Constellations familiales et émancipation des étudiants en milieu urbain
Décohabitation et activité rémunérée
p. 285-313
Texte intégral
1La croissance et la diversification sociale des effectifs des populations entrant dans l’enseignement supérieur sont des phénomènes largement attestés. À ces changements, dont l’ampleur ne cesse d’augmenter depuis le début des années 1970, sont associés d’une part la naissance, le développement et la redistribution territoriale des sites universitaires et, d’autre part, la multiplication de formations aux vocations de plus en plus divergentes et spécialisées. Face à ce marché des formations en permanente mutation, des populations aux ressources économiques, sociales et scolaires fort différentes négocient leurs positions et leurs itinéraires en mobilisant leurs compétences initiales ou celles qu’elles acquièrent tout au long de leurs parcours.
I – Socialisation des populations étudiantes et constellations familiales
2Il est possible d’adopter plusieurs points de vue permettant de caractériser à la fois la spécificité des populations étudiantes et les processus de socialisation universitaire qui l’affectent.
3Deux types d’approches complémentaires seront utilisés ici. Le premier mobilise l’outil statistique dans l’analyse de la distribution des pratiques des groupes de population, identifiés par des catégories institutionnelles de classement, telles que la discipline ou le niveau d’études pour les étudiants ou, pour leurs ascendants, la position socio-professionnelle, le niveau d’études ou, sur un autre registre, les caractéristiques socio-démographiques de leur contexte de résidence. Mais ce type d’approche ne suffit pas pour expliquer les différences de conditions de vie des populations étudiantes. C’est pourquoi nous avons parallèlement adopté un second point de vue qui privilégie l’analyse des pratiques des étudiants en tant qu’elles engagent non seulement ces derniers mais aussi leurs réseaux d’interdépendance familiaux ou amicaux. Le second type d’approche mobilise plus particulièrement des entretiens biographiques qui permettent de prendre la mesure de l’importance des conditions de vie et des contextes antérieurs à l’entrée à l’université dans la construction des différentes postures étudiantes. On peut ainsi construire des distinctions qui prennent pour base l’observation des pratiques présentes et passées de cette population en tenant compte des acquis d’une sociologie de la socialisation qui met en perspective pratiques et contextes. Seul ce type d’approche permet par ailleurs d’examiner les formes et conditions d’autonomisation des étudiants.
4Dans un premier temps, nous avons choisi de montrer comment l’entrée à l’université, loin de concerner les seuls étudiants, est un lieu d’observation privilégié des logiques de reconduction et de recomposition des milieux alors que les calendriers sociaux des populations sont marqués par un allongement considérable de la période de formation scolaire et universitaire.
5Ensuite, l’autonomisation comme processus sera le support d’une réflexion qui considérera successivement les deux dimensions fondamentales que sont d’une part la délocalisation, c’est-à-dire la mobilité résidentielle liée à l’entrée dans l’enseignement supérieur et, d’autre part, l’accès à des activités rémunérées qui peut dans certains cas autoriser une relative indépendance économique.
1. Milieux et constellations familiales
6Pour comprendre les conditions de socialisation des étudiants et montrer comment s’articulent socialisation familiale et socialisation universitaire dans l’analyse des itinéraires, nous ferons référence à la notion de milieu social, entendu comme ensemble de constellations familiales2. En effet, on ne peut rendre raison des pratiques des étudiants en les considérant comme des acteurs autonomes sur des marchés sociaux tels que celui de la formation, du travail ou du logement. Par ce qui caractérise le plus souvent leur position, leur situation de dépendance, ces derniers négocient de façon permanente leurs pratiques avec ceux dont ils dépendent.
2. Les milieux à l’épreuve de la formation universitaire
7Nous accordons aux études supérieures un double statut. Elles sont d’une part considérées comme opérateur de transformation des milieux et, d’autre part, comme moment privilégié d’analyse des flux d’échanges et des dispositifs d’intervention et d’aides qui se structurent entre les étudiants et leurs constellations familiales. En effet, à cette étape du cycle de vie, s’éprouvent les solidarités entre ascendants et descendants dans un contexte d’études dont le propre est d’ouvrir et de diversifier le « champ des possibles relationnels » des individus.
8Nous pouvons ainsi nous demander comment s’ajustent les façons d’être héritées du milieu de relations familiales, et celles qui dominent dans les réseaux de relations des étudiants. Ainsi sommes-nous amené à examiner dans quels cas et par quels processus ces derniers vont aménager des conditions de maintien dans leur région de gravitation initiale, le plus souvent dominée par la présence de leur constellation familiale, ou entrer, par leurs relations universitaires ou para-universitaires, dans l’orbite d’autres milieux.
3. Deux analyseurs de la structuration des itinéraires : décohabitation et activité rémunérée
9À divers moments structurants de leur itinéraire, qui peut être compris comme processus d’autonomisation, les étudiants s’appuient sur leur milieu, négocient avec les membres de leur constellation familiale, mobilisent leurs ressources relationnelles pour réaliser un certain nombre d’opérations qui vont transformer leur position. Parmi ces moments, nous avons choisi d’étudier comme des conjonctures significatives la délocalisation et l’accès à un travail rémunéré.
10Nous nous intéresserons plus particulièrement à la mobilité résidentielle des étudiants venant d’autres villes ou départements. En effet, l’analyse des choix de localisation et des conditions dans lesquelles ceux-ci s’effectuent doit nous permettre de comprendre comment les constellations familiales sont mobilisées dans ces opérations d’autonomisation partielle. Nous nous attacherons également à comprendre comment l’activité rémunérée en cours d’études médiatise et témoigne, dans certains milieux, de l’évolution des rapports entre l’étudiant et sa famille. Nous verrons comment, diversement selon les milieux, les descendants et leurs parents sont dans un rapport ambivalent à cette activité. En effet, ces activités rémunérées peuvent être, pour les étudiants, l’occasion d’une modification des termes de leur dépendance et sont susceptibles d’opérer un dévoiement par rapport à l’activité universitaire, ou bien peuvent leur permettre de rompre les équilibres associés à leur statut dans la hiérarchie des positions familiales.
II – Les stratégies de délocalisation : la décohabitation en question
1. Distribution territoriale des formations et délocalisation
11L’accès à la condition étudiante représente la première étape d’un processus long d’autonomisation dont le rythme est extrêmement différent selon les milieux sociaux, les cursus universitaires accomplis et les contextes d’études. Cette transition entre le statut de lycéen et celui d’étudiant concerne non seulement la dimension scolaire mais aussi, dans bien des cas, celle de la résidence.
12En prenant appui sur les enquêtes quantitatives que nous avons réalisées dans une université lyonnaise3, l’université Jean Moulin-Lyon 3, ainsi que sur une série d’entretiens auprès d’étudiants inscrits dans celle-ci, et d’autre part sur les travaux que nous avons conduits dans le cadre de l’Observatoire de la vie étudiante, nous pouvons examiner les caractéristiques des populations qui décohabitent et leurs conditions de décohabitation en faisant varier les échelles d’observation4.
13À l’échelle nationale on peut observer que les étudiants accèdent d’autant plus à un logement différent de celui de leurs parents qu’ils avancent en âge. Même si la proportion de décohabitants varie en fonction de l’âge, surtout à partir de 23 ans, pour concerner près de 90 % des 25 ans et plus, elle est cependant déjà très élevée dans la classe des 19-20 ans, puisque la moitié de ces étudiants n’habitent pas chez leurs parents. Dans la mesure où les lycéens sont dans leur quasi-totalité cohabitants, un autre phénomène explique la décohabitation dès l’entrée dans l’enseignement supérieur de plus de la moitié des étudiants : la délocalisation pour études liée à l’inégale distribution des sites universitaires sur le territoire.
14En effet, la grande majorité des étudiants qui vivent chez leurs parents (90 % environ) ont passé leur baccalauréat dans le même département que celui de leur université actuelle. Ils s’opposent en cela à ceux qui n’habitent plus avec leurs parents puisque seulement 37 % d’entre eux ont terminé leurs études secondaires dans le département où ils suivent leurs études supérieures. On peut par ailleurs distinguer deux groupes de décohabitants : d’une part les décohabitants délocalisés, venus d’autres départements pour suivre leurs études supérieures, qui sont majoritaires (63 % des étudiants qui ne résident pas chez leurs parents) ; d’autre part, les décohabitants locaux, qui ont quitté le domicile parental en cours d’études. Si la différence de département est un critère de distance dont la pertinence est variable sur le territoire, la distance entre le site universitaire d’études et le lieu de résidence des parents permet cependant de confirmer la forte corrélation entre décohabitation et délocalisation pour les étudiants les plus jeunes. Cependant ces derniers ne sont pas les seuls concernés par ce phénomène puisque nous savons par nos travaux de terrain que la délocalisation peut également avoir pour origine la poursuite d’études après un premier cursus ou un premier cycle.
