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Chapitre II. S’enraciner

p. 185-209


Texte intégral

I- La notion de maison et la mémoire collective

1De Françoise Zonabend (1980) à Louis Assier-Andrieu (in Terrain, 1987), les ethnologues de la France ont souvent considéré que la maison avait, entre autres vertus, celle d’être un support privilégié à l’histoire familiale. Elle proposerait un cadre plus ou moins immuable à l’union de générations successives d’habitants. Construction architecturale, sociale et symbolique, la « maison » des ethnologues se prête particulièrement bien à la remémorisation des valeurs et des structures du quotidien :

La stabilité du logement, de son aspect intérieur... imposent... au groupe lui-même l’image apaisante de sa continuité. (Halbwachs, 1968 : 131)

2Trois types de maisons, au sens où nous venons de les définir, ont été décrites : l’« ousta » des sociétés montagnardes méridionales ; le « chez » du centre-est de la France ; les « maisons longues » de Bretagne (Gaillard-Bans, 1976) et du nord du Massif Central (Dussourd, 1978). Sur ces dernières nous ne nous étendrons pas. Signalons simplement que dans la commune d’Affoux, à la limite du Beaujolais et du Lyonnais, existe une ferme dont l’habitation correspond précisément aux plans de ces maisons longues dans lesquelles vivaient plusieurs groupes familiaux ayant passé contrat de vivre et de travailler ensemble. Le cas est trop exceptionnel pour illustrer les manières d’habiter de la région.

3L’« ousta » est » une unité sociale élémentaire, à laquelle un nom est souvent attaché de façon durable et quel que soit le patronyme de ses propriétaires... ». Cette unité sociale lie régime foncier, système héréditaire et stratégies matrimoniales (Pierre Lamaison in « La notion de maison. Entretien avec Claude Lévi-Strauss », Terrain, 1987 : 36).

4Le « chez » est moins marqué par le symbolisme familial et les enjeux matrimoniaux. Le terme associe un groupe résidentiel, généralement la famille restreinte, à une maison et un patrimoine. Cette liaison entre une unité sociale et un territoire spatial et symbolique est renforcée par certaines pratiques rituelles, en particulier au travers de sa reproduction dans l’espace clos de la tombe Jolas..., 1970 : 11-12).

5« Ousta » ou « Chez », la maison est l’un des principaux moyens d’enraciner le patrimoine immatériel d’une famille dans un terroir, c’est-à-dire dans un lieu socialisé où s’unissent pour le long terme un temps et un espace structurés par le souvenir. La charge symbolique de ce lieu est rehaussée par l’homonymie ou l’association faite entre l’espace et ses occupants.

6Parmi les références théoriques souvent mentionnées, la notion de maison développée par Lévi-Strauss et le rôle du cadre domestique pour ancrer les souvenirs étudié par Maurice Halbwachs sont probablement celles qui eurent le plus d’influence sur les ethnologues. Nous laissons volontairement de côté les approches, bien connues, philosophiques et oniriques, de Heidegger et de Bachelard qui, malgré leur pouvoir de faire pénétrer fort loin le lecteur dans l’univers sensible de la maison, trouvent difficilement leur place dans le procès de connaissance plus objectif de l’anthropologie.

7Qu’est-ce qu’une maison pour Lévi-Strauss ?

D’abord, une personne morale ; détentrice, ensuite, d'un domaine composé de biens matériels et immatériels ; et qui enfin se perpétue en transmettant son nom, sa fortune et ses titres en ligne directe ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance, et, le plus souvent, des deux ensemble. (Lévi-Strauss, 1983 : 1224)

8Pour lui, le critère essentiel est que, dans une société « à maisons », » la filiation vaut l’alliance et l’alliance vaut la filiation (ibid., 1224). La structure des sociétés à maisons existe dans des sociétés particulières, à des moments précis de leur histoire. En donnant à l’alliance et à la filiation des rôles équivalents elles élèvent les stratégies matrimoniales au niveau des structures de parenté. Elles favorisent la perpétuation et la consolidation du pouvoir du groupe social qui se reconnaît dans la maison, son patrimoine et ses représentations symboliques.

9À travers ces réflexions, qui partent de l’observation des pratiques matrimoniales des grandes familles aristocratiques du Japon médiéval et de la France d’Ancien Régime, dans lesquelles il pose une définition plus large, bien que plus contextualisée, de la notion de maison que lorsqu’il évoque l’« ousta » rurale, Lévi-Strauss ouvre un vaste champ à la recherche : la maison peut être analysée comme un lien privilégié par les hommes pour unir le matériel et l’immatériel, l’événement et l’histoire, la structure et les stratégies les plus triviales. Ici, des groupes sociaux rassemblés autour d’une famille font de leur maison le symbole même de leur perpétuation, l’axe central de leur stratégie de conquête ou de simple reproduction. Ailleurs, pour certaines sociétés rurales, la maison représente le synchrétisme du régime foncier, du système héréditaire et des stratégies matrimoniales. Pour d’autres enfin, la maison est un lieu où convergent le patrimoine matériel et l’héritage symbolique, les événements familiaux et les mythes collectifs. « Maisons » aristocratiques, « ousta », « chez » : trois niveaux d’expression différents d’une même qualité sui generis de la maison, celle d’unir durablement des pans fort différents de l’activité humaine. Au cours des chapitres qui suivent nous tenterons de montrer que les fermes des Monts du Lyonnais sont un bon exemple de ce troisième niveau que nous venons de définir.

II- Noms propres, noms de lieu, surnoms et sobriquets

10Parmi les premières tâches auxquelles l’ethnologue doit faire face sur le terrain, il y a le repérage des noms propres dont il se sent abreuvé. Pour interpréter correctement ce qu’il entend, il doit impérativement maîtriser au plus vite les noms propres les plus usuels, parce que ces noms constituent un système de repères quotidien, à la fois géographique et social, de ses informateurs. Ces communes rurales des Monts du Lyonnais ont peu connu d’immigration depuis 150 ans, malgré l’apport régulier de Foréziens, de Velaisins et autres voyageurs venus de l’Ouest, généralement désignés sous le terme d’Auvergnats. Le stock de l’anthroponymie est donc relativement limité. Les Crozier, Fayolle, Grange, Granjon, Guyot, Thizy et autres Villard sont innombrables et présents dans la plupart des communes. D’autres noms sont limités à une commune (en plus de Saint-Symphorien qui accueille depuis le Moyen Âge le trop-plein démographique de la région). Ainsi, les Gouttagny sont-ils nombreux à Pomeys, les Chambe à Saint-Martin, les Guinand à Coise, les Voute à Aveize. Les dénombrements et une analyse quantitative des documents d’Ancien Régime montrent d’ailleurs une variation réelle de la carte des noms sur quelques générations.

11Parmi leurs homonymes, les gens distinguent nettement ceux avec lesquels » on est cousins », sans forcément connaître le degré de parenté, des autres avec lesquels « on est pas de parents ». Toutefois, on admet qu’il a pu y avoir une même « souche ». Ainsi les familles Grange de la Grand’Val et Grange de la Guillermière ne se considèrent pas comme cousines. Elles ont pourtant un ancêtre commun, Pierre Grange, venu à Coise au milieu du XVIIIe siècle. Chacune des branches maintient de son côté la mémoire de l’ancêtre, mais, pour aller plus loin, pour affirmer le cousinage, » il faudrait faire la généalogie ». Même quand la parenté n’est pas effectivement démontrée, l’homonymie est probablement plus ou moins considérée comme un interdit de mariage : 306 mariages ont été célébrés à Coise entre 1737 et 1821, dont aucun ne concerne des gens portant le même nom. Il en était de même à Saint-Martin-en-Haut et Larajasse au milieu du XIXe siècle. Il est paradoxal qu’à la même époque des unions entre voisins et par ailleurs cousins aient été parfois célébrées : l’interdit patronymique, strictement symbolique, serait-il plus puissant que l’interdit biologique ?

