Chapitre III. La maison, expression d'un code de protection
p. 211-227
Texte intégral
I- L’habiter, une production sociale
1Associer l'existence de la maison à un besoin de protection propre, dans ses expressions sinon dans son fond, à l’être humain, est un fait ancien développé maintes fois tant par la géographie (Brunhes, 1920 ; Robert, 1939···) que par l’anthropologie culturelle (Leroi-Gourhan, 1973 ; Rapoport, 1972...). Mais reconnaître l’utilité de se construire un abri pour se défendre des rigueurs du climat, ce que font nombre d’espèces animales, comme le souligne Rapoport, et affirmer que le milieu naturel explique les principales organisations architecturales vernaculaires sont deux choses fort distinctes que, malheureusement, nombre de chercheurs et d’architectes ont autrefois confondu. La dénonciation des excès du déterminisme géographique fut faite dès les années vingt (Febvre, 1970), puis reprise avec force cinquante ans plus tard (Rapoport, 1972).
2Ces deux auteurs défendent l’idée que la détermination du genre de vie est supérieure à celle des causes naturelles, climat et matériaux en particulier, pour expliquer la diversité des formes architecturales. Amos Rapoport les intègre à ce qu’il nomme les « facteurs modifiants », que Jean Cuisenier préfère appeler « contraintes de programmes » (in Royer, 1979) dans une définition sensiblement plus large puisqu’elle comprend les « convenances sociales » et les « moyens d’exécution ». La critique que nous ferons à l’une et l’autre de ces deux notions est qu’elles situent les formes vernaculaires par rapport à un éventail des possibles dans lequel les hommes feraient des choix limités par leurs conditions de vie. Elles ne permettent pas de faire apparaître l’homme comme un créateur de formes, mais comme un bricoleur de modèles esthétiques et techniques, essentiellement influencé par un souci de confort matériel et psychologique. Les multiples représentations symboliques qui prennent le milieu naturel pour matière et pour cadre (Lévi-Strauss, 1962) n’auraient pas de place dans la constitution d’un style vernaculaire, ce qui limiterait singulièrement une analyse anthropologique de l'habitat.
3Pierre Deffontaines, géographe français spécialiste des religions, place encore la notion d’abri au centre de son approche de la maison (Deffontaines, 1972). Abri contre les aléas climatiques, abri pour se défendre de ses ennemis, abri pour protéger ses petits. Pour lui, « c’est surtout le sommeil qui impose la maison aux hommes » (ibid. : 13) parce que c’est le moment où ils sont les plus vulnérables.
La maison, c’est aussi le lieu qui « abrite cet élément si extraordinaire des hommes qu'est la pensée, et notamment la pensée religieuse (...) ; elle revêt un caractère spirituel et cela la différencie absolument du logement des animaux ». (ibid. : 214)
4De cette vertu originelle découleront les multiples fonctions de la maison (protéger, nourrir, produire...) qui s’exprimeront à travers des « dispositifs » matériels (dispositifs pour le feu, pour la lumière, pour l’eau, pour le bétail, pour le sommeil...).
5Loin des analyses mécanistes, géographiques ou fonctionnalistes, plusieurs courants de la sociologie se sont attachés à décrire la vie domestique dans le cadre d’une anthropologie du quotidien (par exemple : Certeau, 1980 ; Jarreau, 1985...). Rompant avec les causalités exogènes (le milieu naturel, les contraintes sociales) ou psychologisantes (le besoin irrépressible d’un abri), ces sociologues s’accordent pour définir la maison par un concept qui lui est propre, l’habiter, qui prend sens dans un espace délimité et construit, et qui a sa place dans une globalité sociale et culturelle. L’habiter est donc un fait spécifiquement anthropologique dont les modes s’expriment dans ses productions matérielles et symboliques (Lefebvre, introduction à Haumont..., 1967 : 6-11). La question des origines, par exemple le passage de l’abri à la maison, n’est plus pertinente pour expliquer les manières de vivre et de construire parce que l’habiter et l’habitation sont d’abord des productions sociales :
... l’habiter individuel et familial n’est qu’un élément, la maison. Il s’insère, il s’articule avec des niveaux plus amples. Il est essentiel et cependant subordonné. Pour le saisir, il faut ici encore extraire et abstraire un système partiel, élément et niveau de systèmes plus vastes, eux-mêmes ouverts, jamais achevés, jamais clos. (ibid. : 11)
6Suivant Henri Lefebvre, au « besoin de maison » nous préférerons donc le concept de la production sociale de l’habiter. Dans ce cadre théorique, la protection perd ses dimensions psychologisantes ou ontologiques pour s’insérer dans une praxis de la vie domestique. L’enveloppe que constitue la maison répond d’abord à des règles qui intègrent les éléments de la nature aux procédures sociales et aux modèles culturels. Le milieu intervient dans l’élaboration d’une architecture vernaculaire autant par les ressources qu’il offre au constructeur (de même que les espèces animales proposent une matière première à la science du concret, du ·· sauvage ») que par ses représentations chez les constructeurs (l’idée qu’ils se font du froid, du chaud, de la terre cru de la pierre...). La maison devient un lieu, un « cadre d’interaction » dans lequel, pour paraphraser Giddens, » des relations sociales se stabilisent dans le temps et dans l’espace » (Giddens, 1987 : 42).
7Ce processus de stabilisation s’élabore sur des normes collectives en produisant des codes de significations que les divers acteurs et visiteurs déchiffreront en fonction de leur statut domestique. Le souci de protection peut alors être entendu comme le dénominateur commun d’un système de codes appliqué à l’enveloppe bâtie.
