Introduction
p. 59-61
Texte intégral
«Si le bonheur consiste à accumuler des appareils ménagers et à se foutre pas mal du reste, ils sont heureux, oui ! éclata Frédéric. Et pendant ce temps-là les fabricants filent leur camelote à grands coups de publicité et de crédit, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes...
— Capitalistes, dit le père.
— Le confort c’est pas le bonheur ! dit Frédéric, lancé.
— Qu ’est-ce que c’est le bonheur ? dit Ethel.
— Je sais pas, grogna Frédéric.
— Mais dites-moi, qu ’on arrive à se poser ce genre de question au lieu de comment bouffer, ça ne prouve pas qu’on a tout de même un peu avancé ? dit M. Lefranc.
— Peut-être, dit Frédéric. Peut-être bien, dans le fond.
— Pour découvrir que le confort ne fait pas le bonheur, il faut y avoir goûté, non ? C’est une question de temps... Quand tout le monde l’aura, on finira bien par se poser la question. Ce qu il faut c’est regarder un peu loin. Moi je ne verrai sans doute pas ça, mais vous, vous le verrez. »
C. ROCHEFORT, Les Petits Enfants du siècle
1Le procès du confort est en marche. Un « monde » peu à peu se constitue, fait de réseaux et d’objets techniques, de pratiques corporelles ou discursives qui imposent une certaine idée du confort. Reste qu’il faut du temps pour que se diffusent ces objets ou ces pratiques, pour que cette idée du confort s’inscrive véritablement dans la quotidienneté. Nous avons vu, au cours de la première partie, comment, au début du XXe siècle, se développe peu à peu un confort technique et fonctionnel qui cependant se heurte tant aux « habitudes bourgeoises » et à un confort synonyme de luxe qu’aux conditions de vie difficiles, notamment en matière de logement, d’une grande partie de la population pour laquelle en conséquence le confort matériel semble encore dénué d’intérêt1. Une évolution toutefois se dessine et permet d’envisager que le confort va acquérir progressivement une certaine «consistance sociale » et tendre ainsi à devenir un véritable enjeu social. Il existe pourtant encore, dans l’entre-deux-guerres, nombre de facteurs qui, à des titres différents, constituent autant de freins à l’extension du procès du confort.
2Si nous avons choisi de consacrer l’essentiel de cette seconde partie à cette période que J. Fourastié a appelé les « trente glorieuses »2, c’est précisément parce qu’elle nous semble être celle qui va permettre le passage « d’un monde du confort à l’état naissant » à un « monde du confort constitué » ou en voie de l’être. L’hypothèse qu’il nous semble possible de tenir est que les « trente glorieuses » constituent le moment privilégié pendant lequel les freins et autres obstacles à l’extension du procès du confort vont être levés, permettant ainsi au confort de devenir un véritable enjeu, tant économique que social.
3Un tel présupposé implique préalablement de resituer ce qu’a été le contexte des « trente glorieuses ». Les quelques trente années qui séparent la France de l’après-guerre de celle qui entre dans la crise sont en effet rétrospectivement « glorieuses » si l’on se place, en termes économiques, du point de vue de la croissance et si l’on considère cette dernière comme le « moteur » nécessaire et suffisant permettant d’entraîner la « machine économique » et, au delà, de favoriser le progrès social. Une « nouvelle société », pour reprendre l’expression bien connue, est en train d’apparaître, société dont le maître-mot est changement. Et, effectivement, tout semble changer ou plutôt tout semble susceptible de changer durant les « trente glorieuses ». Le « temps des mutations » est ce temps complexe pendant lequel la France entre dans la modernité.