12Souvent on associe les patronymes à une commune d'origine. On dit à Coise que les Barcet viennent de Saint-Denis, que les Guinand sont de Coise, et les Rageys de Larajasse. Dans la plupart des familles, on connaît l’origine géographique de la « souche » et le nom de la ferme grâce à laquelle la famille prit racine dans la commune. Lorsque l’arrivée ne remonte pas au-delà du XIXe siècle, année, nom de la ferme et prénom de l’aïeul sont généralement connus. En revanche, il est rare, sauf si des études généalogiques ont été effectuées, que ces souvenirs soient aussi précis si cette installation est antérieure à la Révolution. On a alors affaire à une histoire familiale quasi mythique, qui se mêle aux récits plus ou moins romancés des événements d’alors. On peut dire que la période révolutionnaire marque une rupture dans les mémoires entre le mythe et l’histoire.

13Les Grange savent que leurs ancêtres sont venus de Sainte-Catherine avant la Révolution. D’après la mémoire familiale l’un d’eux, Pierre, qui était marchand de soie, aurait acquis le domaine de la Grand’Val. On raconte aussi que les chevaux des « Bleus » auraient tenté en vain de démolir le portail clouté de la ferme à coup d’arrière-trains. En vérité, Jean Grange, fils d’un tailleur de Sainte-Catherine, s’est marié en 1744 avec Antoinette Barcet, veuve d’Étienne Grand et fille de Barthélémy Barcet, métayer au domaine des Grangy, qui est très probablement l’ancien nom de la Grand’Val. À la même époque, son frère Pierre était laboureur à Charpenay, un quartier de la commune détruit, paraît-il, avec sa chapelle, par les révolutionnaires. Or, c’est André, fils de Pierre, qui sera le premier « Grange de la Grand Val » aux alentours de 1790. Il paraît d’ailleurs que des papiers expliquant toutes ces successions existent dans le grenier, mais personne n’aurait jamais depuis longtemps ouvert le coffre qui les contient.

14Cette assise géographique des noms de personnes s’exprime également dans la toponymie. La légende raconte que la commune de Larajasse tient son nom de celui des premiers habitants du lieu, les Rageys. À Coise, le quartier de la Grande Chazotte aurait été ainsi appelé à cause d’un certain Chazet qui l’aurait habité, de même que celui de la Viellière aurait pour origine un dénommé Vial.

15La toponymie est source et objet d’histoires les plus diverses. Ainsi le quartier de Catherin Cador :

C’est Catherin Cador qui montait tous les chars sur les toits. Alors le lendemain matin on lui disait : Cathelin, dessin l’châ !

16En souvenir de ce Coisataire particulièrement « benet », on aurait donné son nom à un quartier, et une anecdote se serait transmise de génération en génération. Dans la même veine, le nom de Grataloup viendrait de la proximité d’un bois infesté de loups. La petite région voisine du Jarez (Saint-Romain-en-Jarez est à quelques kilomètres) tiendrait son nom d’un personnage sinistre, la « Jarez », châtelaine et ogresse de la vallée du Gier.

17Hors des diverses fables et légendes, nous avons vu que les sources médiévales attestent qu’un certain nombre de quartiers tiennent leurs noms de leurs anciens habitants : les Guinand ont donné leur nom à la Guinandière, Guillaume à la Guillermière, etc...

18Partout les familles étaient désignées par un surnom.

Il y a deux sortes de Véricel dans le coin (une commune de la Loire). Nous, c’est les Véricel Toloma. Mon père m’a dit que c’est parce qu'un Véricel avait été marié à une Toloma. Mais le père Victor, le maréchal, il n’est pas d’accord. Il dit que c’est parce que les Véricel possédaient tout le Mas (le hameau du Mas). Alors en patois ça fait « Toloma ». Moi, j'ai trouvé dans les papiers qu'un Véricel avait été marié à une Thollot (un nom très fréquent) et qu’ils avaient habité au Mas...

19Cette dernière explication de l’origine du surnom est séduisante, si ce n’est que nous n’avons trouvé aucune autre trace de l’association des patronymes des époux dans toute la région. En tout cas, ce premier Véricel Toloma, être mythique, est à l’origine d’une véritable lignée. Continuons le témoignage.

Mon père disait qu'à Chevrières il y avait des Véricel Toloma. À Saint Denis aussi. Tous les Véricel Toloma sont cousins. Dans les papiers je suis remonté jusque vers 1700. Eh bien des Véricel étaient déjà au Villard. C’était la famille du père Victor. Mais on n’est pas cousins. Au Mas dans les années 1700 les Véricel c’étaient des gros ! Ils étaient enterrés au Mas, dans leur chapelle particulière.

20L’origine des surnoms n’est, semble-t-il, jamais connue lorsque le surnom est ancien. Plusieurs familles Villard sont surnommées » Roze » (qui signifie ronce en patois). Ainsi Jean Véricel qui fit construire une ferme à Pomeys était-il appelé Jean Roze. Dans une commune voisine, les Villard qui ont acheté une ferme au hameau de la Ronce sont aussi des « Villard Roze ». S’agit-il de lointains cousins qui s’ignorent ? Le surnom familial a-t-il suivi le père Villard lorsqu’il a quitté la propriété paternelle de la Chapelle, en 1910, pour s’établir dans un hameau d’une autre commune nommé la Ronce par pure coïncidence ? Aujourd’hui encore, sur le marché hebdomadaire de Saint-Symphorien, les mercredis, bien des hommes de communes voisines s’interpellent par leurs surnoms ou, s’ils en ont un, par leurs sobriquets.

21Les surnoms peuvent aussi être récents. Les Pipon, qui sont venus dans la commune par mariage dans les années vingt, étaient appelés « Picon » par référence à un apéritif bien connu. Les Bordet de la Côte, à Larajasse, étaient surnommés « Fontchaude » à cause d'une source qui coulait dans leur propriété :

Du temps des arrières-grands-parents on nous appelait Fontchaude. Les Bordet de l’Ancien Bourg, on les appelait encore Fontchaude quand j’étais jeune. C’est donc des parents, mais je sais pas à quel degré.

22Au vieux bourg de Coise, à Saint-Symphorien et dans certains quartiers de Larajasse, des Pipon étaient désignés sous le même surnom de « Pequém ». En faisant la généalogie, un des membres de la famille aurait découvert que tous les Pipon « Pequém » étaient originaires du même hameau, à Coise.

23Dans tous nos exemples, plusieurs constantes se dessinent :

  • Le surnom se transmettait de père en fils et il était attaché à toute la famille, hommes, femmes et enfants. Il se distinguait en cela du sobriquet, encore fort usité, qui est strictement individuel. Un digne représentant de la famille Chavant était appelé « Guidagauche » parce qu’il ne se rasait et ne se coupait les cheveux qu’une fois par an, pour la Pâque ; mais ses enfants gardaient le surnom familial, tiré du nom de leur ferme.
  • Les gens ne se désignaient entre eux que par leurs surnoms, au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, certains Pupier de Larajasse n’étaient connus depuis le XVIIIe siècle (ce qu’attestent les registres paroissiaux) que par leur surnom de « Chanavas ». On peut remarquer cette bizarrerie que les Pupier dits » Chanavas » possédaient le hameau de Chanavat (sic). Lorsque après la Révolution le domaine de Chanavat fut partagé en deux fermes, François qui hérita de la ferme familiale garda le surnom ancien (qui perdurera jusqu’au XXe siècle), alors que son frère Jacques, qui hérita de la ferme voisine, le perdit.
  • Les surnoms palliaient aux homonymies fréquentes. On savait distinguer la famille de Joseph Rageys, dit Joseph « Brissau » de celle de Jean-Marie Rageys dit Jean-Marie « Moret », son voisin. Dans cette région où le patois fut parlé couramment jusque dans les années cinquante, les surnoms étaient le plus souvent en langue vernaculaire.
  • Enfin, même quand l’origine du surnom était géographique, il se transmettait lors d’un déménagement et d’un changement de commune de résidence.

