Chapitre IV. L’aménagement au service de l’agrément ?
p. 151-157
Texte intégral
1L’érotique de la ville nocturne ne concerne pas tous ses espaces. Seuls les lieux de caractère en sont affectés, qui doivent présenter en proportions variables les aspects suivants : spectacle, sensualité, transcendance. C’est la diversité de ces aspects qui détermine l’agrément que l’on a à fréquenter la ville la nuit. Il ne s’agit plus de qualité, puisque les éléments spectacles, sensualité et transcendance présupposent des perceptions et interprétations qualitatives, mais de quantité, du nombre des espaces et des moments potentiellement érotiques. Leur diversité facilite l’émergence des mythes nocturnes de la Vraie Vie et de la Liberté : les représentations privilégient alors l’animation, le foisonnement, la richesse et l’intensité de la vie nocturne de la ville (on dit « ça bouge », non « c’est mort »). La ville est identifiée, mythifiée et aimée comme le lieu et l’outil de l’évasion par le loisir nocturne. Même quand la pratique est contrainte, la diversité des lieux et des ambiances de la ville reste un argument en faveur d’une liberté mythique et contribue de façon déterminante à l’agrément de la sortie nocturne.
2L’agrément, que l’on conçoit ici dans le rapport au temps et à l’espace, cadres de la sociabilité et du rapport aux autres, l’agrément n’est donc pas indépendant de l’aménagement et des politiques urbaines nocturnes. Ceux-ci mettent en valeur où délaissent les sites, produisent des espaces et des événements, gèrent les fréquentations dans le temps et l’espace, répriment ou encouragent les pratiques. L’aménagement et les volontés qui le sous-tendent déterminent donc, dans une certaine mesure, la diversité des espaces et des moments de la nuit urbaine, ainsi que leur aptitude à offrir un spectacle, solliciter les sens ou susciter un imaginaire de la transcendance.
3Un recensement exhaustif des espaces et des moments de la nuit lyonnaise est impossible ici, et je n’ai pas la prétention d’élaborer un schéma directeur d’aménagement nocturne de la ville. Cependant, quelques aspects remarquables de la vie nocturne à Lyon peuvent être envisagés dans une problématique « aménagement et agrément nocturnes », afin d’illustrer comment des concepts aussi abstraits que l’érotique de la ville ou l’imaginaire de la transcendance peuvent enrichir les approches de l’aménagement nocturne.
4Atouts non négligeables, le site et le climat lyonnais induisent naturellement une diversité des ambiances nocturnes de la ville. Sans être jamais impraticable, la nuit de Lyon propose au gré des saisons un large éventail de décors et de sensations : enneigement, fraîcheur, canicule et, bien sûr, quelques brouillards. Transcendant la ville verticalement et horizontalement, deux collines et deux fleuves offrent aux regards le spectacle d’une nature immuable. Des aménagements adéquats peuvent, en soulignant le relief lyonnais, agrémenter le paysage et mettre en valeur de nouveaux sites. Certes, les fleuves font depuis peu l’objet d’aménagements spécifiques (promenades le long des quais, éclairage des berges...), mais les sites remarquables que sont les collines et le confluent disparaissent dans l’ombre. Pourtant, quoi de plus lyonnais que le confluent Rhône-Saône ? Hélas, il n’a pas d’histoire, déplacé qu’il fut au gré des aménagements de la Presqu’île. Aujourd’hui angle mort au cœur de l’agglomération, rien ne le signale, ce qui est d’autant plus regrettable qu’il est un des rares sites à présenter les trois dimensions de l’érotique nocturne : le spectacle des fleuves en fusion, les sensations de fraîcheur, d’humidité et de bruits d’eau, et la transcendance des fleuves se mêlant pour partir vers la mer.