8Nous considérerons donc que la maison est construite en tenant compte de codes de protection logiquement organisés, dont la principale fonction est de maintenir la stabilisation des relations domestiques. Ces codes de protection s’exprimeront de deux manières : par des valeurs émises dans un discours sur le rôle protecteur de la maison contre les intempéries (représentations du milieu naturel) et contre le monde extérieur en général (représentations de l’étranger, de l’inconnu, du « dehors » qu’on oppose aux représentations du « dedans ») ; par des signaux disposés de place en place comme pour fixer les messages de la parole.
9D’autre part, ces codes s’inscrivent dans deux systèmes sémiologiques plus vastes : celui qui exprime les liens entre l’intérieur et l’extérieur, et celui qui formalise les espaces, les lieux et les trajets de tous les agents sociaux de la maison, domestiques et étrangers.
II- S’abriter
1. La cour fermée
10Si les fermes sont construites autour d’une cour fermée, « c’est pour se protéger du vent. Il suffit de vivre ici pendant une tempête de neige pour comprendre. Il y a des congères qui se forment partout ». Cette opinion exprime bien les jugements portés localement sur la fonction avant tout utilitaire de la cour. Les paysans, qui tous l’utilisent quotidiennement, font remarquer que la température hivernale y est toujours de quelques degrés supérieure à celle de l’extérieur. Ils considèrent, à juste titre, que dans la plupart des fermes les cours constituent des micro-climats plus cléments.
11Nous avions vu dans un chapitre précédent qu’à mesure que la densité des exploitations augmentait, tous les coteaux devenaient également habités, quelle que soit leur orientation. Ainsi, à Coise, plusieurs fermes isolées sont-elles bâties en plein nord. Quelques domaines forains anciens sont dans des sites identiques, alors que les hameaux sont toujours protégés des rigueurs climatiques. Cette évolution montre que le choix d’une bonne exposition était effectivement pris en compte dans la construction, mais qu’il était surdéterminé par les conditions sociales et foncières.
12L’opinion des habitants sur l’environnement climatique des bâtiments est significative par ses constantes. Parler de la pluie et du beau temps est encore chose d’importance. On protégerait la cour et les aîtres des vents du nord et de l’ouest, et l’on plaint beaucoup les voisins logeant dans des fermes situées en plein nord. Le grenier, lui, doit pouvoir profiter d’une bise (le vent du nord) qui favorise le séchage des grains qui y sont entassés. L’étable, en revanche, doit recevoir le plus de soleil possible pour sécher l’humidité des bêtes, qui gâte les murs. Mais trop de soleil peut accélérer la production de méthane dans le foin mal séché de la grange, et provoquer un incendie. La grange doit donc être correctement ventilée.
13Ces grands principes, il est difficile de les retrouver dans les constructions. Outre le voisinage qui limite la liberté de l’orientation lorsque l’habitat est groupé, la pente et la qualité du sol sont des éléments importants. La pente, parce qu’elle permet de construire sur plusieurs niveaux : on pourra, par exemple, favoriser à la fois l’ensoleillement des aîtres et de l’étable en bâtissant l’habitation en haut de la pente. La qualité du sol parce qu’en conditionnant la profondeur des fondations et la proximité d’une source ou d’une nappe phréatique, elle est l’un des premiers critères du choix d’un site par le sourcier (voir supra). Rappelons-nous en effet que le percement d'un puits est le premier des travaux réalisés. Chaque ferme possède un puits ou deux. Lorsqu’on a le choix, on choisit un coteau ensoleillé et on évite toujours que les trois bâtiments principaux (l'habitation, l’étable/fenil et le hangar) puissent être inondés en cas d’orage par les eaux de ruissellement de la cour. Mais à part cela, le climat intervient peu pour expliquer tel ou tel trait de l’habitat, en particulier la présence de la cour fermée. Il permet surtout des justifications a posteriori qui camouflent les causes fonctionnelles et celles qui découlent des pratiques sociales et des représentations.
2. La recherche du confort thermique dans les appartements
14La protection contre le froid expliquerait également certains aménagements intérieurs. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, il y avait une cheminée unique par appartement, située dans la salle, généralement contre le mur opposé à la grande chambre dans les fermes postérieures aux années 1770/1780. Parfois, dans les plus grosses, on a équipé les grandes chambres de cheminées, mais rarement avant le XIXe siècle, comme l'atteste le style de leur construction. Leur aspect est assez cossu, à l’image du mobilier de la pièce ; elles étaient parfois en bois, intégrées à des boiseries et des placards recouvrant tout le mur. Dès le dernier tiers du siècle, les cheminées devinrent assez fréquentes dans les grandes chambres. Dans les autres cas, on se contenta de monter une gaine jusqu’au toit, dans laquelle on pouvait brancher le tuyau d’un poêle à bois ou à charbon.
15Vers les années 1900, presque toutes les fermes étaient chauffées par un poêle. Rares sont les gens que nous avons interrogés qui ont vu du feu dans l’âtre, si ce n’est à l’occasion de quelques repas de fête où l’on ressortait les grandes marmites et les casses. Les poêles, qui sont en réalité des fourneaux, étaient divisés en deux compartiments, un pour le bois ou les boulets de charbon, l’autre pour le four et la bouillotte.
16Jusqu’à une période récente, on utilisait le potager, construit sous une fenêtre ou dans une niche creusée à côté de la cheminée, pour réchauffer les plats et les tisanes pendant l’été. On l’alimentait de charbon de bois ou charbonaille, produit dans la chaudière. Au-dessous, il était muni d’un réservoir à cendres. Celles-ci étaient utilisées pour sécher les saucissons, faire la lessive (on réservait alors la cendre de bois blanc : hêtre, saule...). Absent des petites fermes, le potager est d’introduction récente, probablement vers le milieu du XIXe siècle, et il faut attendre les constructions de la fin du siècle pour qu’il soit intégré à l’architecture des fermes, à côté de la cheminée.