15Cette mobilité résidentielle pour études, qui a de multiples effets sur les conditions de vie des étudiants et structure pour partie les rapports que les étudiants décohabitants entretiennent avec leurs parents, est très inégale selon les caractéristiques en matière d’offre scolaire de leurs sites d’études. De plus, elle concerne diversement les étudiants selon les types d’études qu’ils entreprennent et les caractéristiques socio-économiques de leurs parents.
16En effet, malgré la multiplication des équipements universitaires qui résulte non seulement de la croissance de la demande éducative mais aussi des politiques de décentralisation, des différences très sensibles subsistent entre contextes d’études selon la taille des villes. La nature et l’importance des équipements autant que la répartition différenciée des filières et cursus sont en effet globalement approchables à partir de ce critère. C’est ainsi que dans les villes de moins de cent mille habitants, les sections de STS sont très largement sur-représentées alors que certaines formations, comme les CPGE ou les troisièmes cycles se concentrent plus particulièrement à Paris ou dans les grandes métropoles universitaires.
17L’inégale répartition des formations sur le territoire entraîne des stratégies de délocalisation qui, outre l’absence locale de la formation souhaitée, sont articulées à des représentations hiérarchisées des villes d’études. Pour être inégalement prégnantes selon les milieux des étudiants, ces images des villes comme lieux d’études souhaitables structurent des flux importants d’étudiants. Afin d’analyser plus avant ce phénomène de décohabitation, il nous faut établir la part des étudiants qui résident hors du domicile parental en semaine selon les types de sites d’études.
2. Un pouvoir d’attraction différencié selon les types de villes
18La proportion d’étudiants décohabitants, et tout particulièrement de ceux qui viennent d’une localité distante de leur lieu d’études, varie selon les tailles des villes universitaires. Plus des deux tiers des étudiants de grandes villes et des villes moyennes sont décohabitants et 60 % de la population étudiante de ces villes vient d’un autre département. Dans les villes de moins de cent mille habitants, les décohabitants sont beaucoup moins nombreux. En effet, ils ne représentent que 45 % des étudiants. Quant à ceux qui viennent d’un autre département, ils sont également moins représentés. On voit ici se conjuguer deux phénomènes qui permettent d’expliquer de telles différences. Les étudiants des petites villes sont essentiellement inscrits dans des sections de techniciens supérieurs des lycées. L’offre de ces sites en matière tant d’établissements que de filières est donc assez peu diversifiée ; d’autre part, elle concerne essentiellement des étudiants jeunes, puisque les formations dispensées sont courtes. On comprend donc pourquoi leur pouvoir d’attraction est limité et leur bassin de recrutement plus réduit que celui des villes de taille supérieure, entraînant un taux de décohabitation plus faible. Ce pouvoir d’attraction différentiel est confirmé par la part croissante en fonction de la taille des villes universitaires considérées que représentent les étudiants dont les parents résident à plus de cent kilomètres de leur lieu d’études. C’est d’ailleurs à Paris que les étudiants qui viennent de communes très distantes – plus de trois cents kilomètres – sont les plus représentés : ils sont 20 % contre 14 % dans l’ensemble. La population étudiante de ce grand pôle universitaire a la spécificité d’être composée de deux groupes très distincts : l’un est très local tandis que l’autre est plutôt composé d’étudiants originaires de communes particulièrement lointaines.
19À la diversité des contextes géographiques d’origine des étudiants selon le type de ville d’études s’ajoute l’inégale répartition des milieux d’origine des décohabitants selon la taille de la ville universitaire d’accueil. Ainsi, la répartition des étudiants entre les quatre types d’universités selon leur origine sociale évolue de manière homologue à la taille de la ville d’études. En effet, les étudiants d’origine modeste et moyenne sont d’autant plus représentés que la ville universitaire est petite. La tendance est inverse pour ce qui concerne les milieux de cadres et professions intellectuelles supérieures, sous-représentés parmi les étudiants interrogés qui sont scolarisés dans des petites villes (17 % d’entre eux contre 39 % dans l’ensemble des sites enquêtés). Au-delà de l’inégale représentation des filières et des cycles d’études dans les différents types de sites universitaires, on peut faire l’hypothèse que les étudiants dont le père appartient à la catégorie « cadre ou profession intellectuelle supérieure » développent plus souvent des stratégies de scolarisation en donnant leur préférence aux universités de métropoles régionales et plus encore aux établissements parisiens.
3. La délocalisation pour études à Lyon
20Grâce aux enquêtes que nous avons conduites à Lyon, principalement auprès d’étudiants inscrits en Lettres, Droit et Formations tertiaires, nous pouvons approfondir les logiques qui président à la délocalisation pour études dans une grande ville universitaire.
21Dans la population étudiée, plus de la moitié résidaient dans une commune extérieure au département du Rhône avant d’étudier à Lyon. On peut brièvement caractériser ces communes, ce qui permettra de prendre la mesure de la dissimilarité entre les milieux de résidence initiaux et ceux de la métropole de destination. Le contraste entre lieu d’origine et lieu d’études est en effet très important. Ainsi, près de 95 % des étudiants enquêtés proviennent de communes de moins de 50 000 habitants. La moitié d’entre eux est originaire d’entités de moins de 5 000 habitants et 38 % viennent de communes enclavées5 dont la population est inférieure à 2 000 habitants. On voit donc ici que desserte et équipement des communes d’origine, très souvent de petite taille, jouent un rôle important dans le phénomène de décohabitation pour études. Il faut cependant comprendre pourquoi une forte proportion vient à Lyon dès le début de ses études supérieures, alors que d’autres villes de la région disposent, sinon pour tous les cycles et toutes les disciplines, au moins pour certains d’entre eux, de formations semblables. En d’autres termes, on se demandera quels sont les héritages spécifiques, les représentations et projets qui sont associés à ces délocalisations vers un grand centre universitaire.
22L’analyse des représentations que les étudiants et leurs constellations familiales se font des divers lieux d’études possibles dépend des contextes d’études locaux. L’ancienneté des sites est un critère qui structure ces dernières à un double titre : d’abord les villes universitaires anciennes sont souvent les seules qui sont susceptibles de faire l’objet de représentations structurées à la génération des parents des étudiants, soit parce qu’elles ont été leur propre lieu d’études, soit parce que, dans leurs réseaux familiaux ou amicaux, ceux qui ont accompli leur formation universitaire dans ces lieux en ont diffusé des images de lieux d’activités denses, diversifiées, offrant de multiples opportunités en matière de pratiques Culturelles. De plus, Lyon ayant longtemps été une des seules villes à disposer d’établissements universitaires, elle est pour nombre de bacheliers, population susceptible de s’y délocaliser, la ville associée aux études supérieures. Cette ancienneté est synonyme de notoriété, celle qui est conférée à la métropole par des attributs tels que celui du renom des établissements, des conditions de vie « adaptées » pour les étudiants, des équipements culturels dont elle est dotée. En cela, elle s’oppose aux villes de moindre importance qui, depuis plus d’une trentaine d’années, ont bénéficié de la délocalisation et du redéploiement partiel des formations du supérieur, que ce soit sous la forme d’antennes universitaires ou, par la suite, d’établissements autonomes. Dans ces villes, petites ou moyennes, ce sont souvent des stratégies de développement de filières techniques supérieures courtes et spécialisées qui ont présidé à la création d’établissements destinés à former des techniciens du secondaire ou du tertiaire. La configuration des formations est donc assez spécifique et souvent peu diversifiée. Les régimes d’études de ces filières sont caractérisés par une durée importante de présence hebdomadaire dans les établissements, et le prima accordé aux activités collectives d’études sur le travail personnel apparente ces formations à des classes de lycée. Eu égard à la faible durée des cursus, deux ans ou trois ans au plus, les étudiants ne peuvent le plus souvent constituer un milieu dans lequel puissent se développer et se transmettre des savoirs, des savoir-faire et des héritages propres aux cultures étudiantes. Dans ces villes, les étudiants n’ont généralement, une fois leurs cursus courts terminés, pas d’autres choix, outre l’entrée en activité, que de se délocaliser, soit pour se réorienter vers des formations générales dispensées le plus souvent dans les métropoles universitaires, soit de s’y déplacer pour rechercher un emploi. À ces faibles durées d’immobilisation des étudiants dans leurs conditions, peu propices au déploiement d’un milieu universitaire articulé aux autres milieux présents dans ces villes, s’associe un phénomène qui accentue la quasi-absence de participation des universitaires à la vie locale et leur extrême mobilité.