4Si l’on accepte l’idée selon laquelle les « trente glorieuses » constituent une phase nouvelle et déterminante de l’évolution du procès du confort, encore faut-il se donner les moyens de penser et d’interroger cette nouveauté. Nous avons vu, lors de la première partie, l’extension progressive d’un confort technique fait de réseaux et d’objets. La nouveauté qu’impose les « trente glorieuses » n’est donc pas tant à considérer du point de vue de l’invention que, bien plutôt, du point de vue d’un contexte permettant une large diffusion de ce confort technique. En ce sens, notre réflexion se portera tout d’abord sur ce que nous appellerons un « minimum confortable » en caractérisant ainsi l’imposition progressive du confort moderne dans le domaine du logement, « lieu par excellence » du confort. La réalisation de ce confort minimum consacre l’omniprésence de la technique et son rôle désormais prépondérant dans l’amélioration de la vie quotidienne. Cette technicisation du confort s’accompagne de son institutionnalisation et de sa normalisation. Le confort fait ainsi l’objet d’une véritable reconnaissance institutionnelle qui tend à le définir comme l’un des objectifs assignés à la société en fonction de son mode de développement. Le progrès technique doit permettre l’instauration de ce « minimum confortable » qui témoigne en retour pour le progrès général effectué par la société quant au bien-être de ses membres.
5L’évolution du procès du confort ne peut être toutefois saisie uniquement en fonction de l’imposition de ce confort minimum ou du moins, c’est à partir d’elle qu’il nous faut comprendre l’entrée du confort dans une « logique marchande ». Au développement technique permettant l’acheminement de l’eau ou de l’électricité à domicile s’adjoint un développement technico-économique qui permet la diffusion de masse des « biens de confort ». Les conditions économiques nouvelles permettent la production et la consommation d’objets jusque là réservés à quelques privilégiés. « La démocratie du standing », pour reprendre l’expression de J. Baudrillard3, est avancée, imposant par là même un confort devenu bien de consommation courante et, au delà, entraînant une modification des pratiques de consommation. Au confort-luxe « se substitue » un confort d’usage4. Le confort entre ainsi dans les modes de vie et devient une préoccupation majeure qui structure et organise la quotidienneté.
6Les « trente glorieuses » caractérisent une période de mutations profondes, tant du point de vue politique, économique que social, qui s’organise à partir de deux « mythes fondateurs » : le progrès et le bonheur. S’il ne s’agit pas, dans le cadre de cette étude, de mener une réflexion philosophique sur ces deux notions, il semble toutefois nécessaire, en ce qui nous concerne, de comprendre à cet égard le confort comme une notion « centrale », puisque située à « l’intersection symbolique » de ces deux mythes. Le confort, qui pouvait déjà être pensé, au moins de manière discursive, comme un « vecteur » du progrès, devient également celui du bonheur en même temps que l’intermédiaire privilégié permettant la correspondance entre ces deux mythes. Comprendre le confort durant cette période ne peut se faire si l’on occulte cette dimension symbolique qui permet de penser les « trente glorieuses » – et plus particulièrement les années soixante – comme un âge d’or du confort.
Notes de bas de page
1 Nous avons dit, au cours de la première partie, dans quel sens il fallait entendre ce terme d’intérêt. Citons de nouveau P. Bourdieu quand il précise que « l’existence d’un champ spécialisé et relativement autonome est corrélative de l’existence d’enjeux et d’intérêts spécifiques ». (Choses dites, op. cit., p. 124) Si le confort matériel peut être, à un moment donné, considéré comme dénué de tout intérêt, c’est précisément parce qu'il n’existe pas de champ « contenant » ces enjeux et intérêts spécifiques. Or, c’est notamment de la constitution progressive de ce champ qu’il va être question à partir des « trente glorieuses ».
2 J. Fourastié, Les Trente Glorieuses, le Livre de poche, coll. « Pluriel », 1982.
3 J. Baudrillard, La Société de consommation, Le point de la question éd., 1970, p. 88.
4 Nous employons par « commodité explicative » ce terme de substitution puisqu'on peut en fait penser la coexistence de ces deux types de confort, le choix de ce terme renvoyant plutôt à un glissement symbolique du sens.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Aux origines du socialisme français
Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830)
Jean-Jacques Goblot
1977
L'Instrument périodique
La fonction de la presse au xviiie siècle
Claude Labrosse et Pierre Retat
1985
La Suite à l'ordinaire prochain
La représentation du monde dans les gazettes
Chantal Thomas et Denis Reynaud (dir.)
1999
Élire domicile
La construction sociale des choix résidentiels
Jean-Yves Authier, Catherine Bonvalet et Jean-Pierre Lévy (dir.)
2010