5Quant aux collines, leur mise en valeur nocturne est problématique. Celle de la Croix-Rousse est densément urbanisée, avec un réseau viaire étroit qui interdit toute mise en lumière de cheminement vertical, si ce n’est sur les versants Est et Ouest, malheureusement les moins spectaculaires, et orientés vers l’extérieur de la ville. Fourvière en revanche, présente sa pente la plus importante et la moins urbanisée au regard de tout le centre-ville, des quartiers nocturnes en particulier. Ce versant est en partie couvert par les Jardins du Rosaire, propriété du diocèse, espace vert occupant un espace privilégié qui mériterait un aménagement nocturne spécifique (promenades, éclairages, liaisons avec le Vieux-Lyon...). Fourvière, masse sombre dominant la ville, n’est soulignée que par l’éclairage de ses phares, la basilique et la tour T.D.F.. Or, toutes deux ne présentent aucun des critères de l’érotique nocturne : pas de spectacle, pas de sensualité, pas de transcendance. Une médiocre tour Eiffel flanque un édifice religieux qui n’a rien à montrer, ni le charme des siècles ni un quelconque intérêt architectural. Les perceptions de Fourvière la nuit ne sont pas équivoques : chez les noctambules, la basilique n’est pas représentée comme un élément transcendant, malgré sa position élevée. Au contraire, elle semble surveiller la ville, et la contraindre au respect d’un ordre moral rabat-joie : « Ça m’énerve de voir Fourvière éclairée. Ça gâche tout. Ça m’oblige à voir quelque chose que je n’aime pas, qui est laid, et qui représente un passé dépassé » (Mme C.)· « Fourvière... Ça nous ramène à une certaine réalité, alors on lève pas trop les yeux » (Tony). Le Plan Lumière municipal se souciera-t-il bientôt d’atténuer le poids de la basilique dans le paysage nocturne lyonnais pour mieux mettre en valeur son socle, la colline ?
6Cet aspect de l’aménagement nocturne, qui consiste à mettre en valeur ou à oublier dans la nuit certains espaces, regarde directement l’éclairage, en particulier les illuminations d’éléments spectaculaires ou transcendants : ponts et passerelles, monuments historiques, flèches et clochers s’élevant vers le ciel, tour du Crédit Lyonnais offrant (mais dans quelle mesure ?) le spectacle de la réussite économique et de la prospérité, universités, lieux culturels ou administratifs accréditant l’image de Lyon centre international.
7Cependant, bien qu’une mise en lumière bien pensée soit indispensable à l’agrément de la ville nocturne, les décideurs de l’éclairage, publics et privés, doivent prendre garde de ne pas donner dans la frénésie éclairagiste. Répétons-le, c’est la diversité des ambiances qui détermine l’agrément. Du point de vue de l’éclairage, c’est donc plus le contraste qui importe que la lumière en soi. Les services municipaux doivent donc composer avec l’obscurité nocturne, sans tenter de l’éradiquer des espaces animés. Elle sied en particulier aux quartiers spontanés :
Pour faire la fête, il faut de la lumière et aussi de l’ombre. Si t’es dans un quartier où tu y vois comme en plein jour, c’est pas la peine. Le bar, c’est la zone de lumière ; il faut qu’en sortant tu sois dans l’obscurité au moins un peu. Sur les Pentes, tu sors, c’est la nuit. À Saint-Jean, tu sors du Solas, il ne manque que le soleil ; à la limite, tu bronzes (Christophe).
8Si on peut faire de la lumière, en revanche on ne sait pas produire de l’ombre. L’éclairage fonctionnel ou esthétique doit donc être conçu avec discernement, et en référence aux espaces qu’il va requalifier. Il modifie en effet les perceptions au point de donner lieu à des interprétations qui dépassent le cadre du visuel :
Bellecour, c’est un espace froid. Ca manque de quelque chose. De lumière tout bêtement. Ceci dit, il ne faut pas tout mettre sous flash. La nuit, les rues, les places, ça paraît moins grand, plus intime. Si on baigne le tout de lumière, ça va s’agrandir et ce serait dommage (Tony).
9Bien que ce soit de l’ordre du non-dit, il est clair, au regard des fréquents discours qui prônent la conservation d’un fort contraste jour/nuit, que la sensation visuelle d’une obscurité relative, correctement localisée et hors de tout contexte de stress, agrémente la sortie nocturne en facilitant l’émergence du mythe de la liberté. Il convient donc d’adapter l’éclairage des différents espaces au type d’agrément qu’ils peuvent susciter : le spectacle ou le mythe. Dans cette optique, il conviendrait par exemple de mieux éclairer la place Bellecour, et d’appliquer aux quartiers riches en établissements de nuit un éclairage plus sobre. Le cas du Vieux-Lyon est épineux : il participe aux deux aspects. Le spectaculaire éclairage des façades Renaissance a quelque peu entamé la dimension mythique du quartier de nuit, lieu de liberté, ce qui explique en partie qu’il soit beaucoup moins perçu et représenté comme un espace érotique. Pourtant, il possède tous les atouts pour l’être, mais ici ils se contrarient ; raison de plus pour remettre en question la légitimité du Vieux-Lyon en tant que quartier de nuit.