23En effet, ayant souvent étudié dans des grandes villes, les enseignants conservent dans celles-ci non seulement la plupart de leurs réseaux familiaux, professionnels et amicaux, mais aussi leurs activités de recherche qu’ils réalisent dans le cadre de laboratoires de métropoles, et sont donc souvent peu présents dans les petites villes. Sans développer ici plus avant le faisceau d’explications de la position seconde, dans les représentations, qu’occupent les villes petites et moyennes en tant que lieu d’études, signalons que le caractère récent des formations qu’elles offrent ne les favorisent guère dans les perceptions d’une partie au moins des populations que nous avons étudiées.
4. Milieux et projets de délocalisation : l’effet des conditions de socialisation
24Parmi les étudiants originaires d’un département limitrophe du Rhône qui sont venus habiter à Lyon6 alors qu’ils auraient pu étudier dans une ville moyenne proche du domicile de leurs parents, deux groupes s’opposent qui nous permettent d’aborder les représentations et les stratégies mises en œuvre dans le choix d’une métropole. Dans un cas, la délocalisation est un phénomène collectif dont les acteurs sont les membres de la constellation familiale ; dans l’autre, les étudiants se déterminent personnellement, s’orientant pour l’essentiel à partir de la dimension scolaire de leur itinéraire (résultats scolaires et opinion des enseignants) et par rapport à leurs pairs, ou leurs frères et sœurs lorsqu’ils sont étudiants, sans que leurs parents n’aient véritablement part à ce choix.
25La population du premier groupe, dont la vie sociale est très marquée par de multiples relations avec Lyon, souvent depuis au moins deux générations, considère, qu’à l’exception de toute autre, cette ville est le « lieu naturel » dans lequel on fait ses études supérieures. À la génération des grand-parents de ces étudiants les déplacements à Lyon qu’occasionnaient leurs activités professionnelles, le plus souvent exercées dans le champ du commerce et de l’industrie, autorisaient, outre la création d’un vaste réseau de relations, une connaissance considérable des lieux et des milieux. On retrouve cette forte articulation à la ville à la génération suivante dans laquelle le réseau des relations familiales et surtout professionnelles est d’autant plus important que sont fréquemment représentées les professions libérales exercées après des études à Lyon. Caractériser plus avant ce type de milieu, c’est noter sa stabilité résidentielle, sa grande assise professionnelle, l’étendue de son patrimoine, aussi bien que la densité des constellations familiales qui le composent. Dotés d’une forte légitimité locale, les membres de ce milieu font dans bien des cas figure de notables.
26Leurs stratégies éducatives relèvent pour partie d’un principe de reconduction de ce que leurs descendants interrogés nomment une « tradition familiale » d’études à Lyon. Ils peuvent d’autant mieux la mettre en œuvre que les réseaux qui composent leurs constellations familiales sont doublement déployés, non seulement dans leur localité de résidence mais aussi dans la métropole régionale, ici, la ville de Lyon.
27À ce titre l’une de leur spécificité, c’est d’être détenteurs de multiples informations concernant les formations et carrières contemporaines. Ces savoirs ont déjà été mobilisés à leur génération pour passer du champ de l’industrie et du commerce en déclin (textile, petite métallurgie...) à celui des professions libérales. Cette reconversion qui supposait des formations finalisées de longue durée (Médecine, Pharmacie, Droit, etc.) leur a permis de se familiariser avec la ville et d’adopter pour partie les valeurs et les hiérarchies propres aux cultures urbaines qui valorisent le niveau et type d’études comme principe de classement des positions, alors qu’ils venaient d’univers sociaux dans lesquels les principes de hiérarchisation étaient tout autres (ancienneté de l’appartenance locale, étendue des propriétés foncières, ou encore compétence professionnelle reposant sur des savoir-faire). À cette génération des parents, ces savoirs en matière d’orientation sont en permanence réactualisés au contact des relations professionnelles qu’ils ont conservées dans la métropole lyonnaise. Ainsi peut-on noter que les types de formations qu’envisagent avec eux leurs descendants sont souvent assez conformes à celles que choisissent ceux de leurs confrères et relations qui résident à Lyon. Dans ces familles, il semble que ces choix ne doivent pas grand-chose au contexte local de résidence. S’ils ont une spécificité, c’est d’être faits très tôt, et plus qu’ailleurs avec le souci de définir une future position professionnelle, symboliquement acceptable dans le contexte qui est leur référentiel principal, et dont l’exercice confère une grande autonomie. On conçoit en effet dans ces familles les formations universitaires comme instruments d’accès à des statuts professionnels qui confèrent des positions singulières. La dimension culturelle qui est attachée aux disciplines est en effet ici très peu présente comme élément pertinent dans les récits d’orientation, elle est d’abord l’affaire de la constellation familiale.
28Que l’on considère les projets des étudiants de ce groupe, ou les études en cours ou accomplies par les membres de leur fratrie, le plus souvent nombreuse, on constate une faible dispersion des types d’études comme des lieux d’études le plus souvent circonscrits à Lyon et à quelques grandes écoles parisiennes. Le type d’études comprend le plus souvent des formations qui comptent parmi les plus prestigieuses et les plus traditionnelles de l’enseignement supérieur. Ces dernières sont sélectives pour la plupart d’entre elles et confèrent des titres qui sont perçus par ces étudiants et leurs parents comme moyen, instrument, d’un établissement certain.
29Ces orientations sont donc associées à une perception éclairée de la hiérarchie des diplômes qui fait office d’instrument de classement des personnes, ordonnées dans les récits selon le prestige respectif associé aux « voies » dans lesquels frères et sœurs, cousins et amis, se sont engagés ou ont l’intention de le faire. La prégnance de cette hiérarchie témoigne de l’enjeu que représente non seulement pour ces étudiants mais aussi pour leur constellation familiale leur qualification sociale. La très forte intériorisation de cette hiérarchie est également attestée par les projets d’orientation initiaux, dans des formations plus sélectives, de ceux qui sont actuellement inscrits à l’université. En effet, à l’exception de ceux qui « font Médecine », le « choix » de l’université est souvent décrit comme une sorte de résignation, d’ajustement des ambitions aux résultats du secondaire quand il ne représente pas un « second choix » après des tentatives infructueuses d’inscription dans des écoles. Pour autant, si ces étudiants n’ont pas pu rejoindre à l’entrée dans l’enseignement supérieur les filières les plus prestigieuses, ils conservent le projet d’effectuer en cours d’itinéraire une mobilité scolaire ascendante. Ainsi ceux qui sont en second cycle de Droit ont des projets d’orientation qui privilégient l’accès sur concours à des écoles à la fin de leur formation universitaire puisqu’ils se destinent le plus souvent aux carrières les plus emblématiques qu’autorise cette discipline, celles de magistrat ou d’avocat. Ils peuvent ainsi envisager d’obtenir, à partir d’études à l’université, un titre et une position rares.
30Sans s’interroger ici de façon détaillée sur les conditions de socialisation familiale et scolaire qui président à une intériorisation si forte des hiérarchies scolaires et professionnelles, on peut noter quelques caractéristiques récurrentes en matière de contextes et de stratégies éducatives. Ce qui marque ces milieux, c’est d’abord une très forte structuration temporelle des activités. Celles-ci font l’objet d’une planification à long terme qui est souvent élaborée par les mères qui, bien qu’ayant poursuivi des études supérieures, ont soit interrompu très tôt leur activité professionnelle, soit n’en ont jamais eue. Elles apparaissent cependant comme de véritables professionnelles de l’éducation de leurs enfants, déployant également une activité de gestion économique, relationnelle et culturelle particulièrement dense.