24Nos témoignages le disent, tous les homonymes portant le même surnom sont théoriquement cousins. Ils partagent la même « souche », mais de la provenance de l’ancêtre on ne connaît plus que les noms du hameau ou du bourg. Manifestement, une étude comparée de cette parentèle plus ou moins réelle et de la parenté apporterait des informations fort riches sur le rôle symbolique de l’origine dans la constitution de la mémoire familiale. En outre, on a pu montrer qu’au Moyen Âge noms de lieux et noms de personnes étaient influencés les uns par les autres par l’intermédiaire du surnom : progressivement on le voit ajouté aux patronymes dans des actes et des contrats, avant de prendre définitivement sa place (Lhopital, 1987). Dans le cadastre, plusieurs toponymes sont formés d’un nom de personne précédé de la préposition « chez ». À Coise on trouve ainsi les quartiers de « Chez Pellossière », « Chez Ballay », « chez Serre ». Dans les actes et les registres de la fin du XVIIIe siècle ces formes sont plus fréquentes encore : aux précédents s’ajoutent les lieux de « Chez Villard », « Chez Chanavat ».

III- Les trois niveaux de l’enracinement domestique : le chez, la paternelle et la souche

25« Demain je ne peux pas vous recevoir parce que je vais au marché à “Saint-Sym” avec chez Guyot ». Cette phrase reprend exactement la formule remarquée par un érudit du Châtillonais au début du siècle : « On ne mange pas les marrons sans chez Cruchaudet » (Rapporté par Jolas..., 1970 : 10).

26Contrairement à ce que les chercheurs de la R.C.P. du C.N.R.S. ont noté à Minot, dans le Lyonnais le « chez » ne renvoie jamais à une lignée, comme le surnom, mais s’applique exclusivement à la maisonnée. Ses attributs matériels et symboliques lui sont propres, et on considère qu’ils se renouvellent à chaque succession. Jamais lignée et maisonnée ne sont confondues, même si dans l’idéal des successions elles devraient se superposer.

27Lorsqu’une fille quitte la maison paternelle, elle passe entièrement dans le « chez » du conjoint. Et lorsqu’un homme vient s’installer » en gendre », il devient très vite le chef de famille, et le » chez » prend son nom, même quand les parents de la fille sont encore vivants ou que l’un d’eux cohabite avec ses enfants : « Pour les fromages, vous devriez aller chez Pierre Barcet, à la Guillermière, parce qu’elle fait encore des fromages blancs ». Pour tout ce qui se passe à l’intérieur de la ferme, seul le « chez », donc le nom de l’homme, est désigné. C’est seulement si on parle d’une activité qu’exerce une femme en dehors de chez elle qu’on la cite nommément. Une maison est ainsi toujours désignée par le nom du chef de famille. C’est le cas si son épouse vit seule, même longtemps après son décès (sauf pour quelques hautes figures féminines de la commune), ça l’est aussi après une succession alors que l’ancien propriétaire est encore vivant.

28Les particularités physiques, les traits de caractères, les qualités de sociabilité ne se transmettent pas avec la maison. C’est la lignée seule qui confère une hérédité, qu'on reconnaîtra à tous les enfants. Par exemple lorsqu’on dira : « Les Granjon de la Balletière, ça a toujours été des musiciens », on pense à tous les membres masculins de la lignée, même s’ils habitent une autre ferme que celle de la Balletière. En revanche, certaines prérogatives sociales sont liées à une maison. Il était de tradition que ce soient les Grange de Gouttagny qui fassent la quête après la messe, que les Granjon de la Balletière animent les noces, que les Villard la Roze de la Ronce soient chantres à l’église. Ainsi, on pourrait dire que le sang transmet des vertus, et que la maison accorde des droits. Le « chez » serait avant tout une unité temporelle de la vie des maisons, correspondant à la direction d’une génération.

29Le « chez » n’est pas réductible à la ferme et aux vieilles familles de la commune. Il s’applique également aux maisons et aux appartements du bourg. Toute famille vivant dans la commune depuis quelques années, même si elle vient de fort loin, et qui s’est bien intégrée à la vie sociale locale par sa participation aux activités religieuses (groupes de prières surtout), culturelles (animation ou préparation de la fête du village) ou sociales (participation régulière au club de personnes âgées et aux sorties annuelles, échanges de services avec les voisins...) formera un « chez ». En revanche, de vieux villageois partis vivre à Saint-Symphorien pour leur retraite perdront progressivement le qualificatif du « chez ». On parlera de « chez Klein de la Valletière », pour désigner un couple de retraités venu s’installer à Coise, ou de « chez Imbert de la Guillermière » s’agissant d’une famille de Lyonnais venant tous les étés et de nombreuses fins de semaine dans une ferme qu’ils ont achetée. Mais le riche charcutier de Saint-Symphorien qui habite à demeure dans une ancienne ferme reste « Loste le charcutier », et l'architecte lyonnais installé depuis de nombreuses années est toujours appelé Monsieur, malgré ses efforts passés pour s’insérer dans la vie locale. Enfin, le « chez » désigne une famille, jamais une personne seule : on dira « J'attends chez Guyot... » s’il s’agit de monsieur et madame, mais on dira » (’attends André Guyot » s’il doit venir seul.

30Sous un même toit vivaient normalement un couple marié et ses enfants, parfois un grand-parent veuf, un oncle ou une tante célibataire qui faisait office de valet ou de servante. La cohabitation entre deux couples était rare, toujours mal vécue, et ne durait pas plus de quelques semaines ; « C’est pas bon. Et puis on a chacun nos idées, et ça s’accorde pas ». Contrairement à ce qui a été parfois écrit par généralisation excessive (Perrot..., 1987), le phénomène est bien antérieur à la Première Guerre mondiale. Dans les dénombrements du XIXe siècle, il est déjà exceptionnel de rencontrer des couples d’enfants et de parents qui cohabitent, malgré ce que prétendent certains habitants de la région. À l'inverse de ce qui se passe dans le nord-est de la France, la néolocalité est faible : les parents partaient le plus souvent lorsqu’un jeune couple s’installait sur l’exploitation. D'autre part, les parcelles sont restées assez bien groupées (en partie du fait des stratégies matrimoniales, voir Cerclet, 1985), et il n’y eut qu’un seul remembrement dans la quarantaine de communes de la région. Ainsi la rotation des groupes dans les maisons n’eut pas lieu, et il est fréquent, dans ce paysage à l’habitat dispersé, qu’un patronyme ait pu être fixé à un espace habité.

31Le « chez » des Monts du Lyonnais tient à la fois du « chez » lorrain (Karnoouh, 1979) et de la « maison » pyrénéenne (Augustin, in Chiva, Goy, dir., 1981). Du premier, il a certaines pratiques rituelles, comme l’appel à des voisins pour effectuer la toilette des morts, le devoir d’offrir le repas de midi aux parents venus pour un enterrement, repas pris autour d’une table improvisée dressée sur des tréteaux, ou sur la table à rallonges de la grande chambre ; celui également de coucher les oncles et tantes paternels résidant trop loin pour rentrer le soir même. Par ailleurs, le ·· chez » est une unité économique de production et de consommation, et jamais on ne trouve plus d’un ménage pour le faire fonctionner.

32De la « maison » le « chez » lyonnais possède surtout la permanence généalogique (absente du « chez » lorrain), permanence qui est parfois remise en cause par l’absence d’un successeur mâle, ou par sa défection. Ensuite, l’association d’un nom de personne à un nom de lieu. Rappelons toutefois que l’insertion des familles dans le terroir remonte rarement au-delà de la fin du XVIIIe siècle, et que l’histoire des origines de l’installation est souvent assez bien connue six ou sept générations plus tard. Cette histoire fait l’objet d’une transmission orale continue, accréditée par l'existence d’archives conservées dans le grenier ou dans une commode. Mais jamais, semble-t-il, depuis deux siècles, la transformation d’un toponyme par changement de propriétaire n’a été entérinée, comme cela a pu être relevé dans le Languedoc par Louis Assier-Andrieu (in Terrain, 1987). Enfin, si les bâtiments n’ont été partagés qu’exceptionnellement, au plus fort de la pression démographique, les terres ont fait l’objet de nombreux échanges depuis le début du XIXe siècle.