17Contrairement aux accessoires de la cheminée, chenets, crémaillère et plaque foyère, le poêle ne faisait pas partie des murs de la maison (Rautenberg, 1985 : 36 et suiv.). En conséquence, il pouvait être vendu séparément, cédé lors d’une succession. Mais, surtout, les fermiers, encore assez nombreux au début du siècle dans certaines communes comme Pomeys, possédaient leur propre poêle. Lorsqu’ils déménageaient en cas de non-renouvellement de leur bail, il était le premier meuble emporté, avec le repas préparé à l’avance, les casseroles et le lit, sur le char à banc d’un des voisins qui donnait la main pour l’occasion. Le poêle fut probablement le premier instrument ménager qui améliora la condition de vie quotidienne des ménagères, un peu avant la lessiveuse qui ne se généralisa que dans les années 1910/1920. Grâce au poêle, elles avaient de l’eau chaude facilement, les casseroles n’étaient plus encrassées de suie, les maisons n’étaient plus enfumées par les feux de cheminée.
18La lutte contre le froid, si souvent exprimée dans les souvenirs, serait à l’origine des premières transformations importantes dans les appartements, dans les années cinquante. Déjà, grâce au poêle qu’on plaçait à 2 m ou à 2 m 50 devant la cheminée, on bénéficiait dans la salle d’une chaleur qui rayonnait dans toute la pièce. Puis on a parfois bâti des halls d’entrée dans les cuisines, afin de mettre un sas entre la cour et l’intérieur. Les capacités de chauffage augmentant, on a agrandi et multiplié les ouvertures, pour améliorer l’éclairage naturel des pièces.
19Par la suite, les pièces ont été divisées, les greniers aménagés en chambres à coucher, les cabinets de toilette et les salles de bains installés, souvent à l’emplacement de l’ancien évier ou du derrière de bretagne, la salle coupée en deux par une cloison séparant un coin cuisine d’un coin séjour. Mais l’emploi du chauffage central est encore rare aujourd’hui et l’habitude est restée chez beaucoup de n'allumer la lumière, le soir, qu’à la nuit tombée.
III- Se défendre
1. « Chauffeurs » et « Petite Vendée »
On m’a dit que les autrefois, ils commençaient à faire une pièce pour les personnes, et une pièce pour p’tet deux ou trois vaches. Parce que quand ça a commencé à se bâtir c’était tout en friche. Ça a été des défricheurs nos aïeux, dans la région. Paraît que ça a commencé comme ça. Puis ils rajoutaient selon leurs possibilités. Ensuite, ce qui a fait fermer les bâtiments, c'est l'époque des bandits de Lyon qui venaient chauffer les pieds aux gens pour ramasser leur argent. Ils ne vous en ont pas parlé les autres ?
— On m’a parlé des chauffeurs.
— C’est ça, les chauffeurs. C’est ce qui a fait fermer les bâtiments. Ils ont fermé les cours, puis ils ont construit les bâtiments à l’intérieur, pour se protéger.
Là-bas, à la Balletière, ça doit être vieux. Je me rappelle que mon grand-père disait que quand les Révolutionnaires passaient en haut, sur le vieux chemin, alors la grand-mère Grange elle les voyait. Une fois elle était en train de filer sa quenouille au clair de lune. C’était 11 heures du soir. Ils avaient su le lendemain qu’ils étaient allés chez Villard de la Guillermière et ils avaient fait brûler les pieds du père Villard pour lui faire dire où étaient cachés les prêtres.
— Oh mais c’est vieux là-bas à la Guillermière ! Chez Rageys ils avaient bien une cache où ils cachaient les prêtres.
— On y a bien vu du temps de chez Joannon. Derrière le dari de bretagne ça faisait une double cloison !
— Et chez Jacoud, cette source, la font ! ça faisait bien une pierre avec une fontaine. Soi-disant que pendant la Révolution ils baptisaient les enfants en cachette.
— Je crois que la pierre, on peut encore la voir. Mais la cache des prêtres n’existe plus. C’est tout tombé. Ils savent même plus où c’est.
20Ces deux extraits d’entretien expriment clairement les deux thèmes majeurs de l’histoire orale locale : les « Chauffeurs du Lyonnais » et la « Petite Vendée ». Quelques autres thèmes trouvèrent leur place dans la tradition orale. Nous avons mentionné déjà la place des membres de la famille Mitte dans les généalogies mythiques de certaines familles. On peut ajouter la faveur des vestiges – réels ou supposés – d’autels gaulois (par exemple tel dolmen sur la commune d’Izeron), ou de la colonisation romaine. Sur ces lieux antiques, les prêtres et les missionnaires du XIXe siècle ont souvent édifié des chapelles, par exemple la chapelle Saint-Pierre, à Larajasse, au pied de laquelle de temps à autre quelques amateurs viennent fouiller. Le bourg de Châtelus aurait été bâti à l’emplacement d’un camp romain, et de Châtelus à Chazelle, en passant par Coise et Saint-Denis, on peut retrouver les restes d’une ancienne voie romaine, connue de tous les érudits de la région. On peut également citer l’aqueduc de Montromand à Lyon, dont quelques conduites souterraines subsistent ça et là1.
21Plus près de nous, les Tard-Venus, au XVe siècle, puis les guerres de religions, ont suffisamment marqué les esprits pour trouver une place dans les légendes locales. Raverat rapporte (in Lyon Revue, 1880..., 45 : 126) qu’à Saint-Symphorien on raconte que les femmes chassèrent les Huguenots qui rançonnaient la ville. La troupe du Baron des Adrets et l’armée levée à Lyon livrèrent plusieurs batailles dans le sud des Monts du Lyonnais, à proximité des bourgs de Riverie et Larajasse. C’est afin de faire revivre une ancienne chapelle détruite par les Réformés que fut créé, en 1871, le pèlerinage de Notre-Dame de la Salette, à L’Aubépin (commune de Larajasse), malgré l’avis défavorable des autorités ecclésiastiques (Minjollat de la Porte, 1874). Il y a quelques dizaines d’années, à Sainte-Catherine, on traitait encore les catholiques mauvais pratiquants de « parpaillots », sans connaître pourtant le sens originel de ce terme.
