Chapitre 5. Continuités et changements
p. 83-111
Texte intégral
1Comme dans toute ville, la localisation des élites urbaines a une histoire. De cette histoire, la source sur laquelle on s’appuie ici ne peut livrer qu’une traduction comptable à travers l’évolution des résidences. Elle permet cependant, mieux que les recensements, de compléter les données instantanées par un suivi des mobilités individuelles et familiales. Dans un premier temps, on examinera les principales lignes de force de ces évolutions à partir de quelques coupes transversales. On passera ensuite de cette succession d’images fixes à une approche plus dynamique, en considérant tour à tour les flux résidentiels, leurs enchaînements au cours de la vie d’un même individu, et enfin les interdépendances entre les générations.
Afin de mesurer la portée et les limites des analyses qui vont suivre, il convient de préciser les choix qui ont commandé le recueil de l’information et son codage.
Seule l’année 1985 a fait l’objet d’un traitement exhaustif sur un certain nombre de variables. Pour les éditions antérieures, les calculs portent sur des échantillons tirés par sondage au quart sur l’ensemble des notices. C’est donc seulement ce sous-ensemble qui est pris en considération pour l’étude transversale de ces éditions, et a fortiori pour tous les traitements qui impliquent un suivi longitudinal des individus. Cette même partition a dû être également appliquée à l’édition de 1985 chaque fois que ses données sont croisées, et non pas seulement comparées, avec celles d’éditions antérieures.
Afin de fragmenter le moins possible les constellations familiales, dont la prise en compte sera nécessaire pour certaines analyses, le sondage a été opéré non sur la liste alphabétique des individus, mais sur les lettres initiales de leur patronyme, dont on a sélectionné un certain nombre de manière à inclure exactement le quart des notices individuelles. Sous réserves de particularités mineures que seule pourrait déceler une étude onomastique approfondie, on fera l’hypothèse que cette procédure commode ne compromet pas la représentativité du sous-ensemble que l’on a ainsi retenu. En tout cas, il a été vérifié que le taux de sondage ne s’en trouve pas affecté d’une édition à l’autre.
Les autres notices n’ont pas été ignorées pour autant. En particulier, il a été bien évidemment nécessaire de les explorer systématiquement pour repérer, à chaque fois qu’ils figuraient eux aussi dans la source, les beaux-parents des individus appartenant à l’échantillon. Indépendamment de tous les facteurs susceptibles d’infléchir sur le long terme les qualités des personnes sélectionnées par l’annuaire, les comparaisons temporelles pourraient être sérieusement affectées par une trop grande variabilité des effectifs d’une période à l’autre. Fort heureusement, tel n’est pas le cas. De 1914 à 1985, le nombre total de notices individuelles fluctue entre 4800 et 4450, ce qui permet donc de conserver à chaque fois des échantillons dont la taille est comprise entre 1100 et 1200. C’est seulement dans l’entre-deux-guerres que la population de l’annuaire dépasse les 5000 noms, ce qui n’affectera ici que l’édition de 1938, retenue comme témoin de la fin de cette période. La comparaison des lieux de résidence à différentes époques posait inévitablement le problème de l’harmonisation des découpages géographiques. Dans tous les cas, les partitions qui ont été retenues ici correspondent aux limites administratives actuelles des communes et, pour la ville de Lyon, aux 78 quartiers de l’INSEE dans la définition qui en a été donnée par le recensement de 1982. Toutes les adresses, même les plus anciennes, ont donc été codées en fonction de cette grille. Beaucoup de rues lyonnaises s’étendant sur plusieurs quartiers, il a été nécessaire de constituer une nomenclature préalable tenant compte des numéros des immeubles, et aussi des changements de nom et de numérotation des voies intervenus au cours du temps. Bien entendu, ce choix comporte une grande part d’artifice, puisque les limites des communes de banlieue ont connu quelques rectifications. Et surtout, plusieurs d’entre elles ont été absorbées en totalité ou en partie par la ville de Lyon, dont le territoire s’est passablement étendu depuis le début du siècle. Pour les éditions les plus anciennes, les cartes présentées ci-dessous décrivent donc les emplacements géographiques, mais pas toujours les appartenances administratives qui leur correspondaient à l’époque.
Quelques points de repère
2En présentant quatre instantanés, les cartes qui suivent donnent une première idée de la façon dont a évolué depuis la fin de la Belle Epoque la localisation des ménages figurant dans l’annuaire du Tout-Lyon. Elles ont été construites sur le même principe que la carte 3 réalisée à partir de l’édition de 1985 (cf. supra). Pour faciliter la comparaison avec cette dernière, les chiffres indiqués correspondent aux effectifs totaux de chaque édition, tels qu’ils peuvent être estimés à partir du sondage au quart. Sans doute aurait-il été tout aussi instructif de confronter ces effectifs à ceux de la population totale habitant chacun des quartiers aux diverses dates. Mais les découpages de l’INSEE ne sont utilisables que pour la période la plus récente, sauf à imaginer un recodage de la totalité des bulletins individuels des anciens recensements...
3A la veille de la Première Guerre mondiale, la résidence à l’intérieur de la ville proprement dite est encore de règle pour la population de l’annuaire. Même en ramenant la commune de Lyon à ses limites de l’époque, c’est près de 9 adresses sur 10 qui s’y trouvent incluses. On compte fort peu de résidences principales en banlieue, aucune à l’étranger, et une trentaine seulement à Paris. En revanche, une petite centaine de notices indiquent en premier rang des adresses rurales distribuées sur l’ensemble du territoire de l’actuelle région Rhône-Alpes, avec une proportion notable de châteaux ou gentilhommières.
4A Lyon même, la place du deuxième arrondissement est alors tout à fait prépondérante, puisque ce dernier regroupe à lui seul la moitié environ des adresses lyonnaises dans l’édition de 1914. Sur la rive droite de la Saône, on enregistre la désaffection déjà très nette des milieux bourgeois pour les quartiers du Vieux-Lyon, à l’exception toutefois des quais. Au nord de Bellecour, en revanche, leur présence demeure très affirmée dans cette partie de la Presqu'île où se concentrent encore l’essentiel des pouvoirs économiques et même administratifs, malgré l’installation de la Préfecture, vingt-cinq ans auparavant, sur la rive gauche du Rhône.