33La « paternelle » est la ferme dont tous les membres d’un groupe de filiation considèrent être issus. Précisons cependant que les gens ne sont plus toujours capables de remonter exactement leurs généalogies, et que certains savent qu’ils sont « cousins » avec « ceux de la paternelle », sans pouvoir préciser le degré de parenté. Le champ sémantique que recouvre ce terme local de « paternelle » est différent de celui de » l’atome ferme-famille », associant au nom de la famille le système d’appellation décrit pour le nord des Monts du Lyonnais (Cerclet, 1985 : 49 et suiv.), et qu’on retrouve dans le sud, avec quelques nuances. Ainsi, la « paternelle » des Granjon de la Valletière est la ferme de la Balletière (La Valletière a été construite en 1887), où les Granjon sont présents depuis le début du XIXe siècle.

34Il faut faire une différence entre « l’atome ferme-famille », selon l'expression de Denis Cerclet, associant un patronyme à un toponyme suivant une pratique « traditionnelle » aux régions d’habitat dispersé pour distinguer les homonymes, et la « paternelle », ferme ancienne, antérieure souvent au premier cadastre, dans laquelle les papiers de famille sont conservés, et qui fonctionne comme un lieu mythique, permettant d’accrocher un nom à l’espace et à l’histoire collective : « Nous les Pipon de Pont-Colas on dit (comprendre « les gens disent ») que notre paternelle elle est au Mas ». D’une part, les Pipon ne sont arrivés au Pont-Colas qu’au milieu du XIXe siècle et laisseront la place aux Pupier après un mariage entre les deux familles ; d’autre part, il est vrai qu’ils sont cousins avec les Pipon du Mas qui étaient, jusqu’à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l'une des deux principales familles de la paroisse. « L’atome ferme-famille » était à Pont-Colas, alors que la « paternelle » était au Mas.

35Plus que de différences entre deux micro-régions voisines, il est probable que l’écart entre les deux notions de « paternelle » et « d’atome ferme-famille » provient de ce que Denis Cerclet a limité son étude à une période débutant aux premiers dénombrements de 1836, alors que, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, de grandes transformations foncières se sont déroulées entre la fin du XVIIIe siècle et le tout début du XIXe siècle (en particulier la généralisation de la petite propriété paysanne au détriment des domaines forains), transformations qui se sont accompagnées de la création de nombreuses nouvelles « souches » familiales.

36Une autre différence entre notre étude et celle de Denis Cerclet découle de la précédente. L’« atome ferme-famille » s’inscrit dans un temps proche – deux/trois générations – et est relativement indépendant de l’âge de la maison, alors que notre approche tient compte d’un temps long qui seul permet de suivre la notion de « paternelle » qui fait remonter à plusieurs générations l’origine du lien entre une famille et une maison. On parle des Granjon de la Guillermière ou des Bordet de la Grande Chazotte, qui habitent des fermes récentes, comme on dit Granjon de la Balletière ou Grange de la Grand’Val, dont les fermes sont anciennes, mais ni la Guillermière ni la Grande Chazotte ne sont des » paternelles », même si trois ou quatre générations s’y sont déjà succédées, contrairement aux deux autres fermes habitées par les mêmes lignées depuis près de deux siècles.

37Pour nous résumer, disons que pour qu’une ferme soit considérée comme une « paternelle », elle doit répondre à trois types d’exigences : historique et mythique, économique et sociale, patrimoniale.

  • Historique et mythique : elle doit être présente dans les récits qu’on se racontait très souvent à la veillée et dont beaucoup par- laient de la Révolution (voir infra). Elle doit donc être « très ancienne » et « avoir une histoire » :
  • Économique et sociale : il devait s’agir d’une grosse exploitation (relativement aux autres), acquise de préférence à un noble ou à un bourgeois anobli, avec lequel on prétend parfois que les ancêtres qui achetèrent la ferme avaient des liens de parenté ou d’alliance. Nous avons déjà vu que la plupart des grosses familles du début du XIXe siècle, qui ont globalement gardé jusqu’à la Seconde Guerre mondiale leur prédominance économique, sociale et politique, ont généralement acheté ces domaines aux alentours de la Révolution.
  • Patrimoniale : la « paternelle » est liée à un nom de famille, elle se transmet par les hommes. Après deux ou trois générations d’absence du nom, elle perd sa fonction symbolique ; ainsi, « on » dit que les Pipon sont originaires du Mas, sans préciser de laquelle des cinq fermes, parce qu’on a perdu le lien précis entre la famille et la maison. Les Pupier de Pont-Colas sont originaires de la Viallière, ou de chez Chanavat, sans qu’on soit bien sûr si la maison est encore debout. Le cadastre montre pourtant leur présence à la Viallière en 1911 et pendant tout le XIXe siècle.

38Lorsque la référence à la ferme d’origine s’est estompée, que seul subsiste dans les mémoires le nom du quartier, alors on parle de souche ». Le Mas est la « souche » des Pipon de Pont-Colas, la Viallière la » souche » des Pupier. Lorsqu’il s’agit d’une famille venue de plus loin, le nom même du quartier est remplacé par celui de la paroisse : la « souche » des Pluvy est l’Aubépin, celle des Grégoire Sainte-Catherine-sous-Riverie. Dans certains cas, ce peut être un lieu bien plus éloigné encore : la « souche » des Poncet serait en Suisse alémanique.

39La distinction entre le « chez », la « paternelle » et la « souche » est donc d’abord une question d’éloignement dans la mémoire, associé à une plus grande imprécision des souvenirs. Le « chez » et la « paternelle » sont assez souvent la même ferme. En revanche, nous n’avons rencontré personne qui affirme habiter sur les lieux mêmes de la « souche » familiale. Toutes les familles auraient, semble-t-il, un ancêtre venu d’ailleurs.

40Il nous était apparu que le lien était assez marqué entre la valeur du patrimoine foncier et l'ancienneté de la ferme (2e partie, 1er chapitre). Que l’histoire d’une famille ne se confonde pas totalement avec celle d’une maison est, en fait, assez secondaire. Ce qui nous importe, c’est de voir que la qualité symbolique d’un chez dépend de son adéquation avec la « paternelle » familiale, « paternelle » dont la valeur est justifiée par l’histoire et le niveau économique : les ancêtres devaient appartenir à une famille de « gros », et avoir acquis la ferme au plus tard sous l’Empire, c’est-à-dire avant la confection du premier cadastre en 1817. Sans que jamais les personnes n’avancent cette preuve, nous observons que les bâtiments considérés comme anciens par la mémoire collective et familiale sont toujours présents sur les premiers plans cadastraux, et que parallèlement, les familles anciennes sont celles dont les matrices cadastrales prouvent la présence au début du XIXe siècle.

41Nous avions vu, dans le chapitre précédent, que la Révolution marquait une rupture dans les mémoires, amenant à distinguer l’histoire familiale, fondée sur une généalogie plus ou moins juste et précise, du mythe des origines familiales généralement antérieures aux événements. De la même manière, on peut montrer que le cadastre napoléonien, qui est associé dans les esprits à la fin de la période révolutionnaire, fait apparaître une rupture similaire. Il y a les maisons qui ont une histoire récente, d’autant mieux connue qu’elles sont assez souvent millésimées, et les maisons anciennes ayant connu la Révolution, maisons parfois quasi légendaires, comme nous le verrons.

42Du point de vue de leur âge, les maisons se répartissent ainsi très nettement en deux catégories. Celles antérieures à 1817, qui sont appelées « vieilles », qu’elles aient été bâties en 1609, comme la Grand Val, ou au tout début du XIXe siècle comme le Brûlé, et qui appartenaient souvent à un propriétaire forain avant leur acquisition par des cultivateurs, et celles qui n’existent pas sur le premier cadastre, souvent bâties par un aïeul des actuels propriétaires.