31L’attention portée au choix des établissements de formation dans le secondaire témoigne de stratégies éducatives qui prennent en compte, non seulement les types de pédagogie et les niveaux des élèves, mais aussi les milieux auxquels appartiennent les élèves des classes fréquentées. Bien que, dans la plupart des cas, la priorité soit donnée aux établissements privés confessionnels des villes moyennes proches dans lesquels les ascendants d’au moins une des deux lignées ont poursuivi leurs études, ces familles peuvent aussi avoir recours à d’autres types d’établissements en cours de formation. Ainsi, la scolarisation en grande ville, dans un établissement privé ou dans un lycée public de renom, qui s’accompagne d’un logement en pensionnat ou en foyer lié à l’établissement, représente une stratégie qui, pour être moins courante, témoigne non seulement de l’importance que représente l’enjeu éducatif, mais aussi d’une connaissance de la hiérarchie des établissements de la métropole. L’intérêt que les parents portent tant au public de ces établissements qu’aux itinéraires des élèves qui en sortent, confirme la permanence d’une posture d’anticipation constante des destinées que les étudiants interrogés se sont très largement appropriée.
32Si les familles fortement dotées tant du point de vue scolaire que socio-économique et installées dans des communes enclavées représentent des groupes se déplaçant souvent depuis deux générations à Lyon pour étudier, le flux des étudiants préférant aujourd’hui suivre leurs études supérieures en métropole plutôt que dans les établissements plus proches du domicile parental ne se limite plus à ces élites locales et comprend également d’autres étudiants aux profils et contextes familiaux différents, même si ces derniers sont proportionnellement plus nombreux dans les petites villes que dans les métropoles.
33Ils sont largement moins dotés et viennent étudier à Lyon dans un rapport très différent à leur milieu. Ainsi, les réseaux de ces étudiants sont socialement plus hétérogènes et moins sécants avec ceux de leur constellation familiale : ils sont principalement constitués de relations locales, scolaires et universitaires, ce qui témoigne d’une distance entre ces étudiants et leur famille d’origine, ou plutôt de la difficulté à mobiliser celle-ci lors de l’élaboration de projets dont la matrice est avant tout scolaire ou universitaire. Chez les plus âgés de ces étudiants on peut voir que cette distance ne cesse de croître à mesure que l’inscription dans le champ scolaire, voie privilégiée de reclassement social, les socialise d’une autre façon que leur milieu d’origine. Le fait que la population enquêtée ne comporte pas d’ex-étudiants ayant échoué à l’université accentue ici l’importance de la socialisation universitaire. Il interdit toute analyse, tant des postures de départ que des contextes relationnels, d’une population dont nous savons qu’elle est sur-représentée dans les milieux populaires.
34Dans cette population, le choix d’un établissement et d’une ville d’études est beaucoup plus tardif que dans le groupe précédent, et c’est fréquemment à l’occasion de l’obtention du baccalauréat que la délocalisation à Lyon est envisagée, non parce que cette ville, associée à certains établissements et filières de prestige, constitue le lieu d’études le plus souhaitable, mais d’abord en raison des formations présentes dans cette métropole. La migration pour études est ainsi principalement la conséquence d’un choix scolaire dominé par les résultats obtenus dans l’enseignement secondaire et l’intérêt pour une matière. Si les descendants de notables ont le sentiment qu’ils « savaient depuis toujours » qu’ils viendraient étudier à Lyon, il en va donc tout autrement des étudiants originaires de milieux plus modestes. Loin d’anticiper, ils prennent leur décision dans l’urgence, un des cas extrêmes étant représenté par les étudiants qui prennent connaissance de leur future filière par une documentation consultée au moment du baccalauréat.
35Pour ces étudiants de milieu souvent modeste, ce sont essentiellement les pairs qui sont mobilisés lors du choix d’un lieu d’études supérieures. Les réseaux sociaux de ces étudiants jouent un rôle important dans une prise de décision qui tient compte des projets de leurs condisciples. Figurent également, de façon variable selon les cas, relations et membres de leur famille, en particulier leurs frères et sœurs. C’est donc principalement dans un contexte scolaire et amical qu’est prise la décision de venir à Lyon. Le jugement des parents n’intervient souvent que comme complément, ayant un statut particulier, dans la mesure où l’intérêt de ces derniers se porte, plus que sur les études de leurs enfants dont ils ne maîtrisent souvent ni le contenu ni les perspectives professionnelles qui y sont attachées, principalement sur des dimensions matérielles. Les parents paraissent ainsi surtout soucieux des futures conditions de vie de leurs enfants et des difficultés potentielles liées à l’installation dans une grande ville qui leur est souvent mal connue. Leur attention se porte sur la différence entre le contexte social et local d’origine et la ville d’études envisagée. La dimension de la confiance joue alors un rôle très important pour avaliser une délocalisation, en particulier lorsque l’étudiant est le premier de sa fratrie à faire ce choix. Plus la commune d’origine est enclavée et plus les difficultés qui peuvent être liées à l’installation dans une grande ville sont redoutées. Cette crainte est présente même lorsque la délocalisation est une progressive prise de distance, comme c’est le cas pour les étudiants qui ont commencé leurs études dans la ville moyenne la plus proche du domicile parental et qui vont les poursuivre en second ou troisième cycles à Lyon. Dans ces milieux, les parents souhaitent également préserver la continuité des liens et des échanges familiaux, la distance ou les difficultés d’accès au lieu d’études envisagé étant alors perçues comme des contraintes. Notons le rôle très important que les parents des étudiants assignent au maintien des liens dans la fratrie. Ils appréhendent celle-ci comme une unité privilégiée de soutien possible des aînés envers les cadets. N’ayant pas fait eux-mêmes d’études longues, et ne disposant pas de relais familiaux dans la future ville d’études, ils considèrent que frères et sœurs sont dans une position privilégiée pour se conseiller et pallier leur absence.
36L’approche des dimensions mobilisées dans le choix de Lyon comme ville d’études nous a permis d’appréhender l’importance de la dimension scolaire et des condisciples du secondaire dans les choix de délocalisation chez les étudiants venus de milieux modestes, de la constellation familiale et de ses stratégies éducatives chez les plus scolairement, socialement et économiquement dotées.
37Après avoir examiné la spécificité des milieux et des contextes locaux d’origine des étudiants construisant un projet de délocalisation dans une métropole universitaire, nous pouvons préciser les conditions d’installation dans la ville d’études, en montrant comment celles-ci dépendent des formes de mobilisation des réseaux familiaux et amicaux des étudiants.
5. Constellations familiales, réseaux amicaux et recherche d’un logement
38Sans développer ici une analyse de la répartition des étudiants décohabitants dans les divers types de logements selon les caractéristiques de leurs parents, PCS, niveau d’études, ou encore leur niveau de revenu, notons cependant les principaux enseignements de ces travaux7. Tout d’abord, lorsqu’ils se délocalisent et se logent clans l’agglomération lyonnaise, les étudiants habitent dans les deux tiers des cas principalement dans un logement indépendant qu’ils occupent seuls ou à plusieurs. Un quart d’entre eux est logé initialement en résidence étudiante. Les autres prennent une chambre chez l’habitant dans près de 9 % des cas et habitent dans un foyer privé pour près de 5 % d’entre eux. Par la suite, la part de ceux qui ont un logement indépendant ne cesse de croître à mesure qu’ils changent d’adresse.
39Les enfants de cadres, professions intellectuelles supérieures et chefs d’entreprise se logent plus souvent que les autres dans un appartement indépendant et font partie de ceux qui habitent le plus fréquemment chez l’habitant. À l’inverse, les enfants d’ouvriers, d’agriculteurs, d’artisans et de commerçants logent deux fois plus souvent que l’ensemble en résidence universitaire et beaucoup moins en logement indépendant et chez l’habitant. Les enfants d’employés et de catégories intermédiaires se distribuent quant à eux de façon proche de l’ensemble. Le niveau d’études des parents, fortement corrélé aux PCS, distribue aussi très inégalement les modes de logement selon une hiérarchie qui associe fortement les niveaux d’études primaire et technique court (CAP, BEP) à la résidence universitaire d’une part, les études secondaires générales et plus encore les études supérieures au logement indépendant dont certains parents sont propriétaires.
40Précisons enfin que les types de logement initiaux varient également selon les niveaux de revenus des parents : les étudiants boursiers dont les parents ont les plus faibles revenus se logent le plus fréquemment en cité universitaire, ce phénomène résultant quant à lui pour partie de la réglementation en matière de conditions d’accès à ce type de logement social.