5C’est d’ailleurs ce quartier de la nouvelle Préfecture qui constitue d’ores et déjà, avec la frange Ouest du sixième arrondissement qu’il prolonge vers le sud, le second pôle d’attraction des couches aisées. Amorcée au siècle précédent, la dualité des implantations qui perdure jusqu’à nos jours est tout à fait manifeste en 1914. Sans doute oppose-t-elle encore, plus que par la suite, les fractions les plus traditionnelles de l’aristocratie et de la bourgeoisie locale, qui demeurent attachées aux quartiers d’Ainay et de Bellecour, et des familles plus nouvelles ou plus novatrices disposées à « traverser le fleuve ». En revanche, ces deux foyers d’attraction sont alors, en termes purement géographiques, moins disjoints qu’aujourd’hui. D’une part, comme on l’a vu, les membres du Tout-Lyon sont encore très solidement implantés dans le premier arrondissement. Et surtout, le triangle Nord-Ouest du sixième arrondissement n’exerce d’attrait que sur ses marges, c’est à dire sur les quais et en bordure immédiate du parc de la Tête d’Or, où le boulevard du Nord, devenu boulevard des Belges en 1916, contraste à tous égards avec le puzzle d’implantations industrielles et de constructions médiocres qui lui est contigu1.
6Une génération plus tard, les quartiers de la rive gauche du Rhône l’emportent numériquement sur la Presqu’île. Toujours en s’en tenant à la petite population étudiée ici, on voit que ses adresses se répartissent désormais de façon plus équilibrée entre les secteurs les plus anciens du 6ème arrondissement, les abords du Parc et aussi, plus à l’ouest, les ensembles immobiliers nouvellement édifiés à proximité de la gare des Brotteaux (cf. carte 11). Cependant, ce sont toujours les deux quartiers Saint-Pothin et Morand-Roosevelt (dans la définition actuelle qu’en donne l'INSEE) qui viennent en tête pour l’arrondissement. Les résidences des membres du Tout-Lyon ne s’y distribuent d’ailleurs pas au hasard. Elles se concentrent, plus nettement qu’à l’intérieur du vieux quartier d’Ainay, sur les quais et dans les artères principales. Globalement valorisée, cette partie des Brotteaux n’en conserve pas moins dans sa disposition matérielle et dans les contrastes internes de son peuplement, la mémoire du plan hiérarchisé conçu par Morand à l’aube de son urbanisation.
7Toujours à la même date, la part de la banlieue a doublé, mais demeure inférieure à 10 % du total des adresses. Contrairement au mouvement général de l’urbanisation, cette croissance n’affecte que les communes de l’Ouest lyonnais, et s’accompagne même d’une régression numérique des autres secteurs géographiques, en particulier de Villeurbanne.
8Pour cette période de la fin de l’entre-deux-guerres, on dispose d’éléments de comparaison avec l’ensemble de la population lyonnaise grâce aux travaux réalisés par Jean-Luc Pinol sur la base des listes électorales2. Le découpage des bureaux de vote ne recouvre certes pas celui des actuels quartiers INSEE, mais il se situe à une échelle géographique au moins aussi détaillée. Entre les données du Tout-Lyon de 1938 et celles qui portent sur les électeurs de 1936 appartenant aux classes dirigeantes, on observe naturellement une assez grande proximité. Dans le centre de la Presqu’île, le long de la rive gauche du Rhône, c’est bien l’ensemble des catégories aisées qui se trouve le plus fortement sur-représenté. Toutefois, les membres du Tout-Lyon se distinguent déjà à l’époque par une concentration spatiale beaucoup plus marquée. Ils sont pratiquement absents de toute la partie Est de la ville, alors que l’on compte un assez grand nombre d’industriels et d’ingénieurs dans des secteurs tels que Montchat. Leur localisation présente davantage de recouvrements avec celle des négociants, bien que ces derniers occupent une place non négligeable dans certains quartiers de Vaise.
9De la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à nos jours, la répartition des adresses à l’intérieur de la ville témoigne d’une assez grande stabilité. Pour l’essentiel, les quartiers qui sont privilégiés au début de cette période le sont encore en 1985. En particulier, la configuration de la rive gauche du Rhône n’évolue plus guère d’une édition à l’autre. Dans le détail, on note seulement un renforcement de la concentration dans les deux quartiers les plus proches du Parc. L’importance du deuxième arrondissement se réduit encore, mais le phénomène est surtout sensible au nord de Bellecour, qui connaît une évolution de même sens que le premier arrondissement. D’une façon générale, c’est d’ailleurs l’ensemble des autres arrondissements de Lyon qui connaît une diminution de sa part relative dans le total des adresses lyonnaises, même si l’on observe une tendance inverse pour quelques sites très précis, par exemple le long de la bordure occidentale du plateau de la Croix-Rousse. Au total, la géographie sociale de la population de l’annuaire s’est donc plutôt simplifiée. Elle se structure pour l’essentiel autour de deux centres d’attraction, qui se trouvent plus nettement dissociés qu’au début du siècle, et ne sont que faiblement concurrencés par l’amorce de localisations plus nouvelles.
10Tel est du moins le constat que l’on peut faire tant qu’on s’en tient à la ville de Lyon proprement dite. Mais la part de la banlieue, encore faible jusqu’au début des années 60, connaît ensuite un essor continu (cf. graphique 3). Comme la majorité des adresses se concentrent dans un petit nombre de communes contiguës de l’Ouest lyonnais, on peut considérer que ces dernières constituent désormais un troisième foyer d’attraction, certes plus minoritaire, mais complètement disjoint des deux précédents. Si cet essor de la périphérie au détriment de la ville-centre correspond bien aux tendances générales du peuplement, il s’en écarte donc singulièrement par sa localisation, comme on l’a vu plus en détail au début de ce chapitre.