IV- Transmission et succession

43Les pratiques successorales n’ont guère changé entre les XVIIIe et XIXe siècles. Les enquêtes orales et les recherches que nous avons effectuées dans les archives notariales confirment en gros les travaux réalisés sur Montrottier, dans le nord des Monts du Lyonnais (Cerclet, 1985), avec quelques nuances.

44Les successions pouvaient se régler du vivant des parents (pratique qui s’est généralisée depuis). Un fils, souvent parmi les plus jeunes, parfois une fille mariée, succédait dans la ferme. Dans le contrat de mariage, outre le détail de la succession et le montant des soultes à verser, était stipulé que le couple devait subvenir aux besoins du dernier parent vivant en lui assurant le gîte, le couvert et un minimum de mobilier. L’habitude voulait, au siècle dernier, que la chambre de bretagne lui soit réservée, en contrepartie de quoi il participait aux petits travaux de la ferme.

45Le partage pouvait n’être effectif qu’au décès du dernier parent. Soit le père assurait jusqu’au bout la direction de l’exploitation, soit il décidait qu’un des enfants devait le remplacer mais en ne touchant que l’usufruit de son travail tant que ses parents étaient vivants.

46Toutefois, la tradition orale nous enseigne que les testaments étaient rares. Tout le monde connaissait les habitudes locales, et seules les successions qui s’annonçaient difficiles faisaient l’objet d’un acte écrit. Du vivant des parents on s’était entendu sur le nom du successeur, qui attendait pour se marier le décès de son père ou le départ des parents pour un appartement loué au bourg ou dans le hameau.

47Lorsque le père ou la mère avait dirigé l’exploitation jusqu’au bout, le partage s’effectuait généralement à l’issue du repas d’enterrement, auquel participaient les enfants et les frères et sœurs du défunt. Les discussions pouvaient devenir houleuses. Il s’agissait surtout de se mettre d’accord sur un prix moyen de l’hectare qui servi rait de base pour calculer le montant des soultes. Tous les enfants recevaient théoriquement une part égale d’héritage, mais il était admis que celui qui restait dans la ferme touche une part supplémentaire, qui lui permettrait d’assurer la succession plus aisément. Chaque part était théoriquement constituée en argent, terrains, matériel et équipement. Les filles déjà mariées avaient été dotées avec leur part d’héritage et ne participaient donc plus au partage de terres et des biens. Les autres enfants recevaient des parcelles excentrées dont la perte affectait le moins possible la cohérence de l’exploitation. En outre, dans ces familles souvent nombreuses, il n’était pas rare que plusieurs enfants entrent dans l’Église, généralement dans des congrégations missionnaires ou enseignantes. Ceux-ci renonçaient parfois à leur part, la cédant à l’héritier principal. Soulignons enfin que le mariage de l’héritier de la ferme parentale était toujours envisagé avec le plus de soin, et qu’il bénéficiait d’une situation plus favorable pour les familles prétendantes. Il est ainsi très fréquent de lire dans les contrats de mariages que son épouse apportait une dot nettement supérieure que celles des épouses de ses frères.

48L’argent de la dot était souvent utilisé, avec l’accord de l’épouse, pour acquérir ou racheter des parcelles (Cerclet, 1985 : 182 et suiv.). Mais, contrairement à ce qui est indiqué pour Montrottier, il est peu probable que la dot ait pu être couramment utilisée par la mère pour doter ses filles (ibid. : 127). D’après nos indications, les dots étaient prélevées dans le « pot commun », provenant d’une partie des bénéfices à la fois paternels et maternels de l’exploitation. La jeune mariée cédait l’argent de sa dot à son époux, qui avait pouvoir de le gérer. Elle ne réservait à son usage exclusif que son armoire fermant à clé et tout ce qu’elle contenait.

49Une exploitation devait être cédée avec ses archives, qu’elle soit vendue ou transmise à l’occasion d’une succession. Il y a une raison pratique à cela : ces papiers permettaient de régler les contestations de propriété et les conflits sur des droits d’usage, innombrables jusqu’à une période récente. Il s’agissait surtout de droits d’eau et de droits de passage pour les bêtes. Par exemple, une petite porte faisait communiquer directement avec l’extérieur un puits situé dans la cour de la ferme : deux ou trois jours par semaine, les habitants de la ferme voisine avaient le droit de venir y puiser de l’eau. Les usages peuvent être plus précis encore. Afin d’irriguer un pré trop sec, un propriétaire de Coise avait le droit de creuser des rigoles dans le pré de son voisin, situé en contre-haut. Il pouvait donc nettoyer ses taux régulièrement, mais devait impérativement déposer la terre enlevée et tout ce que contenait la tranchée sur chacun des côtés. Ainsi, chaque hiver, ces travaux étaient l’occasion d’une surveillance attentive et pesante.

50Les contestations sur des usages pouvaient donner lieu à des procès à répétition. Un type de scénario se reproduisait assez souvent. Pour une raison quelconque, les droits sur une boutasse située au-dessus d’une ferme n’avaient pas été utilisés pendant vingt ou trente ans. Estimant qu’ils étaient devenus caducs, le propriétaire du champ canalisait l’eau de cette source jusqu’à l’abreuvoir de sa ferme. Or, les héritiers de l’ancien usufruitier entendaient réutiliser l’eau de ce trou alors que son niveau avait baissé à la suite des aménagements, le rendant impropre à y abreuver directement les bêtes. S'estimant lésés, ils demandaient la destruction des canalisations ou le versement de dommages et intérêts (archives privées).

51Posséder les « papiers » confère au successeur désigné une prééminence au moins symbolique sur ses frères et sœurs. Héritant de la maison, il détient des archives familiales et, parfois, les archives plus anciennes des anciens propriétaires. Tous les documents anciens, actes de ventes, baux, expertises des géomètres, contrats de mariage, minutes de procès, testaments, quittances sont conservés dans un coffre au grenier, parfois au bas d’une armoire de la grande chambre. Seuls les documents les plus récents, ceux qui peuvent encore être utiles, sont gardés dans la grande chambre, généralement dans un tiroir de commode ou d’armoire. Lorsque la maison est vendue, il est rare qu’on s’occupe des papiers du grenier qui passent alors à une autre famille. En revanche, les documents plus récents de la commode sont triés, et seuls ceux qui concernent véritablement les problèmes de délimitation de propriété sont cédés au moment de la signature du contrat de vente. Les actes plus anciens sont montés au grenier ou sont brûlés. Ils sont rarement emportés.

52Tout se passe comme si les papiers, même lorsqu’il s’agit d’archives de famille, étaient assimilés à la maison, ce qui pouvait conduire à ce qu’ils soient dissociés des lignées familiales. L’habitant propriétaire est considéré de fait comme le dépositaire de la mémoire écrite du lieu. Ainsi, lorsque les anciens domaines seigneuriaux ont été vendus, les acquéreurs ont souvent trouvé des contrats de bail et des quittances qu’ils ont précieusement conservés. Mais c’est plus souvent à l’occasion d’une transaction entre deux exploitants propriétaires que l’acheteur devenait détenteur d’une partie des archives des anciens habitants, et donc de l’histoire de la ferme.

53La succession des biens meubles, en particulier le mobilier, l’équipement ménager et l’outillage agricole est plus difficile à suivre. Ils sont rarement décrits dans les testaments et les inventaires faits après décès sont exceptionnels. Ce sont surtout les contrats de mariage et les informations orales qui nous renseignent.

54La tradition voulait que les femmes apportent avec leur dot une armoire garnie de linge. Selon le niveau de fortune des parents, mais aussi l’importance stratégique donnée au mariage, l’armoire, appelée garde-roba, était en noyer pour les riches, parfois en planches de chêne ou de frêne, en merisier ou en pin pour les moins fortunés. Elle était presque toujours d’une seule essence, seuls le merisier et le noyer (sous la forme de loupes) étant parfois associés. Les plus pauvres les achetaient d’occasion, cette pratique étant également courante pour constituer l’apport des filles les plus mal mariées. Lorsqu’une fille se mariait avec un veuf, elle n’apportait généralement pas de mobilier.

