Chapitre 1. De la contrainte à l’usage : les modèles
p. 135-146
Texte intégral
1Si l’on veut situer le circuit des lieux de consécration du mariage des immigrés algériens en France, il faut ajouter le consulat et la mosquée. L’enregistrement au consulat n’est pas systématique et bien des couples ignorent cette formalité qu’accomplissent souvent ceux qui maintiennent des liens étroits avec le pays d’origine. Quant au passage à la mosquée, encore moins fréquemment pratiqué, il est subordonné à l’enregistrement civil1, soit à la mairie, soit au consulat.
2Il reste que certains mariages sont célébrés hors de France et enregistrés en Algérie ; parfois l’enregistrement civil au pays d’origine n’exclut pas des festivités de part et d’autre de la Méditerranée. Mais au-delà des aménagements ou des modifications des modalités, on peut pointer les éléments qui cristallisent les tensions ou qui sont l’objet d’oppositions.
3La tension majeure concerne l’émergence, plus ou moins progressive selon les cas, de la participation des individus au choix du conjoint.
4De choix de groupe, mode lignager ou domestique, ce dernier étant dominant en milieu immigré, du moins dans les premières années d’immigration, le choix devient individuel. De stratégie qui lie deux familles, on passe à une relation entre deux individus. Ce passage n’est pas sans révéler des points sensibles tels que la virginité des jeunes filles. Dans ce nouveau contexte, ce qui était déjà investi comme point d’honneur, dans une organisation sociale qui préservait de tout regard extérieur en Algérie, se transforme en élément de fragilité avec une exposition au danger qui est permanente (pour la fille, comme pour la famille). Si tout écart, et à plus forte raison toute tentative dans le domaine des relations avec l’autre sexe, est étroitement surveillé pour les filles, aucune interrogation ou suspicion ne frappe les garçons. Du moins tant que rien « n’apparaît »·, la surveillance n’existe pas par anticipation, contrairement à ce que connaît la fille. Par contre la réaction peut être vive face à ce qui est considéré comme incartade (même une « simple » relation avec une jeune fille) sans entraîner toutefois une quelconque limitation d’autonomie. Celte dernière n’est guère compatible avec le statut d’homme. Lorsque exceptionnellement le garçon se voit encadré plus que de coutume, cela ne peut que rejaillir négativement sur son statut. En outre réagir dans ce domaine impose aux parents d’évoquer un sujet tabou.
5Le passage d’un choix du groupe au choix d’individus s’accompagne d’une mise en place et d’une mise en scène de relations amoureuses. C’est donc la mise en avant du sentiment et du droit au sentiment face à ce qui est présenté comme un calcul. L’opposition mariage traditionnel/couple moderne reflète pour partie les processus d’acculturation. Ces deux pôles, le « mariage conçu par les parents » et le couple unissant par le « lien d’amour » deux individus, opposés dans les discours, structurent la démarche des acteurs.
6La présentation peut être légèrement différente, si l’on souligne « le respect pour les parents » et si on insiste sur le consentement des deux fiancés. Cet argumentaire est en quelque sorte réactif, situant le mariage « traditionnel » par rapport à des normes autres que celles qui ont présidé à sa conception. Il atténue les traits considérés, sous l’angle de la société française, désuets ou inacceptables (« barbares »).
7À bien des égards ce clivage traditionnel/moderne éclaire le jeu des acteurs, particulièrement dans les refus de certains rituels ou pour imposer des aménagements. La combinaison tachée de sang comme la dot ont focalisé, dans bien des cas, les rapports de force dans une lutte plus ou moins feutrée entre ceux qui veulent maintenir les rituels et ceux qui s’y opposent. Ce sont essentiellement des éléments les plus caractéristiques du mariage arabe – la dot, la virginité, le poids du groupe – et qui font l’objet de discours de rejet ou de condamnation par la société d’accueil qui sont contestés. Ces éléments sont en contradiction avec ce qui est promu dans la société d’accueil : gratuité du sentiment, liberté sexuelle, prépondérance de l’individu. Ce qui n’est pas visible – la chaîne en or par exemple ou l’assiette à casser – pose moins problème.