11Dans le même temps, la proportion des résidences situées dans d’autres régions, et notamment à Paris, s’est considérablement accrue. Pour près de 20 % de ses effectifs, l’annuaire répertorie aujourd’hui des personnes qu’il considère et qui se considèrent elles-mêmes comme appartenant d’une manière ou d’une autre au inonde du « Tout-Lyon », mais qui habitent, au moins pour un temps, hors de la région lyonnaise.
Des stocks aux flux
12Malgré la relative permanence de quelques localisations privilégiées, les évolutions qui viennent d’être décrites sont suffisamment sensibles sur une longue période pour qu’on s’interroge sur la nature des événements individuels qui se sont cumulés pour produire ces effets d’ensemble. Par exemple, quelles sont les incidences respectives des mobilités résidentielles des anciens inscrits et des localisations des nouveaux membres sur l’augmentation de la part relative du sixième arrondissement, ou encore sur l’essor, à la fois en valeur relative et en effectifs, des communes de l’Ouest lyonnais et des adresses parisiennes ?
13Avant même d’examiner les trajectoires individuelles proprement dites, on se demandera pour commencer dans quelle mesure la distribution des résidences à diverses dates repères dépend de l’ancienneté de présence dans l’annuaire et donc, indirectement, des effets d’âge et de génération.
14Considérons par exemple les ménages qui figuraient déjà en 1953 et dont la notice disparaît au plus tard dans l’édition de 1985. Le graphique 4 montre que les adresses correspondantes (dont le nombre s’amenuise donc au fil des éditions) ne se répartissent pas tout à fait comme l’ensemble, tel qu’il était décrit ci-dessus par le graphique 3. La part du deuxième arrondissement reste pendant longtemps plus importante, et ne décline qu’à partir de 1970. On enregistre une évolution inverse pour le sixième, et dans une moindre mesure, pour la banlieue. Quant aux résidences situées hors de l’agglomération lyonnaise, elles demeurent fort peu nombreuses tout au long de la période.
15Il s’ensuit que les nouveaux venus sont, a contrario, plus présents que l’ensemble des inscrits dans tous les secteurs en expansion numérique. Le graphique correspondant n’a pas été reporté, puisqu’il se déduit logiquement des deux précédents. En revanche, il a paru plus intéressant de considérer les résidences de ces nouveaux venus au moment où ils figurent pour la première fois dans l’annuaire, sans préjuger de leurs itinéraires ultérieurs (graphique 5). Cette procédure permet de discriminer très approximativement les entrants successifs en fonction de leur âge, et donne en tout cas une idée de l’évolution des localisations initiales liées à chaque flux d’entrée.
16Quelle que soit la date considérée, les nouveaux inscrits habitent, plus que les autres, dans les communes de la banlieue et surtout hors de la région lyonnaise.
17C’est cette sur-représentation des résidences à Paris, à l’étranger ou dans les grandes villes françaises qui singularise le plus les nouveaux inscrits. On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse qu’elle traduit, pour l’essentiel, les changements intervenus dans certains types de parcours professionnels. Elle est donc imputable à des effets de génération, mais se trouve renforcée par un effet d’âge, puisque les anciens inscrits sont de moins en moins souvent en position d’activité, au fur et à mesure qu’augmente leur temps de présence dans l’annuaire.
18En ce qui concerne les adresses comprises dans l’agglomération lyonnaise, on peut dire pour schématiser que les nouveaux inscrits anticipent l’évolution générale du stock, à l'opposé des ménages plus anciens qui, tout en connaissant eux aussi cette évolution, ne la suivent qu’avec un temps de retard. Ces décalages n’ont rien de surprenant, et se signalent plutôt, semble-t-il, par leur faible ampleur. A chaque date, l’écart entre les générations est sensible, mais sans être spectaculaire. Et surtout, l’examen des coupes transversales concernant les anciens inscrits suggère que ces derniers contribuent pour une part aux évolutions d’ensemble. La redistribution des résidences ne tient donc pas uniquement aux choix opérés par les nouveaux entrants, mais aussi aux délocalisations successives des ménages présents dans l’annuaire.
19Le graphique 6 donne un aperçu de ces délocalisations au cours de la période 1953-1985.
Les flux comptabilisés ici résultent de la sommation de tous les changements de secteur géographique intervenus pendant cette trentaine d’années, quel que soit le nombre des changements effectués par chaque ménage. On ne se limite donc pas à une comparaison des positions initiales et des positions terminales, puisque toutes les étapes intermédiaires ont été prises en compte.
En revanche, seuls ont été considérés les déménagements impliquant l’installation dans un nouveau secteur géographique. Pour la ville de Lyon, on a distingué les 9 arrondissements. Pour la banlieue, on a repris la partition en 5 secteurs déjà utilisée précédemment, mais en regroupant les communes des Monts d’Or avec l’Ouest lyonnais, dont elles ne se distinguent guère par la structure générale de leurs flux. Le dénombrement des flux dépend donc très étroitement de ce découpage, et n’a pas pour objet d’apprécier l’ampleur des mobilités résidentielles effectives. En effet, s’ils sont rares en banlieue, les changements d’adresse sans changement de secteur géographique sont au contraire assez fréquents dans la ville de Lyon, en particulier à l’intérieur du sixième arrondissement.
Il se peut que l’évaluation des flux ainsi définis soit légèrement affectée par le choix des années repères, puisque ces coups de sonde successifs ne permettent pas de déceler plus d’un changement à l’intérieur de chaque intervalle temporel. Il est cependant tout à fait exceptionnel, du moins dans cette population, que les déménagements atteignent une telle fréquence. En retenant des intervalles de 4 ou 5 ans, on a probablement conservé la quasi-totalité des changements de localisation.
Pour conserver au schéma sa lisibilité, seuls ont été reportés les flux correspondant à un seuil minimum de 10 observations dans le sondage au 1/4 (soit une valeur estimée de 40 déménagements pour la population de référence). Les données figurant sur le graphique et dans son commentaire considèrent les chiffres totaux estimés, et non ceux de l’échantillon.