41Si l’accès à une cité universitaire relève de la préparation d’un dossier soumis au CROUS, il en va tout autrement de la recherche d’un logement indépendant, d’une chambre chez l’habitant ou du logement en foyer privé ; autant de cas de figure qui nous donnent la possibilité d’esquisser les modes d’implication des réseaux familiaux et amicaux des étudiants.
42La recherche d’un premier logement « indépendant », même si elle est conduite pour partie par les étudiants, est souvent, en première année, un fait collectif impliquant d’autres personnes dans la phase d’investigation : ainsi, près des deux tiers des étudiants ont déclaré avoir été assistés dans cette démarche. On peut distinguer deux situations d’aide dans lesquelles l’implication des parents est très différente. Lorsque ces derniers ont des relations familiales ou professionnelles à Lyon, comme c’est le cas des familles de « notables » aux réseaux doublement déployés dans leur commune et dans la métropole universitaire, ils mobilisent souvent parents et relations qui prennent en charge la plupart des démarches. Dans ce cas, c’est parfois lors de la visite de l’appartement d’un logeur, le plus souvent connu d’eux, que les étudiants avalisent le choix parental dont ils ont été préalablement informés.
43Pour les étudiants venus d’autres milieux, qui ont une moins grande familiarité avec la ville, les démarches de recherche sont conduites tout autrement. C’est l’étudiant lui-même qui est le principal acteur de cette recherche. Il a ainsi recours tant à des annonces qu’à des services spécialisés ou aux agences et administrateurs d’immeubles. Les cas de figure étudiés montrent la fréquence des recherches associant soit une partie de la fratrie, lorsqu’un frère ou une sœur étudie ou travaille à Lyon, soit des condisciples lorsqu’est envisagée, souvent pour des raisons liées au partage des coûts, la location d’un logement à deux ou plusieurs étudiants. Dans ces cas, les parents n’interviennent le plus souvent que pour examiner le champ des possibles et ajuster le choix au coût que représente, après déduction des aides, le loyer qu’ils paient le plus souvent en grande partie en première année d’études supérieures.
6. Bilocalisation et réseaux sociaux : lieux et liens
44Si une partie importante des étudiants se loge à proximité de leur université, c’est aussi parce qu’ils conçoivent leurs études en ville comme une parenthèse partielle dans leur vie sociale. Peu nombreux sont ceux qui, au moins en premier cycle, ont un usage multiforme de l’espace urbain lyonnais. C’est ailleurs qu’ils donnent sens à leurs relations et à leur vie sociale. En effet, très proches, pour la plupart, de leur famille, ils rentrent dans leur commune d’origine lorsque la fin des cours hebdomadaires arrive. Si l’on se réfère également au calendrier annuel de leurs activités, celui-ci traduit de la même façon l’attachement qu’ils ont à ce lieu dans lequel, les vacances venues, une partie d’entre eux travaillent. En effet, la plupart des étudiants de première année retournent chez leurs parents le plus souvent toutes les semaines, quelquefois tous les quinze jours. Rappelons qu’outre la force des liens familiaux, lesquels sont largement attestés par les entretiens conduits dans le cadre de cette recherche, d’autres relations souvent denses sont maintenues avec des réseaux amicaux qui expliquent les retours hebdomadaires dans la localité d’origine. Ces derniers ont aussi une dimension pratique, les étudiants délèguent à leurs parents des tâches d’entretien telles que le lavage de leur linge. C’est aussi lors de ces visites que les moins autonomes s’occupent avec leurs parents de leur budget, recevant souvent argent de poche ou compléments financiers leur permettant de faire face à des dépenses exceptionnelles ou inconsidérées eu égard aux ressources dont ils disposent habituellement.
45Si la bilocalisation et le maintien de liens importants dans leur commune d’origine est un phénomène qui concerne l’ensemble des étudiants enquêtés, ils sont loin de s’être installés à Lyon de la même façon et d’entretenir avec leur constellation familiale des rapports semblables. L’examen de leur installation et de certaines dimensions de leur mode de vie permet de dégager trois ensembles de positions.
46Le premier ensemble est caractérisé par une installation à Lyon prise en charge par la constellation familiale. Dominent les hébergements chez des parents ou le logement dans des appartements dont ils sont propriétaires. En d’autres termes, les étudiants sont en quelque sorte installés par leur famille et bénéficient de prêts ou de dons pour équiper leur logement. De plus dans ces lieux, les objets les plus familiers (livres, instruments de musique, objets de décoration...) ont souvent été déménagés, de sorte que soit reconstitué, au moins en partie, un univers familier.
47Pour ces étudiants, l’étude est réglée et temporellement délimitée dans un emploi du temps maîtrisé et objectivé, matrice d’une répartition des activités dans laquelle ils se fixent des objectifs d’apprentissage leur permettant de faire face aux échéances scolaires dont ils manifestent le souci permanent. Leurs loisirs sont circonscrits dans le temps, comme l’est leur travail universitaire, ils font l’objet d’une planification à laquelle prend part leur réseau familial. Le genre de vie de ces étudiants continue à se confondre avec l’activité d’une constellation familiale dense, socialement et culturellement homogène.
48Ce réseau et sa périphérie amicale sont réactivés par les parents lors de l’entrée à l’université et procèdent à une véritable initiation du nouvel arrivant. Ils sont la matrice des multiples activités sociales collectivement envisagées comme nécessaires à la réalisation de deux objectifs. D’une part, structurer un mode de vie assignant à chaque âge des pratiques différenciées qui se déploient dans un univers de droits et d’obligations. D’autre part, optimiser les conditions d’études, en limitant les coûts que peuvent représenter préoccupations matérielles ou « errements » relationnels. La pertinence de ce dispositif est attestée tant par ceux qui se conforment à ces règles que par ceux qui, après s’en être écartés, les utilisent pour s’assujettir.
49Le second ensemble est marqué par une distance culturelle au milieu d’origine et une forte inscription de l’étudiant dans l’institution scolaire, aux règles et aux desseins de laquelle il a adhéré. Inscrit dans deux espaces sociaux de référence – son milieu familial et le réseau de ses relations scolaires – il reste culturellement attaché à un territoire local d’origine qui se confond avec celui d’une parentèle peu mobile dans laquelle les grands-parents sont souvent exploitants agricoles. Le passage à l’université n’est qu’une transition scolaire opérée à partir d’une évaluation des chances de réussite dans une discipline choisie avec l’aide des enseignants et des conseillers d’orientation de sorte qu’elle garantisse des possibilités d’insertion professionnelle aux différents niveaux du cursus universitaire. Ici le choix d’une formation universitaire est fait après une sérieuse prise en considération de l’intérêt des filières courtes conduisant à des diplômes tels que les BTS ou DUT ; les étudiants s’inscrivant dans l’université lyonnaise ne considèrent pas la question du logement comme centrale. Ils se contentent, tant pour des raisons budgétaires que parce qu’ils considèrent leur position comme transitoire, de conditions d’hébergement sobres, les plus proches possible de leur lieu d’études. Ils logent souvent en cité universitaire ou en foyer privé. Ces logements institutionnels articulés à l’univers scolaire favorisent des sociabilités qui sont circonscrites à cet univers résidentiel. Ces parcs de logement spécifiques sont des lieux de relations entre « résidents » se reconnaissant dans leur extériorité commune d’origine. Lorsqu’un mode de logement différent est « choisi », il s’agit le plus souvent d’un appartement proche de l’université, dont le loyer est relativement bas et dont l’équipement est sommaire. Si une partie de ces étudiants préfère poursuivre des études universitaires à Lyon plutôt que dans une plus petite ville proche du domicile de leurs parents alors que la possibilité existe, c’est souvent parce qu’un membre de la fratrie s’est déjà délocalisé dans cette ville ; dans ce cas, le logement avec ce dernier est fréquent.
