive domination comme leurs compatriotes qui ne sortent jamais de chez elles, n’ont pas le droit de partager le repas avec les hommes, doivent se contenter des « restes » des plats. Elles ont peur d’ailleurs que les femmes européennes choisissent de mauvais « boucs émissaires » en la personne de leurs pères, de leurs maris, qui eux, s’éloignant du modèle traditionnel de rapports entre sexes, sont aussi les victimes des islamistes. On peut rappeler que nombre d’hommes ont payé de leur vie, le simple fait de laisser libres leurs femmes, leurs filles.
7 Nous empruntons l’analyse de ces schèmes de perception ou cadres d’analyse de la réalité aux théoriciens de l’action collective utilisant les apports de l’interactionnisme symbolique d’Erving Goffman, par exemple : D. Snow, S. Hunt, R. Benford, « Identity fields : framing processes and the social construction of movement identities », in Larana, Jonston, Gusfield, New Social Movements : From Ideology to Identity, Temple Press, Philadelphia, 1994, pp. 185-209.
8 Pour ce point à la différence des hommes.
9 Voir notamment et non exclusivement : E. Schemla, Edith Cresson, la femme piégée, Paris, Flammarion, 1993 ou, pour une comparaison entre l’Occident et les pays du Sud : C. Bulbeck, Re-orienting Western Feminisms, Cambridge University Press, 1998.
10 N. Elias, La société des individus, Paris, Fayard, Press Pocket, 1991. Le processus d’individualisation est décrit ; et il peut être éclairé par la dynamique de la diffusion des théories contractualistes des philosophes (Hobbes, Locke, Rousseau) et celle de la déclaration des droits.
11 C’est le début d’un travail empirique qui va demander une enquête approfondie auprès des femmes afghanes ou d’origine afghane résidant en France. Il est évident que les résultats de cette enquête sont à relativiser, ils correspondent à la phase exploratoire permettant d’avoir une vue générale de l’opinion de ces femmes.
12 Les résultats proviennent de l’observation participante, de la lecture des journaux des associations afghanes : par exemple, les Nouvelles d’Afghanistan.
13 C’est un qualificatif qu’elles rejettent puisqu’elles font une différence entre avoir un esprit critique et ouvert et être occidental. Cette liaison entre éducation et occident renforce l’idée qu’il n’y a d’éducation qu’occidentale et que l’occident serait le seul pourvoyeur de valeurs positives et démocratiques.
14 Ce qui n’enlève rien à l’étouffement que doit ressentir la femme. Néanmoins, ce genre de vêtement évoque essentiellement un passé pour les afghans ou même une torture « dépassée », comme pouvaient l’être les corsets de nos grands-mères, comme me le souligne une jeune femme afghane.
15 Reprenant le jargon des mouvements les plus fondamentalistes.
16 Rappelons que les Talibans ont légitimé leur entrée en Afghanistan en s’engageant à rétablir l’Ordre. L’événement déclenchant a été l’attaque de voyageurs par des groupes de milices armées qui auraient violé les femmes. Dès le début, les Talibans se positionnent sur ce registre de l’intervention à but sécuritaire avec rétablissement d’un Ordre Moral.
17 Nous empruntons cette expression – fort discutable quant à l’argument – à S. Huntington, « The Clash of Civilizations », Foreign Affairs, 72 (3), 1993.
18 Comme en ce jour du 8 mars 1998 où les mouvements de femmes afghanes au Pakistan ont été brutalement réprimés par la police. Toutes les manifestations qui ont été organisées depuis cette date connaissent le même sort.
19 A. Oberschall, Social Conflict and Social Movements, Cliffs, Prentice Hall, 1973.
20 C’est le cas de nombreux groupes comme les plus exclus des sociétés : toxicomanes, vagabonds, prostitués, jusqu’à récemment les homosexuels.
21 Il y a eu une exposition de photographies de femmes afghanes de Kaboul qui n’étaient pas toutes voilées, de lettres de femmes qui voulaient témoigner de leurs situations.
22 Tout en sachant, nous l’avons déjà relevé, que cette distinction est à prendre en termes tendanciels. Il existe au sein des cultures individualistes, des noyaux de cultures claniques ou encore marquées par des conceptions collectives du groupe alors qu’au sein des cultures collectivistes, des individus se détachent du groupe pour des raisons liées à leur identité singulière d’individu.
23 À la différence des journalistes qui, avec la meilleure des objectivités, glissent du discours objectif aux discours empathiques, voire d’identification avec leurs sujet, ce qui est humainement louable. Toutefois, le regard posé sur l’individu est un regard chargé de valeurs occidentales et, parfois, mêle étroitement sympathies et jugements de valeurs.
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