55Aux alentours de 1730, les coffres étaient encore nombreux. Ainsi, lorsqu’elle se marie en 1734, Jeanne Vourlat apporte-t-elle « un coffre bois cerizier (sic) fermant à clef garni de ses nippes et linges » (mariage Ferlay/Vourlat, 13 janvier 1734, Étude Delarochemace). En outre, elle était dotée de 599 livres et 19 sols, de 10 aulnes de toile de chanvre, d’une « couete laine », et son père promettait de lui fournir un » habit nuptial ». Chez les familles plus aisées, il arrivait aussi qu’outre le coffre garni, l’épouse apporte « à la compagnie de son époux » un « lit garni à la mode du pays », c’est-à-dire un lit haut muni d’une « coutre » et d’une * balloufière » emplies de paille d’avoine, servant respectivement de sommier et de matelas, un rideau pour le lit, et une couverture piquée.

56En une génération, les armoires apparaissent dans les contrats et supplantent les coffres. En 1762, Benoîte Ballay, fille de laboureur, se marie avec François Pipon « vif laboureur au lieu de Chez Chanavat à Saint Étienne de Coyze (Coise) ».

L’épouse » s’est constituée de son chef la somme de 900 livres que lui a léguée son père défun » et sa mère lui laisse « la somme de 500 livres, une garniture de lit constituant en rideaux, pentes et couvertures, deux draps, une couâtre (une couette), un traversin et une paillasse, un (sic) garderobe bois noyer à deux portes fermant à clef et six bicherées bled seigle mesures de Saint-Symphorien ».

57D’autre part, l'épouse déclare s’être constituée en habits, linges et nippes évalués à 120 livres (mariage Pipon/Ballay, 4 janvier 1762, Étude Reynaud).

58L’abandon du coffre pour contenir les linges et nippes est manifeste, même chez les plus pauvres : Michèle Besson, domestique à la Ronce, à Coise, apporte « nippes, linges et effets » contenus dans « un (sic) petit garderobe bois cerisier une porte fermant à clef ». Le total de son apport est évalué à 199 L. 19 s. (mariage Guiot/Besson, 11 juin 1786, Étude Delanglade).

59L’armoire garnie du trousseau constitue la dot minimale de toute jeune fille jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Sa place dans les échanges matrimoniaux a été maintes fois décrite (Tardieu, 1976), et nous ne nous y étendrons pas, les faits que nous avons relevés confirmant ce qui a été expliqué ailleurs.

60Les lits garnis apparaissent dans les contrats passés entre familles aisées au moment où l’armoire remplace le coffre. Il est probable que les rideaux qui sont mentionnés remplacent les anciennes recouvres ou alcôves des intérieurs les plus aisés, alors que chez les plus pauvres on continuera longtemps encore de dormir sur des paillasses. En effet, au regard de la chronologie des constructions, les fermes sont bâties sans alcôves (sauf quelques rares exceptions) à l’époque où les lits sont de plus en plus nombreux à figurer dans les contrats. Le processus de remplacement des recouvres et des paillasses par les lits garnis est plus long à se généraliser que celui du coffre par l’armoire, dont il est cependant contemporain.

61Les alcôves étaient des structures en bois, souvent moulurées, qui étaient fixées au plafond et reposaient sur le sol. À l’intérieur étaient construits des lits de 100/110 cm de largeur, relativement courts. Entre le lit et le bord de l'alcôve, un espace de quelques dizaines de centimètres permettait de s’habiller, à l’abri derrière le lourd double rideau de chanvre qu’on tirait pour la nuit.

62Si l’épouse perdait l'usage exclusif de la dot et du lit qu’elle apportait, elle gardait pour elle son armoire qui constituait « son bien exclusif » selon les termes habituels des contrats :

Se constituant en outre (d’une dot de 1 000 livres) une garderobe bois cerisier fermant à clef garnie de ses linges et nippes amiablement évaluée en les parties à 150 livres que la dite future épouse promet d’apporter à la compagnie du dit futur époux lequel a promis d’en faire la restitution le cas advenant et d’habiller et d’enjoailier la dite future épouse de nipes et habits qui lui demeureront propres et acquis... (mariage Viricel/Ferlay, 17 janvier 1733, Étude Delarochemace)

63Dans les familles relativement aisées, au moment de la succession la mère demandait qu’on partage son bien entre ses filles. Lorsque l’une d’elles restait à la ferme comme servante de son frère, elle héritait généralement de son armoire de mariage et d’une somme d’argent. Les autres se partageaient les plus beaux vêtements, les rares bijoux, et le pécule restant après les frais d’enterrement. Au moment de la succession, leur part était réduite de la valeur de ces biens.

64Dans les Monts du Lyonnais, il y avait peu de meubles de grande valeur, contrairement, par exemple, aux régions voisines du Mâconnais et de la Bresse. On trouve parfois de grands vaisseliers en noyer, ou des enfilades lyonnaises, genre de buffet à un corps et trois ou quatre portes, légèrement plus hauts que les buffets habituels, autour de 120 cm. Mais ils sont rares, présents uniquement chez les familles les plus aisées. Ces meubles plus luxueux que les autres faisaient partie de la maison, et le successeur en héritait avec les murs et les archives, ainsi que la grande table rectangulaire en cerisier de la cuisine et les bancs.

65L’ensemble des autres meubles, principalement armoires et lits qui s’étaient accumulés au fil des ans et des héritages, était partagé à l’amiable entre les enfants, sans qu’il y ait eu d’estimation précise de leur valeur :

On s’est mis d’accord sur un taux à l’hectare. On a pris une base, quoi, pour faire les soultes. Puis pour les meubles et les effets de nos parents on s'est arrangé. Ce serait trop délicat de faire une estimation pour les meubles (...). Chez mes parents il y avait six armoires. Faut dire que mon père s’était trouvé seul. Ils étaient trois frères, un qui est mort à vingt ans (...), un autre, l’aîné, à 24 ans en 1914, dans la Marne, et mon père était resté seul. Dans le temps, chacun avait ses meubles, ou il les faisait faire s'il en avait pas. Alors les meubles de mes frères, c’était tout resté à la maison. Et ma mère, elle a amené sa chambre à coucher en se mariant. Et elle avait aussi hérité d'un de ses oncles d’une paire d’armoire, (...), d’une table ronde et d’une commode. Alors ça s’est accumulé. Nous étions six enfants. Nous on en a gardé deux. Parce qu’on a aussi eu celle de mon frère François qui est mort. Il y en a bien deux à Chavannes, et Jean a la sienne. Et celle qui était dans la chambre des garçons, elle est à Chaponost, chez Thérèse. (Photos 24, 25, et 26), (Figure 12)

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Photo 24. Table de cuisine typique, en merisier, munie d’une tablette et de deux tiroirs
Juillet 1986

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Photo 25. Table ronde en noyer très fréquente dans les grandes chambres
Décembre 1985

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Photo 26. Buffet de salle à manger en noyer
Mars 1987

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Figure 12. Habitation et mobilier vers 1935

66Lorsqu’il y avait trop de meubles ou d’équipement, ou qu’on manquait d’argent liquide pour régler une succession, on organisait une crie, une vente aux enchères. Il y avait deux ou trois ventes par an dans chaque commune. Elles avaient lieu le samedi, au moment de la Toussaint, époque du renouvellement des baux, et parfois au printemps. Elles se tenaient dans les fermes, sous la responsabilité d’un notaire si la vente était volontaire, d’un huissier dans le cas contraire. Les notaires avaient leurs crieurs attitrés, faute de quoi ils faisaient parfois appel au garde champêtre.

67La veille, les objets étaient rassemblés par lots.

On mettait toujours quelque chose qui valait pas grand-chose avec quelque chose qui valait mieux. Deux rateaux et une fourche à foin, la pelle à pain et le double décalitre.