50Le troisième ensemble est celui des étudiants qui appartiennent à des milieux très mobiles. Leurs parents et grands-parents ont traversé une série de contextes successifs différents, tant spatiaux, que socio-professionnels et sont quelquefois d’origine urbaine. Les mères ont souvent fait des études secondaires générales et ont une activité professionnelle, les pères ont suivi des études techniques courtes (CAP, BEP, Brevet de technicien) puis des « formations maison » leur permettant d’avoir des positions auxquelles leurs diplômes ne sont pas ajustés au regard des critères actuels de recrutement. Ils font partie des professionnels qui ont bénéficié, en période de croissance, de la forte demande de personnel de maîtrise. Ils ont été recrutés et formés parce que les diplômés de l’enseignement supérieur étaient encore rares sur le marché. Les études de leurs enfants, qui représentent pour eux un enjeu important, ont été par le passé un objet de tensions familiales qui ont le plus souvent résulté de l’hétérogénéité et de la discontinuité des référents mis en œuvre dans l’éducation donnée. Ces familles de mobiles sont en quelque sorte situées entre deux mondes, celui qui privilégie le métier, héritage de leur univers d’origine, et celui qui valorise l’accès au savoir conçu comme véritable sésame d’une mobilité sociale qui n’a été pour eux que partielle. Cependant, ces familles n’ont pas rendu totalement opératoires les dispositifs éducatifs qu’elles ont mobilisés. En effet, dès le secondaire, les changements d’orientation de leurs descendants en témoignent. Les étudiants que nous avons classés dans cet ensemble représentent une population incertaine de ses choix. Elle ne dispose pas des fils conducteurs que constituent des modèles d’itinéraire de proches véritablement structurés par les études supérieures. Elle a vécu la succession de contextes de socialisation différents comme autant de ruptures et a négocié son itinéraire en recourant à une série d’opportunités dans une diversité de champs de relations et d’activité qu’elle hiérarchise peu et qu’elle considère comme autant de lieux d’expériences. Engagée, à l’entrée à l’université, dans une tentative de constitution d’un monde cohérent et orienté aux marges de réseaux sociaux hétérogènes et localement dispersés, elle va effectuer son passage vers le supérieur en s’appuyant sur un statut d’étudiant envisagé comme lieu de ressaisissement. Ce passage, ici synonyme de rupture avec le passé et de prise de distance avec un univers familial souvent réduit du point de vue des relations au ménage des parents et à la fratrie, représente un projet d’accès à une vie sociale autonome qui est difficilement réalisable. En effet, la réussite universitaire est très difficilement conciliable avec une activité lucrative autre qu’un « petit boulot », au moins dans les premières années de formation, comme le montre l’absence de linéarité de la plupart des cursus des étudiants qui ont une activité professionnelle. Tout se passe comme si ces étudiants étaient dans l’impossibilité de hiérarchiser leurs objectifs. Au nombre de ceux-ci, le choix d’une destination n’est pas des moindres puisque les villes envisagées le sont en termes d’espace de résidence, lieu de vie sociale et lieu d’études. Enclins à souhaiter habiter au cœur de la ville, dans ses lieux d’animation et de changement, seul groupe à être placé sur un marché locatif tendu, ces étudiants sont en position défavorable puisqu’ils ne disposent ni de recommandations ni de cautionnements dans la recherche d’un logement. Les installations provisoires aux domiciles d’autres étudiants sont fréquentes au début de ces itinéraires et témoignent de solidarités de génération entre étrangers à la ville qui se reconnaissent dans une identité de destin pour former un réseau de soutien ultérieurement précieux. Ces étudiants sont souvent en position scolairement précaire dans l’université. C’est dans l’urgence qu’ils font le choix de leur discipline, s’inscrivant souvent dans des cursus où restent des places. Préoccupés par la nécessité permanente d’attribution de sens à leurs pratiques, activité dans laquelle ils s’épuisent parfois, ils sont souvent dans l’impossibilité de concevoir la période des études comme une parenthèse scolaire. Ils associent souvent le travail rémunéré tout au long de l’année à 1 activité universitaire, de façon à s’affranchir d’une dépendance à l’égard de leurs parents, dépendance qu’ils vivent comme non compatible avec leur projet d’autonomie et avec leurs résultats. La diversité des niveaux de revenus des parents est suffisamment grande pour exclure les interprétations qui lieraient faiblesse des revenus au commencement des études supérieures et travail rémunéré, même si ce cas de figure existe. Les itinéraires universitaires sont ici marqués par une forte circulation entre les filières, ponctuée plus rarement par des périodes d’interruption d’études.
51Les trois ensembles de postures que nous avons dégagés dans l’état actuel de notre recherche montrent qu’il y a une homologie certaine entre les modalités d’insertion résidentielle de l’étudiant, sa trajectoire scolaire et la mobilité résidentielle et sociale de sa parentèle. Le choix d’un mode de logement prend des formes différentes selon que cette opération est accomplie avec les parents et en s’appuyant sur les réseaux familiaux, comme dans le premier type d’itinéraire, qu’elle est le fait de l’étudiant accédant à un parc de logement qui lui est réservé (cité universitaire et assimilé), comme c’est le cas pour la population concernée par le second ensemble dégagé, ou enfin lorsqu’il tente de s’établir « en ville » comme dans le dernier cas de figure.
52Les étudiants qui ont l’opportunité d’avoir à se délocaliser pour étudier peuvent envisager ces études comme un recommencement. Qu’ils soient de milieux modestes et contraints de résider en cité universitaire, ou qu’ils soient conduits, parce que déjà relativement autonomes et disposant d’une dotation économique parentale plus importante, à se loger à plusieurs ou seuls, cette possibilité d’engagement comme recommencement, dont le caractère durable sera fonction de la permanence des conditions matérielles, sociales, symboliques de construction d’une identité autonome d’étudiant comme figure légitime, laissera au travail rémunéré, rare en cours d’année chez ces délocalisés décohabitants, une place peu importante, celle d’une activité associée au financement des vacances pour les plus économiquement dotés, ou bien à l’amélioration des conditions d’existence de l’année suivante pour ceux qui viennent des milieux les plus modestes.
III – Le rapport au travail rémunéré : entre autonomie scolaire et contrat familial
53Le rapport des étudiants au travail rémunéré, qui est aussi un rapport à ses fruits, indique plus que toute autre information la façon dont ils négocient une position suivant la distance qui existe entre leur milieu d’origine et le milieu étudiant qu’ils fréquentent. Pour les étudiants qui ont une activité rémunérée, le travail, c’est aussi ce qui les classe et ce par quoi ils se classent, au moins sur une échelle, celle de l’autonomie, souvent objet de débat, quels que soient leur sexe et leur âge.
54La négociation d’un rapport au travail nous fait entrevoir ce qui est au principe de la condition étudiante : la tension entre des exigences institutionnelles, familiales ou scolaires plus ou moins intériorisées, garantes d’un avenir diversement préfiguré d’une part, et les nécessités que l’âge social, lieu d’accumulation d’expériences, porte à convertir en établissement autonome d’autre part.
55Dans la plupart des cas, l’activité irrégulière prend place, pour l’essentiel, pendant la période des congés scolaires – ce qui atténue sensiblement sa contribution à la structuration du mode de vie des étudiants en cours d’année. La diversité de leurs milieux d’origine – au moins en premier cycle – est associée à une diversité d’activités qui, pour nombre d’entre elles, sont proches par leur nature des champs professionnels de leurs parents.
56Parmi ces « petits boulots », on peut distinguer deux cas de figure : d’une part le travail qui est le prolongement d’activités domestiques ou familiales, telles que les ménages ou les gardes d’enfants, ou qui correspond, comme les cours particuliers, à une activité exercée dans de tels cadres ; d’autre part, le travail exercé dans un contexte institutionnel qui donne lieu à une définition précise des conditions d’exercice liant par contrat l’étudiant et son employeur. Les activités rémunérées qui se situent dans un cadre familial ou de services auprès des personnes, ou encore dans des univers professionnels qui sont en quelque sorte aménagés en fonction d’une population étudiante, comme le travail dans la restauration rapide, si elles représentent une part importante du travail étudiant n’en constituent pas la totalité.
57Les étudiants lyonnais que nous avons enquêtés par questionnaires se distribuent très inégalement dans les deux classes d’activités que nous avons construites. Dominent la garde d’enfants et le travail dans la restauration/vente, activités qui distribuent, à elles deux, près de la moitié de la population des étudiants ayant un « petit boulot ». Suivent les leçons particulières et le travail d’animation/monitorat, alors que les travaux de manutention et le travail de bureau sont encore moins représentés.
58Bien des étudiants délocalisés retournent dans leur commune d’origine à l’occasion des congés scolaires pour travailler dans des entreprises privées ou publiques, souvent grâce aux recommandations de leurs propres parents ou de leurs réseaux familiaux ou locaux. En travaillant, c’est leur milieu familial qu’ils engagent, au moins partiellement : avant d’être étudiants, ce sont des jeunes qualifiés par une histoire locale.