20En valeur absolue, les flux les plus importants sont ceux qui vont du deuxième et du sixième arrondissements hors de la région lyonnaise. Plus que les localisations des nouveaux inscrits au moment de leur entrée, ce sont bien ces flux qui sont la cause principale de l’augmentation du poids de Paris, des autres régions et de l’étranger dans la structure des adresses. Etant donné les caractéristiques et les fonctions de l’annuaire, qui privilégie une appartenance locale, le constat n’a rien de surprenant. On peut d’ailleurs supposer que bon nombre de nouveaux entrants ont, eux aussi, commencé à résider dans l’agglomération lyonnaise, même s’ils ne s’y trouvent plus à la date où ils apparaissent pour la première fois dans la source. De plus, les flux de sens contraire ne sont pas négligeables, ce qui traduit bien l’importance des liens conservés avec l’agglomération. Ces flux excèdent même les flux de sortie dans le cas de la banlieue Ouest.
21A l’intérieur de la Communauté Urbaine, les flux dominants vont, très logiquement, dans le même sens que l’évolution générale du stock : du deuxième arrondissement vers le sixième, et du centre-ville vers la banlieue Ouest. On peut d’ailleurs rattacher à ce dernier cas de figure les déplacements du sixième vers le cinquième, car ils consacrent beaucoup moins le renouveau du Vieux-Lyon que le succès croissant de quartiers plus périphériques proches des communes de l’Ouest lyonnais.
22Toutefois, les flux de sens contraire atteignent, là encore, un niveau tout à fait appréciable. Bien que la part relative du deuxième arrondissement ne cesse de s’affaisser, le chiffre des entrées y représente tout de même plus de la moitié de celui des sorties, et les échanges sont particulièrement nombreux avec le sixième arrondissement. Le phénomène reste vrai, quoique dans une plus faible mesure, pour la banlieue Ouest. Cette dernière a reçu au total 330 ménages en provenance de Lyon, mais, au cours de la même période, 110 ménages ont fait le parcours inverse. C’est dire que, pour cette fraction du moins de la population lyonnaise, le thème du « retour au centre » n’est pas un vain mot. Les trois arrondissements qui en bénéficient le plus sont, dans l’ordre, le sixième, le deuxième et le cinquième. L’imbrication des réseaux de sociabilité, les transmissions patrimoniales et le niveau de ressources des ménages favorisent ici, sans nul doute, la mise en œuvre de choix qui, pour d’autres catégories, demeurent plus souvent à l’état de projets ou de demandes non satisfaites, et qui se traduisent en tout cas moins dans l’évolution du peuplement des arrondissements centraux que dans celle de leurs valeurs foncières.
23Si l’on peut parler de retour, et non pas seulement de déplacements vers le centre, c’est que les localisations initiales des ménages étaient souvent lyonnaises. Tous ces flux enregistrent les mouvements résidentiels de milieux locaux fortement interconnectés, et non pas l’agrégation progressive à ces milieux de familles qui auraient été traditionnellement localisées en proche banlieue. Autant qu’on ait pu en juger par quelques entretiens, les arbitrages en faveur du centre-ville interviennent en particulier au moment de la décohabitation des enfants ou encore du décès de l’un des conjoints, c’est-à-dire lorsque s’estompent les avantages de la maison individuelle et que se font plus nettement sentir les contraintes entraînées par une localisation périphérique.
24En fait, ces mouvements de la périphérie vers le centre affectent encore plus nettement les autres secteurs de la banlieue, que les membres du Tout-Lyon quittent plus souvent qu’ils n’y entrent. Sur l’ensemble de la période, les sorties en direction de la ville y sont aussi nombreuses que celles qui proviennent de l’Ouest lyonnais, alors que les stocks correpondants sont beaucoup plus faibles (le rapport est de 1 à 2 en 1953, de 1 à 3 en 1985). Comme les effectifs sont plus réduits et que l’orientation des flux est plus dispersée, ces derniers n’ont pas été reportés sur le graphique. Ils ne doivent pas être pour autant négligés, car ils témoignent d’une tendance générale qui infléchit les itinéraires individuels en direction des quelques secteurs les plus fortement prisés par la population du Tout-Lyon.
25Le constat vaut d’ailleurs tout aussi bien, à l’intérieur de la ville, pour les septième, huitième et neuvième arrondissements, et même pour le troisième si l’on met à part le quartier de la Préfecture. Le poids de ces arrondissements est à la fois très faible et décroissant d’une édition à l’autre. Quelle que soit la date examinée, les nouveaux inscrits y sont très fortement sur-représentés, et nombre d’entre eux les délaissent ensuite tôt ou tard. En banlieue comme à Lyon, cette tendance au regroupement des lieux de résidence autour d’un petit nombre de pôles d’attraction, qui avait déjà été notée plus haut à propos des coupes transversales successives, apparaît donc avec encore plus de netteté quand on envisage les choses du point de vue des flux de mobilités.
Les itinéraires d’une génération
26Si l’examen des flux de délocalisation permet d’affiner la description des changements, il n’en comporte pas moins d’évidentes limites, puisque l’on comptabilise ainsi des événements et non des individus. Ces événements, dont le nombre et la fréquence diffèrent d’un individu à l’autre, sont ensuite agrégés indépendamment de l’ordre selon lequel ils s’enchaînent dans les biographies. Or on peut fort bien imaginer que la probabilité d’apparition de l’un de ces événements varie assez considérablement en fonction de l’allure prise par l’itinéraire antérieur du ménage. Dans quelle mesure chacun des choix successifs se trouve-t-il ainsi commandé par tous ceux qui le précèdent ? Pour tenter de répondre très partiellement à cette question, on examinera les itinéraires d’un sous-ensemble à peu près homogène du point de vue de l’âge, et susceptible d’être suivi pendant une période suffisamment longue.
Le sondage au 1/4 effectué sur les éditions successives a permis d’identifier 406 ménages présents dans l’annuaire de 1953 à 1985. Leur suivi longitudinal a pu être assuré dans de bonnes conditions car il ne comporte pas de lacunes entre ces deux dates extrêmes, sauf pour trois ménages qui se sont apparemment réinscrits après quelques années d’interruption.
En reprenant le raisonnement adopté plus haut à propos de la mesure de la fécondité, on peut considérer que la plupart de ces personnes sont nées entre 1910 et 1920. Elles appartiennent donc approximativement à la même génération, même si c’est seulement la date de leur entrée dans l’annuaire, et non celle de leur naissance, qui permet de parler à leur propos de cohorte au sens strict du terme.