68L’ordre de la vente était immuable. L’outillage d’abord ; ensuite les gros outils et les instruments, araires, barattes, écrémeuses... qui étaient adjugés seuls ; puis les charrettes (les craches à deux roues) et les chars (drobli à quatre roues et chars à bancs) ; les bêtes dans l’ordre de leur taille, depuis la volaille adjugée par lots, puis les chèvres et les moutons, les vaches, les bœufs et les chevaux. Enfin on passait à la maison, en suivant les mêmes principes : les instruments de cuisine et les petits objets étaient vendus d’abord, par lots, puis venaient les meubles, du moins cher au plus onéreux.

69Annoncées par voie d’affiche, les ventes avaient toujours beaucoup de succès. Elles étaient surtout fréquentées par les jeunes ménages qui s'installaient, mais aussi, dès le début de ce siècle, par des brocanteurs lyonnais. Le vendeur et les raisons de la vente étaient toujours connus de l’acheteur, et il est frappant de constater que, par l’intermédiaire du meuble, son histoire se transmettait dans une autre famille :

On a toujours eu cette armoire-là. C’est mon mari qui l’a achetée à une vente. Mais elle a déjà plus de 100 ans ! (...) Elle vient du grand-père de Pierre Giraud, le Capet. Il est mort il y a quatre ans, et il aurait eu 100 ans cette année. L’armoire, elle lui venait de son père.

70Ainsi ce meuble d’occasion avait une histoire vieille déjà d’au moins quatre générations lorsqu’elle fut achetée, histoire qui trouva sa place dans le corpus des souvenirs de l’acquéreur.

V- Discours et symboles de l’enracinement domestique

71L’étude de la toponymie l’a montré, l’enracinement des patronymes dans le terroir est loin d’être aussi fort que ce qu’il est dans le sud de la France. Autrefois, pendant les longues veillées et encore aujourd’hui à l’occasion des réunions de famille, on distingue nettement l’histoire des origines familiales qui est assimilée plus ou moins à une légende, introduite par la formule « on serait de descendance », et l’histoire des ascendants proches qui, elle, a un statut de vérité. Le lien entre légende familiale et histoire familiale est généralement réalisé par la formule : « mon grand-père racontait que... ».

72Les grands-parents ont ainsi une position centrale dans le dispositif mnémonique puisqu’ils sont censés maîtriser à la fois la réalité factuelle à laquelle ils ont participé depuis leur enfance, et le passé plus ou moins légendaire qui enracine l’histoire familiale dans l’histoire collective. Il ne s’agit pas uniquement d’un savoir plus étendu que leur apporterait l’âge, mais, à côté de leur fonction de transmetteurs de mémoire, de leur capacité supposée, parce qu'ils sont nés plus tôt, à être plus proches d’un temps ancien, de nature différente, un temps non plus organisé en années qui se succèdent sur un calendrier, mais en événements marquants qui structurent la mémoire. Une époque dans laquelle la chronologie n’a plus forcément sa place, un temps compris comme une totalité a-historique avec ses coutumes, son cycle légendaire, ses protagonistes hauts en couleurs (voir à ce sujet Zonabend, 1980).

73Afin d’affermir des origines dont les preuves toponymiques sont trop peu fiables, certaines familles ancrent leur capital symbolique dans l’histoire et l’espace régional en forgeant une identité mythique à l’un de leurs ancêtres, récupérant dans leur patrimoine symbolique divers signes et symboles créés souvent par les anciens habitants de la ferme (sur les notions de capital symbolique et de patrimoine symbolique, qu’il confond, voir Bourdieu, 1972). Plus discret et moins tactique que celui des Kabyles que décrit Pierre Bourdieu, ce capital symbolique est fait d’une mémoire et d’une réputation toute deux avalisées par la collectivité. Nous considérerons que l’enracinement est la partie de ce capital symbolique qui prend appui sur un territoire, réel ou mythique.

74Le discours sur l’enracinement utilise des » preuves » matérielles que sont les arbres généalogiques et les inscriptions gravées dans les bâtiments de fermes. Jusqu’à ces quinze ou vingt dernières années, ces preuves étaient l’apanage des « gros », ces familles dont un aïeul était devenu propriétaire exploitant, souvent vers la fin du XVIIIe siècle (nous l’avons vu, à partir des années 1770/1780), qui ont dominé la vie sociale et politique de nombreuses communes jusqu'au milieu du XXe siècle. Les descendants des fermiers n’ayant accédé à la propriété qu’à la fin du siècle dernier, ceux des petits laboureurs vivant dans les hameaux au XVIIIe siècle n'ont souvent que la mémoire orale pour justifier leurs origines, vérifiables, il est vrai, dans les registres paroissiaux et les documents cadastraux des mairies qu’ils ne sont pas rares à avoir consultés. Mais aujourd’hui, comme partout en France, même les « petits » sont de plus en plus nombreux à avoir leur nom sur un arbre généalogique. Ainsi, grâce au travail effectué par un quelconque parent, jeune étudiant ou retraité, beaucoup sont en mesure de rappeler une histoire familiale beaucoup plus ancienne et plus précise – ce qui ne signifie pas plus juste – que celle retracée lors des traditionnelles veillées d’autrefois.

75Parmi les généalogies écrites, il faut distinguer deux espèces, selon l’époque de leur confection. Seules les plus récentes ont donné lieu à la confection d’un arbre, sur lequel chacun est en mesure de trouver sa place dans la chaîne lignagère.

76Depuis les années soixante, une pratique familiale nouvelle s’est instituée : la réunion de famille. Outre les réunions des parents et alliés occasionnées par les mariages et les enterrements, les premiers donnant lieu depuis une dizaine d’années à des rassemblements dépassant souvent la centaine d’invités, la famille est regroupée à deux occasions : une fois par an, entre Noël et le Jour de l’An, tous les enfants et petits-enfants se retrouvent avec les grands-parents, soit à leur domicile, soit au restaurant, soit dans la ferme familiale, la « paternelle » ; d’autre part, il est de plus en plus fréquent que l’aboutissement du travail du généalogiste amateur soit marqué par l’invitation de toutes les personnes dont le nom figure sur l’« arbre », avec leurs conjoints. Avec l’invitation, chacun reçoit une photocopie du document. Généralement, le couple « souche » qui est choisi ne remonte guère au-delà de la cinquième génération, mais les noms de tous leurs descendants y figurent. Le buffet, qui se clôturera par une photo de groupe, se tient dans un pré appartenant de préférence à la ferme des aïeux. Chacun apporte sa contribution en tartes salées ou sucrées, en fruits, en salades diverses... La fête se termine parfois par un bal. Ces grandes réunions ont aujourd’hui un tel succès que les plus réussies sont montrées en exemple avec envie par les voisins. Elles réunissent tous les membres d’une lignée et, fait nouveau, hommes et femmes sont traités à la même enseigne : à côté des descendants en ligne masculine, qui peuvent revendiquer un même surnom, on trouve les descendants en ligne féminine dont la place était naguère bien faible dans les mémoires. Ces manifestations contrastent fortement, par leur ampleur, avec les réunions anciennes où seuls les membres d’un « chez » et leurs descendants directs se retrouvaient.

77Les arbres généalogiques sont fréquemment affichés dans les salles de séjour. On les utilise comme un répertoire de la mémoire familiale :

C'est un cousin de Saint-Galmier qui a fait ça. Si on y avait été tous, on aurait été 292 (...). Lui, Jean-Marie, était frère au moment de la séparation de l'Église (et de l’État), alors il est parti au Canada. Il est mort l’année où je suis née, en 1910. Antoine, ses enfants sont encore à Coise ; Pierre, c’était les plus nombreux. Marguerite, sa fille, avec François G. elle est allée 16 fois en maternité (...).

78Les nombreuses photos qui sont prises, distribuées et échangées entre les personnes qui figurent sur les branches de l’arbre, donnent vie à cette généalogie sur papier. Elles permettent de mettre un visage sur les noms des innombrables petits-cousins qu’on ne reverra probablement plus guère.