8Cette contestation, lorsqu’elle se manifeste, revêt des formes et porte sur des points différents. Il est des familles qui gardent la maîtrise totale de l’ensemble de la démarche tout au long de ces 23 années et sur tous les aspects. D’autres aménagent, sous la pression des enfants, en limitant les concessions ou, au contraire, subissant le diktat des enfants sur certains volets.
9Prenons quelques exemples. La famille HB est de celles qui maîtrisent le mariage des enfants. Les aînés, d’un précédent lit, ont été mariés en Algérie (un garçon, une fille). Les trois enfants du second lit, nés en France, se marient en 1966 et 1971 (deux garçons) et en 1977 (une fille). La mère décède après le mariage du premier, en 1967 ; le père se remarie en 1969. Le premier enfant épouse une fille qui vient d’Algérie d’un village proche du village d’origine de la famille, d’où est originaire la mère elle-même, qui a dirigé l’ensemble des opérations. Le second épouse aussi une fille du pays, d’un autre village de la région d’origine. La fiancée est la fille d’un ami du père connu durant la guerre de Libération. La troisième, avec un « physique ingrat », est mariée à un membre de la parenté d’ici qui réside aussi au Marais.
10Pour les trois mariages, la parenté a été associée depuis la consultation jusqu’aux cérémonies. Celles-ci ont été agencées par les parents aidés, en cela, par les parents et les voisins.
11Les convives se souviennent d’une innovation pour le mariage du second. Le père avait imposé avant le départ du convoi de voitures que les deux fiancés posent pour une photo. Ceux-ci, qui s’étaient à peine aperçus, « étaient pâles » alors que le père ordonnait la mise en scène, obligeant les fiancés à « se tenir proches l’un de l’autre ». Aucun des enfants n’a jamais contesté quoi que ce soit.
12Pour Mah, l’innovation avait été de taille pour son mariage en 1969. Le second à se marier, après que sa sœur aînée eut épousé « un cousin » en Algérie, il avait « d’abord résisté » avant d’accepter une fiancée qu’il avait rencontrée. Les recherches (phase de prospection) avaient mobilisé parents d’ici et de là-bas car il fallait trouver une fille « instruite » qui convienne et plaise à celui qui occupait un emploi administratif, chose rare, dans une entreprise de la région. L’innovation eut lieu le jour du mariage : il y eut trois appartements réservés pour le repas (celui des parents et de deux voisins), l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes et le troisième pour les collègues de Mah. Cette nouveauté fut bien reçue et le couple bénéficia d’une « aura » durant quelques années comme couple moderne. Pourtant, comme les enfants HB, Mah vécut plusieurs années au sein de la demeure familiale avant de quitter la région.
13Citons aussi deux situations atypiques où l’on voit la liberté de manœuvre que s’octroyent les parents lors de difficultés avec leurs enfants.
14Le premier cas concerne un garçon en état dépressif après des changements importants dans son activité salariée (avec de nombreux déplacements), qui fut hospitalisé avant de suivre une thérapie. Parallèlement aux soins occidentaux, la mère traita la maladie en faisant appel aux marabouts et se rendit avec son fils à plusieurs reprises en Algérie. Elle décida ensuite de le marier « pour qu’il se tienne » sans que le père soit apparemment fortement impliqué et malgré les quelques réserves des aînés. Le garçon n’était guère en état d’approuver un tel projet ; le mariage fut célébré discrètement (un repas limité aux plus proches) en 1972.
15Dans le second cas, il s’agit d’un étudiant destiné à une brillante carrière de médecin en 1965, que les parents craignaient de voir s’attacher à une Française par le biais de ses éludes. Ses éludes l’amenant à résider hors de la région, il fut « cueilli à froid » lors d’un retour de fin de semaine. Le mariage avait été conçu à son insu et avec l’appui des parents résidant au Marais ; il en fut informé la veille de la cérémonie.
16Les variations dans les cérémonies sont le produit de pressions, voire d’oppositions entre enfants et parents mais aussi font l’objet de controverses entre adultes.
17Ainsi de la danse qui, dans les premières années, est une expression festive strictement limitée spatialement en fonction des sexes. À la fin des années 70, les mariages où les hommes et les jeunes dansent dans la môme pièce se multiplient. Les plus âgés, dans ce cas, restent ostensiblement à l’écart, tout comme les pratiquants (religieux) les plus en vue. Ce sont surtout les jeunes qui sont les plus actifs, avec des femmes plus âgées, et innovent quant aux mouvements et au rythme quelque peu occidentalisés2.
