Chapitre I. Nommer, signifier, fonctionner
p. 163-184
Texte intégral
I- La maison, un fait social
1Comment fonctionnaient ces maisons que nous avons décrites ? Qu’exprimaient-elles aux yeux de ceux qui les habitaient, ou de ceux qui les regardaient ? Comme le noyau « qui promet le fruit et engendre l’arbre » (Chiva, 1987 : 5), la maison concentre nombre des formes, des valeurs et des modes de reproduction d’une société.
2La maison concentre et engendre. Elle est autre chose que le microcosme que suggère un certain sens commun anthropologique, autre chose qu’un système de signes ou le support d’un langage, comme nombre d’analyses ethnologiques l’ont soutenu à la suite des travaux de Lévi-Strauss sur le village Bororo (Lévi-Strauss, 1958). En effet, la maison est le lieu par excellence où se joignent le matériel, le social et le mental, le grand et le petit. « Objet total », elle est « le lieu d’intersection de multiples logiques, logique écologique, logique technique, logique économique ou logique symbolique » (Bromberger, 1988 : 3) et l’ethnologue doit se refuser de privilégier l’une ou l’autre de ces voies.
3Cette approche globale de la maison se suffit-elle du passage « d’une série de monographies », si bien faites soient-elles, « à la connaissance de l’objet que ces monographies saisissent dans la diversité de ses présentations » comme Jean Cuisenier le propose pour analyser l’architecture vernaculaire (in Habiter la maison, 1987 : 92) ? Du point de vue de ses formes, la maison peut être réduite à une œuvre, permettant ainsi des analyses de type sémiologique. À l’exemple des contes, Jean Cuisenier distingue alors trois niveaux de complexité de la maison considérée comme une « réalia », c’est-à-dire une « unité concrète, empiriquement saisissable, localisée et datée » (idem : 93). « L’œuvre », niveau le plus élevé est la maison elle-même ; le « motif » architectural (le balcon, la salle commune...) assimilé à un syntagme ; et « l’élément », niveau le plus simple, fournit « la matière des compositions architecturales », comme un mur ou un poteau.
4Or, si nous la considérons comme un objet sociologique inscrit dans l’histoire, cette réduction de la maison à sa matérialité architecturale pose question et le modèle linguistique trouve vite ses limites heuristiques. En effet, comment définir le premier niveau quand on sait que la maison des Monts du Lyonnais résulte d’un long processus combinant les transformations de l’architecture à l’évolution de la société sans qu’il y ait de relation de causalité directe, que des formes anciennes et plus récentes coexistent et fonctionnent cependant dans le paysage, aussi bien symboliquement que techniquement ? Rappelons que la forme en U est un modèle historique ayant produit de multiples arrangements architecturaux, mais qu’il n’a jamais été statistiquement majoritaire. Les caractéristiques dominantes de l’évolution de l’habitat sont plus anthropologiques qu’architecturales. Nous avons vu que ce sont la généralisation du mode d’exploitation de polyculture-élevage, la construction systématique de cours fermées et la multiplication des habitats isolés aux dépens des hameaux. La ferme en U, dont les bâtiments sont organisés avec une si belle régularité, est un idéal architectural plus qu’une réalité statistique, pendant une bonne partie du XIXe siècle. Les gens du pays la distinguent de ce qu’ils nomment la « ferme-forteresse », terme introduit récemment et qui s’approche pourtant de ce que Jean Cuisenier appelle le genre, par lequel ils désignent les plus anciennes des bâtisses qui ont inspiré les constructeurs du XIXe siècle.
5La difficulté à saisir la cohérence des « œuvres » tranche donc fortement avec la popularité du modèle. Ce paradoxe met en lumière la qualité éminemment sociale de la formation d’un style d’habitat : la diversité des formes observables à une époque donnée s’explique largement par la succession des adaptations des bâtiments préexistants à de nouvelles données agricoles et techniques. Rares sont les fermes qui furent construites d’un bloc, mais chaque constructeur avait à cœur, depuis le milieu du XVIIIe siècle, de suivre quelques poncifs admis par tous. La cohérence est avant tout symbolique ou idéologique et elle doit être appréhendée, selon nous, à partir des manières de vivre et de penser la maison. La cohérence de l’œuvre est trop aléatoire, dépendante de conditions trop diverses et fluctuantes pour être forcément pertinente.
6Peut-on pour autant abandonner toute référence méthodologique à la linguistique ? Certainement non. La maison, dans ses valeurs, ses manières et dans son aspect peut être comprise comme le support d’un discours très lent, presque figé mais non point immobile, comme un procès de communication entre un habitant/locuteur et une société/réceptrice. Mais n’est-ce pas trop s’avancer que de dire que les éléments architectoniques peuvent être confondus avec des « termes » dont les assemblages répondraient à des règles (techniques ou écologiques) et à des normes (sociales), et qu’ils produiraient des « configurations matériellement identifiables » qui pourraient être assimilés à des « motifs » (Cuisenier, 1987 : 95) ? N’est-ce pas outrepasser ce que son modèle méthodologique permet en étendant à l'ensemble de la ferme ce qui pourrait ne fonctionner qu’en certaines de ses parties ? En effet, cette démarche suppose qu’on puisse clairement identifier « termes » et « motifs », ce qui n’est possible que dans les cas rares où les bâtiments ont été construits en une fois sans avoir subi de modifications ultérieures. Pour l’immense majorité des fermes il est difficile, voire impossible, d’identifier chaque terme (un signifiant) à un lieu ou à une fonction (un signifié).
7Autre écueil à ce type d'analyse : les termes vernaculaires employés pour désigner les « motifs » interrogent la pertinence analytique de cette notion. Les noms de bretagne, de aîtres, de bachat, de fournie n’ont de définitions précises que dans les dictionnaires de patois. Leur usage nous oblige à les considérer selon deux aspects. Il y a la définition théorique, académique : un placard à fromages, un perron, un abreuvoir, un fournil ; et il y a la définition « pragmatique » pour employer le terme de la phénoménologie (Schutz, 1986). Or, définitions et usages ne correspondent pas forcément, comme nous le verrons, pour les deux exemples du placard à fromages et du perron. Chacun des deux termes renvoie à un champ de significations parfois très large et fort éloigné de l’acceptation courante, mais toujours pertinent des points de vue sociologique et symbolique. Par exemple, il n’est pas rare qu’aucun four à pain n’ait jamais été bâti dans la pièce nommée fournié. Par contre, dans tous les fournié rencontrés on faisait du feu, que ce soit pour cuire le pain ou la pâtée des cochons, ou pour forger des mouchettes.
