Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Il sera ici question d’un quartier. D’un vieux quartier urbain à bien des égards semblable à tant d’autres : longtemps assoupi, ignoré, délaissé, puis brutalement projeté sur le devant de la scène à la faveur du nouvel engouement des citadins, des investisseurs et des pouvoirs publics pour les centres des villes. Ce destin commun emprunte cependant des voies originales dans le cas de Saint-Georges, lieu quelque peu paradoxal puisqu’il est à la fois « historique » mais sans véritable mémoire, central mais aussi dramatiquement marginal, campant à la périphérie d’un Vieux-Lyon devenu prestigieux, mais dont il ne peut se réclamer qu’en risquant de s’y dissoudre.
2C’est cette entrée, ou plutôt cette rentrée de Saint-Georges dans l’histoire de l’agglomération lyonnaise que Jean-Yves Authier s’attache tout à la fois à raconter, puis à comprendre. « Comprendre » doit être ici entendu au sens fort du terme, puisque ce beau travail est parvenu à saisir dans un regard synthétique et pénétrant tout le jeu des multiples processus qui ont conféré à ce quartier son actuelle physionomie. Au fil des pages s’affirme l’ambition justifiée du propos : aller jusqu’au bout de l’étude intensive de ce site particulier pour en extraire la substance d’un modèle transposable à d’autres contextes urbains. C’est donc sans se payer de mots, mais au contraire en allant au fond des choses, que Jean-Yves Authier parvient excellemment à déceler dans l’exemple ce qu’il peut avoir d’exemplaire.
3Nous disposons ainsi, désormais, d’une étude solide, complète et élégante sur un quartier de Lyon souvent méconnu, et particulièrement sensible aux grandes forces qui sollicitent le devenir de l’agglomération. Le lecteur plus spécialisé ne manquera pas de reconnaître, de surcroît, à ce livre issu d’un travail universitaire les qualités scientifiques qui ont valu à son auteur le prix 1991 du Jeune chercheur de la Ville de Lyon.
4Car Jean-Yves Authier fait œuvre de scientifique. Certes, les pièces du dossier sont habilement intégrées à une narration jamais pesante. Mais l’aisance du récit est le fruit d’un labeur de longue haleine où ont été systématiquement confrontées, recoupées et analysées les paroles des personnes et les sources statistiques ou documentaires.
5La finesse des analyses, l’attention constamment portée à la complexité des situations, sont peut-être en partie affaire de tempérament.
6Mais il faut sans doute y voir aussi l’héritage des leçons de l’histoire et de la géographie, disciplines que Jean-Yves Authier a très heureusement mariées, dans son cursus, avec sa formation de sociologue. Pour autant, ce respect des faits ne le conduit pas à se satisfaire du décourageant constat que « les choses ne sont pas si simples », ni du risque qui en découle de dissoudre l’intelligence des faits dans l’infini chatoiement de leurs nuances. Au contraire, c’est bien le maniement conjoint de la souplesse et de la rigueur qui permet aux lignes entrecroisées d’un récit alerte, mais raisonné, de converger en fin de compte dans la construction d’un modèle fort, mais pertinent.
7Pour en arriver là, il convenait au préalable de soumettre à un doute méthodique les catégories de description les plus usuelles et, par là même, les plus faussement évidentes.
8C’est ainsi que la notion même de quartier ne va nullement de soi. Les limites de la paroisse, celles du secteur sauvegardé de 1964, celles plus récentes du périmètre de l’ΟΡΑΗ du Vieux-Lyon ne coïncident pas. Révélateur d’ambiguïtés inscrites dans le bâti, les pratiques et les perceptions, le chevauchement des découpages officiels produit en retour ses propres effets d’imposition. A l’incertitude des définitions territoriales répond la variabilité des images, et donc des définitions sociales du quartier. Saint-Georges est-il, Saint-Georges doit-il être un « quartier-village » convivial et populaire, un lieu de tourisme culturel ou de distraction nocturne, une vitrine du Grand Lyon ou, plus prosaïquement, une opportunité d’investissement et de plus-value ? A la faveur de l’opération de réhabilitation, ces images latentes se précisent, se diversifient, et surtout se cristallisent en enjeux pour les habitants, les commerçants, les mouvements associatifs et les intervenants institutionnels. Et c’est peut-être bien, en définitive, au cours du moment fort où se nouent ces enjeux que le quartier tire des débats dont il fait alors l’objet un surcroît au moins temporaire de visibilité, et donc de « réalité ».