Plus on se rapproche de la fin de la période, plus les couples tendent à se réduire à un seul des deux conjoints, si bien que la proportion de veufs (et surtout de veuves) atteint près de 40 % en 1985. Comme le suivi porte sur les ménages et non sur les individus qui le composent, on a considéré qu’on avait affaire aux mêmes unités d’observation d’un bout à l’autre de la période. Il aurait sans doute été intéressant d’explorer systématiquement l’incidence du veuvage sur les délocalisations. Mais la dispersion des itinéraires rendait assez difficile l’interprétation de ce paramètre supplémentaire.
Le graphique 7 vise seulement à représenter la manière dont se sont enchaînés, au cours de ces 32 ans, les changements de résidence jugés les plus significatifs du point de vue de leur localisation. Aussi ne prend-il pas en compte les déplacements qui sont demeurés internes aux cinq grands secteurs géographiques retenus. Il ne peut donc servir à apprécier toute la complexité des parcours résidentiels, d’autant plus que ceux-ci ne sont connus qu’à partir du moment où le ménage figure dans l’annuaire. Les mobilités antérieures, qui ne sont certainement pas négligeables, échappent complètement à l’observation.
27Le cas de figure le plus fréquent est, de loin, celui de la stabilité totale. Tout au long de ces 32 ans, 185 ménages sont restés dans le même logement.
28Si l’on ne tient pas compte des déplacements internes à un même secteur, le chiffre est naturellement plus élevé. Ce sont alors 241 ménages, soit près de 60 % de la cohorte, qui ont ainsi connu une « stabilité » au moins relative entre 1953 et 1985. Certes, le regroupement géographique devient particulièrement artificiel dans le cas de la rubrique « Hors région lyonnaise », puisqu’il dissimule les quelques parcours, parfois de longue distance, qui n’impliquaient à aucun moment une venue dans l’agglomération. Il était cependant utile de conserver ce regroupement pour maîtriser la dispersion des itinéraires, et préserver leur comparaison avec les données portant sur les flux et les coupes transversales.
29Sur les 406 ménages de l’échantillon, 165 changent donc au moins une fois de secteur géographique. Ces changements ont pour effet de modifier assez sensiblement au cours du temps la distribution globale des résidences entre les différents secteurs. Si on la décrit par une suite de coupes transversales, cette évolution correspond assez exactement à celle observée pour l’ensemble des membres du Tout-Lyon (telle que la représentait plus haut le graphique 3). En situation intermédiaire entre les générations plus anciennes et les nouveaux entrants, les ménages de la cohorte se calquent donc à peu près, dans leurs comportements résidentiels, sur les mouvements qui affectent l’ensemble du stock.
30Toutefois, ces comportements se différencient-ils entre eux selon la position occupée par chaque ménage au début de la période ? Examinons tour à les cinq secteurs résidentiels, afin de voir jusqu’à quel point l’ampleur et l’orientation des flux se trouvent infléchies par les positions initiales.
31Le deuxième arrondissement retient 60 % des 117 ménages qui y habitaient dès 1953. Comme le nombre des entrées ne compense pas celui des sorties, ce noyau de résidants stables voit s’accroître sa part relative au sein d’un arrondissement qui se trouve quelque peu délaissé par la cohorte au fil des ans. En fin de période, les partants se retrouvent beaucoup plus souvent dans Lyon (27) qu’en banlieue (11). Mais un seul est revenu dans son arrondissement d’origine.
32Les itinéraires des ménages qui habitent initialement dans le sixième arrondissement sont assez différents. Notons tout d’abord que la probabilité de départ est presque du même ordre que dans le cas précédent. En revanche, les flux d’entrée sont plus importants, et ne sont pas loin d’équilibrer les sorties. Au total, le poids de l’arrondissement se maintient à peu près, sous l’effet d’un renouvellement partiel des ménages qui l’habitent. Quant aux partants, ils sont beaucoup plus nettement attirés par la banlieue que les ménages issus du deuxième arrondissement. En 1985, ils résident en effet aussi souvent dans les communes périphériques qu’à l’intérieur de la ville de Lyon. D’autre part, le retour dans l’arrondissement d’origine est moins exceptionnel, puisqu’il concerne ici 4 ménages. D’une façon générale, on compte d’ailleurs plus de ménages effectuant deux délocalisations successives, ce qui laisse supposer une propension à la mobilité supérieure à celle des ménages du premier groupe. En position intermédiaire entre les localisations plus traditionnelles de la Presqu’île et les communes de l’Ouest lyonnais qui exercent un attrait croissant, le sixième arrondissement joue donc pour cette génération un rôle de redistribution. Beaucoup y entrent, certains y reviennent, beaucoup le quittent, et la moitié de ceux qui s’installent en banlieue y ont résidé à une étape de leur parcours.
33C’est pour le reste de Lyon que l’écart est le plus marqué entre l’évolution du stock et celle des trajectoires individuelles. Globalement, les effectifs des résidants passent de 100 à 78 ménages au cours de la période, ce qui correspond à un taux de diminution identique à celui du deuxième arrondissement. Mais, pour ceux qui habitent dès 1953 dans cette partie de la ville, la probabilité de sortie en direction d’un autre secteur géographique est exceptionnellement élevée. Sur 100 ménages, 56 se délocalisent, dont 3 seulement reviendront en fin de parcours dans l’un ou l’autre de ces arrondissements. Ces retours, comme d’ailleurs les flux d’entrée, s’orientent de préférence vers le plateau de la Croix-Rousse et vers le cinquième arrondissement. En revanche, les départs affectent surtout le premier arrondissement, et plus encore le septième, dont les effectifs passent de 19 à 4 ménages. Les trajectoires de la cohorte traduisent ainsi, de façon particulièrement brutale, le recul de cette partie sud des quais du Rhône, qui connut pendant un temps la faveur des milieux aisés en raison notamment de sa proximité aux beaux quartiers de la Presqu’île. Notons enfin que les départs, à la différence de ce que l’on observe dans le cas du sixième arrondissement, se traduisent beaucoup moins par une installation en banlieue (14 ménages en fin de période) que par un maintien dans la ville-centre, et donc par un regroupement au sein de ses deux secteurs les plus valorisés. En fin de période, 18 de ces ménages habitent dans le sixième, et 13 dans le deuxième, assurant ainsi une bonne part des flux d’entrée dans ces arrondissements.