8Ainsi, il faut admettre que les termes peuvent être aussi bien des expressions de représentations des objets ou des lieux désignés que celles de fonctions déterminées. Si c’est dans la linguistique qu’il faut rechercher le modèle analytique des conditions sociales et esthétiques de l’élaboration de l’architecture vernaculaire, ce serait alors en dépassant le cadre saussurien trop rigide pour aller vers une grammaire générative de la maison qui donnerait toute leur place aux fluctuations sémantiques, aux variations de normes, aux interactions sociales dans les mécanismes d’emprunt.
9Le projet scientifique que nous avons énoncé en début de cette introduction se situe manifestement dans le prolongement de l’anthropologie du « fait social total » de Marcel Mauss. Mais sa résolution reste problématique : l’accumulation des points de vue ethnologiques que passe en revue Christian Bromberger pose la question incontournable de la capacité du chercheur à les examiner tous. Malgré son ambition ethnographique, elle laisse en suspens le problème de l’articulation entre ces différents secteurs d’étude : comment s’organisent, se complètent, se hiérarchisent la réponse aux contraintes du milieu, la mise en œuvre des techniques de construction, l'évolution des modèles architecturaux de base, les activités de production, l’insertion de la maison dans l’organisation sociale, les manières d’habiter et de concevoir l’espace, les pratiques symboliques spécifiquement domestiques ?
10Pour un anthropologue, pourtant, c’est bien dans la manière de faire fonctionner ensemble tous ces niveaux qu’est la spécificité première de la maison vernaculaire, dans cette imbrication du sens et des fonctions, des formes et des symboles. « Figure centrale et emblème » de la société (Chiva, 1987), la maison résume et produit, elle permet le secret et elle donne à voir. Elle unit les moments de la vie et règle les rôles des acteurs domestiques. Elle associe parfois les vivants aux morts et aux descendants dans de longues stratégies d’enracinement. Elle ordonne, elle classe, elle construit des catégories.
11Devant l’ampleur de la tâche qui consiste à étudier toutes les perspectives ethnographiques et analytiques que nous avons mentionnées, nous avons choisi de privilégier une problématique transversale qui rende compte à la fois de la diversité symbolique et fonctionnelle de la maison et de l’unité de sens dont elle est porteuse : la maison est à la fois objet de mémoire et outil de mémorisation. Objet de mémoire parce que les souvenirs individuels et collectifs qui s’y rattachent sont fort nombreux, souvenirs chargés de significations dont la moindre n’est pas celle de renforcer le cadre du groupe familial par la narration répétée d’événements domestiques devenus quasi mythiques (Halbwachs, 1968 : 8). Outil de mémorisation lorsque la maison sert de légende à la géographie du quotidien, de repère dans l’histoire collective, de cadre à l’apprentissage de l’économie domestique.
12Cette mémoire domestique que nous avons cherché à retrouver est personnelle, familiale et collective. La maison est comme le temps familial, fait d’histoire et d’événements personnels qu’on se transmet entre parents. Elle « sert à penser l’homme social » (Zonabend, 1980 : 308). Elle raccorde chaque habitant et chaque groupe domestique à des collectivités qui partagent une histoire, des pratiques et des paysages. La mémoire domestique est une mémoire à la maison, une mémoire par la maison, et une mémoire de la maison. Elle se transmettait entre parents et voisins à la veillée, transformant le foyer en sanctuaire dont le décor imprégnait les consciences individuelles (Halbwachs, 1952 : 131). Elle passait par les généalogies abondamment décrites et commentées, par les histoires maintes fois répétées des bandits, des guerres de religion, de la Révolution, par cette phénoménologie des lieux qui s’associait à l’exemple pour remplacer le discours pédagogique sur les tâches et les devoirs du quotidien. Cette mémoire domestique émane des pierres, des espaces, des objets, des paroles.
13Outil et objet de mémorisation, la maison est un cadre matériel par lequel se concrétisent les systèmes domestiques faits de pratiques, de valeurs, de symboles, de savoir-faire. Par la maison, ils se transmettent, se donnent à voir ou sont cachés. La maison fonctionne et signifie, ou plutôt elle fonctionne en signifiant, les deux termes ne pouvant se comprendre l’un sans l’autre.
14À partir de deux exemples, nous évaluerons la pertinence du vocabulaire, en montrant comment le flou du signifiant peut traduire, dans le premier cas, la primauté des pratiques sur les outils, et, dans un second cas, une opposition conceptuelle entre l’intérieur et l’extérieur malgré la quasi-disparition de l’espace intermédiaire désigné. Nous verrons ensuite comment la maison permet l’enracinement d’une famille dans un terroir géographique et symbolique, comment elle sert à exprimer un symbolisme de la protection, en quoi elle est un outil de travail et de sociabilité, enfin comment elle se décline sur le registre du secret et de l’ostentation.
II- Les aîtres (ou l’être)
15Il s’agit là d’un trait ethnographique des plus intéressants car il concentre de nombreuses questions que pose une anthropologie de la maison. Il est à la fois architectural et social, historique et culturel, et peut être traité par des approches linguistiques, fonctionnelles ou symboliques.
16Selon l'Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais (Gardette, 1976), l’être est une partie extérieure située sur la façade de la maison. Dans le Beaujolais (ajoutons dans les Monts de Tarare et le nord des Monts du Lyonnais pour une bonne part), c’est une galerie de pierre, au premier étage, sur laquelle ouvre la pièce principale. L'escalier et l'avant-toit sont soutenus par des colonnes. Quand on y est, on dit « je suis sous les aîtres ». Dans le Forez, le sud du Lyonnais, le Roannais, c’est un balcon de bois situé au premier étage. Il donne généralement accès au grenier. On y monte par un escalier extérieur en bois. Il est protégé par un avant-toit.
17Le terme vient du latin atrium qui signifie « pièce principale ». Il a désigné ensuite l’espace libre situé devant l’église, ou le cimetière. Dans le Beaujolais, l’être est nommé par des formes dérivées de « balcon » ou « galerie ». Dans le Lyonnais, au sud de la Turdine, la forme la plus répandue est lez étr. En gros, l'aire des aîtres se ter mine au sud avec la limite administrative du département du Rhône (nous les retrouvons à Grammond)1. L’être n’est en aucun cas confondu avec le seuil, et est presque toujours située au-devant de la porte.