79Les généalogies plus anciennes sont très différentes ; elles ne sont pas présentées sous l’aspect d’un arbre ramifié, mais sous forme de tableaux. Surtout, leur objet est autre. Alors qu’aujourd’hui il s’agit autant de rassembler les groupes de parents et alliés que de chercher la profondeur généalogique de l’enracinement1, autrefois seules importaient les racines. Il s’agit de généalogies sélectives et fictives, dont la renommée circule un peu partout dans la région. Elles ont en commun de mêler étroitement la légende et la réalité lignagère. Nous avons pu en observer deux, construites sur le même modèle, et réalisées à la même époque dans les années vingt, par deux frères maristes de la région (s’agit-il de la même personne ?). L’une concerne une famille de la Chapelle-sur-Coise, l’autre une famille de Coise originaire d’une commune voisine. D’autres généalogies du même genre nous ont été signalées dans la région.

80Elles sont entièrement centrées sur un rameau dont elles sont censées dresser la filiation. Prenons l’exemple de la famille Villard. Du début du XVIIe siècle, époque à laquelle débutent les registres paroissiaux des communes voisines, jusqu’au XIXe siècle, seuls sont marqués les noms des ascendants. Pour les deux ou trois dernières générations, sont également indiqués les collatéraux. Au XVIe siècle, un lien est tissé en pointillés entre le premier représentant du patronyme, dont le nom figure sur le registre, et un noble local, membre de la famille Mitte, seigneurs de Chevrières. On raconte alors, oralement, que la famille paysanne a pour ancêtre un bâtard des Mitte de Chevrières. L’un des aïeux de cette famille, Guillaume Albin Mitte de Mons, était aux croisades aux côtés de Godefroy de Bouillon. Fraternité de combat qui vaut dans la généalogie une ligne pointillée entre les deux familles. Un rapprochement de même type est effectué entre Godefroy de Bouillon et Guillaume le Conquérant. Ainsi, la famille Villard se trouve-t-elle avoir une parenté, sur le papier, avec le conquérant de l’Angleterre. La seconde généalogie fait descendre de la même façon, encore par l’intermédiaire des Mitte de Mons, la famille Grange de l’empereur Charlemagne lui-même. Poulies besoins de la légende, réservée à ces « grosses » familles, parenté par le sang et par la chevalerie sont mêlées, et la parenté naturelle, même si elle est elle aussi fictive, est clairement revendiquée ; l’état d’usure des documents laisse apparaître qu’ils ont été maintes fois montrés et consultés.

81Sans aller jusqu’a ces excès, de nombreuses familles revendiquent un ancêtre moins glorieux, mais plus vraisemblable, dont le souvenir est resté ancré dans la mémoire. C’est le fondateur du « chez », dont l’histoire est simplement enjolivée. Il est souvent présenté comme le fils d’un maître artisan, d’un marchand, d’un meunier ou d’un riche laboureur, ce qui est souvent proche de la réalité (voir première partie, chapitre II-3). Venu d’une commune voisine, « vers le moment de la Révolution », il avait acquis un domaine qui appartenait à un noble. De nombreux exemples peuvent être ajoutés à ceux déjà mentionnés. Par exemple, la famille Neyrand, à Sainte-Catherine : « un ancêtre » (mais la filiation a été oubliée) était marchand de biens. À la Révolution, il acheta le château voisin de Riverie, vendu comme Bien National, mais dut le rendre peu après. Il conserva malgré tout un heurtoir de porte, une plaque de cheminée et quelques meubles qui existent toujours dans la ferme familiale.

82Nous l’avons dit, au XIXe siècle les fermes de quelque importance étaient millésimées et signées des initiales de leur constructeur, presque toujours sur la clé de voûte en pierre, un pilier de chapit ou le linteau en bois de la porte cochère. Ces initiales étaient toujours celles de la personne qui payait la construction, un père pour son fils, un couple de jeunes mariés, un propriétaire forain. Lorsqu’une ferme était reconstruite à l’emplacement d’une ferme précédente, ou qu’on faisait des agrandissements, il arrivait qu’on se réapproprie les signes précédents, qui étaient placés sans grande règle, sous le tableau d’une fenêtre ou quelque part dans un mur Dates et initiales entouraient parfois un signe symbolique : écusson, croix ou Sacré-Cœur. Comme les généalogies anciennes qui font référence à un ancêtre plus ou moins glorieux ou puissant, on constate une logique sociale de la signature des bâtiments : il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que les fermes modestes soient millésimées.

83Ces signes, qui marquent à la fois la possession, l’enracinement et le désir de protection (que nous étudierons plus loin), ont accompagné des générations d’habitants et sont appréciés aujourd’hui comme des certificats d’authenticité de la qualité des actuels propriétaires. De père en fils on s’est transmis les noms et les prénoms cachés derrière ces lettres, noms qui ont souvent supplanté dans la mémoire ceux des générations suivantes. Ainsi Monsieur Villard connaît précisément l’histoire de sa trisaïeule, J.V.C., qui obtint en dot pour son mariage avec J.B.V., en 1824, le terrain sur lequel ils firent construire la ferme où il vit encore. De cette union entre deux héritiers qui n’avaient pas eu la succession des fermes de leurs parents est née une lignée nouvelle. Après un peu plus de dix années de travail et d’économies, ils bâtirent, en 1836, à l'emplacement de la petite maison dans laquelle ils s’installèrent à leurs débuts, une ferme en U dont « l’acte de naissance » est gravé dans un pilier du hangar.

84Ainsi la mémoire de la ferme est doublée d’une histoire des transformations qu’elle a subies. Si les femmes connaissent souvent mieux que leurs conjoints les liens de parenté et de mariage entre les différentes familles de la commune, la connaissance de l’histoire de la construction est surtout masculine. Elle est aussi, pour les « petits » dont les initiales des ancêtres ne figurent sur aucun bâtiment, le moyen de s’approprier une mémoire domestique et de revendiquer un enracinement résidentiel : Marcel Guyot, âgé d’une quarantaine d’années, est capable de décrire avec une précision étonnante les divers agrandissements qui se sont succédés dans sa ferme depuis près d’un siècle. Il ignore en revanche son origine, pourtant peu éloignée, puisque le cadastre montre qu’elle fut bâtie en 1857 par un de ses ancêtres qui ne possédait que 3 ha de terres.

85Un gendre qui prend la suite d’une ferme s’intéresse généralement peu à la famille de son épouse. Il s’attache cependant souvent à connaître l’histoire de la maison dans laquelle il s’installe. Ainsi, André Poncet, qui est venu en 1943 vivre dans la ferme de sa femme :

Où on est, ça a au moins 150 ans. L’écurie était là, à la place de cette chambre. Parce que celle qui est maintenant, il y a un peu plus de 100 ans qu’elle est faite. Avant, la ferme elle faisait juste les 36 m2 de cette pièce et puis l'évier à côté, et le p'tit écurie là. Dans ces deux pièces ils avaient élevé 11 enfants. Mais après l’oncle (qui a succédé) il avait pas d’enfant. Alors il a vendu au grand-père de ma femme, c’est lui qui a fait les travaux. Il a fait la nouvelle écurie en face de la cour, et la chambre en même temps » (il s’agit d’une maison bloc ancienne, présente sur le cadastre napoléonien, transformée en ferme en U vers 1880).

86Lorsque dans la chaîne se produit une rupture, par exemple quand un des propriétaires est venu « en gendre », alors disparaît le souvenir précis du fondateur du « chez ». Seuls subsistent l’habituelle mémoire généalogique qui remonte rarement au-delà de la naissance du grand-père, et quelques points de repères comme le nom de jeune fille de l’aïeule. À partir du nouveau gendre, une nouvelle lignée s’est constituée, la maison a changé de nom pour prendre celui de son nouveau propriétaire. Un « chez » chasse l’autre, et le souvenir des travaux effectués dans les bâtiments laisse plus de traces dans les mémoires que la succession des propriétaires.

Notes de bas de page

1 Contrairement aux généalogistes chevronnés, membres de sociétés ou d'associations, les amateurs des Monts du Lyonnais travaillent seuls, et ne vont pas rechercher les états civils des cousins partis à l'autre bout de la France.

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