22Mais c’est, indéniablement, les événements survenus pendant la Révolution et l’Empire qui sont les plus présents dans la tradition orale, plus que la guerre de 1914-18 qui a surtout laissé des souvenirs individuels, et celle de 1870 dont la trace n’est toutefois pas négligeable dans la mémoire collective. Ce qui est le plus remarquable, c’est la différence de nature entre les récits d’avant et d’après la Révolution. Gaulois, Tard-Venus, Seigneurs de Chevrières et Huguenots ont une réalité historique, mais leurs faits et gestes sont perçus comme des légendes, « des histoires qu’on raconte » mais dont on est peu soucieux de la véracité. À l’inverse, les événements révolutionnaires et l’insécurité des campagnes qui a suivi ne sont pas discutés : les dates, les lieux et les acteurs de chaque histoire sont nommés, connus et sont présentés comme les aïeux de telle ou telle famille de la commune. Les troubles et les révoltes d’il y a deux siècles semblent aussi présents dans les mémoires que les événements de la dernière guerre mondiale où s’opposèrent patriotes et collaborateurs2.
23Pour se protéger du brigandage, on aurait fermé les cours. Dans les veillées couraient de nombreuses histoires de bandits qui attaquaient les diligences, brûlaient les pieds des paysans, incendiaient les granges. On dit qu’afin de mieux se défendre, les veloutiers qui, au siècle dernier, descendaient à pied de Saint-Martin à Lyon apporter leurs toiles, voyageaient toujours par groupes de cinq ou six. Au sud et à l’ouest de la région, dans le canton de Chazelles-sur-Lyon, on parle encore de Mandrin (qui fit le siège de la petite ville forézienne de Feurs) et surtout de Javogues, ardent révolutionnaire forézien, considéré ici comme un brigand, qui, à la tête d’une armée de volontaires, aurait plusieurs fois « semé la terreur » dans les Monts du Lyonnais.
24À l’est, entre Saint-Symphorien et Saint-Martin, ce sont les « chauffeurs » et leur chef, le « Petit Monsieur » qui ont sévi sous le Directoire, le Consulat et l’Empire. Dans un numéro de sa revue, l’association l’Araire a apporté des contributions déterminantes sur le sujet. La légende des « chauffeurs » fut rapportée à plusieurs reprises dans des romans-feuilletons de journaux lyonnais, l'Express de Lyon entre le 1er décembre 1886 et le 19 février 1887, puis dans La Dépêche du 24 mars au 6 mai 1907, sous la plume de Joseph Vingtrimier. Publié en 1887, le roman eut un succès considérable (Rivoire, in l’Araire, 1980 : 17). L’auteur s’inspirait d’un petit texte plus confidentiel écrit par son oncle, Aimé Vingtrimier, un imprimeur lyonnais qui avait romancé une histoire « entendue vers 1820, de la bouche de sa grand mère » (ibid. : 16). Le « Petit Monsieur » a bien existé, et André Hernoud a retrouvé sa trace dans les séries judiciaires des Archives départementales du Rhône. De son vrai nom Guillaume Toussaint Grataloup, il était un « petit truand de village », déserteur des armées révolutionnaires, « devenu par la grâce de la littérature l’un des personnages les plus célèbres de la campagne lyonnaise » (ibid. : 22). La réalité des « chauffeurs » n’est pas discutée, ils sont cités dans les minutes du procès de Grataloup. Mais l’étendue de leurs méfaits et l’influence qu'ils purent avoir, dans le moment, sur les manières de construire les fermes, est pour le moins fort discutable !
2. La « Petite Vendée »
25Si l'on en croit certains auteurs, le surnom de « Petite Vendée » aurait été donné par les administrateurs du district de Lyon-Campagne dès 1794 à la région de Saint-Martin-en-Haut alors agitée par des troubles contrerévolutionnaires (arrêté du 29.6.1794, A.D.R., série L, 1056, cité par Berdiel, 1912). Dans sa Notice historique et statistique de Saint-Symphorien-le-Château, François-Nicolas Cochard indique en note qu’on désignait sous la Révolution la commune de Saint-Martin-en-Haut sous le titre de « Petite Vendée » (Cochard, 1827 : 11).
26Bien d’autres lieux, pourtant, revendiquent le surnom : Chevrières et ses alentours, Duerne, les campagnes environnant la ville de Tarare, à une quarantaine de kilomètres plus au nord, Saint-Symphorien-de-Lay dans la Loire. À notre connaissance, aucune étude n’a pourtant été faite sur ces « petites Vendées » qui ont fleuri dans le Lyonnais et dont la vigueur du souvenir interroge (historien et l’ethnologue.
27Il est toutefois établi que Saint-Martin-en-Haut et Chevrières furent au centre de deux mouvements contre-révolutionnaires assez vifs, le premier sous l’action de Claude Animé, représentant de l’église clandestine de Lyon, le second autour du « Roi de Chevrières », un paysan aisé qui leva une petite troupe pour s’opposer aux révolutionnaires foréziens de Javogues (Broutin, 1977 : 230 et suiv.), et qui était, semble-t-il, en contact avec des responsables émigrés. Toutefois, les troubles passés, aucun des deux ne fut inquiété en sortant de la clandestinité. Un siècle après les événements, et alors que la tension était vive en France entre Républicains et Monarchistes d’abord, puis entre laïcs et cléricaux, deux ouvrages parurent qui glorifièrent l’action des paysans des Monts du Lyonnais en faveur de leurs prêtres réfractaires et de la résistance contre la Révolution (Signerin, 1893 ; Berdiel, 1912, op. cit.). Il est fort probable que la publicité faite alors à la « Petite Vendée » favorisa grandement la perpétuation des souvenirs de cette époque.