18Au sud de la Brévenne, les aîtres (nous emploierons dorénavant cette orthographe plus proche du terme vernaculaire) existent dans toutes les maisons que nous avons visitées, mais ont des formes et des localisations très variables. Ces différences ne tiennent pas aux aires géographiques, mais aux variétés de style des maisons. Tout se passe comme si, quelle que soit l’architecture du bâtiment, existait toujours un endroit qu’on appelait lez étr. À Grézieu-le-Marché, dans deux fermes situées dans le même hameau, il s’agit une fois d’un petit balcon, et l’autre fois d’un perron. Au Richarme, à Saint-Denis-sur-Coise, c’est un balcon qui fait toute la longueur de la façade, comme on le voit fréquemment au nord de la Brévenne. À Grataloup (Coise), c’est une espèce de terrasse située au-dessus de la laiterie, et on y accède par une échelle de meunier. À la Bellardière, à Larajasse, on appelle lez étr le devant de la porte, sous l’auvent du toit, sans qu’il y ait de marches, ni de balcon au-dessus.
19À quoi servent les aîtres ? Les réponses que font les gens sont aussi diverses que celles qu’on peut déduire de leur forme et des pratiques. C’est un endroit où on pend la cbazière, où on range les fagots, où on pose des ruches. Souvent, elles protègent la porte des intempéries grâce à la saillie du toit, ou permettent l’entrée dans la maison lorsqu'il y a des marches. Quand elles sont spacieuses et bien abritées, il peut y avoir des bancs comme à Choules (Larajasse). Parfois elles abritent des symboles liés à la maison. Ainsi à la Bellardière y a-t-il un moulage en plâtre au-dessus de l’une des portes, ailleurs un écusson mentionnant la date de construction de la ferme et les initiales de son premier propriétaire, ou encore le millésime de la maison au-dessus de la porte du fournil.
20Les aîtres existent partout, dans les fermes anciennes comme dans les plus récentes, mais elles n’existent que dans les fermes. Chez Marguerite Guinand, dont le père était galocher, il n’y en avait pas. Et Monsieur Véricel, qui était charron, hésite avant de répondre par la négative.
21Les aîtres sont devant ou à côté de la porte d’entrée, toujours protégées par un toit, qu’il s’agisse de la saillie du toit de l'habitation ou d'un chapit ; elles protègent souvent l’accès au grenier, et sont surélevées au niveau du seuil.
22Trois exemples vont nous permettre de formuler une hypothèse sur leur rôle architectural ou domestique. Il s’agit de la Maison Pupier à Chazelles, détruite en mars 1976 mais qui a donné lieu à un petit article dans le Bulletin du Groupe de Recherches Archéologiques et Historiques de Chazelles-sur-Lyon en 1981/1982, d’une ferme à la Petite Val, à Coise, et de la plus vieille maison du hameau de Choules à Larajasse, connu lui-même pour être l’un des plus anciens de la commune.
23Les enquêteurs du Préinventaire des Monuments historiques de la Loire datent la maison Pupier du début du XVIIe siècle. Elle était construite en pisé, sur soubassement de pierres, et la façade était constituée d'une galerie fermée reposant sur une énorme poutre de châtaignier. La ferme de la Petite Val est datée de 1643 sur une pierre d’angle. Les façades sont en pierres beurrées ou recouvertes d’un épais enduit. Elle possède de vastes aîtres qui rassemblent toutes les caractéristiques que nous avons vues plus haut : accès au grenier, à la maison et à la laiterie, protection d’une avancée du toit, surélévation au niveau du seuil, un certain souci de la décoration. La saillie est soutenue, au centre, par un pilier et par les deux murs de pignon aux extrémités. Le pilier repose lui-même sur le mur de la laiterie. On remarque la présence d’un petit grenier au-dessus de la laiterie qui n'est probablement pas d’origine. Il devait y avoir auparavant un trabli. La troisième ferme est la plus singulière. Elle est certainement très ancienne, probablement de la fin du XVIe siècle, si on se réfère à la forme des encadrements qui sont bordés d’une doucine et à l’arc plein cintre des portes. La ferme est inoccupée depuis longtemps. Sa plus grande originalité réside dans la complexité de la charpente qui supporte les aîtres. Ce sont deux larges galeries, qui se terminent d’un côté par un genre de débarras (peut-être une ancienne laiterie), et de l’autre par le puits, profond de plusieurs mètres. On y accède par un escalier de onze marches. (Photo 20)
24Il est fort probable que cet assemblage de poutres et de poteaux s’explique par la disposition très particulière de la façade. En effet, comme dans les maisons basques (auxquelles elle ressemble), la façade est située sur un mur pignon, et non sur un mur gouttereau comme c’est la règle quasi exclusive dans la région. Il s’ensuit que les poutres qui supportent les planchers ne sont pas perpendiculaires aux galeries, ce qui permet, comme c’est l'habitude dans le Lyonnais, de faire reposer les balcons sur leurs extrémités qu’on laisse dépasser d’une demi-toise. Les poutres étant parallèles au balcon, il a fallu bâtir un véritable échafaudage devant la maison pour construire les galeries. C’est dire (importance de leur fonction, utilitaire ou symbolique. Soulignons que dans les trois cas les étables sont sous l’habitation, que les greniers sont importants et d’accès facile.
25Si l’on met de côté le caractère original de (architecture de la ferme de Choules, les trois exemples apparaissent assez semblables.
26Dans les trois cas, les aîtres donnent accès aux trois niveaux (cave et étable, logement, grenier/fenil). Elles sont bordées de chaque côté par des bâtiments ou des constructions annexes aux fonctions mixtes agricoles et domestiques (le puits, la laiterie). Dans de nombreux cas, les aîtres ont un caractère nettement moins marqué, quand elles ne désignent pas tout simplement l’espace couvert par l’avancée du toit devant la façade. En fait, chaque fois, il s’agit d’un espace hybride entre l’intérieur et l’extérieur, d’un lieu de transition situé devant les baies de la pièce principale, qui filtre en quelque sorte la lumière et les mouvements du dehors. Plus qu’un élément de l’architecture, elles désignent un espace virtuel, parfois construit et aménagé, parfois sans aucune distinction matérielle, un lieu pourtant, plutôt qu’un espace, qui a forcément du sens dans les fonctionnements et les représentations du domestique puisqu’il est encore très fréquemment cité.
27En outre, d’après nos trois exemples, l'importance architecturale des aîtres dans les fermes anciennes peut être liée à la présence de l’étable au premier niveau d’un bâtiment unique, comme cela se voit encore dans les Monts de Tarare (Royer, 1978 : 122), ou dans la partie nord des Monts du Lyonnais. Le nom de cet espace situé au-devant du seuil de la maison serait resté, alors même que ses attributs fonctionnels et symboliques changeaient. Les aîtres pourraient être un vestige d’un style ancien de maisons, antérieur au XVIIIe siècle au sud de la Brévenne, mais qui se serait perpétué au nord jusqu’au XIXe siècle. Depuis 150 ans, il aurait été imité par endroits, dans tout le reste des Monts du Lyonnais. (Photos 21 et 22)
28Reste à savoir comment les aîtres ont évolué, pourquoi cet espace souvent sans grande spécificité architecturale ou décorative a gardé une dénomination nette jusqu’à aujourd'hui. Reste encore à comprendre avec plus de précision ce que les gens signifient lorsqu’ils se transmettent le terme et qu’ils l’utilisent quotidiennement. Pour cela, affinons l’analyse conjointe des formes architecturales et des pratiques des occupants.