18À l’inverse, les rares fois où les jeunes se réservent une salle à eux, pour des danses avec de la musique de variété, le passage d’un disque arabe suscite une surenchère de danses maghrébines (« Même devant les nanas3 [françaises] ils se sont levés comme un seul homme pour danser... Tu parles, comme si c’était un défi », un ancien habitant du quartier évoquant cette scène pour parler de la façon « d’être Arabe »).
19Toujours dans le domaine de l’apparat, la composition du convoi et son trajet se modifient au fil des années. Il a une visée fonctionnelle – aller chercher la mariée – les premières années avec une démonstration de capital symbolique : la parenté mobilisée, les amis, la qualité et le nombre de voitures. Dans un second temps, il intègre le passage à la Mairie, dans la mesure où la cérémonie civile se déroule de plus en plus fréquemment le jour du mariage religieux. Il devient ensuite plus nettement démonstratif avec l’embellissement des véhicules et un itinéraire qui déborde largement le parcours nécessaire. Cette surenchère ne provoque pas les mêmes effets sur la constitution de la dot, contrairement à ce qui se passe en Algérie.
20Ici, la réprobation des enfants sur l’aspect trop « marchand » oriente l’évolution. Les échanges monétaires sont contenus dans certaines limites (on nous parle de 2000 F dans les années 60 et jusqu’à 4000 F. Le maximum atteint entre 8000 et 10 000 F) et même les sommes diminueront jusqu’à devenir quasi symboliques (entre immigrés mais aussi lorsqu’une fille d’immigrée épouse un homme du pays). La revalorisation passe par les bijoux qui, dans les années 60 et 70, sont toujours exigés. La robe de mariée, « à la française », est de plus en plus de mise à la fin des années 60.
21Le coût global est parfois remis en question par les enfants, même si la charge en revient aux parents et que, sur ce point, il n’y a aucun changement. Le coût est jugé excessif sans que la contestation porte sur le contenu du trousseau, qui reste l’« affaire » des femmes.
22L’administration de la preuve pour la virginité (« la combinaison avec le sang ») est par contre catégoriquement rejetée par certains jeunes.
23Les rituels moins apparents, apanage de la mère qui parfois souligne son attachement à de telles pratiques, tels que le bris de l’assiette devant la porte de la chambre à coucher sont moins contestés. En fait, ce sont des rituels que les intéressés découvrent au dernier moment et dont ils ignorent le sens. Le moment vécu intensément et dans une phase de « communion » avec des processus d’identification et d’« intégration » à la communauté ne se prête guère à une contestation. La séquence est affectivée (c’est la mère qui présente l’assiette ou le collier) et convoque l’identité (l’« arabité », un peu comme pour la danse évoquée plus haut). Identification fragmentaire en quelque sorte, qui se situe entre « entente » (au sens d’entendre, c’est-à-dire de ne pas considérer le rituel comme totalement insensé tout en ignorant le sens), hésitation et incapacité de rejeter un tel rituel.
24Ce qui relève du rapport avec l’extérieur, les convives par exemple, peut faire l’objet de conflits, y compris avec la mère.
25On le voit avec l’exemple de SH. Celui-ci avait exprimé sa volonté de réduire au strict nécessaire les cérémonies du mariage, notamment en limitant le nombre de convives pour n’inviter que les très proches, soit moins d’une vingtaine de personnes à ses yeux. Sa mère l’avait supplié d’accepter quelques voisins, ce qu’il concéda. Il découvrit, la veille du repas, des quantités de viande, manifestement prévues pour un grand nombre d’invités. Sa réaction fut radicale : il s’exclut, ainsi que son épouse, de l’appartement parental et reçut « les intimes » dans l’appartement du frère situé à proximité.
26Autre situation moins tranchée et marquée par les hésitations et les incertitudes : celle que connaît KK le jour de son mariage.