1. Rapport au temps et travail rémunéré
59L’aménagement des conditions d’accès au travail de vacances reflète le rapport au temps des étudiants, qui est aussi un rapport au monde, témoin synthétique de leurs conditions de socialisation antérieures. Avoir l’opportunité de travailler suppose un rapport prévisionnel à ce que l’on fait, une capacité d’anticipation et de classement chronologique préalable des activités futures, suivie d’une analyse et d’une mise en œuvre rationnelles de leur distribution, laquelle n’est optimisée que lorsque le coût temporel de chaque activité est maîtrisé.
60Deux dimensions de la socialisation contribuent particulièrement à la structuration de ce rapport d’anticipation : d’une part la socialisation scolaire universitaire qui, selon les filières, requiert et induit une aptitude à la gestion prévisionnelle à long terme plus ou moins développée, sans que des relations mécaniques existent toutefois entre types de filières d’inscription et rapport au temps ; d’autre part, la socialisation familiale qui, selon les milieux sociaux et les cadres résidentiels d’insertion, normalise, en les structurant diversement, les formes temporelles de l’activité. En l’occurrence, seuls les étudiants dont le rapport au temps permet une maîtrise des échéances scolaires (travail régulier tout au long de l’année, réussite aux examens en juin...) peuvent optimiser les conditions de contractualisation de leur emploi d’été. En effet, cette optimisation suppose, quelle que soit l’ampleur des réseaux mobilisés pour rechercher cet emploi, la quasi-certitude d’une disponibilité.
2. Le travail : une affaire de conditions d’engagement dans les études
61La permanence de l’engagement universitaire dépend de la possibilité de circonscrire les activités non universitaires, dont le travail rémunéré fait partie, dans un temps social limité et un univers local ayant des effets maîtrisés sur les conditions d’études ou même l’identité d’étudiant. En effet, les activités professionnelles rémunérées, lorsqu’elles sont régulières, peuvent figurer, pour les plus incertains dans leur engagement universitaire, une alternative, même partielle, aux études. Elles peuvent induire, lorsque leur contexte est plus familier que le cadre universitaire, un renoncement à la poursuite de leurs études, d’autant plus probable que l’univers culturel qu’ils retrouvent pendant ces activités d’été va de soi et suscite des dispositions, tant relationnelles que pratiques, qui leur sont plus familières.
62Ces formes d’engagement alternatif sont plus fréquentes chez les étudiants qui, dès l’entrée dans une condition étudiante, ne visent pas l’obtention d’un diplôme dont la détention leur paraît déterminante. Ils ne sont pas dans un temps scolairement structuré qui a pour fin sociale essentielle le titre. Ils ne considèrent pas les autres dimensions de l’existence comme secondes et dénoncent l’ascétisme scolaire requis par l’université comme « contre nature », montrant par là combien leur posture est d’abord le fait d’un héritage culturel.
63Si le rapport aux activités rémunérées est affaire de milieux, il est aussi médiatisé par le mode d’inscription des étudiants dans des filières particulières. Celles-ci représentent des contextes dans lesquels les activités extra-scolaires prennent sens et forme. Chaque filière tend à homogénéiser les pratiques des étudiants qui s’y inscrivent, le type d’expériences « professionnelles » qu’elles encouragent étant à chaque fois particulier. Par exemple, la durée de présence hebdomadaire aux cours est très variable selon les formations et les cycles, laissant place à une plus ou moins grande autonomie d’organisation des expériences extra-scolaires, dont l’activité professionnelle fait partie. Cependant la corrélation forte entre hiérarchie des disciplines et hiérarchie des milieux indique qu’effets de milieux et effets de disciplines sont souvent renforcés.
3. Contextes et modes d’accès au travail rémunéré : les réseaux de recommandation
64L’enjeu d’association de l’activité des étudiants à leur milieu revêt une importance qui dépasse largement la question de l’activité rémunérée elle-même. Cela signifie que dans le contexte de diversification sociale des milieux étudiants se resserrent les liens qui existent entre générations dans chaque milieu, transformant radicalement la portée de l’expérience étudiante comme moment de socialisation dans un groupe d’âges hétérogènes. Ainsi, au lieu de conduire à une diversification des pratiques, à la construction de réseaux extérieurs au milieu d’origine, l’expérience étudiante, largement investie par le milieu familial de chacun d’eux, est, sinon réduite, au moins largement limitée à une période de scolarisation. Cette soumission de l’activité des étudiants aux logiques spécifiques de leur propre milieu d’origine est l’indice du maintien d’une hétérogénéité très marquée des conditions sociales de chaque étudiant dans l’université.
65En analysant les médiations par lesquelles l’entrée dans une activité professionnelle continue et discontinue s’effectue, nous pouvons observer la place des différents réseaux personnels des étudiants, qu’ils soient de caractère familial, constitués de relations avec d’autres étudiants, ou bien hétérogènes mêlant jeunes actifs et personnes d’âges différents. Les réseaux mis en œuvre dans la recherche de ces activités qui articulent l’étude et le travail témoignent, pour partie, non seulement des milieux dans lesquels gravitent les étudiants, mais aussi de la légitimité qu’ont à leurs yeux les activités rémunérées en fonction de leur nature. À l’exception d’activités telles que le travail dans la restauration rapide, pour lesquelles les réseaux de recherche mobilisés sont, dans la quasi-totalité des cas, non familiaux, c’est à des parents ou aux amis de ces derniers que les étudiants font appel lorsqu’ils cherchent à travailler. À travers la prise de conscience de la nécessité d’une mobilisation de relations familiales dans la recherche d’une activité, quasi-obligation que les étudiants déplorent en désignant ce recours comme un « piston », ils font, pour nombre d’entre eux, l’expérience de l’importance du capital social de relations dans l’entrée dans la vie active.
66Ce phénomène d’acceptation d’un recours à l’instance parentale est vécu comme contradiction entre l’autonomie qu’ils attendent de leurs formations et la nécessité qui leur est faite de se replacer dans l’ordre de la filiation pour bénéficier d’un travail ou d’un stage rémunéré. C’est dans les milieux de notables, cadres ou professions libérales qu’une partie des étudiants que nous avons enquêtés, ceux de maîtrise de Droit des affaires, recourent le plus souvent à l’intervention des pères dans la recherche de ces activités rémunérées ou non. Moins les milieux sociaux d’origine de ces étudiants en Droit sont liés à cette discipline, plus leurs activités s’écartent des activités qui leur confèrent une expérience mobilisable pour un curriculum vitae dont ils se préoccupent souvent très tôt.
4. Travail rémunéré et pacte familial
67Si l’activité rémunérée médiatise l’évolution des rapports entre l’étudiant et sa propre famille, elle n’est pas seulement l’occasion d’une mobilisation des ascendants. En effet, elle représente pour l’étudiant un moyen privilégié de pression pour l’octroi d’une indépendance et fait l’objet de toutes les attentions de la part des parents. Ces derniers sont dans un rapport ambivalent à cette activité, la reconnaissant tout en lui déniant, dès qu’elle devient importante, une véritable pertinence puisqu’elle est susceptible de dévoyer l’étudiant de son travail scolaire et constitue de plus le moyen d’une remise en cause des rapports souvent ajustés avec difficulté. Pour les parents qui n’ont pas fait eux-mêmes d’études longues, le travail de vacances de leurs descendants peut aussi avoir le statut de témoignage, malgré la distance culturelle croissante, d’une « attitude responsable » manifestant la conscience d’une dette.
68Une des dimensions importantes qui définit les orientations d’activité des étudiants est la nature du « contrat scolaire » qui les lie à leurs parents, lequel varie selon les milieux, les conditions d’études et la façon plus ou moins finalisée dont les ascendants peuvent concevoir les études de leurs enfants. Les conditions de définition de ce contrat, qu’il soit tacite ou explicite, sont assez diverses selon les milieux, le degré d’implication des parties y est plus ou moins grand, effectif ou imaginaire, comme le sont les moyens mis en œuvre pour en assurer le respect. Ces conditions de définition varient selon les rapports de confiance8, la proximité spatiale entre l’étudiant et sa famille, l’expérience scolaire des parents aussi bien que le type d’études et la finalité perçue de ces dernières.