29Dans le corpus que nous avons déjà utilisé, nous avons des informations suffisamment précises sur 35 fermes pourvues d’aîtres. L'ensemble a été classé en cinq types, définis d’après leurs formes. Le premier type est celui des aîtres galeries, très semblables aux « êtres » de la plaine du Forez (Royer, 1978, LY 30), que nous venons de voir à Choules. Le second est celui que nous appellerons des aîtres couverts, qui sont formés par une avancée de toit maintenue aux extrémités par des bâtiments en retour ou la prolongation d’un mur pignon, et en leur centre par un pilier en bois. Le troisième type est celui des aîtres sous balcon, situés sous un petit perron qui prolonge un escalier d’accès au grenier. Le quatrième est le type des aîtres sous saillie, c’est-à-dire qu’il s’agit tout simplement de l’espace protégé par une avancée du toit devant la façade de la maison. Le cinquième et dernier type est une variante du précédent, qui s’en distingue par la présence d’un perron pour accéder au seuil de la maison. C’est celui des aîtres sous saillies et sur perron (Royer, 1978, LY 14).
30Nous avons ensuite précisé cette typologie à partir des deux éléments avancés par les habitants pour parler des aîtres de leur maison : on est d'abord « sous les aîtres », c’est-à-dire que les locuteurs s’attachent à ce qui est au-dessus de leurs têtes, une galerie, le toit, ou un balcon. Ensuite les aîtres sont associées à des marches et à un espace placé plus haut que le sol de la cour, galerie, balcon ou perron.
31Les cinq groupes sont très inégaux. Ils ont respectivement 3, 3, 3, 13, et 11 spécimens. Mais comme souvent en ethnologie, ce sont quelques situations paradoxales qui nous permettront de comprendre des phénomènes plus généraux. Les cinq types s’inscrivent plus ou moins dans un ordre chronologique. Les types a et b sont les plus anciens, datant du début du XVIIe siècle, avec des résurgences au XIXe. Le type d s’étend sur l’ensemble des trois siècles mais est surtout visible à partir du milieu du XVIIIe siècle. Le type c semble légèrement antérieur et le e plutôt à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Ces différences d’époque doivent être considérées avec précaution. D’autre part, il faut prendre en compte, pour expliquer la présence d’un perron, la pente de la cour et la position de la porte d’entrée par rapport à cette cour : si la porte est plutôt située en haut, alors le perron n’est pas indispensable. Si la pente est faible, il faut mettre le niveau de la maison au-dessus de celui de la cour si on veut qu’il y ait une cave importante et il faut donc plusieurs marches pour accéder à l’entrée.
32La première fonction des aîtres, la protection contre les intempéries, mise en avant dans la formule « sous les aîtres », est beaucoup plus marquée lorsqu’il s’agit de maisons anciennes. C’est bien sûr le cas dans les types a, b et c qui ne comprennent que trois maisons du XIXe siècle sur onze. Elles se caractérisent par la construction d’une large avancée du toit. C’est aussi le cas de certaines fermes des types voisins dont le chapit empiète sur l’espace des aîtres, ou dont l’avant-toit, soutenu par des consoles, dépasse d’un bon mètre au-dessus d’une porte d’entrée située au niveau de la cour. Dans les fermes plus récentes, les avant-toits peuvent être parfois aussi longs, mais en général ils dépassent rarement les 50 à 60 cm et sont identiques aux saillies des autres murs.
33Les signes de protection, les symboles ou autre marque quelconque sont rares. Nous n’avons trouvé que quatre dates, dont une seule au-dessus du linteau de la porte de la cuisine, un moulage en plâtre représentant des armoiries, un écusson, une croix relativement récente, faite dans le mur avec des culs de bouteille, et une coquille Saint-Jacques, ramenée d’un voyage au bord de la mer, qui a été cimentée dans le mur près de la porte.
34Depuis une vingtaine d’années, des plantes grimpent contre les façades et on place souvent des pots de fleurs sur les marches du perron. Autrefois, les simples connues pour leurs vertus thérapeutiques ou leur pouvoir symbolique étaient généralement sauvages ou bien elles poussaient dans les jardins. Il n’y avait aucune plante à l’intérieur de la cour et sous les aîtres. Elles n'entraient (elles n'entrent encore) dans les maisons que sous forme de petits semis posés derrière la fenêtre de la cuisine, pendues dans les armoires ou bien séchées pour préparer des tisanes et des onguents.
35Le second rôle des aîtres est de distribuer, depuis la cour, des espaces aux fonctions spécialisées. Il s’agit toujours de pièces appartenant ou associées au bâtiment d’habitation : la maison2, le fournil (qui peut être appelé laiterie), le grenier, la cave, un couloir. Dans les 35 fermes retenues, 33 fois on passe par les aîtres pour entrer dans la cuisine, 19 fois pour aller au fournil, les fournils ayant presque toujours deux portes, l’une intérieure et l’autre extérieure (une seule dans une ferme du type e), 12 fois pour aller au grenier (surtout les types a, b, c), et 7 fois pour aller à la cave (dont 3 fois sur 3 dans le type a et une fois dans chacun des quatre autres types).
36Quand on reporte les fonctions de distribution à la typologie des formes, des relations apparaissent. Les aîtres du type a sont ceux qui permettent d’accéder à toutes les pièces et locaux donnant sur l’extérieur. Ceux des types b et c remplissent également fort bien ce rôle de carrefour des parcours entre la maison, la cour et les locaux à vocation mi-domestique/mi-professionnelle que sont la cave, le grenier et la laiterie/fournil. En revanche, par les aîtres de l’avant-dernier type, on n’entre jamais dans plus de deux pièces, généralement la maison et le fournil, et ceux du dernier ne donnent accès qu’à la cuisine. On voit donc bien que cette particularité des habitations, peu marquante architecturalement, aux attributions fonctionnelles et symboliques somme toute limitées, est avant tout présente dans les représentations qu’ont les habitants de l’espace situé entre la cour et la maison.