27Le matin, il se rend avec sa fiancée dans une bijouterie pour l’achat des alliances. Au retour, un échange vif l’oppose à ses parents sur la question de savoir qui aurait dû assumer le coût des alliances. Le soir, après le repas offert aux convives, quelques jeunes dansent, accompagnés de quelques femmes. La soirée se prolonge et certains proches commencent à s’interroger sur la suite des événements, surpris de ne pas voir le marié rejoindre sa fiancée. Le questionnement, de proche en proche selon des mots et un circuit que « la pudeur autorise », parvient au fiancé qui attendait que les convives se retirent pour rejoindre la chambre nuptiale. Finalement, il se résout à rejoindre son épouse sous l’œil des invités, lesquels se retirent sans avoir vu la « combinaison ».
28Ces deux derniers mariages ont lieu à la fin des années 70 et la tendance à déposséder les parents de la maîtrise d’œuvre se confirme nettement dans les années 80.
29Il est cependant un point de permanence qu’il convient de souligner : dans l’écrasante majorité des cas, ce qui fait foi du mariage, de sa légitimité et dédouane les parents de leurs obligations est la lecture de la Fatiha. Ce point-là, sauf très rares exceptions, ne fait pas l’objet de négociation aux yeux des parents. Contester ce point, c’est exclure les parents et plus largement la communauté au double sens : groupe auquel les parents se réfèrent et ensemble des croyants.
30La cérémonie pour la lecture des versets coraniques cl surtout la formulation de l’engagement reflète tout de même l’impuissance des parents dans certains cas4. L’échange verbal entre les deux familles consiste à sceller l’engagement en donnant les termes de l’accord avant que l’imam fasse lecture. L’hésitation s’entend lorsque le père du fiancé, une fois annoncés la somme (2000 F) et les autres éléments de la dot (essentiellement des robes et autres toilettes) « retire » sa responsabilité ajoutant qu’à compter de ce jour « les jeunes font comme ils veulent ». Il fait allusion à la possibilité de cohabitation, ne sachant pas vraiment si par la suite les « jeunes » allaient opter pour un mariage civil, prélude à une vie commune ou si celle-ci le précèderait, à supposer qu’il ait lieu (avec la crainte d’un revirement). La cérémonie pouvait équivaloir aussi bien à des fiançailles qu’à un mariage. Le poids du religieux éclaire d’une certaine manière le rapport au concubinage.
31Le mariage civil, de second dans les premières années, a pris plus d’importance par la suite, sans jamais pour les parents se substituer au mariage religieux. Si le mariage civil accorde des garanties et officialise le lien, cela aux yeux des plus âgés et d’une partie des jeunes, la prééminence reste au mariage religieux, qui met en scène la relation communautaire. La publicité, la reconnaissance et l’attestation en tant que procédures réfèrent au groupe d’appartenance. Le concubinage sous cet angle, avec la mise à l’écart de la procédure civile, n’est pas une transgression dramatisée.
32À bien des égards, il s’agit d’une scène de transition dans tous les sens du terme aux yeux des concubins, comme des parents. La transition offre un espace intermédiaire qui n’impose pas un jeu de formalisation très poussé, ce qui peut se traduire par l’économie d’une confrontation trop vive avec les parents. Cela autorise a priori une souplesse dans l’éventuelle renégociation du lien (à terme, mariage ou rupture à moins que cet état perdure).
33L’« essai » du couple avec une « mise à l’épreuve » de sa « solidité » par la vie commune laisse ouverte la possibilité de clore ce qui ne serait plus alors qu’un chapitre de la carrière amoureuse. Cela ne signifie pas une dédramatisation totale même si la multiplication de tels chapitres peut relativiser la portée de l’union.
34C’est pour les parents moins la question de la forme que celle de leur mise à l’écart. Celle-ci s’inscrit dans un contexte général (celui de la société) qui voit l’affaiblissement des « tutelles » famille, Église, État qui équivaut, peut-on penser, à une mise à distance des « adultes » et de leur formalisme quand il s’agit de la reconnaissance du lien au sein du couple.
35Cela offre la possibilité, pour l’enfant d’immigré, d’un glissement entre refus des règles propres à son milieu d’origine et refus qui caractérise les jeunes en général. L’opposition devient plus globale et affectivement moins sensible ; l’enfant d’immigré est dans ce cas moins en dehors de la communauté qu’appartenant à un ensemble (les « jeunes ») face à des adultes.