28À Saint-Martin, le curé constitutionnel Jacques David ne put jamais exercer réellement son ministère. La population protégeait et suivait l’ancien prêtre de la paroisse et son vicaire qui continuaient à marier, baptiser et dire les messes dans l’église. En 1792, l’église fut fermée pour trois ans. Claude Animé vint en 1794 mettre en place la Mission, qui devait s’affirmer comme une infrastructure très efficace du « Culte caché », formant en secret 24 prêtres qui furent ordonnés par des évêques revenus clandestinement (in Garrier, 1987 : 207). Le premier chef de la Mission fut le père Couturier, curé de Coise (Berdiel, 1912 : 65). S’appuyant sur des témoignages de son époque, Berdiel nous dit :
C’était un honneur très recherché dans ces temps de persécutions d'avoir la Sainte Messe célébrée dans sa maison, et de nos jours plus d’une famille de Saint-Martin peut dire avec fierté : un prêtre catholique a dit la Messe chez nous pendant la Grande Révolution. (ibid. : 27)
29S’appuyant sur quelques publications (par exemple : Broutin, 1977, édition originale 1883), et sur la tradition orale, l’abbé Signerin, curé de Chevrières, retraça l’histoire de la vie d'Antoine Crozier, dit le « Roi de Chevrières ». Dans son ouvrage, pas une fois n’est mentionné le nom de « Petite Vendée », ce qui tendrait à prouver que l’application du qualificatif à cette commune est récente. Par ailleurs, nous n’avons pas trouvé trace d’une collusion entre Saint-Martin et Chevrières, pourtant guère éloignée de plus de vingt kilomètres.
30Plusieurs prêtres s’étaient réfugiés dans les bois de la commune, sous la protection des hommes d’Antoine Crozier. Comme à Saint-Martin, ils baptisaient, mariaient, disaient la messe, une fois dans une ferme, une fois dans une autre, afin d’échapper aux « habits bleus ». Antoine Guillot, prêtre réfractaire de Chevrières, célébrait, la nuit, les mystères dans un hameau :
On tapissait les murs gris du rustique cénacle avec des draps bien blancs ; on tirait de son coin obscur (...) le vieux dressoir que l’on disposait en autel, et à la lueur des lampes fumeuses qui tenaient lieu de cierges (...) la messe se disait servie par quelques nobles personnages (...). Pendant l’heure sainte, quelques soldats de Crozier veillaient à la porte de l’heureuse chaumière (...). On garde encore de nos jours avec un religieux respect (à Relave : famille Basson ; à Staron : famille Morel...), et nous en avons vu dans plus d’une maison de Chevrières, de vieilles armoires ayant servi d’autel, pour la célébration des saints mystères pendant le règne de la Terreur. Combien de vieillards racontaient encore naguère à leurs enfants (...) : c’est là, dans cette grange, que j’ai été baptisé ; là que j’ai fait ma première communion... (Signerin, 1893 : 30)
31Lorsqu’ils ratissaient la région, les hommes de Javogues « forçant les portes des maisons, menaçant de mort leurs paisibles habitants, (faisaient) main basse sur tout... » (idem : 35).
3. La « légende noire » de la Révolution
32Attaques de diligences, effractions et vols dans les fermes par des brigands ; prévarications des agents de la République ; destructions et razzias par des bandes à cocardes blanches ou tricolores ; destructions de croix et bris de cloches ; arrestations de prêtres réfractaires et emprisonnements des gens suspectés de les avoir protégés ; tout cela est mêlé pour former une « légende noire » de la Révolution, grandement nourrie pendant plus d’un siècle par les écrits de quelques prêtres et notables locaux qui, comme nous venons de le voir, à travers l’histoire défendaient des positions politiques ou idéo logiques.
33Témoignages et récits se sont transmis de génération en génération, imprimant dans le paysage quotidien l’image durable de souvenirs d’événements passés, relayés chaque dimanche par la pratique de la foi, et confirmés périodiquement par les écrits de quelques historiens amateurs. Pour l’ethnologue, l'important n’est pas de juger leur véracité, mais de comprendre leur valeur symbolique, que révèlent leur ancienneté, leur permanence et leur popularité. À Coise, on raconte que les clous forgés en pointes avaient été plantés dans le portail de la ferme de la Grand Val afin d’empêcher les soldats de la République qui pillaient les fermes de les enfoncer à coups d’arrière-trains de leurs chevaux. Des histoires semblables à celle de la grand-mère Grange, relatée plus haut, on en entend beaucoup, et dans toutes les communes. Elles ont de nombreux points communs : un témoin oculaire, connu et donc insoupçonnable ; l’amalgame entre pillards et soldats de la République à la recherche des prêtres réfractaires ; l’attaque de fermes isolées, appartenant non pas à des aristocrates ou à des royalistes notoires, mais à des paysans qui les avaient acquises depuis peu, ou pendant les années de Révolution. Il est paradoxal que de cette période de soi-disant lutte anti-religieuse on se souvienne plutôt de la violation de quelques fermes que de la profanation des églises, des chapelles et du vol d’objets liturgiques et sacrés. Brigands et soldats sont donc associés dans la mémoire pour expliquer la fermeture des cours qui aurait eu pour raison d’améliorer le rôle défensif des fermes, dans lesquelles, par ailleurs, on protégeait des prêtres et des objets de sacrement.
IV- Se protéger : croix de mai et eau bénite
1. Les croix et les rôles masculins
34La ferme est une unité spatiale dans laquelle habitation, cour et bâtiments d’exploitation sont étroitement associés ; on peut dire que les protections dont elle est l’objet ont une efficacité qui ne se limite pas aux lieux de leur présence, mais sont effectives sur un espace architectural plus vaste. Nous avons vu qu’au siècle dernier, une fois achevées, les constructions étaient surmontées d’une croix en bois, parfois bénie par un prêtre, qui était censée protéger l'ensemble de la ferme. Parfois, associés au millésime de la ferme et aux initiales des propriétaires, on gravait une croix et un Sacré-Cœur. Enfin, dernier exemple que nous avons signalé, les croix réalisées en culs de bouteille scellées dans un mur donnant sur la cour.