37Ce lieu, qui peut être situé n’importe où entre le sol et la saillie du toit (mais plutôt au niveau de la cour), est à la fois un carrefour et un espace de transition. Carrefour par lequel on passe pour aller d’un local à un autre, marqué sous les pieds par des marches, un perron, ou un simple terre-plein, et au-dessus de la tête par un balcon ou les tuiles d'un toit ; transition entre l’intérieur abrité et sec des appartements et l’intérieur découvert et humide de la cour, entre l’obscurité de la maison et la lumière du ciel, entre la fraîcheur du temps et la chaleur du foyer. Mais il ne s’agit pas à proprement parlé d’une transition entre le dedans (la maison) et le dehors (la cour) parce que la cour est un espace intérieur comme l’indiquent nombre de pratiques : les fenêtres qui donnent sur les aîtres n’ont pas de volets, et lorsqu'on cache la clé de la maison (ce qu’on est rarement obligé de faire), c’est toujours « quelque part sous les aîtres ».
38Ce que nous avons vu plus haut concernant la présence ou l’absence de volets se comprend mieux ainsi : les aîtres sont aussi un intérieur, un espace quasi-domestique, situé au-delà de la porte et du seuil. Autrefois, leur intimité était protégée par l’importance du renfoncement ou par les galeries, aujourd’hui par l’enceinte de la cour. Or, les volets sont surtout là pour renforcer, ou pour affirmer en certaines occasions, la différence de nature, fondamentale, entre le dehors et le dedans : on les pose donc partout où les yeux d'un étranger peuvent apercevoir une ouverture. Les volets sont une protection aux regards bien plus qu’aux infractions, comme nous l'avions dit. Dans ces conditions, il n’en est nul besoin devant les aîtres, puisque les aîtres sont par définition invisibles de l’extérieur. C’est là leur principale qualité. Pour les cacher, on utilise la morphologie du terrain, on construit la grange de façon à ce qu’elle ferme la cour, on élève de hauts murs et des appentis, on construit une aile à la maison, comme sur le coteau de Pomeys.
III- La bretagne : une particularité architecturale des fermes des Monts du Lyonnais
39D’après l'Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais (Gardette, 1950/1968), « bretagne » désigne la plaque de fer dressée contre le mur de la grande cheminée, derrière le foyer. C’est, autrement dit, la plaque foyère. Les enquêteurs de l'Atlas ont remarqué, par endroits, que le terme désignait un petit placard creusé derrière cette plaque ouvrant dans la pièce mitoyenne. Dans certaines communes du sud des Monts du Forez, on appelait « bretagne » cette pièce elle-même, équivalente du « poêle » des fermes de la Bresse et du Revermont (Royer, 1979, LY 4 ET LY 7). La plaque foyère est alors dénommée « plaque de bretagne ». D’après les monographies du « Chantier E.A.R. 1425 »3 il existait des « chambres bretagne » dans le Forez, qui possédaient également un placard à l’arrière de la cheminée (ibid. : LY 30 ET LY 32).
40D’après nos observations, dans les communes environnant Saint-Symphorien, la plaque est appelée en langue dialectale plaka tout simplement, le placard dari de la bretàni (derrière de bretagne en français régional), et la pièce a de multiples appellations, dont celle de « bretagne ». L’instabilité de ce terme de bretagne en général, et sa grande variabilité sémantique sont remarquable. Les fluctuations ne sont pas d’ordre microgéographique, telles qu’on pourrait les représenter sur une carte, mais accompagnent une grande diversité des pratiques et des représentations.
41Les auteurs des Commentaires... (Gardette, 1976) ont noté que le terme était spécifique à la région lyonnaise (sud des départements du Rhône et de la Loire) et au nord du département de la Haute-Loire, d’autre part, que son origine était peu claire. Certains (Gonon, 1968) ont formulé l’hypothèse d’un rapprochement possible avec le terme de broto qui proviendrait de la base brottiare et signifie que (le lait va) tourner (ibid).
42Sur le terrain que nous avons étudié, deux choses doivent être soulignées. La première est que le qualificatif de bretagne désigne toujours un lieu dans lequel on fait sécher les fromages (placard de bretagne, chambre de bretagne…). Pourtant, bien que cette activité soit de toute évidence très ancienne, la présence de placards creusés derrière les cheminées n’a pas pu être attestée avant le dernier quart du XVIIIe siècle. La seconde concerne l’extrême variabilité des façons de désigner la pièce dans laquelle s’ouvre le placard.
43La bretagne nous est connue dès le Moyen Âge dans le Lyonnais par des testaments (Gonon, 1968). Il s’agissait d'une excavation faite dans la cheminée, dans laquelle on entreposait les pots pour y faire cailler le lait. Dans les constructions les plus anciennes que nous avons visitées, de telles niches existent bien, mais leur nom a été oublié et leur destination est tout autre : il s’agit plus souvent de petits potagers ou de niches à sel. Certains témoignages indiquent qu’on y laissait lever la pâte à pain.
44Au début de ce siècle, toutes les maisons rurales ne possédaient pas de placards de bretagne. Dans certaines fermes anciennes et chez de nombreux artisans-paysans, ils étaient absents. Les placards de bretagne n’existaient pas - ou bien n’existaient que fort rarement - dans les maisons-blocs sans cour, et dans les fermes dont la cheminée était supportée entièrement par une des grosses poutres de la cuisine, dite poutre charière, et non sur des corbeaux de pierre ou de bois comme cela se voit le plus fréquemment. Ces cheminées sans hotte, reposant sur un chevêtre construit dans le plancher de l’étage, dont l’âtre, au niveau du sol, était seulement délimité par de grandes pierres plates scellées dans la terre battue de la salle, étaient très anciennes. Nombre de personnes se souviennent les avoir vu démolir après la Première Guerre mondiale. Elles semblent assez proches de la cheminée sommairement décrite dans la monographie Ly 30 du Corpus (Royer, 1979) d’une ferme du Massif des Bois Noirs, au nord des Monts du Forez. Après examen des dates de construction et des travaux réalisés dans les maisons de notre corpus, on peut dire que les placards de bretagne ne se sont généralisés qu’avec la multiplication des fermes en U.
45Les placards de bretagne ont des dimensions qui varient approximativement avec l’importance de l’exploitation. Les plus petits n’ont qu’une porte, souvent en pin, parfois en merisier, d’une hauteur de 100/110 cm pour une largeur de 60/70 cm. Les plus grands ont généralement deux portes, construites le plus souvent en merisier. Elles atteignent chacune les 170/180 cm par 50/55 cm. Il est fréquent que la largeur du placard soit égale aux deux tiers de sa hauteur.