34Dans les deux autres secteurs, le nombre de cas observés est plus restreint, ce qui rend plus aléatoire l’interprétation des parcours.
35Pour ce qui concerne la banlieue, on notera seulement qu’elle conserve tout au long de la période la très grande majorité de ses résidants initiaux, auxquels s’adjoignent progressivement un assez grand nombre de nouveaux venus. Face à cette tendance dominante, les installations et les retours en centre-ville correspondent à peu près aux proportions observées précédemment lors de l’analyse générale des flux.
36Quant à la rubrique « Hors région lyonnaise », elle est trop hétérogène pour faire l’objet d’un traitement global. En fait, les 23 « stables » sont en majorité des ménages qui demeurent tout au long de la période en région Rhône-Alpes, mais hors de l’agglomération. Les mouvements d’entrée, de sortie et de retour concernent donc essentiellement Paris et, dans une mesure beaucoup plus faible, les autres régions et l’étranger. Au total, le nombre de ménages qui résident à Paris passe de 9 à 22 au cours de ces 32 ans. Quand ces délocalisations se situent avant la fin des années 70, il semble qu’on puisse encore les imputer en bonne part à des raisons professionnelles. Mais d’autres sont plus tardives. Souvent, elles interviennent après le décès de l’un des deux membres du couple, en particulier du mari. Elles traduisent alors plutôt le retour du conjoint survivant dans sa ville d’origine, ou encore (ce que l’annuaire permet davantage de vérifier), son désir de se reloger à proximité de l’un de ses enfants.
37En résumé, on voit donc que les changements de localisation subissent dans une certaine mesure l’effet des parcours antérieurs. Les arbitrages successifs entre la stabilité et la mobilité, entre la ville et la banlieue, peuvent varier assez sensiblement selon la position que le ménage occupe dans l’espace résidentiel, sinon au début de son itinéraire, du moins à partir du moment où celui-ci peut être connu par l’annuaire.
Parents et enfants
38La question que l’on vient d’examiner grâce au suivi d’une cohorte pourrait tout aussi bien se poser, d’une façon plus large, en raisonnant non plus sur des ménages pris séparément, mais sur les constellations familiales auxquelles ils appartiennent. On peut en effet supposer que les itinéraires résidentiels des ménages portent jusqu’à un certain point la marque de ces appartenances familiales. Cette hypothèse conduirait à deux séries d’interrogations qui sont complémentaires, mais susceptibles de traitements distincts :
- dans quelle mesure la localisation des individus à un moment donné est-elle liée à celle de leurs parents ? Et dans quelle mesure y a-t-il dépendance entre les parcours résidentiels des premiers et ceux des seconds ?
- la combinaison de toutes ces mobilités intra- et inter-générationnelles suit-elle des lignes de forces suffisamment repérables pour que l’on puisse encore caractériser de larges constellations familiales par la manière dont elles se distribuent dans l’espace à un moment donné, et par les tendances dominantes selon lesquelles cette distribution se modifie au cours du temps ?
39Il n’est guère facile d’élaborer des procédures permettant un traitement systématique de ces questions, car il faudrait, à chaque fois, considérer les éventuelles interdépendances entre de nombreux individus, et mettre en relation non seulement des positions, mais des itinéraires, c’est-à-dire des enchaînements de positions. D’autre part, il ne serait plus satisfaisant de s’en tenir, comme on vient de le faire, à l’ordre d’apparition des séquences. Il faudrait aussi les dater, afin d’apprécier les proximités et les distances entre membres d’un même groupe de parenté non seulement du point de vue des trajets parcourus, mais aussi des positions que chacun occupe à un moment donné.
40A défaut d’un traitement statistique exhaustif, on trouverait sans doute des éléments de réponse en recourant à quelques études de cas. Mais leur valeur démonstrative serait bien incertaine. Elle participerait inévitablement des effets de séduction que peut exercer le « beau cas », parfaite illustration d’une configuration bien typée, mais dont on ne connaîtrait guère la représentativité en l’absence d’autres points de repères. De fait, il ne serait pas difficile d’exhiber, à partir des notices de l’annuaire, des familles de trajectoires et des trajectoires de familles susceptibles de conforter tout aussi bien, selon les besoins de la cause, l’hypothèse d’une reconduction sur longue période de choix géographiques typiques d’une même parentèle, ou l’hypothèse inverse d’une dispersion progressive et d’une relative indifférenciation des résidences.
41C’est donc l’approche quantitative que l’on a décidé de privilégier ici, mais en se limitant à un petit nombre d’indicateurs qui ne pourront donner qu’une vue très partielle des rapports entre les générations.
On s’en tiendra en effet à une comparaison entre les individus et leurs parents, en considérant à la fois les parents de l’homme et ceux de la femme dans le cas très général où la notice concerne un couple. Encore faut-il que ces parents figurent eux-mêmes dans le Tout-Lyon, puisque les traitements portent uniquement sur les informations contenues dans l’annuaire. Cette restriction est d’importance, car rien n’assure que les données présenteraient une structure identique dans les autres cas. Bien au contraire, on peut à bon droit supposer que l’ancienneté de présence de la famille dans l’annuaire peut témoigner indirectement de son ancienneté dans les couches dominantes de la société locale, et qu’elle n’est donc sans doute pas dépourvue d’incidence sur les parcours résidentiels des descendants.
Comme les notices ne mentionnent les prénoms des enfants qu’à partir de l’édition de 1950, il est impossible d’identifier avec certitude les ascendants d’un ménage si ces derniers ont disparu de l’annuaire avant 1950. La présence du même patronyme dans des éditions plus anciennes ne peut évidemment suffire, et il aurait fallu recourir systématiquement à d’autres sources pour vérifier les filiations. Afin de limiter les risques de biais, on ne prendra en compte que les ménages qui figurent pour la première fois dans l’annuaire à partir de 1957.