36Deux autres exemples des années 80 donnent à voir une sorte de retournement avec des enfants qui font appel aux procédures traditionnelles.
37OH, jeune femme de 22 ans en 1987, est connue pour être une « forte personnalité » et présentée comme libérée de toute contrainte. Elle se lie à un jeune homme, fils d’immigré, originaire de la même région que ses parents. Le jeune homme réside dans le centre-ville de Saint-Étienne et est en « marge », ne travaillant qu'épisodiquement.
38OH informe ses parents qu’elle souhaite pour sceller l’union un « mariage traditionnel ». Celui-ci a lieu quelques mois après. OH est vêtue selon la coutume avec henné et bijoux la veille du mariage et adopte tout au long l’attitude que lui recommandent les femmes plus âgées. Elle affiche sa volonté de compléter les festivités par un repas en Algérie durant les vacances suivantes (vœu qui restera sans suite).
39Quant à MK, ce sont ses mésaventures amoureuses avec des immigrées, dit-il, qui l’incitent à chercher autrement et éventuellement ailleurs. Ce sont les discussions avec sa mère à ce sujet qui amènent cette dernière à se renseigner sur les filles des environs. La prospection ne donnant guère satisfaction dans la région, elle se tourne vers l’Algérie. Non pas vers sa région d’origine, mais vers une contrée d’où provenait une amie (du quartier) de la mère. Elle pressent une candidate, que le fils voit durant de courtes vacances et accepte. Le mariage est célébré quelque temps après que les formalités administratives ont été accomplies.
40Pour DS, on retrouve la même démarche avec une incitation du fils pour que la mère prospecte. Celle-ci utilise les réseaux du quartier pour rencontrer des familles en Algérie. Une fois une candidature repérée et acceptée, la mère (le père est décédé alors que pour MK le père est en retrait, quasi absent de la démarche sauf pour avaliser) négocie seule les modalités du mariage avec la famille de la fille.
41L’incident eut lieu au moment où le fils prit connaissance des termes de l’accord. Il refusa « de payer la dot » alors que la cérémonie était déjà programmée. La famille de la fille ne rompit pas pour autant et le mariage eut lieu (on ne peut écarter l’éventualité d’un compromis à l’insu du fils entre la mère et les parents de la fille. Ni oublier que, quoi qu’il en fût, ce mariage représentait pour ces derniers un investissement, avec un gendre vivant en France5, qui tolère une perte momentanée).
42Ainsi, aux lieux de rencontres : écoles, dancing, bandes, café, famille (au sens large) qui permettent de recruter soi-même au sein de l’immigration algérienne de la région stéphanoise et de s’affranchir de la mainmise des parents, s’ajoutent les réseaux que ces derniers peuvent mobiliser, avec parfois les mêmes procédures qu’antan, mais cette fois au service d’une stratégie individuelle. L’intérêt des parents à répondre à cette demande est de limiter les dérives en restant présents, surtout la mère, dans la sélection des candidates. La négociation des modalités pratiques n’est plus du seul domaine des parents. Les « traditions » ne sont plus, dans les derniers cas évoqués, contraignantes mais apportent au contraire une plus-value symbolique (on se targue d’une certaine arabité) ou des facilités (« rencontre ») Les « traditions » sont mises au service d’un individu et ne le soumettent plus, générant un bénéfice narcissique (tout est centré sur soi, mais sans être jaugé ; la fête aussi est source de plaisirs).
43L’effritement du pouvoir parental et l’abandon de stratégies matrimoniales va de pair avec la multiplication des critères qui président au choix d’un conjoint. La définition de la « bonne » épouse varie : énoncée à partir de considérations à prendre en compte pour un acte « aussi sérieux » (« qui ne doit pas être laissé [sous la responsabilité] aux enfants », ajoute un homme âgé de 65 ans) aux yeux des uns et qui impliquent d’abord les principaux intéressés selon les autres.
44En Algérie aussi, les migrations intérieures et les jeux de reclassements entraînent des variations dans ce domaine.
45À des degrés différents, les profils idéaux promus par les enfants ou par les parents mettent en avant ce qui est idéalement attendu de la future épouse et de la place qui devrait être implicitement reconnue au couple à former.