46Les portes sont faites de deux ou trois panneaux encadrés d’une structure rainurée, elle-même assemblée à onglet par tenons mortaises et chevilles. Le plus souvent les traverses sont droites, profilées d’une moulure assez simple, voire d’un chanfrein non arrêté. Le panneau du haut est souvent remplacé par un grillage, afin de favoriser la circulation de l’air chaud procuré par la plaque foyère ; à la place, parfois, des trous sont percés à la chignole.
47La précision des assemblages et des coupes d’onglets, la présence de profils sur les montants et les traverses, indiquent de toute évidence que ces portes de placards étaient exécutées par un menuisier professionnel. De plus, certaines traverses hautes sont chantournées, suivant l’inspiration Louis XV assez fréquente dans le mobilier rural régional. En outre, si de nombreux agriculteurs possèdent des outils à bois, aucun d’eux n’a de bouvet, de guillaume ou de rabot à rainurer, outils au maniement plus délicat que la simple plane habituellement utilisée par les paysans, mais indispensables à la fabrication des portes de placards. Plus carrés que ceux des appartements, destinés à un usage exclusivement agricole, les placards de bretagne ont des lignes et s’inspirent d’un style à peine plus « rustique » ; et le travail de l’artisan qui les a construits est tout aussi soigné. L’intérieur est fait de trois ou quatre clayonnages, recouverts de paille, sur lesquels on déposait les fromages frais. À mesure qu’ils séchaient on les passait au niveau supérieur. En bas étaient rangées les grandes berthes où l’on faisait le cailli. (Photo 23)
1. La bretagne dans la vie domestique
48Avant que les coopératives ne se chargent de ramasser le lait, dans les années cinquante (Palandre, 1973), la quasi-totalité de la production était transformée sur place. Des fromageries avaient été installées au cours du XIXe siècle, à Duerne où l’on faisait des « grignettes » et à Coise du fromage bleu. Leur production restait toutefois limitée. Hommes et femmes s’occupaient de la traite des vaches, les femmes seules de celle des brebis (rares à la fin du XIXe siècle) et des chèvres. Les femmes se chargeaient de l’ensemble de la chaîne de transformation du lait et de la vente des produits. Beurre et fromages étaient achetés sur le marché de Saint-Symphorien, tous les mercredis, par des coquetiers qui les revendaient sur les marchés lyonnais et stéphanois. Certaines paysannes descendaient sur les marchés de la vallée du Gier, à Givors, Rive-de-Gier ou Saint-Chamond, pour vendre directement à une clientèle fidèle.
49À la belle saison, le cheptel d’une ferme moyenne pouvait donner quotidiennement entre 50 et 60 litres de lait, à raison de deux ou trois traites. Les fromages étaient faits l’après-midi, avec le cailli du matin. Le lait du soir était alors conservé jusqu’au lendemain. Dans la plupart des fermes on faisait des fromages écrémés ou demi-écrémés. Dans ce cas, on laissait reposer le lait frais dans des berthes rangées au frais à la cave. La crème remontait à la surface, était recueillie dans une autre berthe gardée dans la fon à lait jusqu’au mardi, jour où l'on faisait le beurre pour le vendre le lendemain. Au printemps, il arrivait qu’on produise jusqu’à 40 livres de beurre, et à peu près 30 kg de fromages dont les deux tiers étaient facilement consommés à la maison.
50La maîtresse de maison dirigeait volontiers ses filles et les servantes pour les opérations les plus simples, comme saler et retourner les fromages, taper le beurre et le « serrer » en mottes. En outre, elle leur laissait nettoyer les instruments, baratte, écrémeuse, seaux, formes à fromages, faisselles... Elle se réservait toujours la surveillance du cailli, produit très instable du mélange du lait et de la présure, à partir duquel sont faits les fromages. Sous l’effet d’une erreur de manipulation, ou de conditions météorologiques trop mauvaises, le caillé pouvait gonfler et « ne pas prendre ». Chaque maîtresse de maison avait sa » marque », généralement gravée sur un rouleau en bois, qu’elle imprimait sur les mottes de beurre. Ceci permettait aux clients du coquetier de reconnaître la provenance de la marchandise qu’il achetait. Les « marques » étaient généralement achetées chez le sculpteur de Saint-Symphorien. Elles représentaient des fleurs (roses, marguerites), des animaux ou les initiales de la personne.
51Les chaînes opératoires de la fabrication des fromages variaient essentiellement en fonction du temps et des disponibilités techniques de la ferme. Dans une ferme type, en forme de U, le caillé était préparé puis entreposé dans la pièce du placard de bretagne. Lorsqu’il n’y avait pas de bretagne, ou que le placard était situé dans la grande chambre, cette opération se tenait généralement dans la cuisine ou dans l’étable. Après quelques heures, le caillé séparé du petit lait était mis dans des faisselles de grès ou de fer blanc. Les faisselles étaient alignées sur le salou, égouttoir à fromage composé d’une caisse rectangulaire légèrement inclinée, percée en son extrémité, reposant sur quatre pieds. Le salou avait sa place dans la pièce faisant office de laiterie, qu’elle soit appelée « laiterie » (le mot est d’introduction récente), « évier », forni (pour fournil) ou derrière de bretagne.
52Le petit lait récupéré dans un baquet était ajouté à la pâtée des cochons qui cuisait dans la chaudière du fournil. Une journée durant, les fromadj étaient salés et retournés sur le salou, puis entre-posés pour sécher dans le placard de bretagne ou dans une cage en bois pendue sous les aîtres, la chazière. Chaque jour, les fromages de la veille étaient montés d’un rayon, et les fromages plus frais prenaient leur place. Ils restaient là de un à quatre jours, selon les conditions de chaleur et d’humidité de la saison.
53Une fois secs, ils étaient rangés par livres (c’est-à-dire, en général, une demi-douzaine de fromages) et entreposés dans un coffre jusqu’au mercredi suivant. Certains étaient mis de côté pour être affinés dans un coffre de verna (l’aulne) pendant plusieurs semaines. Dans ces coffres, des micro-organismes, les artizons4 se développaient, les entourant d’une croûte rouge ou bleue selon l’essence du bois dont était fait le coffre, et donnant au fromage un goût particulier :
Il y a des fois on oubliait des fromages dans un coffre. C'est comme ça qu'y venaient des attisons. Mais il y a des personnes qui n’arrivaient pas à en avoir. Alors elles allaient en chercher chez d’autres.
54Outre le pouvoir de donner aux fromages cette couleur rousse, la plus prisée, les cirons avaient celui de les empêcher de couler et de devenir trop forts.