10Mais le spectacle nocturne, nous l’avons vu, ne se limite pas au paysage produit par l’éclairage des sites. C’est aussi le spectacle du social, qui ne se produit pas mais qui existe dans le regard de ceux qui pratiquent la ville la nuit, et le spectacle des cultures, qui agrémente immédiatement la sortie. En effet, les lieux de culture sont fréquentés en soirée par des foules spectaculaires, et leurs façades sont souvent illuminées et remarquables (davantage pour la culture classique et académique que pour les équipements dévolus aux cultures populaires). De plus, les grands événements culturels périodiques s’accompagnent de manifestations hors équipement, de grands spectacles urbains souvent nocturnes (Feria du Vieux-Lyon à l’occasion de la biennale de la danse 1992...).
11Dans ce domaine comme dans celui de l’éclairage, point trop n’en faut : la frénésie peut desservir l’agrément. La ville à grand spectacle est une ville à part, dont le public a été sollicité, motivé par des désirs exogènes. Si le spectacle n’est pas à la hauteur de l’attente, et si les sollicitations sont trop fréquentes, une lassitude se fera vite sentir, qui entraînera une baisse d’audience. Aujourd’hui, ces manifestations spectaculaires (Bicentenaire, Accueil du pape, Fête de la Musique, 14 juillet, 8 décembre...) ont encore le charme de la nouveauté dans une ville qui sort d’une longue léthargie. Dans dix ans, au rythme de trois à cinq manifestations par an, ces spectacles connaîtront certainement moins d’engouement.
12S’éloigne-t-on des préoccupations de l’aménagement nocturne ? Non, car nous l’avons vu à maintes reprises, le rapport au temps et le rapport à l’espace sont indissociables dans la ville la nuit. Répétons-le, l’agrément naît de la diversité des lieux et des moments, et craint la répétition. Le grand spectacle s’inscrit très précisément à la fois dans un moment et dans les espaces de la ville nocturne, équipements, places, rues, quartiers. L’agrément du grand spectacle n’est donc pas indépendant des questions d’aménagement.
13La même problématique doit organiser l’approche de l’aménagement à l’échelle des établissements de nuit. Ces lieux sont spécifiquement produits par les professionnels pour offrir du spectacle, assouvir les sensualités et servir l’imaginaire. Pour optimiser l’agrément de la ville nocturne, ils doivent pouvoir offrir le maximum de combinaisons temps/espace. Or, l’heure légale de fermeture de débits de boissons est fixée à 1 h par la préfecture, heure à laquelle la diversité des ambiances nocturnes se sclérose brutalement, et précocement. Maniant d’une main l’heure de fermeture, de l’autre les dérogations, la préfecture gère le temps de la nuit, et ampute la ville d’innombrables moments. Car les autorisations de fermeture tardive ne viennent pas compenser le terrible coup de sabre que l’heure de fermeture inflige à la nuit lyonnaise, loin de là. Les dérogations sont rares, et toujours accordées aux mêmes types d’établissements et aux mêmes quartiers. Ce qui diminue doublement la diversité des ambiances, en qualité et en quantité. En opérant un contrôle aussi draconien des activités nocturnes de loisir, la préfecture restreint à la fois les moments et les espaces de Lyon la nuit, alors que c’est la diversité de leurs combinaisons qui détermine l’agrément. Si l’on peut jouir à Lyon d’une soirée diversifiée qui peut faire croire qu’on vit la nuit d’une grande ville, l’illusion cesse à 1 h, où la triste réalité se révèle : la nuit lyonnaise n’est pas riche, ni à l’échelle des établissements, ni à celle des quartiers ; c’est la nuit d’une ville moyenne.
14Cependant, si le rôle de la préfecture est déterminant, celui des patrons d’établissements l’est tout autant : souvent, la même course au profit les amène à faire les mêmes choix en matière de localisation, d’image, de prestations et de clientèle. Ceci entraîne une hyperconcentration d’établissements de nuit dans les quartiers investis, c’est-à-dire une diminution de la diversité des espaces nocturnes ; puis une uniformisation des loisirs dans ces quartiers où la mode englobante et la consommation imposent des comportements stéréotypés, d’où une diminution de la diversité des ambiances. De plus, les populations les moins rémunératrices sont exclues du loisir nocturne sans qu’aucun professionnel n’investisse pour accueillir cette large clientèle sans établissement. Ceci induit une sous-représentation de certaines populations qui ne demandent qu’à devenir nocturnes, ce qui se traduit par une faible diversité des réseaux sociaux-spatiaux, des expressions relationnelles et culturelles en établissement, des sociabilités de groupe, ce qui contribue également à la faible diversité des ambiances.