35Ces rites liés à la construction nous sont mal connus parce qu’ils ont quasiment disparu avec la construction des dernières fermes, il y a quelque 80 ans. En revanche, nous connaissons mieux une pratique de protection assez particulière au Lyonnais qui s’est perpétuée jusqu’aux années soixante dans de nombreux foyers. Selon le témoignage d’un prêtre de la région, elle serait encore en vigueur chez certains agriculteurs âgés : c’est le rituel connu sous le nom des « Croix de mai ».
36Toutes les années, le 3 mai, jour de l’Invention de la Sainte Croix, appelé ici « La Croix de printemps », ou le dimanche suivant, les paysans venaient à la messe avec une poignée de petites croix en noisetier, appelé « bois de la vierge ». Ils les faisaient bénir par le prêtre à la fin de la cérémonie. Eux-mêmes ou un de leurs grands fils les avaient fabriquées de leurs mains quelques jours plus tôt. Dans toutes les communes où nous avons entendu mentionner cette pratique rituelle (Coise, Larajasse, Grézieu, Aveize, Duerne, Pomeys, Saint-Martin), les croix étaient identiques, d’une hauteur de 14/15 cm, larges de 5 à 6 cm, les deux branches se croisant par une entaille en queue d’aronde au tiers supérieur de la croix. Le maître de maison les plantait dans les champs emblavés, les fixait au plafond de l’étable, et sur la poutre charrière de la salle, la grosse poutre soutenant la cheminée. Certains en jetaient une dans le puits, en plantaient dans la chènevière et dans le jardin.
37Le 14 septembre, jour de l’Exaltation de la Sainte Croix, appelé « Croix d’automne », on répétait le même cérémonial, mais exclusivement à l’usage des champs de blé ou de seigle. À Coise, les hommes plantaient une croix par champ, se retournaient en direction de l’église et récitaient quelques mots de prière. Le même jour, se déroulait à Saint-Symphorien la procession de la Vraie Croix, dont une relique est conservée dans l’église. Certains agriculteurs fixaient les croix dans les étables à ce moment de l’année. Les croix ne devaient jamais être enlevées. Dans les champs, elles pourrissaient et on ne s’en occupait plus. Dans les appartements et les étables on devait attendre qu’elles tombent. Elles étaient fixées par quatre petits clous plantés aux quatre angles du croisement des deux branches, en les plaçant l’une après l’autre, en ligne droite ou en arc de cercle. Lorsqu’un fermier quittait la ferme à la fin de son bail, il ne devait pas toucher aux croix.
On les enlevait jamais. Sur la poutre de la cuisine il y en avait au moins un mètre de long. Moi, je l’ai fait jusqu’en 1955.
38Dans son Manuel, Van Gennep évoque l’Invention de la Sainte Croix (1949 : 1624 et suiv.). La fête fut instituée pour commémorer la découverte de la vraie Croix par l’impératrice Hélène, mère de Constantin. Partout ou presque les croisettes étaient faites en sorbier, coudrier ou noisetier, et mises dans les champs pour protéger le blé. Mais il ne fait pas mention d’un quelconque usage domestique. Le Folklore du Dauphiné, toutefois, mentionne que dans certaines localités ces petites croix pouvaient être gardées dans la maison, clouées à l’extérieur au-dessus de la porte, ou bien posées sur le toit (Van Gennep, 1932 : 301).
39Quelques témoignages, non vérifiés, nous indiquent qu’elles ont pu exister autrefois dans des maisons du Pilat et du Forez. En revanche, elles semblent inconnues du plateau lyonnais, du nord des Monts du Lyonnais, du Beaujolais, de la plaine du Forez et du Jarez. Dans le Morvan, M.F. Gueusquin (1977 : 123) signale que les croisettes étaient destinées aux terres labourées, « qui venaient s’ajouter à celles destinées à la grange, à la maison et à la ruche de la reine ». Mais l’auteur n’ajoute malheureusement aucun autre commentaire sur les croix des maisons. Les croix étaient une affaire d’homme. Et d’homme agriculteur. S’ils en ont mis dans leurs maisons, les artisans et les ouvriers sans terres ont cessé il y a longtemps de le faire. Une fois l’an, par cette pratique, le chef de famille plaçait sa maison, son exploitation, tout son bien et les membres de sa maisonnée sous protection divine. Dans les Monts du Lyonnais comme dans le Morvan,
...la plantation de croisettes de coudrier apparaît (être) un rite de protection et d’accroissement des biens domestiques que seul 1'homme a fonction de pratiquer. (ibid. : 124)
40La quasi-disparition des croix concorde exactement avec l’assainissement des étables et la réfection des appartements. Certains agriculteurs ont persévéré à vouloir protéger leur bétail, à faire bénir quelques grains de céréales intégrés à la semence. Mais les prêtres se prêtaient de plus en plus de mauvaise grâce à ces pratiques. Dans les maisons, les croix des hommes ont été remplacées par les crucifix, les images pieuses ramenées le plus souvent par les femmes des pèlerinages à Lourdes, au Puy ou à la Louvesc.
2. Les protections féminines : l’eau bénite
41Les femmes, mères ou épouses, détenaient l’eau bénite. Une fois palan, le Samedi Saint, le curé bénissait dans l’église un grand baquet d’eau pour tous ses paroissiens et un cierge pascal par famille.
Mais tout le monde allait pas à la messe (le jour du Samedi Saint) ! Alors on laissait le baquet une huitaine de jours et chacun pouvait se servir quand il le voulait. Mais c’était plutôt les femmes.