55On ajoutait parfois du lait de brebis ou du lait de chèvre au lait de vache. On obtenait alors des cabrious, forts s’ils étaient au lait de chèvre, doux s’ils étaient au lait de brebis. Pour les distinguer des fromages de vache on plantait dessus une ·· bûche » de paille de seigle. Outre ces différents fromages, affinés ou non, qui étaient vendus d’abord aux coquetiers, les femmes fabriquaient d’autres variétés, destinées à la consommation domestique et à la vente directe sur les marchés. C’était principalement le fromage blanc doux égoutté, qui était mangé dans la journée, au moins trois heures après avoir été mis en faisselles :
Nous on appelait ça la tomà. On la préparait à quatre heures pour le soir. Comme çà le cailli avait eu le temps de prendre depuis le matin.
56Ces fromages, vendus sur les marchés comme fromages blancs avaient un peu moins de présure. On les préparait la veille pour le lendemain. Parfois ils pouvaient être salés légèrement. Dans les fermes, les femmes et les enfants faisaient leur « quatre heures » de ce fromage non encore égoutté, laissé un quart d'heure à une demi-heure dans les faisselles.
57Le circuit de la fabrication du beurre était un peu différent. Une fois filtré, le lait était versé dans des berthes. Celles-ci étaient descendues à la cave et entreposées dans la fon à lait, provenant de la canalisation d’une source ou d’un trop-plein, ou alimentée par un puits creusé sous la maison. Sous l’effet de la fraîcheur, la crème montait et pouvait être recueillie. On la collectait alors dans un récipient voisin, chaque jour, jusqu’au mardi, où son contenu était versé dans la baratte, installée à côté du salou. La baratte, très lourde à manier, était souvent tournée par un homme. Le babeurre, comme le petit lait, était ajouté à la pâtée des cochons, mais une partie était mise de côté dans un pot à lait. De l'eau très chaude était versée dessus, provoquant une coagulation rapide des protéines. Le produit coagulé était pressé quelques heures dans un linge pour en extraire le liquide. On obtenait alors du sira ou sila. Le sira était générale ment réservé à la consommation domestique, mangé à quatre heures en tartines frottées d’ail lorsqu’il était frais, ou bien sous forme de sirotes séchées dans la chazière. Contrairement aux fromages, les sirotes étaient ovales, formées à la main ; elles étaient plus petites et on ne les vendait jamais. Le sira, en revanche, faisait l’objet d’une commercialisation dans la vallée du Gier et la région stéphanoise, sous le nom de sarasson. Le sarasson était l’une des bases de l'alimentation des ouvriers de la région, comme l’était, à Lyon, la « cervelle de canut »5. On y ajoutait de l’ail, et on le mangeait salé avec des pommes de terre bouillies.
58Retiré de la baratte, le beurre était entassé sur une planche posée sur la pierre d’évier ou sur la table de la cuisine. Il était pressé fortement puis lavé dans deux eaux afin d’en extraire les gouttelettes de babeurre. Ensuite de quoi il était à nouveau pressé et frappé avec des battes en bois. Le lavage terminé, il était descendu au frais dans la fon pour durcir. Le lendemain matin, avant le départ pour le marché, il était modelé en une ou deux molettes coniques, ou en petites briques d’une livre. Chaque fois, la maîtresse de maison y imprimait sa marque.
59Jusque vers 1940/1950, la plupart des fermes des Monts du Lyonnais fabriquaient des fromages, et beaucoup d’entre elles, celles qui possédaient au moins cinq/six vaches, faisaient du beurre. Les types de produits, les quantités, les techniques et les savoir-faire variaient peu, allant dans le sens de ce relatif nivellement social, économique et technologique que nous avons relevé à plusieurs reprises. C’est dans la description précise des chaînes opératoires, des trajets et des terminologies qu’on relève les différences les plus marquantes entre les fermes.
60Sur le marché de Saint-Symphorien, toutes les femmes vendent des fromages ; dans le paysage toutes les fermes ont une cour fermée ; dans les discours toutes les maisons de paysans sont pourvues d’une bretagne. À quelques exceptions près, ces poncifs de la vie rurale locale reflètent bien la réalité. Mais, de même que nous avions vu plus haut que bien que fermées les cours étaient loin d’être toutes identiques, les espaces fonctionnels, voire quasi-professionnels, que sont la bretagne et la fon à lait, entre autres lieux, étaient organisés de façon très changeante. C’est cela que traduisent les variations d’appellation.
61La majeure partie des opérations de transformation du lait se déroulait au cœur, ou au moins au contact immédiat de l’espace domestique : devant et/ou derrière la grande cheminée, ou le fourneau qui la remplace par la suite. Les causes les plus souvent avancées de cette localisation tiennent à l’hygiène, l’étable étant souvent, avant l’assainissement des années soixante, un lieu particulièrement insalubre et mal aéré, comme le disent aujourd’hui tous les agriculteurs. D’autre part, les conditions impérieuses de température et les grandes quantités d’eau nécessaires à plusieurs étapes du travail contribuaient à éloigner ces opérations des lieux de stabulation.
62Ainsi, la fabrication du beurre et du fromage s’intégrait dans un système spatio-fonctionnel très riche et efficace qui faisait transiter le lait entre la fraîcheur de la cave et la tiédeur de la bretagne. Chacun des produits issus de cette transformation avait sa place dans des cycles de consommation parallèles, consommation domestique, animale ou vente. D’une part, ces productions se complétaient dans la chaîne opératoire, les sous-produits du beurre et des fromages étant utilisés comme base pour des productions à destination domestique, les sous-produits de cette production domestique entrant eux-mêmes dans l’alimentation animale. Reproduites journellement ou hebdomadairement selon le cas, les chaînes opératoires se déroulaient dans un espace finalement très restreint, espace de travail superposable en bien des lieux à l’espace domestique. La séparation entre bêtes et hommes était nette et ancienne, mais activités productrices et activités domestiques restaient étroitement associées. Les tâches étaient nettement différenciées selon les sexes, puisque la fabrication du beurre et des fromages était exclusivement féminine. Pourtant, l’homme intervenait, à des étapes peu nombreuses, mais fort précises : lorsqu’il y avait contact avec l’animal, au moment de la traite, et lorsqu’il fallait manœuvrer une machine, baratte ou centrifugeuse.