15Une politique d’aménagement nocturne doit donc compter avec ces quatre logiques d’acteurs que l’on peut résumer ainsi : la préfecture et le temps, la préfecture et l’espace, les professionnels et l’espace, les professionnels et les populations nocturnes. Ces politiques sont connexes, nous avons vu leurs relations, et s’inscrivent dans la ville à l’échelle du quartier.
16Aujourd’hui, la tendance est à l’hyperconcentration des établissements de nuit dans les quartiers investis, qui ne cessent de s’accroître en tache d’huile au point de menacer le quartier spontané de la Croix-Rousse. Mais vie diurne et vie nocturne sont difficiles à concilier. L’hyperconcentration, loin de régler ce problème, inscrit tous les antagonismes jour/nuit sur un espace restreint, avec tout ce que cela implique de problèmes de gestion, de surcoûts, de nuisances... et de perte d’agrément. Dans l’absolu, la priorité fondamentale d’un aménagement nocturne cohérent doit être l’inversion de cette tendance. Une meilleure dispersion spatiale des établissements de nuit, parallèle à une plus grande dispersion sociale des populations nocturnes, induirait une multiplication des réseaux, une diversification des ambiances, et une diminution des frustrations des groupes n’ayant pas accès au loisir nocturne. Les effets positifs de cette redistribution, en termes d’image, d’agrément et d’économie seraient immédiats. Une meilleure dispersion des moments de la nuit, par une augmentation conséquente des autorisations de fermeture tardive et un report à 2 h de l’heure légale de fermeture des débits de boissons, participerait à la sauvegarde du quartier spontané, seul garant actuel du peu de diversité que connaît la nuit lyonnaise. Enfin, une meilleure dispersion des établisements et des loisirs nocturnes décongestionnerait le quartier Renaissance, y apaiserait les antagonismes jour/nuit et améliorerait l’image de Saint-Jean redevenu quartier historique. L’image de Lyon en serait améliorée : multiplicité des ambiances, des occasions d’agrément par la profusion des combinaisons espace/temps possibles. De plus, par la dispersion des fréquentations, on multiplie les perceptions : si les pentes de la Croix-Rousse ou de Fourvière étaient davantage fréquentées de nuit, on s’apercevrait de la richesse des sites nocturnes, et du nombre de spectacles potentiels et inexploités que peut offrir le paysage lyonnais la nuit.
17Vœu pieux. Si en théorie la dispersion sociale, spatiale et temporelle du loisir nocturne est la garantie d’un agrément optimal, ainsi que la seule façon d’envisager un recul des ségrégations, des nuisances et des antagonismes, en revanche, sur le terrain, les intérêts des décideurs (mairie, préfecture, professionnels) et les aspirations des populations (habitants, réseaux...), forment un nœud inextricable que les meilleures volontés ne dénoueront pas.
18Tout au plus peut-on influencer les représentations de Lyon la nuit, en particulier hors Lyon. Aujourd’hui, on ne peut continuer à l’ignorer, la ville internationale est représentée comme vivant intensément la nuit : l’omniprésence de l’iconographie de la ville la nuit dans la littérature touristique, promotionnelle ou médiatique des centres européens justifie à elle seule que la question de l’aménagement nocturne soit posée, puisque celui-ci induit immédiatement des représentations, discours ou images, qui véhiculent une image forte de la ville concernée, ce qui n’est pas systématiquement le cas de l’aménagement classique, diurne.
19Mais, pour obtenir une distinction internationale, Lyon la nuit doit d’abord être plébiscitée par les populations locales. Dans cette optique, les différents acteurs peuvent multiplier les occasions, espaces et temps, d’agrément nocturne, mais ne peuvent ni produire ni modifier l’imaginaire collectif et les mythologies sous-jacents à cet agrément. Peuvent-ils les intégrer aux divers paramètres motivant leur intervention ? Jamais la ville la nuit n’a cristallisé autant d’enjeux que dans la période qui s’ouvre pour elle aujourd’hui, ce qui, à terme, se traduira nécessairement par l’émergence d’approches nouvelles et spécifiques de la nuit urbaine. Des politiques d’aménagement des villes nocturnes pourraient-elles voir le jour ? Espérons-le, car il est urgent que le propos de Christophe, malheureusement pertinent, soit démenti : « Le problème, à Lyon, c’est qu’il y a un ordinaire de la nuit. »
20Lyon, juillet 1993
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain
Francine Dansereau et Yves Grafmeyer (dir.)
1998
Vigilance et transports
Aspects fondamentaux, dégradation et prévention
Michel Vallet et Salah Khardi (dir.)
1995