46Le changement majeur concerne l’élément d’évaluation qui passe de la mesure de la situation (la famille, la position de la fille...) à l’appréciation de la personne principalement et de la situation secondairement. En outre, il y a un glissement qui fait qu’on ne jauge pas seulement la fille, mais aussi et jamais vraiment officiellement le garçon. À bien des égards, cela instaure un exercice narcissique inaccoutumé.
47En Algérie, les souhaits évoqués à demi-mots par la mère (agissant en qualité de « porte-parole ») de la jeune fille à marier caractérisent une situation : si possible, les éléments de confort : eau, gaz, électricité (en référence à la campagne qui en est démunie), avant la position du futur gendre dans sa famille (on espère « pas trop de frères », en particulier plus âgés) et sa situation économique (travail, héritage potentiel...).
48L’attitude à l’égard des émigrés est ambivalente et évolue dans le temps. Le maintien de relations pratiques (pour l’entretien des terres, de la maison, l’aide éventuellement pour le séjour des vacances : hébergement, change « au noir », etc.) laisse ouverte la possibilité de « bons » mariages avec, toutefois, de forts inconvénients. L’aspect matériel et économique est un avantage et la distance un inconvénient. Les écarts de comportements font l’objet d’interprétations divergentes. L’altitude des garçons est peu évoquée, alors que celle des filles est plus controversée. « Modernes » aux yeux de certains garçons, qui exigent une future compagne de ce genre (filles d’immigré ou d’ici6), ce sont des filles « égarées » pour les mères qui doutent de leur capacité à assumer leurs fonctions dans la maisonnée.
49Ce mouvement d’attrait-répulsion reflète la multiplication des modèles en Algérie et le tiraillement entre les anciennes aspirations qu’on ne peut écarter et les tentations de la société contemporaine. Les manquements aux règles par la tenue vestimentaire, le comportement, etc. représentent parfois autant d’attraits. L’image de la « bonne épouse » est plus floue, en relation avec les frontières moins hermétiques entre intérieur et extérieur de l’espace domestique.
50L’accès à l’espace social pour les filles passe par la scolarité qui devient un enjeu à deux niveaux : celui de la durée de la scolarité, que d’aucuns voudraient réduire au minimum, celui de la recherche d’une épouse « instruite ». Ce dernier aspect indique la volonté d’échanges dans la dyade à construire, ce qui modifie la fonction attendue du couple. Celui-ci n’est plus projeté à partir de la seule base biologique et sexuelle et en tant que participant à la reproduction et à l’enrichissement de la famille de l’homme qui « intègre » l’épouse. Il y a une amorce pour instaurer un espace propre au couple en tant qu’unité socio-affective, ce qui se traduit par un compromis dans la distribution des pièces ou des étages dans certaines maisons en Algérie. Le couple reste toutefois une greffe dans la famille élargie avec une autonomie que le contexte algérien, avec la « crise » du logement et du travail, limite.
51À l’inverse, en France, pour les immigrés la primauté du couple finit par s’imposer dans la majorité des cas : l’union poursuit moins la famille des parents qu’elle n’en crée une nouvelle. Mais cela est le résultat d’un processus avec des étapes et des retournements qui portent sur la forme (« l’aide » à la recherche par exemple) et beaucoup moins sur le fond (lorsque les aînés se détachent, les cadets adoptent la même attitude, à moins de périodes d’aide où le couple demeure avec les parents).
52Les « modèles » en France se forgent d’abord à partir de la contestation des critères mis en avant par les parents. On retrouve là aussi dans un premier temps des demandes pour des filles « instruites » qui provoquent les mêmes réticences des parents et le passage de l’appréciation de la situation à celle de la personne. La différence avec l’Algérie dans ce domaine tient à la place que prend le sentiment, qui devient progressivement l’argument dominant, même s’il n’est pas toujours explicitement énoncé, et le principe organisateur.
53Le contexte français est marqué de mutations notables dans ce domaine. E. Shorter7 parle d’une deuxième révolution sexuelle (la première, avec « un grand mouvement vers la sentimentalité », est située à la fin du XVIIIe siècle) qui se « produit à compter de 1960 »·8. Cette révolution voit le triomphe de l’amour avec le rejet par le couple des pressions « de l’environnement social, famille, communauté ou groupes de jeunes ». L’auteur évoque aussi le rejet de la « différenciation entre amour physique et monogamie pour la vie »9.