63Ce système bien rôdé devait tenir compte des aléas du contexte domestique. Bretagne et fon à lait sont des éléments à part entière de la ferme en U : dans les bâtiments les plus anciens et les maisons d’ouvriers agricoles et d’artisans qui ont été agrandies, on a souvent creusé après coup un placard derrière la cheminée. La bretagne n’était alors que rapportée dans une chaîne opératoire et un système spatio-fonctionnel préexistant. Elle ouvrait dans un petit évier surajouté lui aussi, dans la grande chambre, ou dans le fournil. C’est que, malgré son originalité et sa fréquence, la bretagne n’est qu’un outil accessoire dans la préparation des fromages. Dans les maisons où elle est absente, et depuis les années 1910/1920, au moment où les cheminées furent bouchées et remplacées par des fourneaux, le caillé était gardé à bonne température dans la salle, près du feu, ou près de la chaudière, et les fromages étaient mis à sécher sur des planches recouvertes de paille de seigle ou dans les chazières suspendues sous les aîtres ou dans la pièce faisant office de laiterie.
64C’est justement parce qu’elle n’a rien d’essentiel d’un point de vue technique et qu’elle est répandue dans tout le pays que la bretagne apparaît comme un trait culturel original et signifiant. Comme les aîtres, sa particularité tient à un paradoxe. Lorsqu’on en parle, c'est pour l’associer systématiquement à la fabrication des fromages, alors que la description de la vie quotidienne nous a montré son aspect très secondaire dans les pratiques. Tout se passe comme si elle servait avant tout à symboliser cette production. Après l’étude de son rôle technique, c’est comme signe et comme symbole que nous devons l’analyser.
2. Langage, fonction, espace : évaluation du rôle domestique de la bretagne
65Le paradoxe mis à découvert par l’ethnographie est également perceptible dans l’imprécision contenue dans les termes de « bretagne », et de « derrière de bretagne ». D’après le corpus de 35 fermes déjà utilisé pour étudier les aitres, on trouve plusieurs enseignements. Sur la même aire géographique existe une définition minimale de la bretagne, le placard, et une définition maximale, la pièce dans laquelle est situé ce placard. Lorsque les éléments mobiliers et l’équipement de la pièce sont utilisés strictement pour transformer le lait en fromages ou en beurre (salou, berthes, rayonnage pour les faisselles, baquet, baratte...), on appelle cette pièce le « derrière de bretagne », formule qui est synonyme de laiterie, et ses dimensions sont réduites (au maximum 10 m2). Lorsque, en outre, cette pièce possède une pierre d’évier, on parlera alors d’évier. S’il y a une chaudière pour cuire la pâtée des cochons (le plus souvent raccordée à la cheminée du four à pain, mais la présence de ce dernier n’est pas obligatoire), ce sera alors le fornié (pour fournil).
66Évier et fournil sont les appellations les plus fréquentes. Mais le placard peut ouvrir dans une pièce destinée à un autre usage que la transformation du lait, la grande chambre, ou dans une petite pièce d’une vingtaine de mètres carrés qui est utilisée comme chambre de secours à l’occasion de certains moments de la vie domestique (enterrements, maladie grave) ou de certains cycles de la vie domestique (pour coucher les jeunes filles, les grands-parents veufs, les parents ayant un nouveau-né en hiver, la bonne placée « en condition »). On parle alors de « chambre de bretagne ».
67Parfois, chambre de bretagne et laiterie ne font qu’un. Ainsi, lorsque les grands-parents, une bonne ou une vieille tante y dorment, ils auront la charge d’y faire les fromages et le beurre. Lorsqu’elle sert exclusivement de chambre, la laiterie est placée dans le fournil ou dans l'évier. À Montrottier, dans le nord des Monts du Lyonnais, le placard de bretagne aurait parfois servi de lit clos pour les nourrissons lors d’hivers particulièrement rigoureux. Dans l’ensemble de la région, dont nous avons dit qu’elle était un des principaux centres de placement pour les familles lyonnaises depuis au moins deux siècles, la chambre de bretagne était parfois utilisée pour coucher les jeunes enfants mis en nourrice, à l’abri du froid et des animaux domestiques.
68D’un point de vue dialectal, il est intéressant de comparer la bretagne à la grande chambre, autre lieu constitutif de la ferme en U. Créée à la fin du XVIIIe siècle à l’exemple du salon des maisons bourgeoises, la définition d’une grande chambre n’a jamais changé, même si ses affectations ont parfois pu être étendues momentanément pour faire face au nombre d’enfants à coucher. L’origine française du nom ne fait par ailleurs aucun doute. « Bretagne », en revanche, est un mot patois francisé, qui existait déjà au Moyen Âge. Il désignait un lieu différent, mais dont l’utilisation était somme toute assez proche. La transformation de la niche qu’elle était (voir le début de ce chapitre) en placard a suivi le développement de la fabrication de produits secondaires du lait, commercialisés en des proportions de plus en plus grandes au XIXe siècle. On remarque en particulier que toutes les fermes conformes dès leur conception au modèle en U sont munies de ces placards prévus dès leur origine pour ouvrir dans une pièce particulière, fournil ou chambre de bretagne. Pourtant, les techniques de fabrication des fromages ont très peu évolué, et sont bien antérieures à la création des placards de bretagne6.
69Ainsi, pour désigner une pièce empruntée à un modèle d’habitat urbain, lieu qui reste peu utilisé bien qu’il s’agisse presque toujours de la plus grande pièce de la maison, on emploie un terme français, grande chambre, alors que le lieu résultant d’une simple adaptation des productions agricoles et des pratiques locales anciennes à des conditions économiques et sociales plus favorables garde le nom d’un équipement fonctionnel antérieur, la « bretagne », tout en prenant une valeur symbolique disproportionnée par rapport à sa fonction utilitaire.
70Nous avons là les deux termes opposés d’un binôme qui exprime bien les représentations complexes qui sont attachées à la maison et à l’espace domestique. De manière un peu schématique, on peut dire que la bretagne et la grande chambre, qui sont presque toujours opposées dans l’espace de la maison, sont les deux extrémités d'un axe symbolico-fonctionnel autour duquel se développent des valeurs constitutives de la vie domestique, entre travail et représentations sociales.
Notes de bas de page
1 On trouve toutefois quelques exemplaires à Pélussin, dans la Loire.
2 « Maison » est le terme local pour désigner la pièce principale, la salle. Pour le distinguer de la maison comprise comme construction ou de la maison comprise comme objet social et symbolique (supra chapitre I) nous l'écrirons en italique.
3 C'est sous ce sigle qu'est connue la vaste enquête sur l'architecture rurale réalisée entre 1941 et 1946, sous l'égide du Musée national des Arts et Traditions populaires.
4 Il s'agit de colonies de cirons, connus également sous le nom d'acariens du fromage (Petit Robert).
5 La « cervelle de canut » est un fromage blanc écrémé, qu'on mange salé et poivré.
6 La généralisation de l'emploi de la présure, au cours du XIXe siècle, a certainement favorisé l'essor de la production fromagère, mais il est peu probable qu’elle ait contribué à transformer radicalement les techniques de fabrication.
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