42Lorsque dans une maison il manquait d’eau bénite, alors le curé en bénissait un peu, un autre jour, pour quelques paroissiens.
43L’eau était étroitement associée au buis des Rameaux.
Pour les Rameaux, chacun apportait son petit brin, les hommes, les femmes, les enfants.
44Mais dans ces sols granitiques, le buis, plante calcicole, pousse mal. Alors celle qui possédait un arbuste approvisionnait voisines, parentes et amies. Elle pouvait même en fournir pour une partie de la communauté villageoise :
Chez mon fils ils en ont un gros. Alors je leur ai dit d'en mettre dans une corbeille, et le Père il l’a béni comme ça. Ceux qui n’en avait pas, ils se sont servis.
45Quelques brins étaient enfilés derrière le crucifix pendu au mur, quelques autres brins accrochés au Christ, « qui devait être bien en vue sur le buffet de la cuisine ». Le reste était rangé sur un rayonnage de l’armoire maternelle, dans la grande chambre, ou dans un placard de la cuisine. Généralement on posait à côté la bouteille emplie d’eau bénie. Le buis ne devait jamais être jeté mais brûlé, et l’eau bénite ne devait pas être versée dans l’évier, mais dans la terre, de préférence dans le jardin.
46Quand une personne était sur le point de mourir, on la transportait dans un lit de la grande chambre au-dessus duquel était généralement fixé un crucifix. Lorsqu’il était mort, on posait à son côté un verre empli d’eau bénite et un brin de buis. Toute personne entrant dans la pièce devait faire, au-dessus de son corps, le signe de la croix avec le brin de buis trempé dans le verre.
47Le buis protégeait également du tonnerre. À chaque gros orage, on en brûlait un brin dans le poêle ou dans la cheminée. Parfois aussi, on allumait en plus un cierge béni le jour de la Chandeleur :
C’était des petits cierges. Ils étaient toujours à portée, si on en avait besoin. Ouh la la mon mari, les autrefois, quand il y avait des orages, il me disait : vite allume un cierge. Et quand ça tonnait trop vilain, on faisait brûler un brin de buis.
48Les cierges étaient rangés dans un tiroir de la table de la cuisine ou du buffet.
49Aucun de ces trois instruments sacrés de la femme ne lui appartenait en propre. Les hommes laissaient les croix en quittant une maison, les mères qui laissaient la place à une fille ou une belle-fille devaient lui dire où étaient rangés le buis, l’eau bénite et les cierges. Si elles se quittaient en bons termes, alors la nouvelle maîtresse de maison laissait à l’ancienne un brin de buis et un peu d’eau bénite.
50Selon les communes (ou les paroisses), il pouvait y avoir des pratiques particulières. À Gramond, par exemple, distante d’une dizaine de kilomètres, on bénissait du pain pour la Sainte Agathe. Les fidèles en emportaient des morceaux qu’ils mettaient dans les maisons et dans les étables. Les habitants des environs n’hésitaient pas, en cas de besoin, à venir à Gramond en pèlerinage pour se procurer un morceau de pain béni afin de renforcer la protection de leur maison.
51Les pèlerinages étaient fort nombreux. Beaucoup se faisaient, il y a encore peu de temps, pour protéger les bêtes et les cultures, d’autres pour protéger la santé des enfants. Pour être efficace, le pèlerinage devait généralement conduire le pèlerin à une chapelle située à plusieurs lieues de marche, voire un jour ou deux. Par exemple, les gens de Pomeys venaient à Coise, à la Chapelle de la Peur, lorsque leurs enfants faisaient des cauchemars. La tradition rapporte (la vérité historique est peu différente) que cette chapelle, érigée en 1878, lut consacrée à la Vierge qui, selon les prières d’une famille de la commune, avait protégé leur fils pendant la guerre de 1870. De nombreux pèlerinages étaient faits pour que les enfants marchent correctement. L’eau bénite servait alors à choisir la bonne destination :
Quand j’ai eu ma fille, elle était restée très petite, et à trois ans elle ne marchait toujours pas. Alors j’ai voulu l’emmener en pèlerinage. Comme je savais pas où aller, j’ai pris 5 feuilles de lierre. Sur chacune d’elles j’ai écrit les pèlerinages et je les ai trempées dans l’eau bénite. Il y avait La Cula, Valfleury, Sainte Appolinaire, Pomeys... et je sais plus lequel. Le lendemain matin, la feuille qui était tachée à l’endroit où il y avait un nom, c’était Valfleury. Ça voulait dire qu'il fallait aller à Valfleury.
52Toutes les pratiques de religion populaire étaient liées entre elles, qu’elles soient domestiques ou collectives, calendaires ou exceptionnelles, mais restaient étroitement associées à une observation rigoureuse et quasiment unanime de la religion catholique. Même s’ils condamnaient leur usage, les prêtres n’hésitaient pas à bénir tous les objets domestiques de protection qui, comme les croisettes, étaient toujours bénies collectivement, ou à dire une messe à l’occasion d’un pélerinage non reconnu par l’Église. L’efficacité symbolique de ces pratiques tenait à cette bénédiction collective faite le prêtre le jour consacré.
53D’après Marie-France Gueusquin, la protection des maisons par les croisettes serait secondaire par rapport à leur rôle dans la prospérité des récoltes. Les pratiques sensiblement différentes du Lyonnais nous conduisent vers d’autres analyses. Nous dirons qu’il y a plutôt un seul vaste système symbolique de protection pour l’ensemble du domaine, système cohérent qui associe chaque unité domestique aux autres unités domestiques. Cette union se réalise au sein de la communauté paroissiale qui est vivante, selon les termes de l’Église, au moment de la bénédiction des instruments de protection par le prêtre. Dans ce système, hommes et femmes tiennent des rôles spécifiques : l’homme réunit l’espace domestique et l’espace agricole dans un rituel de protection unique ; la femme rassemble les temps domestiques, temps quotidien, temps hebdomadaire, temps annuel, temps des générations, sous la protection de l’eau, du buis et des cierges dont elle a la responsabilité. Ce « rapport privilégié des femmes avec le temps » (Verdier, 1979 : 337) qui viendrait de leur faculté « d’avoir prise sur les événements de la vie » s’exprimerait ici par les pratiques symboliques domestiques.