54Les relations physiques posent un autre problème en milieu immigré, où le corps de la fille est un « sanctuaire » à préserver avant l’union légale. Quoique le « modèle » du « couple romantique » s’impose, le décalage entre les pratiques amoureuses des jeunes Françaises et des filles d’immigrés perdurent. On ne saurait apprécier avec précision ce rapport à la virginité mais il n’est qu’à entendre les difficultés à instaurer une relation dans la durée entre fils et fille d’immigrés. Le passage à l’acte reste émotionnellement très investi pour les filles (hors celles qui affirment avoir pris « leurs distances » avec de telles règles), y compris dans une relation avec un compagnon français. Dans ces cas, c’est moins l’aspect formel, avec le mariage par exemple, que la qualité de l’engagement qui est recherché pour « faire le pas ».
55Ce glissement de « modèles » révèle des changements structurels. La recherche du ·· bonheur » et non plus d’une « union solide » (pour résumer les changements et les réduire à ces aspects) réfère à des conceptions mais aussi à des organisations et des modes de vie qui, sur bien des points, diffèrent. Celte autonomie des individus, dont l’objectif devient la recherche du « bonheur », s’accompagne de la transformation de la famille et de son inscription dans la communauté, en même temps qu’elle en découle.
56Dans l’ancienne famille (« traditionnelle » comme celle du village), l’intimité était exclue, l’espace domestique étant un espace groupal. L’environnement immédiat confirmait cette impossibilité, la communauté exerçait une surveillance formelle constante. La moindre densité du contrôle, la dissolution relative de la vie collective renforcent le poids du couple en situation migratoire. Cette « autonomisation » du couple parental, structurellement devenue possible, produit et poursuit des effets auprès des enfants avec une volonté d’autonomie pour ces derniers qu’il est structurellement impossible d’interdire. Cela tient autant au contexte immédiat, avec le moindre poids de la sous-communauté et l’inefficacité dans ce domaine de la communauté-quartier (qui n’est pas organisée pour agir dans ce domaine) qu’au contexte global, celui de la société française où l’individualisme domine. Dès lors, le choix du conjoint, pour une partie des enfants, devient une « conquête » et suppose d’autres types de stratégies personnelles où on vise d’autres plus-values.
57La constitution du couple dès lors est autant le fruit de cette conquête, avec ce que cela entend de séduction et de confrontations narcissiques, qu’un placement. Il convient de se placer avec ses atouts propres – savoirs scolaires, autres éléments du capital symbolique, capital économique... – à partir de ses réseaux relationnels en vue d’un investissement. Il faut donc prendre position et adopter la posture adéquate, c’est-à-dire, pour les plus « distants » (effets d’objectivation), s’éloigner du quartier10. Car si potentiellement il y a des candidates, c’est aussi le lieu où la surveillance est la plus forte, outre que pour certains l’union avec une compatriote pénalise en termes de réseaux et d’ouverture.
58On peut dès lors reprendre l’analyse de F. de Singly pour appréhender les projections qui précèdent l’union et où la qualité des partenaires détermine la valeur sociale du futur couple. Ainsi, pour certains (le type « bu » plutôt), la dot scolaire et/ou le travail féminin (ou sa perspective) ne sont plus un handicap par rapport au profil de la femme « d’intérieur », mais un atout. Le rapport tradition/modernité se jauge aussi en termes de division sexuelle du travail. Il est des stratégies où la question ne se pose guère, et qui se situent en continuité de la répartition traditionnelle, avec une épouse faiblement dotée en capital scolaire et qui seconde son époux en tenant son rôle et son rang (en retrait). A l’inverse, une épouse fortement dotée peut seconder utilement son époux dans une stratégie de réajustement social. Dans ce cas (avec le type « bu »), les réseaux relationnels comme les capacités mondaines sont autant d’atouts qui s’ajoutent à la dot scolaire et au profit économique qui peut en être escompté.
59La division du travail entre les sexes suscite des usages tactiques. Ainsi d’un époux qui, à la suite d’un conflit avec son épouse, voulut faire montre de bonne volonté : il lava son pantalon pour manifester « franchement » ses intentions d'aide. Le geste fut considéré comme une « déclaration de guerre » où l’épouse voyait une négation de son rôle et une provocation de la part de son mari. Ici, c’est l’usage de la « modernité » comme arme qui conforte la répartition traditionnelle. Cette attitude se vérifie plus souvent chez les plus âgés, alors que parmi les plus jeunes les positions sont plus nuancées (du moins avant le mariage).