9Dans la présentation des personnes et des groupes impliqués à un titre ou à un autre dans le devenir du quartier, Jean-Yves Authier fait preuve du même discernement, c’est-à-dire de la même capacité à repérer des configurations pertinentes sans pour autant les émietter dans une collection indéfinie de cas individuels. Les pages consacrées aux commerçants sont à cet égard exemplaires. Ainsi, qu’est-ce qu’un « nouveau commerçant » ? S’agit-il d’un commerçant récemment installé dans le quartier, ou bien nouvellement venu à l’activité commerciale, ou bien encore exerçant un type d’activité en rupture avec les traditionnels commerces de proximité ? Ces trois lignes de renouvellement du commerce local ne sont certes pas sans liens, mais elles ne se confondent pas. Pour les commerçants tout comme pour les habitants, l’opposition des anciens et des nouveaux se déploie sur plusieurs registres entrecroisés qui démultiplient les découpages socio-professionnels, les relativisent, et surtout les réfractent à travers le prisme du contexte local. Aux types ainsi construits « en situation » correspondent des différences de trajectoires personnelles, d’intérêts, d’attentes par rapport au quartier, et aussi, le cas échéant, des formes particulières d’engagement dans l’action collective. Ces types eux-mêmes n’ont d’ailleurs rien de rigide, puisqu’un même « acteur » de la scène locale peut fort bien y intervenir successivement (voire simultanément) à titre de commerçant, d’habitant, de militant d’une association de défense du quartier, ou encore de propriétaire bailleur décidant de s’impliquer plus individuellement dans le jeu de la réhabilitation.
10Car c’est bien, pour l’essentiel, l’histoire d’une réhabilitation qu’il s’agissait de conter et de comprendre. Mais, pour y parvenir, il importait de ne pas s’enfermer dans une définition étroitement technique du terme. C’est au contraire l’un des grands apports de ce livre d’avoir montré en quoi l’Opération Programmée mise en place à la fin de 1982 ne prend son sens que par référence à un mouvement plus large qui seul peut en éclairer la genèse, le déroulement et les effets. Bien avant l’intervention des pouvoirs publics s’étaient amorcées des transformations du cadre bâti, du peuplement, des commerces, et de la structure des propriétés. La phase « opérationnelle » fait intervenir de nouvelles opportunités, de nouvelles catégories d’acteurs et de nouvelles règles du jeu. Mais elle s’inscrit dans une histoire complexe qui la déborde de toutes parts, et interdit de se satisfaire d’une vision purement séquentielle (avant, pendant, après...). De même, l’appréciation comptable des décalages entre les objectifs et les résultats ne représente qu’un point de vue parmi d’autres. En effet, les objectifs affichés par les promoteurs de l’opération et les moyens qu’ils ont mis en œuvre ne sont qu’une des composantes d’un processus de transformation locale où s’imbriquent logiques publiques et logiques privées, conduites individuelles et actions collectives, programmations et négociations.
11Au fil du temps, ce sont aussi de nouvelles échelles géographiques qui se trouvent progressivement mobilisées dans l’histoire de la localité. « Au fil du temps », car les fils qui se tissent avec les espaces extérieurs ne suivent pas une logique simple de l’emboîtement (le quartier, puis le Vieux-Lyon, puis la ville, etc...). L’arrimage de Saint-Georges au destin de collectivités plus larges est tributaire d’effets de calendriers qui se combinent tant dans le champ des politiques urbaines que dans celui de l’économie ou des mouvements de population. Habiter Saint-Georges devient possible pour des milieux lyonnais qui auraient jugé la chose inconcevable quelques décennies auparavant, et le quartier s’ouvre simultanément à des ménages en provenance d’autres régions. Une bonne partie de sa structure commerciale s'adresse désormais à une clientèle de non-résidents, et son patrimoine immobilier s’est intégré pour partie au marché national de la restauration. Au prix sans doute d'un certain brouillage de son identité, et d’une aggravation de son morcellement, le vieux quartier naguère en sommeil et en marge participe désormais de la centralité urbaine, voire des ambitions internationales de la métropole lyonnaise. Pour le meilleur ou pour le pire, selon les nostalgies, les intérêts et les espoirs de tout un chacun.
12Avril 1993
Auteur
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