69Un premier groupe d’étudiants, issus de milieux modestes, scolairement peu dotés, considère l’activité rémunérée (constituée le plus souvent des travaux de manutention pour les garçons, ou des activités liées à la restauration, à la vente ou au ménage/repassage pour les filles) comme une nécessité et l’exercent soit parallèlement aux études pour une minorité d’entre eux, soit pendant les vacances scolaires de façon assidue et régulière. Pour ces étudiants, le travail rémunéré est appréhendé comme une nécessité, souvent due à la faiblesse des ressources que leurs parents peuvent leur octroyer. Des logiques identitaires contradictoires sont à l’œuvre pour ces étudiants dont les parents n’ont été que peu scolarisés. La norme, pour leurs parents, est représentée par l’adéquation entre l’arrivée à l’âge adulte et l’emploi, quand l’exercice professionnel ne lui était pas antérieur puisqu’ils sont le plus souvent entrés sur le marché du travail en période de plein emploi. Plus les parents des étudiants peu diplômés sont âgés, plus ils ont accédé tôt à cette forme d’autonomie que représentait le salaire. Par conséquent la différence entre les calendriers d’entrée dans l’activité de l’étudiant et de ses ascendants est considérable et s’accroît à mesure que les étudiants sont plus âgés, introduisant un régime particulier d’aménagement entre les temps d’études et les temps de travail rémunéré, qui correspond au paiement d’une sorte de tribu à la dépendance qui prend la forme d’une activité continue à plein temps pendant les vacances scolaires. La nature du contrat scolaire qui les lie à leurs parents fait du travail universitaire un ailleurs méconnu auquel les parents n’ont pas part, mais qu’ils considèrent comme nécessaire à l’accès à une position sociale différente de la leur. Dans ce cas, ce contrat, qui ne prend pas en considération les contenus de l’activité universitaire, se fonde essentiellement sur le résultat que constitue la réussite aux examens, laquelle mérite en quelque sorte salaire : les revenus du travail de vacances, du petit boulot durant l’année universitaire, ou même d’un travail régulier à temps partiel lorsque l’étudiant est plus âgé, contribueront partiellement au financement des études de l’année suivante.
70Un second groupe d’étudiants, issus des milieux de catégories intermédiaires ou des milieux d’employés du public, dont les parents ont fait des études secondaires techniques ou générales, considèrent l’activité rémunérée comme une expérience souvent pratiquée dans des univers liés à l’éducation ou au secteur associatif (colonie de vacances, animation, monitorat, surveillance), ce qui leur permet de ne pas dissocier véritablement temps de travail et temps de loisir. Le contrat scolaire qu’ils ont avec leurs parents est beaucoup moins explicite que précédemment. Il laisse place à la dimension culturelle des études et dissocie l’activité scolaire, qui est en quelque sorte un but en soi, de l’activité professionnelle à venir. Les termes de l’échange laissent une part importante à l’autonomie des choix de l’étudiant dans un cadre où les études sont à la fois considérées comme nécessaires et comme insuffisantes à l’éducation. Leur financement va de soi mais ne s’effectue pas dans le cadre d’une détermination préalable de ressources régulières.
71Un troisième groupe d’étudiants, originaires de milieux aisés, dont les parents exercent le plus souvent dans le secteur privé après avoir généralement suivi des études supérieures courtes ou longues, n’a le plus souvent d’activité rémunérée qu’à partir du second cycle. Constituée dans la majorité des cas d’un travail pendant les vacances d’été, cette activité qui tient souvent lieu de stage est exercée elle-même dans le secteur privé, sous la forme d’un travail de bureau chez un indépendant ou en entreprise. Le contrat scolaire n’a pas lieu d’être explicite puisque les deux parties sont convaincues de la nécessité d’une conduite finalisée d’études conduisant à une profession, une position. Dans la certitude commune des étudiants et de leurs parents qu’elles seront conduites à leur terme, les dimensions que peuvent constituer l’encouragement ou la sanction, utilisant comme moyen le financement, n’ont aucune raison d’être. S’il y a contrat, il concerne l’excellence, ce devoir d’occuper une position au moins égale à celle des parents.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Bensoussan B., « Les stratégies résidentielles des étudiants », Revue de Géographie de Lyon, vol. 69, 2/94, p. 167-177.
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Bensoussan B., Chenevat L., Faure L., Joly-Rissoan O., Mathevet F., Zimmermann H., « Regards sur la vie étudiante : lieux d’études et manières de se loger », La lettre de l’Observatoire de la vie étudiante, no 3, janvier 1995, p. 5-6.
Grignon C., Gruel L., Bensoussan B., Les Conditions de vie des étudiants, La Documentation française, coll. « Cahiers de L’OVE », juin 1996, 175 pages.
Notes de bas de page
2 Une constellation familiale est une configuration d’individus, appartenant à plusieurs générations, régie par l’existence de différents types de liens : d’abord, ceux de filiation et d’affiliation, mais aussi l’ensemble des liens amicaux et/ou professionnels de la parentèle. En d’autres termes, comme la métaphore l’indique, une constellation familiale comprend le noyau des individus appartenant à une même famille, ainsi que l’ensemble des personnes liées à celle-ci, lesquelles gravitent à plus ou moins grande proximité des membres des différentes générations du groupe familial. Ces relations, ne sont pas permanentes et de même densité aux différents moments de l’histoire des constellations familiales. Autrement dit, la constellation familiale est un réseau reconfigurable de relations, dont l’état varie avec le temps.
3 Les enquêtes quantitatives longitudinales ont été conduites auprès d’étudiants de Lettres, Droit et Formations tertiaires inscrits à l’université Jean Moulin-Lyon 3. Par ailleurs, nous avons réalisé deux séries d’enquêtes par entretiens approfondis propres à éclairer les processus fins qui configurent les itinéraires scolaires, familiaux et résidentiels des étudiants, de leur fratrie et de leurs ascendants.
4 Les enquêtes sociologiques et le traitement de données qui servent de base à cet article ont été réalisés grâce à la collaboration d’une équipe composée de Laurence Chenevat, Laurence Faure, Christine Jacquet, Odile Joly-Rissoan, Béatrice Morel et Hélène Zimmermann. Pour un exposé détaillé de ces travaux, voir B. Bensoussan. « Itinéraires étudiants et pratiques urbaines », Étude d’impact d’un nouveau site universitaire en centre-ville : la Manufacture des Tabacs à Lyon, chap. IV, p. 187-287, rapport pour le Programme interministériel « L’université et la ville » (Plan Urbain) et la Communauté urbaine de Lyon, MRASH, février 1994, ronéoté.
5 L’INSEE définit l’enclavement d’une commune comme « la moyenne des distances d’accès à une série de 49 équipements. [...] Une commune est donc d’autant plus enclavée qu’elle manque d’équipements dont la présence est relativement fréquente », cf. INSEE, Inventaire communal.
6 Rappelons que la population enquêtée par entretiens est inscrite dans une université dont le recrutement est plutôt bi-modale, enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures d’une part, enfants d’artisans-commerçants d’autre part. La population d’étudiants en Droit, très représentée, confère à cette université un public spécifique bien différent de celui des autres universités lyonnaises.
7 Cf. Bensoussan B., « Itinéraires étudiants et pratiques urbaines », Étude d’impact d’un nouveau site universitaire en centre-ville : la Manu facture des Tabacs à Lyon, op. cit.
8 La dimension de la confiance est fondamentale pour l’analyse des conditions de négociation du contrat scolaire entre l’étudiant et ses ascendants. Elle est le résultat synthétique des accords trouvés dans la construction et l’interprétation des liens et des positions respectives dans la parentèle. La part de la dimension scolaire dans la définition de la confiance est plus ou moins grande et variable selon les milieux. La confiance, résultat d’une histoire sans difficultés c’est-à-dire sans problèmes, n’est pas toujours explicitée, elle est le lieu de l’économie des objectivations. Plus elle est grande, moins les étudiants ont besoin de définir leur position. Nul besoin d’interroger dans ce cas la légitimité des pratiques. Nul besoin non plus pour les parents d’évaluer leur pertinence.
Auteur
GRS – Université Lumière-Lyon 2.
Groupe de recherche sur la socialisation – CNRS. Membre du Comité scientifique de l’Observatoire de la vie étudiante (Paris).
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Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain
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1998
Vigilance et transports
Aspects fondamentaux, dégradation et prévention
Michel Vallet et Salah Khardi (dir.)
1995