60L’absence de famille élargie, avec toutes ses ressources féminines, impose des aménagements comme lors des accouchements, où l’homme intervient dans les tâches domestiques.
61Les dispositions à l’égard de l’espace domestique sont considérées en vertu du « modèle ». Celui du « sonac » suppose un ancrage fort de l’épouse dans le monde féminin avec le projet à terme de la « maison ». Cet aspect devient second avec le « bu », où l’espace social prime. Le « lascar » réfère plutôt à une division du travail « populaire » qui transcende la frontière ethnique avec une femme qui tienne sa « place », c’est-à-dire à l’intérieur.
62Cela rejaillit dans la recherche de partenaires, lesquels agissent dans une fonction d’appui et de représentation dans des stratégies de conquête. La constitution d’un « couple, [qui], consciemment ou non, veut atteindre la position qu’il estime devoir être la sienne dans l’espace social »11 (pour le « bu ») à moins de s’inscrire dans des stratégies de reconduction des rôles (« sonac ») ou alors à partir d’une indétermination dans le projet (« lascar ») organisent différemment la position sur le marché matrimonial.
63Là aussi, la variable ethnique prend tout son effet et on voit ainsi un jeune homme algérien, moyennement doté en capital scolaire (fin d’études secondaires et perspectives d’études professionnelles avec accès à des professions intermédiaires : travailleurs sociaux...) rompre au « dernier moment ». La relation amoureuse entretenue de longue date avec une fille française prend brusquement fin pour laisser place à une liaison avec une fille algérienne dont le profil est assez semblable à celui de la Française (études secondaires et mêmes aspirations professionnelles en lien avec les professions intermédiaires). Le bénéfice acquis dans l'opération équivaut à une « tranquillité » du côté des parents. Dans ce cas de figure, l’ethnicité n’est pas nécessairement un plus dans la dot de la jeune Française - alors qu’en termes stratégiques une union mixte autorise, au moins partiellement, l’entrée dans l’univers familial français. Cette entrée dans une famille française appelle une consolidation au delà des formalités « douanières » (tests pour vérifier l’accessibilité : posture lors des fêtes, conversations...) opérées par la famille d’accueil qui nécessite parfois un aménagement des conceptions des rôles. L’« entrant » adapte relativement son propos à ce qu’il suppose être le discours dominant du milieu auquel il se greffe. Pour autant le « retour » à une pratique d’homogamie ethnique ne rompt nullement avec une stratégie de conquête (mais où les partenaires ont la même dot ethnico-sociale).
Notes de bas de page
1 E. Rude-Antoine (1990), p. 113-
2 On fit appel à des orchestres et à des locations de salles à Montreynaud dans les années 80 ; ce qui ne fut pas le cas, selon nos informations, au Marais, où l’on souligne tout au plus les · grandes fêtes des Oranais
3 Invitées au mariage de leur amie.
4 Nous puisons ici trois exemples de mariages qui ont lieu après 1982 et hors du Marais, à Montreynaud, et auxquels nous avons assisté.
5 Avec les avantages que l’on escompte d’une telle situation : voyages en France, facilités pour l’obtention de certains produits... De même repère-ton un intérêt « vif » à épouser une fille d’immigrée née après 1963 en France et ayant donc la nationalité française, ce qui facilite l’accès au territoire français et l’installation du futur conjoint.
6 Voir le rejet et la rivalité entre filles immigrées et algériennes, évoqué par Zahoua dans A. Sayad (1991), p. 188-197.
7 E. Shorter (1977)
8 Ibid., p. 200.
9 Ibid., p. 201.
10 Et parfois « s’éloigner d’un(e) Arabe », exprimant ainsi le rejet d’une vie conjugale sur le modèle des parents, ou la crainte que la relation avec un(e) compatriote ne puisse que déboucher sur un mariage, ce qui exclut les flirts et les épisodes « légers » (outre les « risques » encourus par rapport aux parents).
11 F. de Singly (1990), p. 86.
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