De 1957 à 1985, les sondages au 1/4 permettent de dénombrer ainsi 882 nouveaux entrants. Pour 450 d’entre eux, on a pu identifier au minimum les parents du mari (ou de la personne célibataire). De la même façon, les beaux-parents du mari sont connus pour 300 notices. A l’intersection de ces deux groupes, on compte 155 cas où figurent dans l’annuaire les parents des deux conjoints.
On n’a pas cherché à comparer systématiquement les parcours résidentiels des parents à ceux de leurs enfants, ne serait-ce qu’en raison de la faible durée d’observation pour les ménages les plus récemment inscrits dans l’annuaire. Les croisements n’ont été opérés que sur deux dates repères, ce qui ne préjuge évidemment pas des parcours dans lesquels elles s’inscrivent :
- pour les ménages, l’adresse considérée est celle qui figure dans l’édition où chaque ménage de l’échantillon apparaît pour la première fois ;
- pour les parents et les beaux-parents, on a retenu l’adresse figurant dans cette même édition ou, à défaut, l’adresse mentionnée dans l’édition plus ancienne où ces ascendants figuraient pour la dernière fois. Sauf exception, l’adresse correspond alors vraisemblablement à la résidence occupée par le parent survivant à l’époque de son décès.
42Comparons d’abord les lieux de résidence des chefs de ménage (c’est-à-dire, en pratique, des fils, puisque l’échantillon ne comporte pas de femmes célibataires) avec les lieux de résidence de leurs parents.
43En se fondant sur un découpage relativement fin en 16 secteurs géographiques, le tableau 4 met en évidence une incontestable dépendance entre les couples d’adresses tels qu’ils viennent d’être définis. En règle générale, les chiffres portés dans la première diagonale sont constamment supérieurs à ceux qui devraient y figurer dans l’hypothèse où il y aurait indépendance statistique entre les deux adresses. Pour le sixième arrondissement, l’effectif observé est le double de l’effectif théorique. Le rapport est de 2,7 pour le deuxième arrondissement, et s’élève à 4,6 pour la banlieue Ouest. La sur-représentation est souvent tout aussi forte pour les autres secteurs, mais la mesure en est plus artificielle car elle porte sur des effectifs très réduits. Au total, 37 % des observations se situent dans la première diagonale. Rappelons que cette proportion est celle des fils qui, au moment de leur première inscription dans le Tout-Lyon, habitent soit dans le même secteur géographique que leurs parents, soit, à défaut, dans le secteur où ces derniers habitaient avant que leur notice ne disparaisse de l’annuaire. Ce pourcentage demeure certes bien en deçà de ce qu’il serait dans l’hypothèse d’une dépendance maximale. Il n’en est pas moins fort élevé, surtout si l’on considère que la distribution globale des résidences s’est sensiblement modifiée entre les deux générations. Les autres cases du tableau décrivent d’ailleurs assez bien les principales directions dans lesquelles se sont orientés ces changements de localisation.
44Le découpage en secteurs est lui-même trop large pour donner une vue exacte des proximités réelles. Considérons donc de plus près les 198 cas où le fils a été classé dans le même secteur que le père. Trois fois sur quatre, il s’agit en fait du même quartier INSEE, ou de la même commune de banlieue. De plus, on dénombre 72 fils domiciliés à la même adresse que leurs parents, et 26 autres qui habitent à l’adresse qu’occupaient leurs parents juste avant leur disparition. Comme les couples ne sont pas saisis au début de leur histoire, on ne peut pas savoir si ces cohabitations résultent d’un rapprochement dû à leur propre initiative plutôt qu’à celle de leurs parents, ni même si la décohabitation a jamais eu lieu du côté du mari. D’ailleurs, s’agit-il de cohabitations (ou de successions) dans le même logement, ou seulement dans le même immeuble ? La source ne permet pas non plus d’en décider. Elle montre seulement toute l’importance de ces proximités où se conjuguent les effets des transmissions patrimoniales, des choix résidentiels, des réseaux de cooptation, et des solidarités de toute nature entre les générations.
45En utilisant le même découpage géographique et les mêmes termes de comparaison, on aboutit à des résultats très voisins si l’on croise maintenant les adresses des chefs de ménage avec celles de leurs beaux-parents.
46Le tableau correspondant, qui n’a pas été reproduit ici, présente une structure similaire à celle du tableau 4, tant pour ses marges que pour la matrice proprement dite. En particulier, pour s’en tenir aux trois secteurs qui comportent les plus gros effectifs, la coexistence du gendre et de ses beaux-parents dans le même secteur est toujours nettement supérieure à ce qu’elle serait en l’absence de toute liaison statistique entre leurs lieux de résidence respectifs. Et, ici encore, la force de la liaison augmente quand on considère tour à tour le 6ème arrondissement, puis le 2ème, et enfin la banlieue Ouest. Certes, les coefficients qui mesurent la dépendance atteignent pour ces trois secteurs des valeurs un peu inférieures à celles observées dans le cas des pères (cf. tableau 5). Mais, au total, les effectifs de la première diagonale représentent exactement le tiers des 300 ménages concernés, c’est-à-dire une proportion très voisine de la précédente.
47Qu’en est-il maintenant du détail des localisations ? On dénombre 32 ménages domiciliés, lors de leur entrée dans l’annuaire, à la même adresse que les parents de l’épouse. Pour 10 autres, l’adresse est identique à celle qu’occupaient les parents de l’épouse au moment de leur disparition. Ces chiffres sont inférieurs, en valeur absolue comme en pourcentage, à ceux observés précédemment. Il semble donc que les cohabitations ou successions dans le même immeuble tendent à suivre davantage la lignée de l’homme (22 %) que celle de la femme (14 %). En réalité, la différence se réduit légèrement quand on exclut de la comparaison les chefs de ménage célibataires, qui ne concernent par définition que le premier tableau, et qui sont tous de sexe masculin dans l’échantillon. De fait, on note que les célibataires résident un peu plus souvent que les autres au domicile de leurs parents. Mais ils sont en nombre trop réduit pour affecter de plus d’un ou deux points le pourcentage calculé ci-dessus sur l’ensemble des fils.