54Mais si la femme, par exemple à la suite d’un veuvage prématuré, se retrouve seule avec ses enfants, alors elle réalisera une forme de synchrétisme des rôles. Veuve et mère de plusieurs enfants, l’arrière-grand-mère Victoire avait dû laisser la ferme et elle prit un café à Saint-Didier-sous-Riverie. Elle avait loué l’exploitation à un fermier, mais sa seule idée était de la préserver pour un de ses fils et, si possible, de racheter les terres vendues lors de la maladie de son époux. Pour ce faire, elle s’endetta et fit vœu à la Vierge de lui édifier une statue si elle sortait de ce mauvais pas. Ce qui advint. Elle fit élever, au-dessus de la ferme familiale, une statue haute de quelques mètres, en pierre noire de Volvic, reproduction fidèle de la Vierge Noire du Puy. Victoire avait lié, par sa promesse publique, le destin de sa famille à la communauté, et les terres à sa maison. Dans des circonstances certes exceptionnelles, elle avait joué le rôle d’un homme.
V- La ferme-forteresse
55Dans le chapitre précédent nous avions vu que la ferme avait un équivalent sociologique, le « chez », qui exprimait l’unité d’une famille et d’une exploitation. En termes anthropologiques, un « chez » désigne une unité de résidence. Lorsque la filiation biologique et nominative prend une certaine profondeur chronologique, alors le « chez » est également désigné, selon les circonstances, comme la « paternelle ».
56Mais la ferme est aussi au centre d’un vaste système, à la fois symbolique et fonctionnel, qui prend pour thème la protection, ce que nous venons de décrire : des légendes nous apprennent que c’est pour se protéger des bandits qu’on a fermé les cours, alors que les actuels occupants, plus pragmatiques, avancent l’explication en apparence plus réaliste qu'il s’agit de se préserver des intempéries. Or, ces deux hypothèses se rejoignent lorsqu’elles mettent en avant le souci des habitants de se protéger. Elles sont les deux versions, l’une archaïque et l’autre moderne, de la même histoire. Cette hypothèse est confirmée par de nombreux jugements portés par les gens sur l’évolution de l’architecture locale : nombre d’agriculteurs considèrent que la forme en U des fermes, dont ils savent qu’elles sont relativement récentes, s’inspire de celle des anciens domaines, comme nous l’avons démontré plus haut. Dans la connaissance de l’histoire de l’habitat, la continuité des formes architecturales est valorisée, alors que la rupture sociologique et foncière du dernier quart du XVIIIe siècle, que nous avons longuement exposée, a été quasiment occultée de la mémoire collective. Ainsi, on nomme parfois « fermes-forteresses » les fermes d’une certaine dimension construites autour d’une cour fermée, sans que sous ce terme on veuille indiquer explicitement une époque de construction très ancienne.
57Les gens sont confortés dans cette opinion par quelques textes publiés récemment ici ou là. Les uns font l’amalgame entre la forme architecturale moderne et la forme plus ancienne (Collin, 1982) ; les autres traitent d'une architecture vernaculaire sans préciser les limites du pays étudié (Cateland, 1937 ; l’Araire, 1983· Cateland étend à l’ensemble de la région ce qu’il a vu juste au sud du Beaujolais ; les auteurs du numéro de l’Araire font de même alors qu'ils ont limité leur étude au plateau et aux premiers contreforts des montagnes, en contrebas de SaintMartin-en-Haut). Le terme de « ferme-forteresse » est abondamment employé, surtout par Pierre-Claude Collin dans ses nombreux travaux, pour désigner les fermes à cour fermée. Le terme, repris probablement d’un mémoire plus ancien (Dareste de la Chavanne, 1941), désigne en réalité ce que Jean Cuisenier nomme le genre (par exemple in Royer, 1978) : il s’agit d’une classe de maisons constituée par les usagers eux-mêmes qui l’identifient par un terme spécifique. Il est malheureusement difficile aujourd’hui de savoir avec certitude comment Dareste de la Chavanne a forgé cette appellation, connue maintenant de nombreux habitants. Était-elle employée localement avant que le terme ne fût écrit, inspirée par la forme massive de ces fermes et des histoires qu’on racontait à leur sujet ? Nous inclinons à croire que le terme est assez récent, et qu’il n’est pas vernaculaire. En effet, lors de nos enquêtes, les érudits et tous ceux qui disaient s’intéresser à l’histoire de la région, parlaient de « fermes-forteresses » alors que pour la plupart des paysans ce sont des « bâtiments de ferme », même si tous connaissent le qualificatif de « forteresse » appliqué aux fermes de la région3.
Notes de bas de page
1 Nous ne nous étendrons pas sur ces histoires, qui ont donné matière à plusieurs articles de la revue L'Araire, et dont plusieurs ont été utilisées par RC. Collin (voir bibliographie). Il est dommage qu’elles n'aient pas fait l'objet d'une approche systématique et comparative avec des textes plus anciens du XIXe siècle.
2 Signalons que cette période produisit une fracture encore mal cicatrisée dans nombre de communes entre gaullistes et pétainistes. Plusieurs maires furent remplacés en 1944.
3 Depuis la fin de mes enquêtes dans les monts du Lyonnais, j’ai entendu à plusieurs reprises ce terme employé pour désigner des fermes massives, à cour fermée, par exemple dans la Drôme, en Isère ou dans le Forez.
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