48Certes, les effectifs observés sont trop réduits pour qu’on puisse en conclure avec certitude à une dominance relative des comportements patrilocaux sur les comportements matrilocaux. Toujours est-il que l’on constate un écart, et que celui-ci apparaît seulement pour l’échelle la plus fine des proximités résidentielles. Tant qu’on s’en tient au découpage en communes, en arrondissements et même en quartiers, on note au contraire, comme on vient de le voir, une assez forte symétrie entre les deux lignées.
49Il faut naturellement se demander ce que cette symétrie doit aux proximités résidentielles entre les deux lignées dont est issu le ménage. Parents et beaux-parents habitent-ils souvent, sinon à la même adresse (dans l’échantillon, ce n’est jamais le cas), du moins dans le même secteur géographique ?
50Pour le sixième arrondissement, pour le deuxième, et surtout pour le troisième, il faut encore répondre par l’affirmative. Les parents des deux conjoints habitent le même arrondissement, voire le même quartier, plus souvent que dans l’hypothèse d’une complète indépendance de leurs localisations respectives (cf. tableau 5).
51Mais, si l’on prend en compte l’ensemble des données, il n’en va plus de même. Au total, la dépendance statistique est fort peu marquée, et c’est seulement dans 18 % des cas que les parents et les beaux-parents habitent le même secteur géographique au moment où le nouveau ménage s’inscrit dans l’annuaire. Ce pourcentage n’est que la moitié de celui qu’on observait pour les deux matrices précédentes. Et pourtant, les deux populations que l’on compare (pères et beaux-pères) appartiennent cette fois à la même génération, si bien que leurs lieux de résidence respectifs se distribuent de façon à peu près identique. Comme les deux marges du tableau ont par conséquent des structures très voisines, c’est ici la quasi-totalité des observations qui aurait pu figurer en théorie dans la première diagonale, contrairement aux deux cas précédents.
52Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de regarder plus en détail la configuration des données. Toujours en rapportant les effectifs observés à l’hypothèse de l’indépendance, on note une assez forte sur-représentation des couples d’adresses qui, hors de la diagonale, associent deux à deux le sixième arrondissement et le deuxième, le deuxième et la banlieue Ouest, le sixième et la banlieue Ouest. A l’inverse, ce sont tantôt les parents, tantôt les beaux-parents qui se situent en banlieue, mais jamais les deux à la fois. On ne compte pas un seul cas d’intersection de ce type, même en considérant globalement l’ensemble de la banlieue. En d’autres termes, il semble que les alliances ne soient guère commandées par les proximités résidentielles, et qu’elles traduisent bien plutôt la densité des réseaux d’interconnaissance qui relient, au sein de cette population, les habitants du centre-ville et ceux de la banlieue. Si les filiations infléchissent dans une certaine mesure la localisation des nouveaux ménages, les choix matrimoniaux tendent au contraire à exercer un effet de redistribution des résidences, tout en maintenant la prééminence d’un petit nombre de pôles d’attraction fortement interconnectés.
53De ces interconnexions, on ne pouvait avoir qu’une vue très incomplète en s’en tenant, comme on vient de le faire, à un seul indicateur de résidence pour le ménage et pour ses ascendants. Qu’aurait-on appris de plus en examinant le détail des itinéraires individuels, et en étendant l’observation aux collatéraux ? On aurait sans doute constaté à la fois une plus grande dispersion résidentielle des constellations familiales, et aussi davantage de recoupements d’une génération à l’autre tout au long des itinéraires individuels.
54Les deux choses ne sont pas contradictoires. Chaque ménage effectue un parcours singulier, qui dépend avant tout des préférences, des ressources et des contraintes qui lui sont propres. A l’exception de quelques cas spectaculaires (mais rares) de très fort regroupement géographique, ce n’est qu’à condition de privilégier l’une des lignées dont il est issu, ou un segment de sa parentèle, qu’un individu peut prétendre identifier sa famille à un quartier. Aujourd’hui du moins, les différences entre les « familles d’Ainay » et les « familles des Brotteaux » (ou d’ailleurs...) ont perdu une bonne part de leur fondement objectif, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont plus d’incidence sur les attitudes individuelles ou sur l’imaginaire urbain.
55Mais en même temps, cette dispersion des itinéraires n’est pas exclusive de nombreux recoupements entre parents et enfants, ou même entre collatéraux. Cohabitations et successions peuvent prendre place, et même se réitérer, à des moments très différents des biographies individuelles, si bien que les observations intantanées n’en saisissent qu’une petite partie.
56Même sur le long terme, les changements les plus importants peuvent apparaître sous des jours très différents selon qu’on les considère du point de vue de l’évolution des stocks ou du point de vue des trajectoires familiales saisies sur plusieurs générations. Pour ne prendre qu’un exemple, on constate que la distribution actuelle des résidences principales au sein de la banlieue, si particulière à cette population du Tout-Lyon, recouvre assez exactement celle des résidences secondaires telles qu’on pouvait les dénombrer dans l’annuaire à la veille de la première guerre mondiale (cf. la carte 14). Le marquage social de l’Ouest lyonnais a précédé l’essor de son urbanisation. Il en a commandé les lignes de force, et a sans doute contribué du même coup à infléchir la distribution des activités industrielles et tertiaires dans l’agglomération. A la fois cause et effet dans un processus cumulatif de valorisation, l’image favorable des lieux a aussi trouvé un support, pour une partie de la population étudiée, dans la transmission de biens familiaux progressivement convertis à un nouvel usage.
57Par delà les mobilités individuelles qu’il implique, le succès de la banlieue Ouest traduit donc tout autant la continuité des perceptions et des appropriations de l’espace que l’émergence de nouveaux choix résidentiels. A cet égard, il n’est pas d’une autre nature que le mouvement plus récent et plus minoritaire de « retour au centre ».
Notes de bas de page
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Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain
Francine Dansereau et Yves Grafmeyer (dir.)
1998
Vigilance et transports
Aspects fondamentaux, dégradation et prévention
Michel Vallet et Salah Khardi (dir.)
1995